L’Inde française/Chapitre 55

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 342-346).

CHAPITRE LV

LE RETOUR


L’amour du pavillon ne me réussit pas ; je puis avouer aujourd’hui que mon idée ne fut pas heureuse. Sa mise à exécution me coûta d’abord un second passage. Puis nous fûmes pris, presque à la sortie du port d’Alexandrie, par une tempête terrible qui ne nous permit ni d’avancer, ni de revenir au point de départ ; de sorte que, pendant une douzaine de jours, hors d’état de se conduire et ayant dévoré à peu près sa provision de charbon, impropre à tenir en panne, notre paquebot fut ballotté tantôt vers Messine, tantôt vers Malte, tantôt vers la côte d’Afrique.

Il ne m’est pas possible de dire le déplorable état dans lequel se trouvaient les passagers entassés dans leurs cabines ; ils étaient horriblement malades, s’inquiétant peu de leurs voisins et de l’existence de tous mise en péril sérieux.

Personne ne parut à table pendant cette longue tourmente, qui provoqua de la part d’un vieux matelot breton l’exclamation suivante :

— Ils disent que la Méditerranée c’est comme de l’huile ? quelle s…-t-huile !

Nous nous tenions accroupis sous l’entre-pont, dans une obscurité profonde, car le navire était couvert d’immenses prélarts destinés à recevoir et à faire écrouler les montagnes d’eau qui l’envahissaient à chaque instant. Enfin, j’entendis donner l’ordre d’abattre les mâts, et cet ordre sonna mal à mes oreilles.

J’interrogeai le capitaine qui me répondit :

— Je crois que nous sommes à la hauteur de la Valette. Comme je n’ai plus de charbon à bord, je fais préparer le combustible pour entrer dans le port, si nous parvenons à rencontrer son embouchure.

L’ouragan nous avait heureusement poussés devant Malte et nous pûmes atteindre le mouillage en chauffant la machine avec notre mâture. Il était temps ! officiers et matelots étaient sur les dents ; les passagers n’avaient pas quitté la position horizontale ; le bâtiment avait d’assez graves avaries et ne pouvait continuer son voyage.

La plus grande activité régnait alors à Malte où les Anglais faisaient leurs préparatifs pour la guerre de Crimée. Le port était littéralement encombré d’innombrables colis qui étaient amoncelés sur les quais. Au milieu de ce désordre, l’évêque de Saint-Denis s’embarqua pour Civita-Vecchia. Quant à nous, nous restâmes à Malte, en attendant qu’un autre paquebot vînt nous chercher.

Nous y étions encore lorsqu’une dépêche de Rome vint réclamer l’un des colis de l’évêque espagnol qui, ayant suivi sa route sur le steamer, avait précédé son collègue dans la ville éternelle. On chercha vainement cette malle, mais on eut bientôt la clé de l’énigme. La malle du prélat était repartie pour l’Égypte, à la suite d’un ouvrier boulanger, tandis que l’évêque avait emporté à Rome le bagage de cet ouvrier.

Qu’on juge de sa stupéfaction, lorsqu’il voulut revêtir ses vêtements pontificaux pour se rendre au Vatican, et qu’il ne trouva sous sa main que les hardes d’un mitron. Cette erreur fut bientôt réparée, et les deux voyageurs rentrèrent, quelques jours après, en possession de leurs colis.

Pendant notre relâche dans le port de la Valette, le vent s’était calmé, la mer était devenue moins houleuse ; mais le froid sévissait avec une intensité croissante. Un officier du paquebot eut pitié de moi et me prêta un vieux caban que j’endossai sur ma série de pantalons blancs. Ce caban me maintint à la température de la glace ; je ne descendis plus à vingt degrés au-dessous de zéro.

Au moment précis de l’appareillage, un prêtre monta à bord avec un billet de seconde classe pour Marseille.

J’ai déjà dit que l’encombrement était énorme en quittant Alexandrie ; à Malte nous avions pris un supplément de voyageurs. L’un des domestiques du paquebot, las de chercher une case pour le dernier venu, le fit entrer dans une cabine à huit lits qui était pleine de monde.

— Mais, mon ami, dit le prêtre, il n’y a pas de place là-dedans.

— Installez-vous pour le moment, répondit le garçon qui était provençal et goguenard ; à Marseille, nous verrons…

Il le poussa dans la cabine où l’abbé fut forcé de s’installer comme il put.

J’arrivai transi à Marseille, où j’appris que le steamer anglais avait mouillé à l’heure réglementaire. Ainsi, j’avais payé deux fois mon passage et j’arrivais avec quinze jours de retard, ayant subi, pendant ces quinze jours, un froid sibérien ! N’y pouvant plus résister, je laissai aller mon bagage à la douane ; je me précipitai dans une maison de confection, la première venue, et j’en sortis aussi lourdement vêtu que je l’étais légèrement avant d’y entrer.

Je me rendis immédiatement chez mon ami le chanteur du Nil, que je trouvai dans une jolie boutique d’armurerie de la rue Paradis. En voyant descendre de voiture à sa porte un personnage couvert de fourrures des pieds à la tête, il ne me reconnut pas d’abord et me prit certainement pour un boyard.

Dès que je lui dis mon nom, il me sauta au cou et nous nous embrassâmes cordialement.

— Vous arrivez à propos, me dit-il, je liquide ma ferraille. Allons à mon petit cabanon d’Endoume.

— Mais votre boutique ?

— Je la ferme en votre honneur. Le jour où vous arrivez est un jour de fête.

Et le brave garçon m’entraîna à Endoume où il me présenta à sa jeune femme et à deux adorables petites filles, qui, comme leur père, sont devenues des artistes distinguées.

Je passai dans ce cabanon une journée heureuse. Pour donner au repas de la couleur locale, mon hôte m’offrit des coquillages, la bouillabaisse, la brandade et l’ayoli, plats nationaux de la Provence maritime ; on chanta, on rit, on but à tout et à tout le monde, et chacun se montra d’une gaîté un peu folle.

Trois jours plus tard, je reprenais mes promenades sur le bitume du boulevard, heureux d’y être revenu, mais ne regrettant pas de m’être indianisé pendant près de deux ans.


FIN.