L’Influence allemande dans le romantisme français

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L’Influence allemande dans le romantisme français
Revue des Deux Mondes4e période, tome 144 (p. 606-633).
L’INFLUENCE ALLEMANDE
DANS LE
ROMANTISME FRANÇAIS

Divers travaux récens ont ramené l’attention sur l’un des plus difficiles problèmes d’histoire dont le XIXe siècle finissant laissera au XXe le soin de trouver la solution, je veux dire la question des rapports intellectuels de la France avec l’Allemagne. Problème obscur par définition : quoi de plus obscur que le génie d’une nation, si ce n’est le résultat du contact de deux nations ? On s’égare facilement à parler de ces choses. Tout au moins y faut-il le lointain et le recul des siècles, qui nous manque ici : car il n’y a pas plus de cent cinquante ans que nous entretenons avec l’Allemagne des relations suivies dans l’ordre intellectuel, et cent cinquante ans, pour l’histoire, c’est peu. — Ai-je besoin de signaler l’autre grande difficulté, qui nous empêche, et nous empêchera longtemps, nous Français, d’envisager froidement la question ? Depuis un quart de siècle, on nous a tant répété, et sur tous les tons, que le triomphe du génie germanique sonnait le glas de l’esprit français, que nous sommes devenus très sceptiques à l’endroit des historiens d’outre-Rhin, quand ils nous vantent, en de savans et partiaux ouvrages, les bienfaits dont le second serait redevable au premier. Il ne s’agit en ce moment, je le sais, que de littérature ou de science ou d’art... Mais quoi ! le patrimoine intellectuel d’une nation est une chose sacrée, et, quand ce patrimoine est celui de la France, comment l’historien se résignerait-il à être cet homme idéal, qui n’est, suivant une formule classique, d’aucun temps ni d’aucun pays ?

C’est surtout en Allemagne qu’on s’est demandé quelles ont été, depuis le siècle dernier, nos relations littéraires ou philosophiques avec les Allemands, et, par malheur, la question a été presque toujours ramenée à celle-ci : quelle influence l’esprit allemand a-t-il exercée sur l’esprit français ? Puisque aussi bien nous négligeons généralement en France de nous poser la question inverse, des érudits ont étudié doctement l’influence de la civilisation germanique sur les nations latines, et ils n’ont oublié ni Gutenberg ni Luther, — ce qui se comprend, — ni la valse, ni la bière, — ce qui est décidément de trop.

Tous ces excès, pour ridicules qu’ils soient, ne doivent pas nous empêcher de nous poser un problème capital de l’histoire des idées dans notre pays, avec la ferme résolution de passer au crible les argumens déjà accumulés par la critique. Pour ne citer que l’essentiel, on en trouvera toute une provision dans l’indigeste et savant livre de Th. Süpfle : Geschichte des deutschen Cultureinflusses auf Frankreich, dont l’auteur, mort récemment, avait publié le premier volume en 1886 et le dernier en 1890. Süpfle, très abondant sur la période classique, a fort négligé le plus intéressant de son sujet, c’est-à-dire le XIXe siècle. On chercherait vainement à combler cette lacune avec l’ouvrage du Dr Fritz Meissner : Der Einfluss deutschen Geistes auf die französische Litteratur des 19. Iahrhunderts, qui est de 1893. Ce livre est, il est vrai, un éclatant hommage rendu à tous ceux qui ont, depuis 1831, parlé ici même de l’Allemagne. Mais, si important qu’ait été le rôle de la Revue des Deux Mondes dans la littérature du XIXe siècle, nous n’aurons pas l’immodestie de croire, même ici, qu’il la résume tout entière, ni qu’il suffise, pour apprécier ce rôle lui-même, de commenter, comme l’a fait M. Meissner, la table de cette Revue. Mieux vaut recourir, pour la période du premier empire, au copieux et précieux ouvrage de Lady Blennerhasset sur Madame de Staël et son temps, et, pour toutes les autres, au récent livre de M. Virgile Rossel, œuvre de labeur et de savoir, à laquelle manquent seulement une ordonnance plus rigoureuse et une critique plus pénétrante.

Ce que nous avons aimé de l’Allemagne en ce siècle, ç’a été successivement sa littérature, — et cela surtout de 1813 à 1848 ; puis sa philosophie, — et cela principalement de 1848 à 1870 ; et enfin sa science et sa pédagogie, — cela dans ces vingt-cinq dernières années. De ces trois problèmes que soulèvent les livres que je viens de citer, je ne voudrais retenir aujourd’hui que le premier. Des trois, il paraît le plus simple, le plus susceptible à coup sûr d’être résolu dans le sens de l’une des deux opinions extrêmes,

« Ce que les Français croient nouveau dans leurs idées littéraires actuelles, disait Gœthe à Eckermann en plein mouvement romantique, n’est au fond rien autre chose que ce que la littérature allemande a voulu faire et a accompli depuis cinquante ans. » Mais Sainte-Beuve, gardien vigilant de ce qu’on nomme la tradition nationale, en appelait aussitôt de ce jugement, et triomphant de l’ignorance de ses contemporains, il proclamait fièrement que la génération romantique n’a rien dû d’essentiel à l’Allemagne : « Même lorsqu’on imitait, dit-il, il y avait une certaine ignorance première, une demi-science qui prêtait à l’imagination, et lui laissait de sa latitude. » — Et, à vrai dire, si l’on ne peut écarter légèrement le témoignage de Gœthe, force est de peser aussi celui de Sainte-Beuve.

Entre les deux, faut-il choisir ? Je ne le pense pas, et je m’estimerais heureux si je montrais, par un exemple, combien ces problèmes complexes sont généralement peu susceptibles d’une solution trop simple.


I

Et d’abord, qu’est-ce que nos romantiques ont exactement connu de l’Allemagne ? du pays, de la littérature, de la langue ? Avant de parler de l’influence d’une pensée étrangère, il importe de préciser par quelles voies cette influence s’est introduite chez nous et de se demander si ceux qui s’en sont constitués les interprètes avaient qualité pour assumer le rôle, difficile entre tous, de truchemens entre deux nations ? A vrai dire, il faut éviter ici une méthode trop matérielle, chère aux critiques d’outre-Rhin, qui consiste, par exemple, à mesurer l’influence allemande dans Musset ou dans Hugo par la connaissance que ces poètes pouvaient avoir de la langue allemande : quand on voudra apprécier plus tard l’influence du roman russe sur notre littérature d’aujourd’hui, se demandera-t-on quelle habitude avaient de la langue russe M. Paul Bourget ou M. Gabriel d’Annunzio ? et n’est-ce pas une critique bien étroite que celle qui méconnaît, dans notre littérature européenne actuelle, le pouvoir rayonnant de toute œuvre de marque, en quelque langue qu’elle soit écrite ? — Cette réserve une fois faite, il est légitime de constater, avec Sainte-Beuve, que, faute d’une connaissance plus exacte des choses allemandes, les imitations d’œuvres germaniques furent, pour nos premiers romantiques, « moins voisines de leur pensée qu’on ne le supposerait à distance. » Mais ajoutons bien vite que cette ignorance assez générale n’a pas été sans exceptions notables et significatives.

Parmi les ignorances des romantiques en fait d’Allemagne, une des plus répandues et des plus graves a été l’ignorance de la langue. Bien peu d’entre eux ont eu souci de comprendre ce que Musset appelle dédaigneusement les « grogneries allemandes. » Volontiers ils affectent, comme ce même Musset, de mettre en tête de leurs œuvres des épigraphes en allemand. Il n’est pas certain qu’ils les comprennent toujours. Est-ce que Philarète Chasles, grand clerc, à l’entendre, en la matière, n’a pas traduit le fameux ]ers de Faust : [Ich] heisse Magister, [ich] heisse Doctor gar, par ces mots : « Je suis professeur, je suis le docteur Gar ? » Il n’en faut pas tant pour échouer au baccalauréat... On a vite fait de citer ceux de nos romantiques qui ont étudié la langue de Gœthe : Stendhal, qui l’a apprise non sans peine, et d’ailleurs incomplètement ; Dumas père, qui, à vingt ans, en avait quelque teinture, si on l’en croit ; Charles Nodier, peut-être, qui avait étudié à Strasbourg et qui avait séjourné en Autriche ; enfin, Eugène Deschamps, Henri Blaze, Gérard de Nerval, ce « commis voyageur littéraire de Paris à Munich », comme l’appelle Sainte-Beuve[1]. Encore Heine écrivait-il de lui : « J’ai bien aimé Gérard, mais il est trop classique et il ne sait pas bien l’allemand. » — Il n’en fut pas de même après 1830, avec les Quinet, les J.-J. Ampère, les Marmier, bons connaisseurs de la langue comme de la littérature allemande. Mais, dans les deux cénacles romantiques, l’ignorance a été la règle, et on a lu les auteurs allemands dans des traductions, la plupart médiocres. On ne les en a pas moins goûtés, d’ailleurs.

En ce qui touche l’Allemagne elle-même, les connaissances étaient plus précises. On avait, outre le livre de Mme de Staël, les imitations ou continuations qu’en firent Cousin, Quinet, Lerminier, Saint-Marc Girardin, Gérard de Nerval, beaucoup d’autres. Cependant l’Allemagne restait assez peu familière aux « bourgeois » de 1825, et les « bousingots », plus enthousiastes, n’étaient pas toujours plus exactement informés. Leur admiration allait surtout à l’Allemagne du moyen âge et à ces châtelaines « dont la chevelure dorée, comme dit Heine, descend avec grâce sur leur visage de roses. » Volontiers, ils peignaient, avec Musset, des jeunes filles blondes comme la Gretchen de Goethe et candides comme elle. Volontiers, ils laissaient leur pensée errer avec Victor Hugo dans les châteaux du Rhin, et il leur arrivait d’écrire le plus sérieusement du monde : « Quelles maisons que les burgs du Rhin ! Et quels habitans que les burgraves !... Nous, nations riveraines du Rhin, nous venons d’eux ; ils sont nos pères. » Aussi bien, n’avaient-ils pas, les Job et les Magnus, trois armures dont « la première était faite de courage, c’était leur cœur ; la deuxième d’acier, c’était leur vêtement ; la troisième de granit, c’était leur forteresse ? » Qui donc hésiterait à avouer de pareils ancêtres ? Et qui donc se refuserait à répéter ce délicieux couplet de Victor Hugo à la patrie des Burgraves ?


Rien n’est frais et charmant comme tes plaines vertes ;
Les brèches de la brume aux rayons sont ouvertes ;
Le hameau dort groupé sous l’aile du manoir,
Et la vierge, accoudée aux citernes, le soir,
Blonde, a la ressemblance adorable des anges...


Pas plus enfin que la langue ou que le pays, la littérature allemande ne fut toujours très familière aux premiers romantiques, ceux d’avant la fondation de la Revue des Deux Mondes. Il est remarquable qu’aucune bonne histoire de cette littérature ne fut publiée à cette époque. Loève-Veimars donna bien, en 1826, un Résumé de l’histoire de la littérature allemande, mais c’est un précis assez sec, inspiré de Bouterweck. De fait, on s’en tenait à Mme de Staël. Beaucoup d’écrivains allemands, même des plus grands, restaient comme Gœthe, au témoignage de Sainte-Beuve, des demi-dieux « honorés et devinés plutôt que bien connus. « Tel critique de 1822 attribuait le Roi des Aulnes, « poème élégiaque », à « la muse si distinguée de M. de La Touche. » Tel poète dramatique, — c’est Dumas en personne, — adaptant Intrigue et Amour de Schiller, introduisait dans la pièce ce couplet inattendu de Miller à sa femme : « Tous les amours commencent par être purs, puis ils finissent comme celui de la Marguerite de Faust, avec un orphelin de plus jeté sur cette terre... Bienheureux encore quand la honte ne tue pas la maternité, et quand la maternité ne tue pas l’enfant ! » Malheureusement pour le trop ingénieux adaptateur de Schiller, Intrigue et Amour est antérieur de beaucoup d’années à la publication du premier Faust...

Seulement on citerait sans peine, il faut le dire aussi, des écrivains de ce temps qui ont fait de persévérans efforts pour se mettre au courant du mouvement intellectuel d’outre-Rhin. Dès 1825, Michelet séjourne en Allemagne, apprend la langue, lit Niebuhr, Herder, Grimm, — et on sait de reste tout ce qu’il leur doit ; — il étudie la philosophie allemande avec tant de ferveur qu’il en a « la tête brisée. » Guizot tout jeune encore, précepteur dans la maison d’Albert Stapfer, l’ancien ministre de la république helvétique à Paris, se nourrit de Kant et de Klopstock, et, plus tard, se glorifie de s’être formé « à l’école de Lessing. » Edgar Quinet, — « profondeur allemande, sensibilité allemande, bourdonnement de hannetons allemands », ainsi le définissait Henri Heine, — séjourne à Heidelberg dans l’intimité de Creutzer et de Niebuhr, traduit Herder, s’imprègne de poésie germanique et écrit Ahasvérus, un Faust à l’usage de la France : ce qui vaut mieux, il se fait, dans ses livres, l’interprète ingénieux, savant et pénétrant de la pensée allemande parmi nous. Sainte-Beuve lui-même, qui se disait, entre intimes, « ignorant en matière d’outre-Rhin », se laisse gagner à la contagion, songe à un voyage d’Allemagne, traduit, dans les Pensées d’août, un peu d’Uhland, un peu de Rückert, un peu de Kœrner, et écrit une nouvelle de Christel, dans le goût germanique, où il parle avec tendresse de Klopstock. Et n’est-ce pas à lui-même peut-être qu’il songeait quand, faisant le tour des idées littéraires de Chateaubriand, il lui reprochait un jour de s’être enfermé dans des horizons littéraires un peu trop circonscrits, « trop purement romains et gallo-romains » ? Sainte-Beuve, — il est permis de le croire, — a toujours regretté de n’avoir pas poussé plus loin ses études germaniques.

Lui-même se plaisait à reconnaître l’influence que de telles études avaient exercée sur quelques-uns de ses contemporains. Charles Nodier, — qui ne fut pas un grand érudit en matière d’Allemagne, mais qui savait comprendre et goûter les écrivains allemands, — avait dû beaucoup, c’est lui-même qui le proclame, à Bürger, à Goethe, à Jean-Paul, et il fut l’un des fervens de Hoffmann. Quant à Gérard de Nerval, il était, en la matière, l’oracle des romantiques. « L’ombre du vieux chêne teutonique a flotté plus d’une fois sur son front avec des murmures confidentiels » : nous pouvons en croire là-dessus Théophile Gautier, qui le connut bien. Ce fut lui, — l’auteur de Lorely et de Leo Burckhardt, le traducteur de Kotzebue et des lyriques allemands, — qui nous fit aimer le Faust de Goethe (1828). « Je ne me suis jamais mieux compris, lui aurait écrit l’auteur, qu’en vous lisant[2]. »

Pour apprécier exactement la connaissance que nos romantiques eurent de l’Allemagne, il faut feuilleter les revues de ce temps. On verrait cette connaissance assez précise déjà et assez abondante dans le Publiciste, où écrivaient Pauline de Meulan, Guizot et Barante. On la verrait s’élargir singulièrement, avec Magnin, Rémusat, Fauriel, Stapfer, Dubois, dans le Globe, qui plaida avec tant de chaleur, de 1824 à 1830, non pas la cause de la germanomanie, mais celle de l’intelligence des œuvres étrangères. On la verrait enfin se compléter et s’organiser, en 1831, à la Revue des Deux Mondes, héritière des tendances libérales du Globe, qui lui-même continuait en droite ligne les Archives littérales de l’Europe. Ce n’est pas ici sans doute qu’il convient d’insister avec trop de complaisance sur l’importance du rôle joué par cette Revue dans la diffusion des littératures étrangères en France. Mais comment ne pas rappeler, — à propos de la littérature allemande, — les noms de quelques-uns de ses premiers collaborateurs : Quinet, Lerminier, Marmier, J.-J. Ampère, Philarète Chastes, Littré, Barchou de Penhoën, puis Blaze de Bury, puis Saint-René Taillandier ? Est-ce trop s’avancer de soutenir que, si l’information n’a pas toujours été également sûre chez tous ces critiques, l’ensemble de leurs travaux témoigne du moins, dès les débuts, d’un sincère désir de reprendre, sans plus l’interrompre, l’œuvre de Mme de Staël ? Nous pouvons en croire ici les historiens allemands, M. Th. Süpfle ou M. Fritz Meissner : à partir de 1831, la France a vigoureusement tenté et, au bout de quelques années, elle a réussi à bien connaître la littérature allemande.

Mais elle n’y a réussi, par l’initiative du fondateur de cette Revue, que sous la monarchie de Juillet, et à ce moment le romantisme français était constitué de toutes pièces. De 1813 à 1831, nous avons vécu sur le livre De l’Allemagne. Le Globe lui-même, si curieux de l’étranger, n’a rien ou presque rien demandé à l’Allemagne contemporaine. Plus généralement, le romantisme français ne doit rien au romantisme allemand, parce qu’il l’a presque complètement ignoré.

C’est là, ce semble, le fait essentiel. Quand on se demande si les romantiques français ont connu la littérature allemande, il importe de se demander de quelle littérature on entend parler. On n’a pas de peine à prouver — et Heine s’est donné parfois ce facile plaisir — qu’ils n’ont rien su, ou peu s’en faut, de l’Allemagne de leur temps. Jusque sous la monarchie de Juillet, ils ont cru naïvement que toute l’Allemagne vivait encore de Gœthe, de Schiller, de Herder, voire de Klopstock. Ils n’ont beaucoup fréquenté ni Tieck, ni Novalis, ni Arnim, ni Clemens Bretano, ni tout le romantisme. Ils ont admis, avec Stendhal, que toute l’Allemagne de 1823 « frémissait et pleurait aux tragédies de l’immortel Schiller », de même qu’en parlant de l’Angleterre et des États-Unis, ils se figuraient volontiers « 20 millions d’hommes enivrés des sublimes beautés de Shakspeare ». — Qui eût soupçonné tant de candeur chez l’auteur de la Chartreuse de Parme ?

On peut se demander, à vrai dire, si les compatriotes de Victor Hugo ou d’Alfred de Musset se fussent jamais entendus avec leurs contemporains allemands. Je ne sais s’ils eussent fait, avec Frédéric Schlegel, d’un métaphysicien comme Fichte le grand théoricien du romantisme, ni s’ils eussent admis avec Novalis que « la distinction de la poésie et de la philosophie n’est qu’apparente, et à leur commun préjudice. » Ils étaient beaucoup plus curieux d’art et infiniment moins curieux de philosophie que les romantiques allemands. Mais le fait est qu’ils n’ont jamais cherché l’occasion de se comparer à leurs voisins. Tel a été le prestige des révélations faites par Mme de Staël, qu’elles ont suffi longtemps à la curiosité française. L’Allemagne des romantiques, c’est l’Allemagne classique. Ils s’en sont nourris, fidèlement et exclusivement, pendant plus de vingt ans, et quand Henri Heine, à partir de 1840, leur a fait connaître « l’autre » Allemagne, le romantisme touchait à sa fin, en même temps que l’influence germanique.

Une connaissance généralement médiocre de la langue ; une connaissance plus précise de la littérature, mais de la littérature classique seulement ; enfin, à partir de 1830, une série d’efforts continus, mais un peu tardifs, pour réparer les lacunes de ces informations décousues et surannées et pour mettre à jour le livre vieilli de Mme de Staël ; — il me semble qu’on peut résumer en ces termes ce que nos romantiques ont su de l’Allemagne. Ils l’ont sensiblement plus aimée que connue. Ils ne l’ont pas cependant ignorée. Ils l’ont même mieux connue qu’on ne l’a dit souvent chez nous, — ce qui ne veut pas dire assurément qu’ils l’aient connue à fond. Enfin, ils ont lu quelques livres allemands seulement ; mais ils les ont lus avec respect et presque avec dévotion ; et, comme ces livres sont parmi les plus beaux que l’Allemagne ait jamais produits, leur influence a été réelle et durable.


II

La littérature allemande semble avoir agi de deux manières sur le romantisme français.

En premier lieu, — et cela principalement pendant la période de début, entre 1820 et 1830, — elle a contribué adonner au mouvement une orientation générale. Elle a été alors moins un objet d’imitation qu’un instrument d’émancipation ; et, comme la lutte fut particulièrement chaude au théâtre, c’est au théâtre aussi qu’on s’est le plus hautement réclamé de quelques dramaturges allemands.

En second lieu, — et cela surtout après 1830, — cette même littérature, mieux connue, étudiée de plus près, plus vraiment familière enfin à quelques-uns de nos écrivains, a donné au lyrisme romantique une ou deux impulsions nouvelles. Elle n’a, à vrai dire, rien importé en France d’absolument original, mais elle a fortement contribué à acclimater chez nous, par exemple, avec Hoffmann, le roman et la poésie fantastiques, ou, avec Faust, la poésie philosophique. — Et c’est peut-être ce que ses récens historiens n’ont pas assez nettement marqué.

« D’où nous viennent ces doctrines ? sont-elles nées parmi nous ? Non, ce sont des fruits étrangers : fruits dangereux, véritables poisons, qui ne peuvent que hâter l’extinction totale dont notre littérature est menacée. C’est des bords du lac de Genève, c’est du fond de l’Allemagne, que de nouveaux docteurs ont proclamé ces théories dans un français môle de germanismes... » C’est en ces termes que Dussault, défenseur des saines doctrines, gardien attitré de la citadelle classique, dénonçait dans les Annales littéraires le drame romantique envahissant. Et Stendhal ripostait : « L’Allemagne, l’Angleterre et l’Espagne sont entièrement et pleinement romantiques. Il en est autrement en France... »

Classiques et romantiques, c’est, on le voit, sur ce terrain qu’ils ont, dès le début, porté le débat, et cela du consentement formel des deux partis. Jusqu’au triomphe du romantisme au théâtre et jusqu’à la grande bataille d’Hernani, ce que les classiques ont le plus amèrement reproché aux novateurs, c’est de s’inspirer de modèles étrangers et de regarder du côté du lac de Genève, — ce qui veut dire du côté de Rousseau et de Mme de Staël, — introducteurs et patrons de ces doctrines pernicieuses en France. Et l’on peut accorder que ce n’en est pas assez pour nous autoriser à les en croire absolument sur parole ; mais c’en est plus qu’il n’en faut pour établir la réalité des influences septentrionales dans les origines de notre romantisme. Assurément, c’est l’ardeur de la polémique qui entraîne Geoffroy à nous parler des « horreurs anglaises », du « fumier des Allemands » et de la « monstrueuse folie » de Werther, et c’est la polémique aussi qui permet à un romantique de s’écrier, dans le Mercure du XIXe siècle : « Vivent les Anglais et les Allemands ! Vive la nature brute et sauvage ! » Mais la persistance de telles attaques prouve du moins leur sincérité.

C’est bien au nom du conservatisme littéraire que les Dussault, les Geoffroy, les Fiévée, les Auger repoussent ce que Népomucène Lemercier appelle dédaigneusement « ces modèles de l’excellence que la Germanie nous offre sous le titre de système romantique. » C’est parce qu’il pressent que la principale force des doctrines nouvelles leur vient d’outre-Manche ou d’outre-Rhin que Hoffmann demande, après la représentation d’un drame de Schiller, que l’auteur d’aussi « pitoyables rapsodies » soit « fouetté en place publique. » Les deux armées sont en présence, nous affirme un autre classique, à propos d’un livre de Sismondi : l’une porte sur ses étendards les noms vénérés d’Aristote, de Quintilien, de Cicéron, d’Horace, de Boileau ; l’autre — c’est l’armée des Huns et des Vandales — n’a écrit sur ses drapeaux « le nom d’aucun législateur ; on n’y voit briller que ces mots : Ossian, Shakspeare, Kotzebue... » Et ce sont encore ces mêmes littératures du Nord, cette poésie anglaise qui a produit le « monstrueux » Shakspeare et cette poésie allemande dont l’ineffable Dussault affirmait pompeusement qu’elle « languira toujours en quelque sorte dans une décadence a priori », ce sont ces ennemies héréditaires que pourchasse gravement l’Académie, dans les heures où il lui plaît de compromettre dans la bataille sa séculaire dignité. C’est contre « le Welche et l’Anglais » que M. Viennet aiguise ses plus fines pointes. Et, dans la séance solennelle du 24 avril 1824, où le romantisme fut dûment admonesté sous la coupole, M. Auger décocha ses épigrammes les plus mordantes contre « ces amateurs de la belle nature qui, pour faire revivre la statue monstrueuse de Saint-Christophe, donneraient volontiers l’Apollon du Belvédère, et de grand cœur échangeraient Phèdre et Iphigénie contre Faust et Gœitz de Berlichingen. » La tradition veut qu’en prononçant ce dernier nom, M. Auger ait produit sur l’auditoire un effet de comique tout particulièrement heureux.

Avouons que, si les romantiques ont fait preuve d’une tendresse peut-être exagérée pour l’Allemagne ou pour l’Angleterre, la faute en est d’abord à leurs adversaires, qui n’ont jamais manqué une occasion d’établir la parenté des théories nouvelles avec les œuvres étrangères et qui, en appuyant lourdement sur ce trait, en ont fait ressortir, en l’exagérant, toute l’importance. Si Mme de Staël, « ce Blücher littéraire », comme l’appelle plaisamment l’auteur des Lettres de Dupuis et Cotonet, a si brillamment achevé son invasion, si la littérature de 1830, victime d’une nouvelle incursion des Cosaques, « portait dans son sein une bâtardise encore sommeillante » et a produit « de certains enfans qui avaient le nez allemand et l’oreille anglaise » ; il faut en accuser avant tout ceux qui ont tout fait pour exciter l’envahisseur et pour le conduire aux pires excès.

Cela dit, l’influence de la littérature allemande, — en tant qu’elle nous a émancipés de la tradition classique, — me paraît s’être exercée surtout au théâtre.

Il importe ici de s’entendre exactement sur la portée d’une telle influence. Il ne s’agit nullement d’établir que le théâtre romantique est une transposition du théâtre de Gœthe, de Schiller, de Kotzebue ou de Werner : une pareille thèse, pour avoir été soutenue quelquefois, surtout en Allemagne, avec ingéniosité, n’en semble pas moins contestable. Et il ne s’agit pas non plus d’établir que la « théorie » du drame romantique nous est venue d’Allemagne, puisque aussi bien cette théorie se trouvait déjà en partie dans Diderot et que les Allemands s’en étaient avisés avant nous. Mais c’est une des illusions les plus dangereuses, quoique les plus naturelles, de l’historien littéraire, que de vouloir rétablir après coup dans la filiation des œuvres et des idées une logique qui, historiquement, ne s’y trouve pas. Oui, Diderot avait esquissé, dans ses grandes lignes, la théorie du drame romantique ; mais on peut faire cette objection à ceux qui voudraient rattacher aux théories de Diderot le drame de Victor Hugo ou de Dumas père : c’est que les romantiques ont ignoré Diderot. Oui, sans doute, dès le XVIIIe siècle, Nivelle de La Chaussée avait ébauché la moderne comédie de mœurs ; mais ceux qui, entre 1850 et 1860, ont créé la comédie moderne, les Augier ou les Dumas fils, n’ont jamais lu La Chaussée, et ne lui doivent absolument rien. Et, pour en revenir au théâtre romantique, il est bien vrai que ce théâtre existait, à l’état diffus, dans les premières années du XVIIe siècle et que les romantiques auraient pu puiser à pleines mains dans Hardy, dans Mairet ou dans Jean de Schelandre ; mais le fait est qu’ils ne s’en sont pas souciés, et cela est capital. Toutes les théories les plus ingénieuses pour faire sortir leur théâtre de la pure lignée française échoueront contre cette simple constatation que leurs modèles avoués furent Shakspeare et Schiller ; et on ne fera pas que Dumas père, — dont il est difficile de récuser le témoignage, — n’ait écrit dans ses Souvenirs dramatiques : « La grande secousse littéraire qui avait renversé le vieil édifice dramatique avait été communiquée à la France par l’Allemagne et l’Angleterre. » Voilà qui est net. Assurément, ce n’a été qu’une secousse initiale. L’édifice vermoulu une fois à terre, nous en avons rebâti un par nos propres forces, qui est l’expression parfaite de notre génie national : comment, au surplus, pourrions-nous renoncer jamais à être nous-mêmes au théâtre, dans un genre où toute l’Europe nous accorde volontiers que nous sommes passés maîtres ? — Mais l’influence étrangère, pour avoir été efficace seulement au début, n’en est pas insignifiante pour cela, et, si la première place appartient ici de droit à Shakspeare, — « Shakspeare, c’est le drame », a dit Victor Hugo, — une place considérable encore doit être réservée au théâtre allemand. « Essayons Schiller et Gœthe, disait le Globe en 1829, ainsi que Shakspeare : ils peuvent faire les frais de notre éducation, » et Alfred de Musset, à dix-sept ans, rêvait d’être Shakspeare ou Schiller — ou rien.

Avant de lire Gœtz ou Egmont, nous avions, il faut le dire, lu Guillaume Schlegel, et il nous avait insufflé quelque chose de son inintelligence dédaigneuse de notre littérature classique. C’est là un trait fâcheux, mais c’est un trait manifeste de l’influence allemande. Le Cours de littérature dramatique, professé en 1808 à Vienne, traduit en 1814 par Mme Necker de Saussure, avait été une exagération scandaleuse de certaines des préventions de Mme de Staël. Et ce livre, d’ailleurs si savant et si riche d’informations nouvelles sur le théâtre grec, espagnol, anglais, fut surtout remarqué par les attaques violentes qu’il renfermait contre nos tragiques et contre Molière. Gœthe eut beau se révolter contre l’acrimonie maladive d’un critique pour qui « la nature foncièrement saine de Molière est une vraie épine dans l’œil. » Je ne suis pas bien sûr que certains critiques romantiques, — tout en reprochant à l’auteur son pédantisme et ses préjugés, — n’aient puisé dans son livre quelques-unes des armes qu’ils ont tournées contre Corneille ou contre Racine.

Mme de Staël avait longuement parlé, en dix des chapitres les plus nourris de son Allemagne, du théâtre allemand. Schlegel avait fait ressortir les affinités de ce théâtre avec le théâtre grec, anglais et espagnol. Restait à en mettre les principales œuvres à la portée du public français. C’est ce que firent, — pour ne rien dire du malencontreux Walstein de Benjamin Constant, publié en 1809, — Barante en traduisant le théâtre de Schiller (1821) et le libraire Ladvocat en consacrant aux poètes dramatiques allemands six des volumes de ses Chefs-d’œuvre des théâtres étrangers. Schiller, Gœthe à peu près en entier ; quelques drames de Kotzebue ; quelques œuvres de Lessing ; deux drames de Werner, Luther et le 24 Février ; enfin l’insignifiante Expiation de Müllner, — c’est l’essentiel de ce que les romantiques ont connu du théâtre allemand.


Vous retournez Schiller, vous retapez Shakspeare.
S’ils pouvaient revenir, hélas ! des sombres bords,
Ils s’écrieraient au voleur ! Vous détroussez des morts,
Malheureux ! et pour mieux déguiser leur dépouille.
Vous mettez hardiment du vernis sur la rouille !...


Non, en vérité, les auteurs de Cornaro, tyran pas doux, parodie en quatre actes et en vers d’Angelo, tyran de Padoue, n’ont que très légèrement exagéré la vérité. Si l’on excepte Victor Hugo et Vigny, rarement vit-on plus grands plagiaires que les dramaturges romantiques, et le recueil que nous venons de citer est l’un de ceux où ils ont fourragé le plus volontiers. Imitateur de Byron dans Marino Faliero, de Walter Scott dans Louis XI, de Shakspeare dans les Enfants d’Edouard, Casimir Delavigne n’a pas dédaigné de s’inspirer de Kotzebue pour son École des vieillards ; et Dumas père, qui a plagié un peu tout le monde, n’a négligé ni Iffland dans les Gardes forestiers, ni Kotzebue dans la Conscience, ni Schiller dans Christine ou dans Intrigue et Amour. Quand on étudiera de près les sources du drame romantique, — comme on étudie celles de la tragédie classique, — on sera surpris du nombre et de l’étendue des emprunts. Mais on sera mal fondé à en tirer trop de conséquences. Car, — outre que le théâtre de Casimir Delavigne ou de Dumas père n’aura guère plus, dans un siècle ou deux, que la valeur d’un document, c’est-à-dire d’une chose morte, — plagiat ne signifie pas toujours influence, et j’avoue ne pas voir ce que Kotzebue, Iffland ou même Lessing ont apporté de neuf au drame romantique. Pour toucher ici du doigt notre dette envers l’Allemagne, il n’est besoin que de retenir les noms de Goethe, de Schiller et de Werner.

Guillaume Schlegel reproche quelque part à nos auteurs dramatiques de ne pas mettre dans leurs pièces asse ? de ces momens où l’âme « se recueille au dedans d’elle-même et jette un regard mélancolique sur le passé et sur l’avenir », ce qui revient à dire que le théâtre français n’est pas assez ce que le théâtre allemand est peut-être trop, je veux dire lyrique. Il me semble que Goethe, mais plus encore Schiller et Werner, nous ont principalement, aidés à mettre plus de lyrisme dans le drame.

Pour ne rien dire ici des drames de Goethe, qui, trop lents et trop pleins d’idées, n’ont exercé qu’une influence secondaire, nos romantiques se trouvaient fort à l’aise avec Schiller, dont d’innombrables traductions et imitations avaient popularisé le nom en France depuis la Révolution. Depuis Marie-Joseph Chénier jusqu’à Soumet, et depuis Sébastien Mercier jusqu’à Lebrun, combien d’adaptations de Don Carlos, de Wallenstein, de Jeanne d’Arc ou de Marie Stuart ! En 1828, le Globe annonce pour une seule année six Guillaume Tell, et l’on sait les orages que soulevèrent la Marie Stuart de Lebrun et la Jeanne d’Arc de Soumet. Tous les semi-romantiques qui ont frayé la voie à Hernani et à Henri III ont vécu du théâtre de Schiller. Tous ont essayé, suivant l’expression si noble de Lebrun, « un rapprochement entre la Melpomène étrangère et la nôtre. » Tous ont emprunté avec plus ou moins de succès à ce théâtre de haute ambition et d’inspiration élevée ses formes extérieures : le dialogue pittoresque, les scènes multipliées, les tirades sentimentales, l’adroite mise en scène des grands faits historiques. Dans Henri III et sa cour comme dans Wallenstein, — et certainement à l’imitation de Wallenstein, — il y a des dialogues de courtisans, de soldats, des astrologues, des assassins gagés, et tout un art de découper l’histoire en tableautins et en anecdotes. Je ne suis pas convaincu que Lorenzaccio ne doive rien à la Conjuration de Fiesque, et je crois avec l’auteur d’un livre récent sur le Drame romantique[3] que Victor Hugo n’a eu, pour formuler son propre idéal au théâtre, qu’à remanier Shakspeare par Schiller. Schiller, disait Théophile Gautier, c’est « Shakspeare corrigé et refroidi. » C’est Shakspeare accommodé au goût de la France de 1830.

Mais c’est autre chose encore que les romantiques y ont entrevu et qu’ils ont beaucoup goûté, sans toujours s’en rendre compte. « Le talent de Schiller, dit encore Théophile Gautier, est un produit singulier de la manière de Shakspeare et de la philosophie du XVIIIe siècle. » Plus exactement, c’est du drame politique et lyrique, du drame où le premier personnage, le plus important à la fois et le plus sympathique, c’est l’auteur lui-même, et c’est ce dont on lui a su le plus de gré chez nous. Libre à Stendhal de railler « ses tirades de vingt-quatre vers » : car il y a, dans Hernani ou dans Cromwell, telle tirade qui en a deux ou trois cents. Libre à quelques autres de dénoncer ce que Barbey d’Aurevilly appellera « son odieuse philanthropaillerie » : est-ce que les Ruy Blas ou les Lucrèce Borgia ne prétendent pas s’adresser au peuple, remuer les foules, semer des idées et des théories sociales ? Rien au fond ne s’harmonisait mieux avec l’esprit même du romantisme français que ces drames pathétiques, mieux construits que ceux de Shakspeare, dont ils procèdent, conciliant dans une forme admirable les audaces nécessaires avec le souci de logique et de clarté que leur auteur avait emprunté à nos classiques, mais par-dessus tout lyriques et oratoires, c’est-à-dire donnant leur pleine satisfaction à tous les sentimens nouveaux qui s’agitaient dans les esprits et leur permet- tant d’exprimer en tirades éloquentes des aspirations ardentes, généreuses et vagues.

Aux plus exaltés d’entre eux Schiller paraissait seulement avoir trop modéré dans les drames l’expression de ses sentimens personnels et s’être effacé trop discrètement derrière les personnages. Stendhal lui préférait Zacharias Werner, l’auteur de Luther et de cet intolérable 24 Février qui a inspiré Trente ans ou la vie d’un joueur. Il savait gré à Werner de sa vie tourmentée et de ses extravagances : « Grand poète, disait-il, non pas uniquement grand poète par de beaux vers, mais grand poète parce que sa conduite folle la montré tel à tous les hommes. » Il n’est pas certain que tous les contemporains de Stendhal aient su gré à Werner d’avoir été « bon jésuite », c’est-à-dire toujours intolérant, passionné, injuste envers ses adversaires. Mais il n’y a pas de doute qu’ils n’aient goûté avec Stendhal le lyrisme effréné de ses drames, dans lesquels l’intrigue et les caractères ne sont qu’un voile transparent jeté sur la personnalité violente du poète.

« Le mérite des tragédies allemandes, remarque Heine, consiste plus dans la poésie que dans l’action. » Et c’est la « poésie » aussi, c’est-à-dire le lyrisme, que nos romantiques y ont cherché. Ils n’ont pas toujours su la trouver dans Goethe : son théâtre est trop calme, trop peu dramatique, trop plein de pensée. Ils l’ont trouvée, au contraire, et sans peine, dans la plupart des drames de Schiller et ils n’ont eu, pour formuler leurs propres théories, qu’à mettre en préceptes ce qu’il avait mis en drames. Ou même, ils n’ont eu qu’à relire les chapitres où Mme de Staël a commenté avec un singulier bonheur les plus belles scènes de Guillaume Tell ou de Don Carlos, pour avoir en main toute leur poétique. La préface de Cromwell n’est qu’une reprise, assez artificielle et manquée par endroits, des idées exprimées dans la seconde partie du livre De l’Allemagne, — c’est-à-dire de la poétique même du théâtre allemand.


III

On n’écrira donc pas l’histoire du drame romantique en France sans prononcer les noms de Schiller, de Gœthe ou même de Lessing. Mais écrira-t-on celle de la poésie romantique sans prononcer ceux de Tieck, d’Uhland ou de Rückert ?

Quoi qu’on en ait dit en Allemagne, il ne faut pas hésiter à répondre par l’affirmative. Le lyrisme de nos romantiques ne doit à peu près rien à celui des romantiques allemands. Je n’oublie pas ici les imitations de détail, assez nombreuses, qu’on pourrait signaler, depuis les traductions d’Uhland ou de Guillaume Schlegel tentées par Sainte-Beuve dans les Pensées d’août jusqu’aux adaptations d’Emile Deschamps dans ses Études françaises et étrangères, ou de Gérard de Nerval dans ses Poésies allemandes. Je sais aussi qu’il y eut, entre quelques romantiques allemands et français, des relations personnelles, et qu’après une entrevue qu’il eut avec Tieck, à Heidelberg, Quinet écrivait : « Quand je compare cette verve inépuisable et audacieuse à la langueur, à la poltronnerie de nos lettrés académiques, à leur raideur pédante, j’aperçois deux mondes. » Mais, comme Quinet lui-même, ses contemporains se sont contentés de pressentir au delà du Rhin un « monde » très différent et de l’admirer de confiance, mais de loin. Ç’a été pour eux un prétexte de plus à s’élever, avec Deschamps, dans sa préface des Études françaises et étrangères, contre les haines « gothiques » de l’étranger, et contre « la patrioterie littéraire ».

Et ils n’ont pas pénétré Lien profondément non plus, quoi qu’on en ait pu dire, dans la poésie lyrique des classiques allemands. En dehors de la Lénore de Bürger, dont le sujet fit fortune, ils n’ont emprunté à cette poésie que quelques-uns des thèmes lyriques traités par Goethe et par Schiller, mais non pas le génie même de Schiller ou de Goethe. Oui, le Roi de Thulé a hanté d’autres imaginations encore que celle de Gérard de Nerval, et Eugène Deschamps a traduit la Cloche, et Musset, dans le Rideau de ma voisine, s’est souvenu, semble-t-il, du Selbslbetrug de Goethe. Mais, quand on allongerait encore la liste, déjà assez longue, qu’on a donnée de ces imitations, on ne prouverait pas que Hugo. Lamartine et Vigny ne représentent une poésie lyrique parfaitement originale. Aussi profondément « artistes » qu’il est possible, nos romantiques, malgré leurs professions de foi retentissantes, n’ont jamais perdu de vue ce que leurs contemporains allemands oublient si facilement, je veux dire que l’écrivain, pour exprimer ses sentimens personnels, n’en est pas moins tenu de donner à sa pensée une forme précise et intelligible à tous. « Ce sont, écrivait Gœthe non sans dédain, des natures sociables, et, comme tels, ils n’oublient jamais le public auquel ils parlent ; ils s’efforcent d’être clairs pour persuader leurs lecteurs, et agréables pour leur plaire. »

Il ne paraît pas enfin qu’on puisse invoquer non plus l’influence de Henri Heine. Car, si l’on admet, — et il faut bien l’admettre, — que ses poésies ont été très peu lues dans le texte original, — Théophile Gautier lui-même, l’un des fervens du poète, avouait n’en avoir jamais lu un seul vers dans le texte, — il ne reste plus qu’à constater les dates de leur publication dans notre langue. Or Atta Troll fut traduit ici même en 1847 ; l’Intermezzo et la Mer du Nord parurent en 1848, le Romancero en 1851, le Retour en 1854, et tous les autres recueils postérieurement à ceux-là. Avant 1847, la France n’a donc connu que le Heine des Reisebilder ou de L’Allemagne. Si l’on met à part quelques intimes du poète, les romantiques n’ont admiré en lui que l’homme d’esprit. On colportait ses bons mots, qui étaient des mots méchans. On les défigurait et on les retouchait. On admirait « l’Aristophane français », le sarcastique auteur de Lutèce et de La France. On ignorait le poète. Certes, le Heimkehr ou l’Intermezzo font partie intégrante de la littérature française du XIXe siècle, mais ils en font partie à partir du second empire. — « Heine est fort à la mode en ce moment chez nous », écrivait un jour Sainte-Beuve. — Seulement, c’était en 1867.

Ce n’est donc pas dans Heine, ce n’est même pas dans les lyriques allemands antérieurs, que nos romantiques ont admiré et aimé le lyrisme de l’Allemagne. Deux ou trois livres allemands, qui ne sont pas des poèmes lyriques, mais qui n’en sont pas moins imprégnés de lyrisme pour cela, leur ont été plus chers que toute l’œuvre poétique d’Uhland, de Tieck ou de Heine. Mieux que des odes, — expression étroitement nationale du génie d’un peuple, — ces livres ont remué, charmé, transformé une ou deux générations de lecteurs français. De plain-pied, ils sont entrés dans l’âme de notre race, parce qu’ils ont paru exprimer, sous une forme parfaite, le plus pur du génie d’une race voisine : la mélancolie vraie, le sentiment inquiet des problèmes éternels, l’intelligence du mystère qui enveloppe l’existence de l’homme, — bref, ce « sentiment douloureux de l’incomplet de notre destinée », dans lequel Mme de Staël s’était plu à retrouver la caractéristique même du génie germanique. L’Allemagne de nos romantiques, — nous pouvons nous étonner de la confusion établie entre des œuvres si inégales, mais il ne nous est pas permis de nier l’évidence, — ç’a été surtout l’Allemagne de Werther, de Faust et des Contes d’Hoffmann.

« Vers ce temps-là, deux poètes, les deux plus beaux génies du siècle après Napoléon, venaient de consacrer leur vie à rassembler tous les élémens d’angoisse et de douleur épars dans l’univers. Goethe, le patriarche d’une littérature nouvelle, après avoir peint dans Werther la passion qui mène au suicide, avait tracé dans son Faust la plus sombre figure humaine qui eût jamais représenté le mal et le malheur... » Et après avoir caractérisé, avec l’œuvre de Gœthe, celle de Byron, l’auteur de la Confession d’un enfant du siècle ajoute en propres termes : « Quand les idées anglaises et allemandes passèrent sur nos têtes, ce fut comme un dégoût morne et silencieux suivi d’une convulsion terrible. » Quel aveu plus formel pourrait-on demander à l’un des plus français des écrivains de ce siècle ? à l’un de ceux qui ont le plus fréquemment raillé, en des pages délicieuses, les excès de la germanomanie ou de l’anglomanie ? Bien hardi l’historien aux yeux de qui un pareil témoignage serait de peu de poids ! Bien périlleuse, en vérité, la méthode qui consiste à réduire à rien l’influence de Werther ou celle de Manfred, parce que Byron ou Gœthe ont lu celui qui fut le maître des romantiques de tous pays, mais dont ils ont repris l’œuvre avec la liberté du génie, Jean-Jacques Rousseau !

Ce que Musset et tous les contemporains ont aimé de Gœthe, c’est avant tout l’auteur de Werther. Un critique allemand nous contait, il y a quelques années[4], la fortune de ce roman parmi nous. Elle fut incomparable. Au XVIIIe siècle, on le refit et on le défigura. Au XIXe, on le lut, on s’en nourrit, on s’en inspira. L’influence fut générale. Chateaubriand lui-même, qui n’avoue guère ses lectures, avoue avoir lu Werther et confesse à Quinet son admiration : oui, dit-il, dans ma jeunesse, « Werther a pu s’apparenter à mes idées »... Venant de l’auteur de René', l’aveu a son prix. Avant la Révolution, on avait surtout goûté de Werther, le roman d’amour. Après, les contemporains de René et d’Oberman y goûtèrent surtout la mélancolie, mais une mélancolie qui n’est, quoi qu’on en ait dit, ni celle de René, ni celle d’Oberman, ni celle d’Adolphe : une mélancolie plus vraie, plus simple, plus profondément humaine. Werther est mieux qu’un cas, entre cent, du « mal du siècle ». Comme Emile Montégut le montrait jadis dans une admirable étude, c’est le roman de l’âme bourgeoise moderne, un livre qui peut être lu, — au dénouement près, — dans les douleurs réelles et dans les désespoirs vrais. Quand Musset revient de Venise, après la première rupture avec George Sand, quels livres ouvre-t-il ? La Nouvelle Héloïse et Werther. Et Lamartine, qui n’a guère souffert par les livres, ne s’en cache pas : « Werther a été une maladie mentale de mon adolescence poétique. » Aucune œuvre n’a été plus familière à toute cette génération, et, s’il y a du Chateaubriand, il y a du Gœthe aussi dans Valérie, dans Joseph Delorme, dans Raphaël, dans Chatterton, dans la Confession d’un enfant du siècle. A l’exception de Victor Hugo, — et encore faudrait-il sans doute nommer ici Didier ou Hernani, — il n’y a guère d’écrivain de ce temps qui n’ait dans les veines une goutte du sang de l’amant de Charlotte. J.-J. Ampère avait beau traiter de démodées, en 1833, les traductions et adaptations du chef-d’œuvre. On s’obstinait toujours à y chercher l’une des peintures les plus vraies qui aient été faites de la tristesse la plus sincère, non de la tristesse fastueuse et aristocratique d’un René, mais de la tristesse d’une âme du commun, l’âme du bourgeois Werther, notre frère à tous...

Nous avons dû peu de chose aux autres romans de Gœthe, quoiqu’on les ait assez lus chez nous. Nous y avons vainement cherché la belle spontanéité et la sincérité savoureuse de Werther. « C’est un étrange livre, écrivait Mérimée à l’inconnue au sujet de Wilhelm Meister, où les plus belles choses du monde alternent avec les enfantillages les plus ridicules. Dans tout ce qu’a fait Gœthe, il y a un mélange de génie et de niaiserie allemande des plus singuliers. » — Et c’est bien, avec le reproche de froideur, l’objection qu’a généralement faite l’opinion française au romancier de Wilhelm Meister et des Affinités électives. — Au fond, elle ne pardonnait pas à Gœthe de se présenter à elle sous un jour si différent et si nouveau, et elle s’obstinait à aimer en lui l’homme qui avait su faire, suivant l’expression de Mme de Staël, le plus admirable tableau des « maladies de l’imagination de notre siècle. »

C’est le même homme qu’elle a cru retrouver et qu’elle s’est obstinée à admirer dans Faust.

Si on en croyait M. George Brandes, la France aurait été le seul pays d’Europe à ne rien comprendre à Faust : « La puissante figure du héros, écrit-il, est entièrement incomprise des Français. » Si M. Brandes entendait parler des contemporains français du Faust, nous serions tout disposés à lui donner raison. Il faut citer ici, ne fût-ce que pour mémoire, cette opinion d’une des plus pénétrantes intelligences de notre siècle, de Benjamin Constant : « C’est, disait-il de Faust, une dérision de l’espèce humaine et de tous les gens de science. Les Allemands y trouvent une profondeur inouïe ; quant à moi. je trouve que cela vaut moins que Candide ; c’est tout aussi immoral, aride et desséchant, et il y a moins de légèreté, moins de plaisanteries ingénieuses et beaucoup plus de mauvais goût. » En vrai fils du XVIIIe siècle, Constant ne pardonnait pas à Goethe sa « dérision des gens de science. » Mais, en vrais fils du XIXe siècle, les romantiques lui firent un mérite de cela même qui avait si fort dérouté Mme de Staël. Elle s’était refusée à discuter la pensée de Gœthe, ne trouvant pas de pensée dans Faust : « Une telle composition doit être jugée comme un rêve... » Ce fut comme un rêve en effet que les lecteurs jugèrent le poème, et ils surent gré à l’auteur de n’avoir mis — ils se plurent du moins à le croire — qu’un rêve de poète dans son livre.

Dès 1823, Sainte-Aulaire et Stapfer avaient traduit Faust, l’un très inexactement, l’autre très gauchement. Dès 1827, Ampère faisait dans le Globe un éloge dithyrambique du poème. Mais ce ne fut qu’en 1828 que l’œuvre put être enfin goûtée, dans une traduction vraiment littéraire, par les lecteurs français. Gœthe exprimait un jour à Eckermann le désir de la voir mise en français « dans le goût du temps de Marot. » Ce ne fut pas en français du XVIe siècle, mais en français romantique que la mit l’excellent et naïf Gérard de Nerval, et, si sa traduction n’est pas un modèle d’exactitude, elle eut du moins le mérite de rendre avec vivacité et grâce l’allure de l’original.

Saurons-nous beaucoup de gré à Faust d’avoir produit le Souper du Commandeur de Blaze de Bury ou un épisode du Don Juan de Marana de Dumas père ? ou encore d’avoir influencé dans une certaine mesure Soumet pour sa Divine Épopée et Eugène Robin pour sa Livia ? Même, le Faust. de Nodier fait-il grand honneur à l’influence de Gœthe ? Bien hardi qui le soutiendrait. Aussi bien, n’est-ce pas dans les imitations directes que s’exerce, d’une manière féconde, l’influence des chefs-d’œuvre, et toutes les adaptations de Faust ne vaudront jamais l’immortelle apostrophe de Rolla à « l’athée à barbe grise » :


Faust ! n’étais-tu pas prêt à quitter la terre,
Dans cette nuit d’angoisse où l’archange déchu,
Sous son manteau de feu, comme une ombre légère,
T’emporta dans l’espace à ses pieds suspendu ?...


— Peu de livres, en fait, ont remué plus profondément la pensée française, et combien sont-ils qui auraient pu redire alors avec l’auteur de la Damnation de Faust, quand il découvrit le chef-d’œuvre inspirateur : « Le merveilleux livre me fascina de prime abord ; je ne le quittais plus, je le lisais sans cesse, à table, au théâtre, dans les rues, partout !... » Berlioz mit l’œuvre en musique ; Delacroix l’illustra. Les commentaires furent nombreux et variés. Victor Hugo loua l’auteur, dans la préface de Cromwell, d’avoir « fait ramper Méphistophélès autour de Faust », et d’avoir donné à Don Juan, « qui est le corps », un pendant en la personne de son héros, « qui est l’esprit ». D’autres cherchèrent le sens plus profond du livre. George Sand, tout en l’admirant fort, se plaignit seulement de n’y trouver aucun sentiment religieux. Elle reprocha à Gœthe de n’avoir pas su faire briller dans son œuvre « un rayon céleste » et professa que « dans ce poème magnifique où rien ne manque d’ailleurs, quelque chose manque essentiellement : c’est le secret du cœur de Faust. » — N’est-ce pas le fait des très grandes œuvres de provoquer de tels commentaires et de prêter des argumens à tous ceux qui cherchent sincèrement et laborieusement un renouvellement de l’art ?

Et en effet, le chef-d’œuvre de Gœthe, — l’un des premiers grands livres étrangers qui aient agi sur nos romantiques, — a exercé une multiple et diverse influence parmi nous. Par sa forme très libre et souple, il a offert un modèle difficile, mais admirable, de cet art qui procède, non par une suite de tableaux logiquement enchaînés, mais par une juxtaposition de scènes sans rapport évident entre elles et reliées seulement par une même idée intérieure : la Damnation de Berlioz, l’Albertus de Théophile Gautier, le curieux et incomplet Ahasvérus de Quinet. Par l’élément surnaturel qui y tient tant de place, il a donné l’essor, — la remarque est de George Sand, — au drame ou au roman fantastique, drame en vers ou roman poétique : de Faust procèdent, dans une large mesure, et la Peau de chagrin et Seraphitus. Enfin, en tant que poème philosophique, il a préparé la voie, quoique de loin, à Lamartine ou à Vigny. Et je ne voudrais pas affirmer, certes, que nos romantiques ont pleinement saisi, et du premier coup, toute la philosophie du poème ; — George Sand ne s’obstine-t-elle pas à voir en Faust « le frère aîné du splénétique et dédaigneux Werther » ? — mais n’est-ce rien que d’avoir deviné, même sans y pénétrer assez avant, la portée de l’œuvre et d’en avoir entrevu le merveilleux symbolisme ?

Tous ceux qui, depuis lors, ont écrit en France des vers philosophiques, doivent, — qu’ils le sachent ou non, — quelque chose à l’auteur de Faust.

Mais avouons-le. Ce n’est pas la portée philosophique du livre que nous en avons saisie d’abord, et peut-être avons-nous été plus frappés, à la première lecture, par certains côtés extérieurs que par la substance même de l’œuvre. Hugo, dédaigneux de la philosophie de Gœthe, proclamait qu’on loue à tort celui-ci « pour son impassibilité, qui est infériorité. » Mais il le citait volontiers comme un exemple à l’appui de sa propre théorie du grotesque dans l’art. Tranchons le mot : l’un des grands mérites du Faust, ç’a été, aux yeux de beaucoup de romantiques, son affinité avec le génie d’un Jean-Paul ou d’un Hoffmann.

« Dans la pensée des modernes, lisait-on dans la préface de Cromwell, le grotesque a un rôle immense... C’est lui qui fait tourner dans l’ombre la ronde effrayante du sabbat, lui encore qui donne à Satan les cornes, les pieds de bouc, les ailes de chauve-souris... » Si au sabbat, aux cornes de Satan, à ses pieds et à ses ailes nous ajoutons les vampires, les ogres, les psylles, les goules et les aspioles, peut-être serons-nous tentés d’admettre avec Victor Hugo que le grotesque se joue avec prédilection « dans les rêves des nations tudesques. » Certainement, il ne leur appartient pas en propre ; mais qui niera que la vieille Allemagne ne soit comme un lieu d’élection pour cet élément essentiel de l’art moderne ? Et qui contestera que le Faust de Gœthe, avec le Brocken, les sorcières et le sabbat, ou les Contes fantastiques d’Hoffmann, avec le diable, les hantises et les vampires, ne soient d’excellens modèles de littérature fantastique ? Non, vraiment, il n’y a pas de domaine de l’art où le « grotesque » cher à Hugo s’épanouisse plus librement que le genre fantastique et humoristique, où ont excellé quelques écrivains allemands.

L’un des maîtres de l’humour, ce Jean-Paul dont Mme de Staël avait traduit Le Songe, ne réussit jamais à se naturaliser tout à fait parmi nous. Cependant, il eut ses dévots. Charles de Villers affirmait, dans une étude du Conservateur, que Jean-Paul unit en lui Platon, Dante et Sterne. Edgar Quinet, à Heidelberg, s’éprenait de ce génie si original et le comparait successivement à Voltaire, Byron, Ossian et Bernardin de Saint-Pierre, sans réussir à embrasser dans une formule son esprit singulier. Des comparaisons ne prouvent rien. Loève-Veimars donna quelques fragmens du maître. Philarète Chasles traduisit Titan, le marquis de Lagrange publia un recueil de Pensées de Jean-Paul ; Nodier fut l’un des fervens de l’auteur de Siebenkäs, et Alfred de Musset, rendant compte du recueil de Lagrange, écrivait en termes significatifs : « Qui est plus grotesque, trivial, cynique qu’Hoffmann et Jean-Paul ? Mais qui porte plus qu’eux dans le fond de leur âme l’exquis sentiment du beau, du noble, de l’idéal ? »

Mieux que Jean-Paul, — qui n’exerça qu’une influence discrète sur un cercle d’initiés, — l’auteur des Contes fantastiques réalisa cet idéal pour le public français.

Et d’abord, ce qu’on savait de sa personne, par ses biographes, piquait la curiosité. Cet homme étrange, dont la vie s’était écoulée entre l’alcool et le rêve, semblait le digne fils de cette Allemagne qu’un critique a appelée la patrie des hallucinations. Mieux que tout autre, son inquiet génie répondait à l’idée que se faisaient les Nerval, les Mürger, les Musset même, de l’inspiration poétique. Comme Musset, et avant lui, Hoffmann avait trouvé l’art dangereux de « verser, comme il le dit, quelques spiritueux sur la roue intérieure de l’imagination. » Comme Baudelaire, et avant lui, — mais aussi avant Gautier et Sainte-Beuve, — il avait cherché à noter en poésie les sensations rares et disparates, et le parfum de l’œillet rouge lui faisait entendre, disait-il, le son du cor. Personne enfin n’avait mieux réalisé l’idéal du poète purement sensitif, de celui qui passe sa vie dans une perpétuelle oscillation de l’ironie au mysticisme, du sarcasme au baquet de Mesmer. Personne n’avait espéré plus fermement — si ce n’est peut-être l’Anglais Coleridge — arriver, en se grisant de rêves, à ce qu’il appelait ambitieusement « la connaissance profonde, complète de l’être. »

C’est à la recherche de cet Hoffmann étrange et charmant que partait, en 1833, Xavier Marmier, en un voyage qui ressemblait à un pèlerinage. « Qui nous rendra, écrivait-il ici même, cette joie subite, cette impression singulière que nous éprouvâmes, lorsque pour la première fois HofFmann nous apparut, avec ses étranges rêveries, sa pipe et son idéal, ses élans de poésie et son chat Murr ? »... A Leipzig, Marmier se fait montrer la maison où Hoffmann a vécu pauvre et soucieux. A Dresde, il retrouve son souvenir au théâtre où Hoffmann a été régisseur et chef d’orchestre. A Berlin, il rend visite à l’ami Hitzig, qui lui montre deux jeunes filles, deux « sœurs aux yeux noirs », qui ont servi de type à quelques-unes des créations du maître, — et il pleure sur la tombe du conteur, et il va voir la cave où il a évoqué tant de figures tristes et bouffonnes, la cave où se vident encore nombre de bouteilles de Rudesheim en souvenir du poète...

Peu de livres ont eu plus de succès chez nous que les Contes d’Hoffmann. La traduction de Loève-Veimars, illustrée par Tony Johannot, fut, quand elle parut en livraisons, de 1829 à 1833, une des plus fructueuses publications de Renduel, — et deux autres traducteurs, Toussenel et Marmier, n’ont pas épuisé la veine. « Ces contes, écrivait George Sand, ont ravi notre jeunesse, et nous ne les relisons jamais sans être transportés dans une région d’enivrante poésie. » Sainte-Beuve loue Hoffmann d’avoir dégagé « le magnétisme en poésie » et discerné « tout un revers imprévu des perspectives naturelles et des destinées humaines. » Théophile Gautier enfin ne peut assez admirer la puissance de peinture et l’observation profonde de l’auteur du Majorat et du Violon de Crémone.

Ces trois jugemens résument assez bien l’influence que Hoffmann a exercée chez nous. On y a goûté simultanément la poésie, le don d’observation, le fantastique. Et peut-être est-ce ce dernier élément qui a le plus frappé une génération sur qui l’étrange et le surnaturel exerçaient une invincible fascination. A voir le sérieux avec lequel un Hugo loue « l’imagination moderne » de « faire rôder hideusement dans nos cimetières » les « goules » et les « brucolaques », on comprend l’enthousiasme que durent éprouver les lecteurs du Vampire et de Don Juan. Nul ouvrage, au témoignage du Globe, n’a mieux réalisé le mélange du bizarre et du vrai, du monstrueux et du burlesque ; aucun ne saisit et ne « trouble » davantage : aucun surtout n’apporte une plus précieuse démonstration à l’un des principaux articles de foi du credo romantique. « Génie extravagant et fumeux », Hoffmann a exercé la plus profonde influence sur tous ceux qui ont cru — et ils sont légion entre 1820 et 1840 — que le singulier et l’exceptionnel doivent tenir une grande place dans l’art nouveau. Non seulement il a aidé les Paillasse et les Quasi modo à étonner le parterre et à faire la nique au bourgeois. Non seulement il a mis, — et pour longtemps, — le diable à la mode en France, et inspiré Smarra ou les démons de la nuit à Nodier, Une larme du diable à Alphonse Karr, ou les Mémoires du diable à Frédéric Soulié. Mais les meilleures parties de son génie, — qui sont vraiment d’une essence rare et supérieure, — sont sans doute pour quelque chose dans la genèse de Notre-Dame de Paris ou de la Peau de chagrin. À coup sûr, — et pour ne rien dire de Nerval ou de Janin, — George Sand a proclamé hautement sa dette, dans le Secrétaire intime envers l’auteur de Mademoiselle Scudérry, dans la Nuit de Noël envers celui de Meister Floh.

« Ce Théodore Hoffmann, Hoffmann le fantastique », — ainsi l’appelle Théophile Gautier, — s’il n’est un écrivain français, reste, du moins, un écrivain francisé.


IV

« Mon ami —, dit un jour Dupuis à Cotonet, après qu’ils eurent longtemps discuté de la véritable définition du romantisme, — je crois que voilà notre affaire : le romantisme, c’est la poésie allemande. » Et Cotonet d’accumuler les objections : les Allemands aiment les ballades : ne les aimons-nous pas ? — ils ont la manie du fantastique : elle sévit également chez nous ; — ils écrivent des romans larmoyans avec des phrases longues d’une aune ; nous en écrivons, hélas ! « Quand nous aurons tout imité, copié, plagié, traduit et compilé, qu’y a-t-il là de romantique ? » Et le critique de la Ferté-sous-Jouarre conclut sentencieusement : « La France n’est ni anglaise ni allemande, pas plus qu’elle n’est grecque ni romaine. »

Cotonet est un sage. Le romantisme en France est français. Même quand il emprunte, il transforme ses emprunts. Jusque dans les plus grandes audaces de l’école, on retrouve, — c’est l’un des adaptateurs français de Schiller qui le notait justement, — « un goût d’ordre, de règles et de limites », marque indélébile de l’esprit national. Peu de générations, au surplus, ont plus profondément aimé la France que la génération des Thierry et des Michelet, et c’est une création romantique que l’histoire vivante de notre pays. Aucune n’a exprimé plus complètement la plus noble de nos qualités nationales et n’a fait par là plus d’honneur à la France, « cette nation douce et bienveillante, comme disait Rousseau, que tous haïssent et qui n’en hait aucune. » Des grands hommes qu’elle a produits, chacun représente une des qualités souveraines de l’esprit français : Hugo, la netteté et l’intensité de l’imagination, la composition savante de l’œuvre d’art, le goût passionné des idées générales ; Lamartine, la parfaite sincérité, l’harmonie morale, le besoin du grand et du sublime ; Vigny, la profondeur, la tendresse, la force dans la douceur ; Musset, le charme, la vie, le pétillement de l’esprit ; Michelet ou George Sand, la flamme, l’éloquence, la spiritualité intense et inassouvie. Combien d’autres, parmi ceux qu’on est convenu de placer au second plan, — parmi ceux qui ont plus imaginé que pensé et pour qui la pensée a été, suivant le joli mot de Gautier, « le pis aller d’un poète aux abois » ; — combien de ceux-là ont été du moins des artistes consciencieux, et des fervens de la forme, — c’est-à-dire de véritables écrivains français ! « J’appelle, disait Goethe, le classique le sain, et le romantique le malade. « En Allemagne, il se peut. En France, la maladie romantique n’a pas entamé, même aux heures de crise, l’inébranlable santé de la race.

Cela dit, n’avons-nous rien dû, dans cette profonde transformation de notre littérature, aux œuvres étrangères, et particulièrement allemandes ? Dans cette fournaise d’où est sorti le bronze romantique, n’a-t-on jamais jeté de métal venu d’au delà du Rhin ? Un examen impartial ne permet pas de le croire.

Assurément, il ne faut pas exagérer l’influence de l’Allemagne sur le romantisme français. D’une façon générale, les romantiques eux-mêmes se reconnaissent un peu trop volontiers redevables envers l’étranger. Ils ont l’hospitalité généreuse, mais parfois imprudente. Ils prennent de toutes mains et proclament qu’ils ont accepté plus encore qu’ils n’ont reçu. C’est un défaut très français d’avouer des dettes qu’on n’a pas. Et c’en est un autre que de prendre feu pour des hommes ou des œuvres qu’on ne connaît pas, ou qu’on connaît mal. « Une démence française, disait Heine aux imitateurs de Hoffmann, est loin d’être aussi folle qu’une démence allemande, car dans celle-ci, comme eût dit Polonius, il y a de la méthode. » Mais, s’il y a moins de méthode dans une « démence » française, peut-être y a-t-il aussi plus de légèreté, plus d’imprévoyance, plus de naïf et imprudent abandon aux fantasmagories de l’imagination.

Mais, à côté des excès de la germanomanie romantique, il y a l’influence réelle que la littérature allemande a exercée sur nous, influence qu’il ne faut pas nier, mais simplement préciser et restreindre.

Si l’on distingue, dans le développement du romantisme français, une période décroissance, antérieure à 1830, et une période de maturité, postérieure à cette date, on peut admettre que l’influence allemande s’est surtout exercée au théâtre dans la première, sur le roman et la poésie dans la seconde. A vrai dire, nos grands lyriques n’ont presque rien dû aux lyriques allemands. Mais nos dramaturges sont les créanciers d’un Schiller ; nos romanciers, d’un Hoffmann ; nos poètes, d’un Gœthe ; et je n’ai rien dit de la dette contractée par un Michelet envers un Niebuhr ou par un Quinet envers un Herder. D’une façon générale, entre 1810 et 1840, notre littérature s’est volontiers appuyée sur les modèles fournis par nos voisins et s’est autorisée de leur exemple. Quoi qu’on ait pu dire des erreurs ou des exagérations de Mme de Staël, le livre De l’Allemagne nous a puissamment aidés, pendant plus de trente années, à pénétrer dans un monde en grande partie nouveau pour nous, dans lequel nous avons plus d’une fois, sans cesser d’être nous-mêmes, reconnu l’image d’une France qui se cherchait encore. Et l’on peut bien accorder à Sainte-Beuve, il est vrai, que notre affection a été parfois aveugle et notre admiration indiscrète. Mais c’est à la condition d’accorder à Gœthe que l’Allemagne avait, dès 1800, réalisé une bonne part de ce que la France réclamait en 1820, et que, dans notre moderne Europe, qui dit antériorité, dit influence.

Un historien comparait jadis la culture intellectuelle du monde à un arbre où chaque branche participe à la vie des autres et où les seuls rameaux inféconds sont ceux qui s’isolent et se privent de la communion avec le tout. Notre école romantique tient une assez grande place dans l’histoire de ce siècle qui va finir pour qu’on reconnaisse loyalement, sans exagération ni parti pris, qu’elle n’a pas échappé à cette loi de solidarité qui est, pour les œuvres de la pensée comme pour les autres, la loi même de la vie.


JOSEPH TEXTE.

  1. Sur les relations de Gérard avec l’Allemagne, voir, outre l’étude récente d’Arvède Barine dans la Revue, une étude de M. Louis-P. Betz dans le Gœthe-Jahrbuch (1897) : Gœthe und Gérard de Nerval.
  2. M. Betz, dans l’étude citée plus haut, a établi que c’est là une légende. Gœthe n’a jamais écrit à Gérard de Nerval : mais il l’a fort admiré, ce qui suffit.
  3. P. Nebout, Le drame romantique (Lecène et Oudin. 1897).
  4. F. Gross, Werther in Frankreich Leipzig, 1888.