L’Inde française/Chapitre 48

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 291-297).

CHAPITRE XLVIII

VOYAGE AU TANJAOUR


La délimitation de la frontière entre notre arrondissement de Karikal et le Tanjaour aboutit à un tout autre résultat. Elle s’accomplit dans les termes de la plus entière cordialité, grâce aux dispositions des agents chargés d’y procéder.

Le territoire de Karikal faisait partie autrefois de la province du Tanjaour. Il ne contient que 13,515 hectares, mais les terres sont d’une grande fertilité, développée par les inondations périodiques des affluents du Cavery. La ville est bâtie non loin de l’embouchure de l’Arselar qui, pendant la saison des pluies, est navigable jusqu’à elle.

Le port de Karikal est très-fréquenté : un phare à feu fixe, élevé à l’entrée de la rivière, l’indique d’assez loin aux voyageurs.

L’aspect du pays est à peu près comme celui de Pondichéry, mais la ville est moins régulière et moins blanche ; les rues sont beaucoup moins larges que celles du chef-lieu, les jardins moins étendus et moins soignés. Il est vrai qu’il est rare de rencontrer, même dans l’Inde, une ville aussi grandiosement dessinée que l’est Pondichéry.

L’industrie est très-développée dans le district. On y fabrique des toiles de Guinée, et on y trouve, de plus, des chantiers de construction qui fournissent, chaque année, au cabotage de nombreuses embarcations et au commerce des bâtiments d’un assez fort tonnage. Le mouvement commercial est très-animé sur ce point.

Dans ce district, de temps immémorial, le droit de propriété était reconnu aux indigènes, moyennant une redevance qu’ils payaient à l’État. Mais les propriétés agricoles restent indivises et sont exploitées en commun par des titulaires associés qu’on désigne sous le nom de myrasdars.

Il n’y a donc point à s’étonner de voir les terres cultivées avec beaucoup de soin, puisque ces terres sont les seules ressources, non-seulement de ceux qui les possèdent, mais aussi de nombreux auxiliaires qui ne reçoivent d’autres gages qu’une part proportionnelle sur les récoltes. Les cinq maganoms qui composent le district : Tirnoular, Nallajendour, Karikal, Kitchery et Nedouncadou, produisent du riz en abondance.

À l’époque où s’effectua la délimitation de notre frontière du Sud, le ministre du rajah du Tanjaour vint à Pondichéry, qu’il avait habité, du reste, pendant de longues années, où il était né et avait exercé jusqu’à l’année précédente les importantes fonctions de thassildar ou receveur des domaines.

C’était un homme d’une rare intelligence, doué d’un esprit très-vif, rompu aux formes administratives, parlant et écrivant le français avec une remarquable pureté. Une circonstance douloureuse l’avait contraint de résigner ses fonctions, d’abandonner le pays natal et d’aller offrir ses services au souverain le plus voisin.

Comme tous les Indiens, le thassildar avait peut-être, dans l’exercice de ses fonctions, prélevé quelques bribes d’impôts dont il n’avait pas tenu un compte exact, fait danser l’anse du panier, comme nous disons en France en parlant des domestiques, et on eut le tort de faire une grosse affaire d’un méfait contre lequel manquaient les preuves, et qui ne constitue pas un délit aux yeux des Indiens.

Une enquête eut lieu qui aboutit à faire traduire notre homme en cour d’assises. Le thassildar fut acquitté, et, comprenant lui-même que si son aventure judiciaire ne lui faisait rien perdre de l’estime et de la sympathie de ses coreligionnaires, il n’avait plus à prétendre au même degré de confiance auprès de l’administration française, il se rendit dans le Tanjaour dont le rajah l’accueillit les bras ouverts.

J’avoue que l’esprit cultivé du thassildar, la faculté d’assimilation qui le distinguait, et surtout le charme de sa conversation, me séduisirent complètement. Lorsqu’il repartit, après avoir rempli sa mission, nous nous serrâmes les mains avec effusion.

Un mois s’était à peine écoulé depuis son départ, lorsque je reçus une lettre datée de Tanjore. C’était une invitation officielle, signée du ministre du rajah, au nom de son souverain, qui m’annonçait une série de chasses et me priait de vouloir bien y assister, en m’offrant l’hospitalité dans l’un des palais du prince.

Il réagissait, bien entendu, de chasser l’éléphant, le tigre et le léopard. Je n’avais jamais vu d’expédition pareille, qui ne se pratique point dans les districts français où manque le gibier fauve. J’étais, en outre, fortement tenté par l’hospitalité d’un prince descendant de ces rajahs du Tanjaour qui furent des premiers dans l’Inde à se jeter dans la gueule du loup, c’est-à-dire à s’allier aux Anglais pour combattre l’influence française.

La ville de Tanjore, à elle seule, méritait bien une visite. C’est l’une des places les plus fortes de l’Inde, que les Anglais assiégèrent inutilement en 1749, sur les remparts de laquelle les Français, neuf ans plus tard, émoussèrent, sans plus de succès, l’effort de leur artillerie, et que les premiers n’enlevèrent que par trahison en 1773.

Mon parti fut bientôt pris. Je demandai au gouverneur l’autorisation de faire le voyage, et je me mis en route vers le royaume du Tanjaour. Un bâtiment de commerce me conduisit à Karikal, et un palanquin me porta jusqu’à Tanjore en deux nuits.

Les estafettes du thassildar avaient signalé mon arrivée, car je trouvai le haut dignitaire qui m’attendait à l’une des portes de la ville avec une escorte d’honneur. Je pénétrai dans la capitale au bruit des tambours et des fanfares, et je fus conduit à la résidence qui m’était destinée par le roi et dans laquelle le ministre voulut m’installer lui-même.

Avant d’aller plus loin, j’ai le devoir de constater les enchantements de l’hospitalité accordée par le rajah aux étrangers qui le visitent. Il m’a été impossible de trouver un seul instant en défaut la prévoyance et la sollicitude de mon hôte invisible.

Il a fait construire, tout près de la résidence royale, un magnifique palais, dont le marbre et l’or forment l’ornementation. À l’intérieur, l’œil se complaît à admirer des raretés de toute sorte, des objets d’art et un luxe de meubles européens très-bien entendu.

La table ne laisse pas plus à désirer que le logement. Elle est servie à toutes les heures du jour, non pas à l’anglaise comme on pourrait s’y attendre, mais à la française, ce qui est une preuve de goût de la part du rajah.

Chaque matin, un majordome vient prier l’hôte du souverain de dicter lui-même le menu de son déjeuner et de son dîner ; en même temps il lui présente la carte des vins. Aucun des grands crûs n’y manque : Gruau-Larose, Château-Yquem, Laffitte, Cliquot, Moët, Tokay, Constance, Chambertin, Corton, etc., etc., rappelant les meilleures années vinicoles.

Un chef français préside à la préparation des mets les plus délicats. L’amphitryon seul fait défaut à la fête gastronomique, tant les agents de la Compagnie ont à cœur d’empêcher une trop grande intimité entre les étrangers et les descendants des vieilles dynasties qui ont régné sur la péninsule.

Le rajah absent, je pus lire sur la figure de mon introducteur le plaisir que lui causait ma visite. Il se confondit en protestations d’amitié ; je les lui rendis de mon mieux, de sorte que, lorsque l’heure de nous rendre ensemble au palais royal fut venue, nous étions les meilleurs amis du monde.

La capitale du Tanjaour, comme place de guerre, a beaucoup moins d’importance aujourd’hui qu’elle n’en a eu, il y a un siècle. Ses fortifications résistaient alors avec succès à un long siège ; elles l’ont prouvé plusieurs fois ; mais, comme elles n’ont pas été améliorées depuis, elles ne résisteraient pas longtemps à une attaque de l’artillerie nouvelle.

Qu’importe, après tout, au rajah qui l’habite ? Il a conservé le titre de roi et les apparences de la royauté ; mais il n’est plus qu’un pensionnaire de l’Angleterre. Des collecteurs anglais perçoivent les impôts, et il reçoit une pension qui le dispense de rien faire. Auprès de lui, la royale Compagnie a placé un de ses agents avec le titre de résident, un ambassadeur au petit pied, lequel n’est en réalité qu’un surveillant de tous ses actes.

En arrivant chez le rajah, j’admirai la belle architecture de son palais. Nous traversâmes une immense cour sur l’un des côtés de laquelle était campée toute une ménagerie : tigres, lions, léopards, bêtes fauves de tous poils et de toutes tailles, se dressèrent contre les barreaux de leurs cages et poussèrent d’effroyables rugissements lorsque la musique indienne salua notre arrivée.

Nous atteignîmes le salon découvert du premier étage où se tenait le roi assis sur un trône, et, sur un tabouret placé à sa gauche, le résident anglais. Le tabouret de droite était pour le ministre. La présentation eut lieu selon les formes de l’étiquette indienne. L’accueil du rajah fut tout à fait gracieux ; il n’en fut pas tout à fait de même de celui du résident qui ne me quitta pas du regard pendant l’audience, et dont l’inquiétude se trahit par une moue significative.