L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XVI

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 155-167).


CHAPITRE XVI.

De ce qui arriva à Don Quichotte avec un discret gentilhomme de la Manche.



Dans cette joie, ce ravissement et cet orgueil qu’on vient de dire, Don Quichotte poursuivait sa route, s’imaginant, à l’occasion de sa victoire passée, qu’il était le plus vaillant chevalier que possédât le monde en ce siècle. Il tenait pour achevées et menées à bonne fin autant d’aventures qu’il pourrait dorénavant lui en arriver ; il ne faisait plus aucun cas des enchantements et des enchanteurs ; il ne se souvenait plus des innombrables coups de bâton qu’il avait reçus dans le cours de ses expéditions chevaleresques, ni de la pluie de pierres qui lui cassa la moitié des dents, ni de l’ingratitude des galériens, ni de l’insolence et de la volée de gourdins des muletiers yangois. Finalement, il se disait tout bas que, s’il trouvait quelque moyen, quelque invention pour désenchanter sa dame Dulcinée, il n’envierait pas le plus grand bonheur dont jouit ou put jouir le plus heureux chevalier errant des siècles passés. Il marchait tout absorbé dans ces rêves agréables, lorsque Sancho lui dit : « N’est-il pas drôle, seigneur, que j’aie encore devant les yeux cet effroyable nez, ce nez démesuré de mon compère Tomé Cécial ? — Est-ce que tu crois, par hasard, Sancho, répondit Don Quichotte, que le chevalier des Miroirs était le bachelier Carrasco, et son écuyer, Tomé Cécial, ton compère ? — Je ne sais que dire à cela, reprit Sancho ; tout ce que je sais, c’est que les enseignes qu’il m’a données de ma maison, de ma femme et de mes enfants sont telles, que personne autre que lui ne pourrait me les donner. Quant à la figure, ma foi, le nez ôté, c’était bien celle de Tomé Cécial, comme je l’ai vu mille et mille fois dans le pays où nous demeurons porte à porte, et le son de voix était le même aussi. — Soyons raisonnables, Sancho, répliqua Don Quichotte. Viens ici, et dis-moi : en quel esprit peut-il tomber que le bachelier Samson Carrasco s’en vienne, comme chevalier errant, pourvu d’armes offensives et défensives, combattre avec moi ? Ai-je été son ennemi, par hasard ? lui ai-je donné jamais occasion de me porter rancune ? suis-je son rival, ou bien professe-t-il les armes pour être jaloux de la renommée que je m’y suis acquise ? — Eh bien, que dirons-nous, seigneur, repartit Sancho, de ce que ce chevalier, qu’il soit ce qu’il voudra, ressemble tant au bachelier Carrasco, et son écuyer à Tomé Cécial mon compère ? Et si c’est de l’enchantement, comme votre grâce a dit, est-ce qu’il n’y avait pas dans le monde deux autres hommes à qui ceux-là pussent ressembler ? — Tout cela, reprit Don Quichotte, n’est qu’artifice et machination des méchants magiciens qui me persécutent ; prévoyant que je resterais vainqueur dans la bataille, ils se sont arrangés pour que le chevalier vaincu montrât le visage de mon ami le bachelier, afin que l’amitié que je lui porte se mît entre sa gorge et le fil de mon épée, pour calmer la juste colère dont mon cœur était enflammé, et que je laissasse la vie à celui qui cherchait, par des prestiges et des perfidies, à m’enlever la mienne. S’il faut t’en fournir des preuves, tu sais déjà bien, ô Sancho, par une expérience qui ne saurait te tromper, combien il est facile aux enchanteurs de changer les visages en d’autres, rendant beau ce qui est laid, et laid ce qui est beau, puisqu’il n’y a pas encore deux jours que tu as vu de tes propres yeux les charmes et les attraits de la sans pareille Dulcinée, dans toute leur pureté, dans tout leur éclat naturel, tandis que moi je la voyais sous la laideur et la bassesse d’une grossière paysanne, avec de la chassie aux yeux et une mauvaise odeur dans la bouche. Est-il étonnant que l’enchanteur pervers, qui a osé faire une si détestable transformation, ait fait également celle de Samson Carrasco et de ton compère, pour m’ôter des mains la gloire du triomphe ? Mais, avec tout cela, je me console, parce qu’enfin, quelque figure qu’il ait prise, je suis resté vainqueur de mon ennemi. — Dieu sait la vérité de toutes choses, répondit Sancho, » et comme il savait que la transformation de Dulcinée était une œuvre de sa ruse, il n’était point satisfait des chimériques raisons de son maître ; mais il ne voulait pas lui répliquer davantage, crainte de dire quelque parole qui découvrît sa supercherie.

Ils en étaient là de leur entretien, quand ils furent rejoints par un homme qui suivait le même chemin qu’eux, monté sur une belle jument gris pommelé. Il portait un gaban de fin drap vert[1], garni d’une bordure de velours fauve, et, sur la tête, une montéra du même velours. Les harnais de la jument étaient ajustés à l’écuyère et garnis de vert et violet. Le cavalier portait un cimeterre moresque, pendu à un baudrier vert et or. Les brodequins étaient du même travail que le baudrier. Quant aux éperons, ils n’étaient pas dorés, mais simplement enduits d’un vernis vert, et si bien brunis, si luisants, que, par leur symétrie avec le reste du costume, ils avaient meilleure façon que s’ils eussent été d’or pur. Quand le voyageur arriva près d’eux, il les salua poliment, et, piquant des deux à sa monture, il allait passer outre ; mais Don Quichotte le retint : « Seigneur gentilhomme, lui dit-il, si votre grâce suit le même chemin que nous, et n’est pas trop pressée, je serais flatté que nous fissions route ensemble. » — En vérité, répondit le voyageur, je n’aurais point passé si vite si je n’eusse craint que le voisinage de ma jument n’inquiétât ce cheval. — Oh ! seigneur, s’écria aussitôt Sancho, vous pouvez bien retenir la bride à votre jument, car notre cheval est le plus honnête et le mieux appris du monde. Jamais, en semblable occasion, il n’a fait la moindre fredaine, et pour une seule fois qu’il s’est oublié, nous l’avons payé, mon maître et moi, à de gros intérêts. Mais enfin je répète que votre grâce peut s’arrêter, si bon lui semble, car on servirait au cheval cette jument entre deux plats, qu’à coup sûr il n’y mettrait pas la dent. »

Le voyageur retint la bride, étonné des façons et du visage de Don Quichotte, lequel marchait tête nue, car Sancho portait sa salade comme une valise pendue à l’arçon du bât de son âne. Et si l’homme à l’habit vert regardait attentivement Don Quichotte, Don Quichotte regardait l’homme à l’habit vert encore plus attentivement, parce qu’il lui semblait un homme d’importance et de distinction. Son âge paraissait être de cinquante ans ; ses cheveux grisonnaient à peine ; il avait le nez aquilin, le regard moitié gai, moitié grave ; enfin, dans sa tenue et dans son maintien, il représentait un homme de belles qualités. Quant à lui, le jugement qu’il porta de Don Quichotte fut qu’il n’avait jamais vu homme de semblable façon et de telle apparence. Tout l’étonnait, la longueur de son cheval, la hauteur de son corps, la maigreur et le teint jaune de son visage, ses armes, son air, son accoutrement, toute cette figure, enfin, comme on n’en avait vu de longtemps dans le pays. Don Quichotte remarqua fort bien avec quelle attention l’examinait le voyageur, et dans sa surprise il lut son désir. Courtois comme il l’était, et toujours prêt à faire plaisir à tout le monde, avant que l’autre lui eût fait aucune question, il le prévint et dit : « Cette figure que votre grâce voit en moi est si nouvelle, si hors de l’usage commun, que je ne m’étonnerais pas que vous en fussiez étonné. Mais votre grâce cessera de l’être quand je lui dirai que je suis chevalier, de ceux-là dont les gens disent qu’ils vont à leurs aventures. J’ai quitté ma patrie, j’ai engagé mon bien, j’ai laissé le repos de ma maison, et je me suis jeté dans les bras de la fortune, pour qu’elle m’emmenât où il lui plairait. J’ai voulu ressusciter la défunte chevalerie errante, et, depuis bien des jours, bronchant ici, tombant là, me relevant plus loin, j’ai rempli mon désir en grande partie, en secourant des veuves, en protégeant des filles, en favorisant des mineurs et des orphelins, office propre aux chevaliers errants. Aussi, par mes nombreuses, vaillantes et chrétiennes prouesses, ai-je mérité de courir en lettres moulées presque tous les pays du globe. Trente mille volumes de mon histoire se sont imprimés déjà, et elle prend le chemin de s’imprimer trente mille milliers de fois, si le ciel n’y remédie. Finalement, pour tout renfermer en peu de paroles, ou même en une seule, je dis que je suis le chevalier Don Quichotte de la Manche, appelé par surnom le chevalier de la Triste-Figure. Et, bien que les louanges propres avilissent, force m’est quelquefois de dire les miennes, j’entends, lorsqu’il n’y a personne autre pour les dire. Ainsi donc, seigneur gentilhomme, ni ce cheval, ni cette lance, ni cet écu, ni cet écuyer, ni toutes ces armes ensemble, ni la pâleur de mon visage, ni la maigreur de mon corps, ne pourront plus vous surprendre désormais, puisque vous savez qui je suis et la profession que j’exerce. »

En achevant ces mots, Don Quichotte se tut, et l’homme à l’habit vert tardait tellement à lui répondre, qu’on aurait dit qu’il ne pouvait en venir à bout. Cependant, après une longue pause, il lui dit : « Vous avez bien réussi, seigneur cavalier, à reconnaître mon désir dans ma surprise ; mais vous n’avez pas réussi de même à m’ôter l’étonnement que me cause votre vue, car, bien que vous ayez dit, seigneur, que de savoir qui vous êtes suffirait pour me l’ôter, il n’en est pas ainsi ; au contraire, maintenant que je le sais, je reste plus surpris, plus émerveillé que jamais. Comment ! est-il possible qu’il y ait aujourd’hui des chevaliers errants dans le monde, et des histoires imprimées de véritables chevaleries ? Je ne puis me persuader qu’il y ait aujourd’hui sur la terre quelqu’un qui protége les veuves, qui défende les filles, qui respecte les femmes mariées, qui secoure les orphelins ; et je ne le croirais pas, si, dans votre grâce, je ne le voyais de mes yeux. Béni soit le ciel qui a permis que cette histoire, que vous dites être imprimée, de vos nobles et véritables exploits de chevalerie, mette en oubli les innombrables prouesses des faux chevaliers errants dont le monde était plein, si fort au préjudice des bonnes œuvres et au discrédit des bonnes histoires ! — Il y a bien des choses à dire, répondit Don Quichotte, sur la question de savoir si les histoires des chevaliers errants sont ou non controuvées. — Comment, reprit l’homme vert, y aurait-il quelqu’un qui doutât de la fausseté de ces histoires ? — Moi, j’en doute, répliqua Don Quichotte ; mais laissons cela pour le moment, et si notre voyage dure quelque peu, j’espère en Dieu de faire comprendre à votre grâce que vous avez mal fait de suivre le courant de ceux qui tiennent pour certain que ces histoires ne sont pas véritables. »

À ce dernier propos de Don Quichotte, le voyageur eut le soupçon que ce devait être quelque cerveau timbré, et il attendait que d’autres propos vinssent confirmer son idée ; mais, avant de passer à de nouveaux sujets d’entretien, Don Quichotte le pria de lui dire à son tour qui il était, puisqu’il lui avait rendu compte de sa condition et de sa manière de vivre. À cela, l’homme au gaban vert répondit : « Moi, seigneur chevalier de la Triste-Figure, je suis un hidalgo, natif d’un bourg où nous irons dîner aujourd’hui, s’il plaît à Dieu. Je suis plus que médiocrement riche, et mon nom est Don Diégo de Miranda. Je passe la vie avec ma femme, mes enfants et mes amis. Mes exercices sont la chasse et la pêche ; mais je n’entretiens ni faucons, ni lévriers de course ; je me contente de quelque chien d’arrêt docile, ou d’un hardi furet. J’ai environ six douzaines de livres, ceux-là en espagnol, ceux-ci en latin, quelques-uns d’histoire, d’autres de dévotion. Quant aux livres de chevalerie, ils n’ont pas encore passé le seuil de ma porte. Je feuillette les ouvrages profanes de préférence à ceux de dévotion, pourvu qu’ils soient d’honnête passe-temps, qu’ils satisfassent par le bon langage, qu’ils étonnent et plaisent par l’invention ; et de ceux-là, il y en a fort peu dans notre Espagne. Quelquefois je dîne chez mes voisins et mes amis, plus souvent je les invite. Mes repas sont servis avec propreté, avec élégance, et sont assez abondants. Je n’aime point mal parler des gens, et je ne permets point qu’on en parle mal devant moi. Je ne scrute pas la vie des autres, et ne suis pas à l’affût des actions d’autrui. J’entends la messe chaque jour ; je donne aux pauvres une partie de mon bien, sans faire parade des bonnes œuvres, pour ne pas ouvrir accès dans mon âme à l’hypocrisie et à la vanité, ennemis qui s’emparent tout doucement du cœur le plus modeste et le plus circonspect. J’essaie de réconcilier ceux qui sont en brouille, je suis dévot à Notre-Dame, et j’ai toujours pleine confiance en la miséricorde infinie de Dieu notre-Seigneur. »

Sancho avait écouté très-attentivement cette relation de la vie et des occupations de l’hidalgo. Trouvant qu’une telle vie était bonne et sainte, et que celui qui la menait devait faire des miracles, il sauta à bas du grison, et fut en grande hâte saisir l’étrier droit du gentilhomme ; puis, d’un cœur dévot et les larmes aux yeux, il lui baisa le pied à plusieurs reprises. L’hidalgo voyant son action : « Que faites-vous, frère ? s’écria-t-il. Quels baisers sont-ce là ? — Laissez-moi baiser, répondit Sancho, car il me semble que votre grâce est le premier saint à cheval que j’aie vu en tous les jours de ma vie. — Je ne suis pas un saint, reprit l’hidalgo, mais un grand pécheur. Vous, à la bonne heure, frère, qui devez être compté parmi les bons, à en juger par votre simplicité. » Sancho remonta sur son bât, après avoir tiré le rire de la profonde mélancolie de son maître, et causé un nouvel étonnement à Don Diégo.

Don Quichotte demanda à celui-ci combien d’enfants il avait, et lui dit qu’une des choses en quoi les anciens philosophes, qui manquèrent de la connaissance du vrai Dieu, avaient placé le souverain bien, fut de posséder les avantages de la nature et ceux de la fortune, d’avoir beaucoup d’amis, et des enfants nombreux et bons. « Pour moi, seigneur Don Quichotte, répondit l’hidalgo, j’ai un fils tel que, peut-être, si je ne l’avais pas, je me trouverais plus heureux que je ne suis, non pas qu’il soit mauvais, mais parce qu’il n’est pas aussi bon que j’aurais voulu. Il peut avoir dix-huit ans ; les six dernières années, il les a passées à Salamanque, pour apprendre les langues latine et grecque ; mais quand j’ai voulu qu’il passât à l’étude d’autres sciences, je l’ai trouvé si imbu, si entêté de celle de la poésie (si toutefois elle peut s’appeler science), qu’il est impossible de le faire mordre à celle du droit, que je voudrais qu’il étudiât, ni à la reine de toutes les sciences, la théologie. J’aurais désiré qu’il fût comme la couronne de sa race, puisque nous vivons dans un siècle où nos rois récompensent magnifiquement les gens de lettres vertueux[2], car les lettres sans la vertu sont des perles sur le fumier. Il passe tout le jour à vérifier si Homère a dit bien ou mal dans tel vers de l’Iliade, si Martial fut ou non déshonnête dans telle épigramme, s’il faut entendre d’une façon ou d’une autre tel ou tel vers de Virgile. Enfin, toutes ses conversations sont avec les livres de ces poëtes, ou avec ceux d’Horace, de Perse, de Juvénal, de Tibulle, car des modernes rimeurs il ne fait pas grand cas ; et pourtant, malgré le peu d’affection qu’il porte à la poésie vulgaire, il a maintenant la tête à l’envers pour composer une glose sur quatre vers qu’on lui a envoyés de Salamanque, et qui sont, à ce que je crois, le sujet d’une joute littéraire. — Les enfants, seigneur, répondit Don Quichotte, sont une portion des entrailles de leurs parents ; il faut donc les aimer, qu’ils soient bons ou mauvais, comme on aime les âmes qui nous donnent la vie. C’est aux parents qu’il appartient de les diriger dès l’enfance dans le sentier de la vertu, de la bonne éducation, des mœurs sages et chrétiennes, pour qu’étant hommes, ils soient le bâton de la vieillesse de leurs parents et la gloire de leur postérité. Quant à les forcer d’étudier telle science plutôt que telle autre, je ne le trouve ni prudent ni sage, bien que leur donner des conseils sur ce point ne soit pas nuisible. Lorsqu’il ne s’agit pas d’étudier de pane lucrando, et si l’étudiant est assez heureux pour que le ciel lui ait donné des parents qui lui assurent du pain, je serais volontiers d’avis qu’on le laissât suivre la science pour laquelle il se sentirait le plus d’inclination ; et, bien que celle de la poésie soit moins utile qu’agréable, du moins elle n’est pas de ces sciences qui déshonorent ceux qui les cultivent. La poésie, seigneur hidalgo, est, à mon avis, comme une jeune fille, d’un âge tendre et d’une beauté parfaite, que prennent soin de parer et d’enrichir plusieurs autres jeunes filles, qui sont toutes les autres sciences, car elle doit se servir de toutes, et toutes doivent se rehausser par elle. Mais cette aimable vierge ne veut pas être maniée, ni traînée dans les rues, ni affichée dans les carrefours, ni publiée aux quatre coins des palais[3]. Elle est faite d’une alchimie de telle vertu, que celui qui la sait traiter la changera en or pur d’un prix inestimable. Il doit la tenir en laisse, et ne pas la laisser courir dans de honteuses satires ou des sonnets ignobles. Il ne faut la vendre en aucune façon, à moins que ce ne soit en poëmes héroïques, en lamentables tragédies, en comédies ingénieuses et divertissantes ; mais elle ne doit jamais tomber aux mains des baladins ou du vulgaire ignorant, qui ne sait ni reconnaître ni estimer les trésors qu’elle renferme. Et n’allez pas croire, seigneur, que j’appelle ici vulgaire seulement les gens du peuple et d’humble condition ; quiconque ne sait rien, fût-il seigneur et prince, doit être rangé dans le nombre du vulgaire. Ainsi donc, celui qui traitera la poésie avec toutes les qualités que je viens d’indiquer rendra son nom célèbre et honorable parmi toutes les nations policées de la terre. Quant à ce que vous dites, seigneur, que votre fils n’estime pas beaucoup la poésie en langue castillane, j’aime à croire qu’il se trompe en ce point ; et voici ma raison : le grand Homère n’a pas écrit en latin, parce qu’il était grec, et Virgile n’a pas écrit en grec, parce qu’il était latin[4]. En un mot, tous les poëtes anciens écrivirent dans la langue qu’ils avaient tétée avec le lait, et ne s’en allèrent pas chercher les langues étrangères pour exprimer leurs hautes pensées. Puisqu’il en est ainsi, rien ne serait plus raisonnable que d’étendre cette coutume à toutes les nations, et de ne pas déprécier le poëte allemand parce qu’il écrit dans sa langue, ni le Castillan, ni même le Biscayen, parce qu’il écrit dans la sienne. Mais, à ce que je m’imagine, votre fils, seigneur, ne doit pas être indisposé contre la poésie vulgaire ; c’est plutôt contre les poëtes qui sont de simples faiseurs de couplets, sans savoir d’autres langues ni posséder d’autres sciences, pour éveiller, soutenir et parer leur talent naturel. Et même en cela on peut se tromper ; car, suivant l’opinion bien fondée, le poëte naît[5] ; c’est-à-dire que, du ventre de sa mère, le poëte de nature sort poëte ; et avec cette seule inclination que lui donne le ciel, sans plus d’étude ni d’effort, il fait des choses qui justifient celui qui a dit : Est Deus in nobis, etc.[6]. J’ajoute encore que le poëte de nature, qui s’aidera de l’art, sera bien supérieur à celui qui veut être poëte uniquement parce qu’il connaît l’art. La raison en est que l’art ne l’emporte pas sur la nature, mais qu’il la perfectionne ; ainsi, que la nature se mêle à l’art et l’art à la nature, alors ils formeront un poëte parfait. Or donc, la conclusion de mon discours, seigneur hidalgo, c’est que vous laissiez cheminer votre fils par où l’entraîne son étoile. Puisqu’il est aussi bon étudiant qu’il puisse être, puisqu’il a heureusement franchi la première marche des sciences, qui est celle des langues anciennes, avec leur secours il montera de lui-même au faîte des lettres humaines, lesquelles siéent aussi bien à un gentilhomme de cape et d’épée, pour le parer, l’honorer et le grandir, que les mitres aux évêques, ou les toges aux habiles jurisconsultes. Grondez votre fils, seigneur, s’il fait des satires qui nuisent à la réputation d’autrui ; punissez-le et mettez son ouvrage en pièces. Mais s’il fait des sermons à la manière d’Horace, où il gourmande les vices en général, avec autant d’élégance que l’a fait son devancier, alors louez-le, car il est permis au poëte d’écrire contre l’envie, de déchirer les envieux dans ses vers, et de traiter ainsi tous les autres vices, pourvu qu’il ne désigne aucune personne. Mais il y a des poëtes qui, pour dire une malice, s’exposeraient à se faire exiler dans les îles du Pont[7]. Si le poëte est chaste dans ses mœurs, il le sera aussi dans ses vers. La plume est la langue de l’âme ; telles pensées engendre l’une, tels écrits trace l’autre. Quand les rois et les princes trouvent la miraculeuse science de la poésie dans des hommes prudents, graves et vertueux, ils les honorent, les estiment, les enrichissent, et les couronnent enfin avec les feuilles de l’arbre que la foudre ne frappe jamais[8], pour annoncer que personne ne doit faire offense à ceux dont le front est paré de telles couronnes. »

L’homme au gaban vert resta tout interdit de la harangue de Don Quichotte, au point de perdre peu à peu l’opinion qu’il avait conçue de la maladie de son cerveau. À la moitié de cette dissertation, qui n’était pas fort de son goût, Sancho s’était écarté du chemin pour demander un peu de lait à des bergers qui étaient près de là, occupés à traire leurs brebis. En ce moment l’hidalgo allait reprendre l’entretien, enchanté de l’esprit et du bon sens de Don Quichotte, lorsque celui-ci, levant les yeux, vit venir, sur le chemin qu’ils suivaient, un char surmonté de bannières aux armes royales. Croyant que ce devait être quelque nouvelle aventure, il appela Sancho à grands cris pour qu’il vînt lui apporter sa salade. Sancho, qui s’entendit appeler, laissa les bergers, talonna de toutes ses forces le grison, et accourut auprès de son maître, auquel il arriva, comme on va le voir, une insensée et épouvantable aventure.


  1. Le gaban était un manteau court, fermé, avec des manches et un capuchon, qu’on portait surtout en voyage.
  2. Il faudrait supposer à Cervantès, pauvre et oublié, je ne dirai pas bien de la charité chrétienne, mais bien de la simplicité ou de la bassesse, pour que cette phrase ne fût pas sous sa plume une sanglante ironie. On a vu, à la note 4 du chapitre XXXVII, de la première partie, quel sens a le mot lettres en espagnol.
  3. Cervantès avait déjà dit, dans sa nouvelle, La Gitanilla de Madrid : « La poésie est une belle fille, chaste, honnête, discrète, spirituelle, retenue… Elle est amie de la solitude ; les fontaines l’amusent, les prés la consolent, les arbres la désennuient, les fleurs la réjouissent, et finalement elle charme et enseigne tous ceux qui l’approchent. »
  4. Lope de Véga a répété littéralement la même expression dans le troisième acte de sa Dorotea. Il dit également, dans la dédicace de sa comédie El verdadero amante, adressée à son fils : « J’ai vu bien des gens qui, ne sachant pas leur langue, s’enorgueillissent de savoir le latin, et méprisent tout ce qui est langue vulgaire, sans se rappeler que les Grecs n’écrivirent point en latin, ni les Latins en grec… Le véritable poëte, duquel on a dit qu’il y en a un par siècle, écrit dans sa langue, et y est excellent, comme Pétrarque en Italie, Ronsard en France, et Garcilaso en Espagne. »
  5. Nascuntur pœtae, fiunt oratores, a dit Quintilien.
  6. Ovide, Art d’aimer, liv. III, v. 547 ; et Fastes, liv. VI, v. 6.
  7. Allusion à l’exil d’Ovide, qui fut envoyé, non dans les îles, mais sur la côte occidentale du Pont. Ce ne fut pas non plus pour une parole maligne, mais pour un regard indiscret, qu’il fut exilé.

    Inscia quod crimen viderunt lumina, plector ;
    Peccatumque oculos est habuisse meum.

    (Tristes, eleg.3)
  8. Les anciens croyaient, et Pline avec eux, que le laurier préservait de la foudre. Suétone dit de Tibère : Et turbatiore cœlo nunquam non coronam lauream capite gestavit, quod fulmine adflari negetur id genus frondis. (Cap. lxix.)