L’Inde française/Chapitre 46

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 276-285).

CHAPITRE XLVI

LE MYSORE


À part le cercle dans lequel les touristes anglais ont circonscrit leurs villas, les paysages du Mysore semblent être revenus à l’état sauvage depuis que le dernier sultan se fit bravement tuer sur les remparts de sa capitale en défendant le dernier boulevard de l’indépendance de l’Inde.

Les derniers grands souvenirs de l’Inde des rajahs se rattachent aux noms historiques du sultan Haïder-Aly et de son fils Tippoo-Saïb, auquel est resté le surnom de Bahadour (le Brave).

Haïder-Aly était le lieutenant du rajah de Mysore. Il battit tous ses ennemis, détruisit les armées mahrattes, puis, devenu ministre, se révolta contre son maître, en 1761, et se proclama sultan du Mysore. C’était un homme de génie auquel les Français facilitèrent la conquête des côtes du Malabar et des îles Maldives et que les indigènes servirent avec dévouement parce qu’il était brave, entreprenant, apte à organiser et à gouverner un vaste empire, et qu’ils le tenaient, sur sa parole, pour un descendant direct du prophète.

Son fils Tippoo-Saïb lui ressemblait sous tous les rapports. Vainqueur des Anglais à Mangalore, à Bednor et ailleurs, il signa la paix en 1784 ; dès 1787, il sollicita l’alliance de la France. Ayant envahi le Tranvacore, il fut attaqué en même temps par les Anglais commandés par les lords Cornwallis et Abercromby, par le sultan du Nizam et par les Mahrattes, vaincus par son prédécesseur.

Dans cette lutte disproportionnée, Tippoo-Saïb devait succomber ; il succomba et paya sa défaite de la moitié de ses États et d’une indemnité de guerre de 75 millions de francs. Quelques années plus tard, il entama des négociations avec le général Bonaparte alors en Égypte. De peur de le voir secouru, les armées anglaises, aux ordres des lords Harris et Stuart, reprirent les hostilités contre ce redoutable adversaire qui chercha et trouva une mort digne de lui dans le dernier assaut donné à sa résidence.

Autour de Seringapatam, témoin de la gloire et de la munificence de l’héroïque Tippoo-Saïb et du célèbre Haïder-Aly, dans les environs de la ville de Mysore, si riche autrefois, les ruines peuplent seules ce pays fécond en souvenirs. Les sites sont toujours superbes, mais les arbustes, abandonnés à eux-mêmes, ont tapissé les grands arbres de leurs lianes entrelacées, les forêts sont devenues inextricables, et, dans les cités désormais silencieuses, les maisons se sont effondrées pierre à pierre sur le sol désert.

Je ne raconterai point en détail mon excursion de Pondichéry au Mysore. Elle se fit à petites journées, et j’allai, nonchalamment étendu dans ma charrette traînée par des bœufs au pas tranquille et lent, m’arrêtant à chaque étape réglementaire, poussant de ça et de là des pointes dans le pays selon que la disposition du paysage me promettait, au bout de quelques centaines de pas, un site original ou imprévu. Aucun incident autre que celui de ma rencontre avec lady G… ne marqua mon voyage.

Je traversai parfois des amas de ruines, de grandes flaques d’eaux stagnantes dont les émanations ont fait pénétrer la malaria au milieu de ces contrées enchantées. Mais lorsque je découvris du haut d’une montagne le cirque dans lequel s’étaient groupées les maisons de plaisance européennes, entourées de fleurs aux parfums variés, encadrées pour ainsi dire dans un fond de verdure luxuriante, je restai muet d’admiration et je ne trouvai pas un mot pour l’exprimer.

L’églantier, le jasmin, le chèvrefeuille, toutes les plantes de la vieille Europe étalaient sous un ciel clément leurs feuillages dentelés ; ma voiture roulait sur un sol parsemé de violettes ; les cactus et les arbustes des tropiques s’épanouissaient sur de larges terrasses, et, dans la plaine admirablement préparée par la nature, la main de l’homme avait planté la vigne et le pêcher à côté du cocotier et de la pamplemousse. Les végétaux et les céréales de l’occident croissaient pêle-mêle avec ceux de l’extrême Orient.

Au moment où je cherchais du regard, à travers les massifs épais, le chalet au seuil duquel s’arrêterait mon paisible équipage, le dobachi de lady G… se trouva devant moi. Il s’inclina avec un profond respect et, me tendant une clef :

— Milady a pensé à vous, me dit-il ; elle vous prie d’accepter l’hospitalité de sa villa.

— Mais elle ? demandai-je.

— Elle a trouvé ici une dame de ses amies qui lui a offert de partager sa maison de plaisance, et elle m’a ordonné de veiller à votre arrivée et de vous prévenir que vous pouviez disposer de la sienne.

Je chargeai le fidèle serviteur de transmettre à sa maîtresse l’expression de ma vive gratitude, et je me laissai conduire sans façon dans l’une des plus jolies oasis de ce ravissant pays.

Il est à peine besoin d’ajouter que j’allai moi-même offrir mes remerciements à mon hôtesse, et que sa société et celle de son amie, femme d’un juge de la présidence de Bombay, donnèrent un charme tout particulier au mois de vacances que je passai au pied des Nelghéries.

Des entretiens suivis avec deux femmes du monde, joignant à beaucoup d’esprit une excellente éducation et la pratique des voyages, font passer le temps sans même qu’on s’en aperçoive. C’est précisément ce qui m’arriva, si bien que, lorsque j’atteignis le terme de mon congé, il me sembla qu’il venait à peine de commencer.

J’ai remarqué que la population indienne de ces districts est à peu près uniquement composée de fermiers et de jardiniers qui donnent, par leur exactitude et leur empressement à rendre fertile cette terre privilégiée, un démenti formel à la réputation de paresse de leur race. Cette réputation est méritée, d’ailleurs, pour les indigènes de l’Inde ; mais sur le territoire du Mysore, en raison de l’abaissement de la température, de la distinction sensible des saisons, le travail est facile, et ceux qui s’y livrent trouvent dans la récolte une large rémunération de leur peine.

Cependant, si grand que fut le plaisir que j’éprouvai dans la conversation de mes voisines, je devais à ma situation, en quelque sorte officielle, de pousser plus loin mes investigations, et je fis, tantôt à cheval, tantôt à pied, des excursions dans le but de me familiariser avec ce côté de la presqu’île.

Je poussai un jour jusqu’à la côte de Malabar afin de visiter notre petit comptoir de Mahé, ville française que plus de cent lieues séparent de Pondichéry et aux destinées de laquelle préside un chef de service muni de pouvoirs par le gouverneur, et qui entretient avec le chef-lieu une correspondance régulière. La ville de Mahé est bâtie sur la rive gauche de la rivière qui porte son nom et que les bateaux à faible tirant d’eau remontent aisément jusqu’à une certaine distance.

Comme dans le reste de l’Inde, une barre formée par des rochers ferme l’accès de la rivière, et il est impossible de franchir cette barre à marée basse. Le commerce est d’ailleurs peu important dans le district de Mahé, qui ne comprend pas tout à fait six mille hectares et ne compte guère que quinze blancs sur une population de sept mille habitants environ.

Le climat est salubre et beaucoup plus tempéré que celui de nos autres établissements. Ainsi le thermomètre dépasse rarement 30 degrés et descend souvent à 22. Quoique des inondations artificielles y permettent la culture du riz, le sol inondé ne dégage aucune influence méphitique, l’atmosphère étant balayée incessamment par de grands vents ; la mauvaise saison ne se prolonge pas au delà de trois mois.

On ne pratique guère, à Mahé, qu’une seule industrie, celle du tissage, et elle occupe encore un certain nombre de bras. Cependant, elle a beaucoup diminué d’importance depuis que les Anglais, chez lesquels nos tisserands sont contraints de prendre leurs matières premières, se sont avisés de frapper d’un droit presque prohibitif ces matières à la sortie de leur territoire.

Si le temps ne m’avait fait défaut, j’aurais certainement poussé une pointe à Bombay, la troisième présidence des Indes anglaises. La ville est, dit-on, fort belle, et les îles d’Eléphanta et de la Salcette ménagent au touriste leurs pagodes souterraines si curieuses à voir. J’étais plus vivement sollicité encore par le désir de faire un pèlerinage sur la tombe de Victor Jacquemont, le jeune et illustre savant mort sur cette terre dont il avait surpris tous les secrets.

Il ne m’a pas été permis de satisfaire ma légitime curiosité. Bombay était fort loin de moi ; l’aller et le retour eussent exigé une quinzaine de jours au moins, et il m’était impossible de les leur consacrer. Je me proposais aussi de descendre jusqu’à Cochin et d’aller saluer dans son tombeau Vasco de Gama, qui ouvrit à l’Occident la route des Indes ; mais le moment du retour au Coromandel était venu, et je dus renoncer à mon projet.

Pour regagner le cirque des Nelghéries, il me fallut franchir de nouveau la chaîne des Ghattes inférieures, au-dessous de la vallée de Gourgh. Mes guides et moi, nous gravissions les monts au pas de nos chevaux, avançant lentement et avec une prudence extrême à travers les forêts et surtout armés jusqu’aux dents.

La précaution n’était pas inutile. À chaque instant, nous entendions le bruit que produit le serpent glissant dans les hautes herbes. Là n’est pas le danger pour le voyageur qui veille sur lui-même. En donnant au reptile l’arme terrible du venin, la Providence lui a inspiré la crainte de l’être animé. Les serpents fuient devant l’homme, et le bruit des pas de ce dernier suffit pour faire sauver toute la nichée. À moins donc de mettre le pied sur un reptile lové ou de se trouver en présence d’une femelle pleine, il n’y a rien à redouter.

Mais les tigres et les autres bêtes féroces sont très-communs dans les Ghattes : leurs cris rauques jettent l’épouvante au milieu de ces immensités. En descendant la pente des montagnes Rouges, notre caravane fut subitement attaquée par une famille de léopards qui lui aurait fait un mauvais parti sans la défection inattendue, du gros de la troupe. L’un de mes guides venait de blesser leur chef de file : au bruit de la détonation, les jeunes léopards s’élancèrent dans les bois : la mère détala à leur suite.

Le grand léopard ne fit qu’un bond sur le guide qui l’avait blessé ; j’épaulai mon fusil et je lâchai mes deux coups sur le monstre qui, atteint à la tête par mes balles, tomba lourdement sur le sol. Il essaya bien, en se débattant contre la mort, de saisir les chasseurs ; mais une quatrième balle eut raison de sa résistance ; il se roidit une dernière fois et expira.

Nous laissâmes son cadavre au milieu du chemin, et, en nous éloignant, nous pûmes voir le vol des vautours se rapprocher peu à peu de la terre où gisait notre victime. Il est supposable qu’il ne fallut pas longtemps à la compagnie des oiseaux de proie pour dépecer le redoutable quadrupède. J’avoue que ce petit voyage ne fut exempt ni de soucis ni de peur et que je fus enchanté de me retrouver sain et sauf dans la villa des Nelghéries.

J’y passai deux jours encore dans la société de lady G… et de son amie. Comme j’exprimais devant ces dames le regret de n’avoir pas visité Bombay et les pagodes souterraines d’Eléphanta et de la Salcette :

— Ne regrettez rien, me dirent-elles, nous avons vu ces prétendues merveilles, et elles ne nous ont inspiré qu’un médiocre enthousiasme. Il est étrange, sans doute, qu’on ait creusé d’énormes rochers pour faire de ces cavernes des lieux de prière ou de cérémonies ; cela pouvait exciter une certaine curiosité autrefois, mais aujourd’hui, les piliers de ces temples enfouis dans le sol, les statues des dieux, les colonnes, les symboles taillés dans la pierre tendre s’émiettent de jour en jour, et c’est à peine si l’on peut distinguer dans cet effondrement les naïves compositions des sculpteurs indiens.

— C’est égal, je me promets de faire un jour le voyage de Bombay, pour voir ce qui reste de ces témoignages de la piété brahmanique.

— Vous n’en aurez peut-être pas le temps, ajouta lady G…, encore quelques années et tout aura disparu. D’ailleurs, êtes-vous certain de revenir de ce côté ?

J’affirmai que je n’y manquerais point, ne prévoyant pas alors que je n’avais plus que quelques mois à passer dans l’Inde, et que des événements inattendus me feraient rentrer en France beaucoup plus tôt que je ne l’aurais supposé.

Ces deux jours de repos m’ayant entièrement remis de mes fatigues, je pris congé de mes deux nouvelles amies et, remontant sur ma voiture mérovingienne, j’opérai mon retour à Pondichéry sans encombre et sans incident digne d’être consigné ici.