L’Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche/Deuxième partie/Chapitre XXV

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Traduction par Louis Viardot.
J.-J. Dubochet (tome 2p. 264-277).


CHAPITRE XXV.

Où l’on rapporte l’aventure du braiment et la gracieuse histoire du joueur de marionnettes, ainsi que les mémorables divinations du singe devin.



Don Quichotte grillait, comme on dit, d’impatience d’apprendre les merveilles promises par l’homme aux armes. Il alla le chercher où l’hôtelier lui avait indiqué qu’il était, et, l’ayant trouvé, il le pria de lui dire sur-le-champ ce qu’il devait lui dire plus tard, à propos des questions qui lui avaient été faites en chemin. L’homme répondit : « Ce n’est pas si vite, ni sur les pieds, qu’il faut entendre le récit de mes merveilles. Que votre grâce, mon bon seigneur, me laisse d’abord achever de panser ma bête ; après quoi je vous dirai des choses qui vous étonneront. — Si ce n’est que cela, reprit Don Quichotte, je vais vous aider. » Aussitôt il se mit à vanner l’orge et à nettoyer la mangeoire, humilité qui obligea l’homme à lui conter de bonne grâce ce qu’il lui demandait. Ils s’assirent donc côte à côte sur un banc de pierre, et l’homme aux hallebardes, ayant pour sénat et pour auditoire le cousin, le page, Sancho Panza et l’hôtelier, commença de la sorte :

« Il faut que vous sachiez, seigneurs, que dans un village qui est à quatre lieues et demie de cette hôtellerie, il arriva qu’un regidor[1] du pays, par la faute ou la malice de sa servante, ce qui serait trop long à conter, perdit un âne, et quelques diligences que fît ce regidor pour retrouver l’animal, il n’en put venir à bout. Quinze jours étaient déjà passés, selon le bruit public, depuis que l’âne avait quitté la maison, lorsque, étant sur la place, le regidor perdant vit venir à lui un autre regidor du même village. « Donnez-moi mes étrennes[2], compère, dit celui-ci, votre âne est retrouvé. — Très-volontiers, compère, répondit l’autre, mais sachons d’abord où l’âne a reparu ? — Dans le bois de la montagne, reprit le trouveur ; je l’ai vu ce matin, sans bât, sans harnais, et si maigre que c’était une pitié de le voir. J’ai voulu le chasser devant moi et vous le ramener, mais il est déjà si sauvage, que dès que j’ai voulu l’approcher, il s’est sauvé en courant dans le plus épais du bois. S’il vous plaît que nous retournions le chercher ensemble, laissez-moi mettre cette bourrique à la maison, et je reviens tout de suite. — Vous me ferez grand plaisir, répondit le maître de l’âne, et je tâcherai de vous rendre le service en même monnaie. » C’est avec toutes ces circonstances et de la même manière que je vous conte l’histoire, que la racontent tous ceux qui sont au fait de la vérité. Finalement, les deux regidors, à pied, et bras dessus bras dessous, s’en allèrent au bois ; mais quand ils furent arrivés à l’endroit où ils pensaient trouver l’âne, ils ne le trouvèrent pas, et quelque soin qu’ils missent à le chercher, ils ne purent le découvrir dans tous les environs. Voyant que l’animal ne paraissait point, le regidor qui l’avait vu dit à l’autre : « Écoutez, compère ; je viens d’imaginer une ruse, au moyen de laquelle nous finirons par découvrir la bête, fût-elle cachée non dans les entrailles du bois, mais dans celles de la terre. Je sais braire à merveille, et si vous avez aussi quelque peu de ce talent, tenez l’affaire pour conclue. — Quelque peu, dites-vous, compère ? reprit l’autre. Oh ! pardieu, j’espère bien que personne n’aurait à m’en revendre, pas même les ânes en chair et en os. — C’est ce que nous allons voir, répondit le second regidor, car j’ai résolu que vous alliez d’un côté de la montagne et moi de l’autre, de façon que nous en fassions le tour, et que nous la parcourions en tous sens. De temps en temps, vous brairez et je brairai aussi, et il n’est pas possible que l’âne ne nous entende et ne nous réponde, s’il est encore dans le bois de la montagne. — En vérité, compère, s’écria le maître de l’âne, la ruse est excellente et digne de votre grand génie. » Aussitôt ils se séparèrent, et, suivant la convention, chacun prit de son côté ; mais presque en même temps, ils se mirent tous deux à braire, et trompés chacun par le cri de l’autre, ils accoururent se chercher, croyant avoir trouvé l’âne. Quand le perdant vit son compère : « Est-il possible, s’écria-t-il, que ce ne soit pas mon âne que j’ai entendu braire ? — Non, ce n’est que moi, répondit l’autre. — Eh bien, compère, reprit le premier, j’affirme que de vous à un âne il n’y a aucune différence, quant à ce qui est de braire, car de ma vie je n’avais vu ni entendu chose plus semblable et plus parfaite. — Sans vous flatter, répondit l’inventeur de la ruse, ces louanges vous appartiennent plus qu’à moi, compère. Par le Dieu qui m’a créé, vous pourriez céder deux points au plus habile brayeur du monde. Le son que vous donnez est haut et fort, les notes aiguës viennent bien en mesure, les suspensions sont nombreuses et précipitées ; enfin je me tiens pour vaincu, et vous rends la palme en ce rare talent d’agrément. — Eh bien ! répliqua le maître de l’âne, je m’estimerai désormais davantage, et je croirai savoir quelque chose, puisque j’ai quelque talent ; mais, en vérité, quoique je crusse fort bien braire, je n’avais jamais imaginé que ce fût avec la perfection que vous dites. — J’ajoute encore, reprit le second, qu’il y a de rares talents perdus dans le monde, et qui sont mal employés chez ceux qui ne savent pas s’en servir. — Quant aux nôtres, répondit le maître de l’âne, ils ne peuvent guère servir que dans les occasions comme celle qui nous occupe ; encore plaise à Dieu qu’ils nous y soient de quelque utilité. » Cela dit, ils se séparèrent de nouveau, et se remirent à braire ; mais à chaque pas ils se trompaient mutuellement et venaient se rejoindre, jusqu’à ce qu’ils convinrent, pour reconnaître que c’étaient eux et non l’âne, de braire deux fois coup sur coup. Après cela, et redoublant sans cesse les braiments, ils parcoururent toute la montagne sans que l’âne perdu répondît, même par signes. Mais comment aurait-il pu répondre, l’infortuné, puisqu’ils le trouvèrent au plus profond du bois, mangé par les loups ! Quand son maître le vit : « Je m’étonnais, s’écria-t-il, qu’il n’eût pas répondu ; car, à moins d’être mort, il n’aurait pas manqué de braire en nous entendant, ou bien ce n’eût pas été un âne. Mais, pour vous avoir entendu braire avec tant de grâce, compère, je tiens pour bien employée la peine que j’ai prise à le chercher, quoique je l’aie trouvé mort. — Nous sommes à deux de jeu, compère, répondit l’autre ; car si le curé chante bien, aussi bien fait l’enfant de chœur. » Après cela, ils s’en revinrent tristes et enroués au village, où ils contèrent à leurs voisins, amis et connaissances, tout ce qui leur était arrivé à la recherche de l’âne ; chacun d’eux vantant à l’envi la grâce qu’avait l’autre à braire. Tout cela se sut et se répandit dans les villages circonvoisins. Or le diable, qui ne dort jamais, aime tellement à semer des pailles en l’air, à souffler partout la discorde et les querelles, qu’il s’est avisé de faire que les gens des autres villages, quand ils voient quelqu’un du nôtre, se mettent à braire, comme pour lui jeter au nez le braiment de nos régidors. Les polissons s’en sont mêlés, ce qui est pire que si tous les démons de l’enfer se fussent donné le mot, et le braiment s’est enfin si bien répandu d’un village à l’autre, que les habitants de celui du braiment sont connus et distingués partout comme les nègres parmi les blancs. Les malheureuses suites de cette plaisanterie sont allées si loin, que maintes fois les raillés sont sortis contre les railleurs, à main armée et bataillons formés, pour leur livrer bataille, sans que rien puisse en empêcher, ni crainte, ni honte, ni roi, ni justice. Je crois que demain ou après-demain, les gens de mon village, qui est celui du braiment, doivent se mettre en campagne contre un autre pays, à deux lieues du nôtre, et l’un de ceux qui nous persécutent le plus. C’est pour les armer convenablement que je viens d’acheter ces lances et ces hallebardes. Voilà les merveilles que j’avais à vous raconter ; si elles ne vous ont point paru telles, je n’en sais pas d’autres. » Et le bonhomme finit de la sorte son récit.

En cet instant parut à la porte de l’hôtellerie un homme tout habillé de peau de chamois, bas, chausses et pourpoint. « Seigneur hôte, dit-il à haute voix, y a-t-il place au logis ? voici venir le singe devin, et le spectacle de la délivrance de Mélisandre. — Mort de ma vie ! s’écria l’hôtelier, puisque voici le seigneur maître Pierre, nous sommes sûrs d’une bonne soirée. » J’avais oublié de dire que ce maître Pierre avait l’œil gauche et presque la moitié de la joue cachés sous une emplâtre de taffetas vert, ce qui indiquait que tout ce côté de la figure était malade. « Soyez le bienvenu, seigneur maître Pierre, continua l’hôtelier. Mais où sont donc le singe et le théâtre, je ne les vois pas ? — Ils seront bientôt ici, répondit l’homme de chamois ; j’ai seulement pris les devants, pour savoir s’il y aurait place. — Je l’ôterais au duc d’Albe en personne, répondit l’hôtelier, pour la donner à maître Pierre. Amenez les tréteaux et le singe, il y a cette nuit des gens dans l’hôtellerie qui paieront pour la vue des uns, et pour les talents de l’autre. — À la bonne heure, répliqua l’homme à l’emplâtre, je baisserai les prix, et, pourvu que j’y trouve mon écot, je me tiendrai pour bien payé. Mais je vais faire marcher plus vite la charrette où viennent le singe et le théâtre. » Cela dit, il sortit de l’hôtellerie.

Don Quichotte demanda aussitôt à l’hôtelier qui était ce maître Pierre, quel théâtre et quel singe il menait avec lui. « C’est, répondit l’hôtelier, un fameux joueur de marionnettes, qui se promène depuis quelque temps dans cette partie de la Manche aragonaise, montrant un spectacle de Mélisandre délivrée par le fameux Don Gaïferos, qui est bien l’une des meilleures histoires et des mieux représentées qu’on ait vues depuis longues années dans ce coin du royaume. Il mène aussi un singe de la plus rare habileté qu’on ait vue parmi les singes, et qu’on ait imaginée parmi les hommes. Si on lui fait une question, il écoute attentivement ce qu’on lui demande, saute aussitôt sur l’épaule de son maître, et, s’approchant de son oreille, il lui fait la réponse à la question : laquelle réponse maître Pierre répète sur-le-champ tout haut. Il parle beaucoup plus des choses passées que des choses à venir, et, bien qu’il ne rencontre pas juste à tout coup, le plus souvent il ne se trompe pas, de façon qu’il nous fait croire qu’il a le diable dans le corps. On paie deux réaux par question, si le singe répond…, je veux dire si son maître répond pour lui, après qu’il lui a parlé à l’oreille. Aussi croit-on que ce maître Pierre est fort riche. C’est un galant homme, comme on dit en Italie, un bon compagnon, qui se donne la meilleure vie du monde. Il parle plus que six, boit plus que douze, et tout cela aux dépens de sa langue, de son singe, et de son théâtre. »

En ce moment, maître Pierre revint, conduisant sur une charrette les tréteaux et le singe, qui était grand et sans queue, avec les fesses de feutre, mais non de méchante mine. À peine Don Quichotte l’eut-il vu, qu’il demanda : « Dites-moi, seigneur devin, quel peje pigliamo[3] ? qu’arrivera-t-il de nous ? Tenez, voilà mes deux réaux. » Et il ordonna à Sancho de les donner à maître Pierre. Celui-ci répondit pour le singe. « Seigneur, dit-il, cet animal ne répond pas et ne donne aucune nouvelle des choses à venir ; des choses passées, il en sait quelque peu, et des présentes à l’avenant. — Par la jarni, s’écria Sancho, si je donnais une obole pour qu’on me dît ce qui m’est arrivé ! car, qui peut le savoir mieux que moi ! et payer pour qu’on me dise ce que je sais, ce serait une grande bêtise. Mais puisqu’il sait les choses présentes, voici mes deux réaux, et dites-moi, seigneur singissime, qu’est-ce que fait en ce moment ma femme Thérèse Panza ? à quoi s’occupe-t-elle ? » Maître Pierre ne voulut pas prendre l’argent. « Je ne fais pas payer à l’avance, dit-il, et ne reçois le prix qu’après le service ; » puis, il frappa de la main droite deux coups sur son épaule gauche. Le singe y sauta d’un seul bond, et, approchant la bouche de l’oreille de son maître, il se mit à claquer des dents avec beaucoup de rapidité. Quand il eut fait cette grimace pendant la durée d’un credo, d’un autre bond il sauta par terre. Alors maître Pierre accourut s’agenouiller devant Don Quichotte, et, lui prenant les jambes dans ses bras : « J’embrasse ces jambes, s’écria-t-il, comme si j’embrassais les deux colonnes d’Hercule, ô ressusciteur insigne de l’oubliée chevalerie errante ! ô jamais dignement loué chevalier Don Quichotte de la Manche, appui des faibles, soutien de ceux qui tombent, bras de ceux qui sont tombés, consolation de tous les malheureux ! »

Don Quichotte resta stupéfait, Sancho ébahi, le cousin frappé d’admiration et le page de frayeur, l’hôtelier immobile, l’homme au braiment bouche béante, et finalement, les cheveux dressèrent sur la tête à tous ceux qui avaient entendu parler le joueur de marionnettes. Celui-ci continua sans se troubler : « Et toi, ô bon Sancho Panza, le meilleur écuyer du meilleur chevalier de ce monde, réjouis-toi ; ta bonne femme Thérèse se porte bien, et s’occupe à l’heure qu’il est à peigner une livre de chanvre, à telles enseignes qu’à son côté gauche est un pot égueulé, qui tient une bonne pinte de vin, avec lequel elle se délasse, et qui lui fait compagnie dans sa besogne. — Oh ! pour cela, je le crois bien, répondit Sancho, car c’est une vraie bienheureuse, et, si elle n’était pas jalouse, je ne la troquerais pas pour la géante Andandona, qui fut, suivant mon seigneur, une femme très-entendue, très-bonne ménagère ; et ma Thérèse est de celles qui ne se laissent manquer de rien, bien qu’aux dépens de leurs héritiers. — Maintenant je répète, s’écria Don Quichotte, que celui qui lit et voyage beaucoup apprend et voit beaucoup. Comment, en effet, serait-on parvenu jamais à me persuader qu’il y a dans le monde des singes qui devinent, ainsi que je viens de le voir avec mes propres yeux ? car je suis bien ce même Don Quichotte de la Manche que ce bon animal vient de nommer, sauf toutefois qu’il s’est un peu trop étendu sur mes louanges. Mais, tel que je sois, je rends grâce au ciel qui m’a doué d’un caractère doux et compatissant, toujours porté à faire bien à tous et mal à personne. — Si j’avais de l’argent, dit le page, je demanderais au seigneur singe ce qui doit m’arriver dans le voyage que j’entreprends. — J’ai déjà dit, répliqua maître Pierre, qui venait de se relever et de quitter les pieds de Don Quichotte, que cette bête ne répond point sur les choses à venir. Si elle y répondait, il importerait peu que vous n’eussiez pas d’argent, car, pour le service du seigneur Don Quichotte, ici présent, j’oublierais tous les intérêts du monde. Et maintenant, pour lui faire plaisir et m’acquitter envers lui, je veux monter mon théâtre et divertir gratis tous ceux qui se trouvent dans l’hôtellerie. » À ces mots, l’hôtelier, ne se sentant pas de joie, indiqua la place où l’on pourrait commodément élever le théâtre, ce qui fut fait en un instant.

Don Quichotte n’était pas fort satisfait des divinations du singe, car il lui semblait hors de croyance qu’un singe devinât ni les choses futures, ni les choses passées. Aussi, tandis que maître Pierre ajustait les pièces de son théâtre, il se retira avec Sancho dans un coin de l’écurie, où, sans pouvoir être entendu de personne, il lui dit : « Écoute, Sancho, j’ai bien mûrement considéré l’étrange talent de ce singe, et je m’imagine que ce maître Pierre, son maître, aura sans doute fait quelque pacte exprès ou tacite avec le diable. — Si la pâte est épaisse et faite par le diable, dit Sancho, cela fera, je suppose, un pain fort sale. Mais quel profit peut trouver maître Pierre à manier ces pâtes ? — Tu ne m’as pas compris, Sancho, reprit Don Quichotte, je veux dire que maître Pierre doit avoir fait quelque arrangement avec le démon, pour que celui-ci mette ce talent dans le corps du singe, qui lui fera gagner sa vie, et, quand il sera riche, il livrera en échange son âme au démon, chose que vise et poursuit toujours cet universel ennemi du genre humain. Ce qui me fait croire cela, c’est de voir que le singe ne répond qu’aux choses passées ou présentes, et la science du diable, en effet, ne s’étend pas plus loin. Les choses à venir, il ne les sait pas, si ce n’est par conjecture, et encore fort rarement ; à Dieu seul est réservée la connaissance des temps ; pour lui il n’y a ni passé, ni futur ; tout est présent. S’il en est ainsi, il est clair que ce singe ne parle qu’avec l’aide du diable, et je suis étonné qu’on ne l’ait pas traduit déjà devant le saint-office, pour l’examiner et tirer à clair en vertu de quel pouvoir il devine les choses. Je suis en effet certain que ce singe n’est point astrologue, et que ni lui ni son maître ne savent ce qu’on appelle dresser ces figures judiciaires[4], si à la mode maintenant en Espagne, qu’il n’y a pas une femmelette, pas un petit page, pas un savetier, qui ne se piquent de savoir dresser une figure, comme s’il s’agissait de relever une carte tombée par terre, compromettant ainsi par leur ignorance et leurs mensonges la merveilleuse vérité de la science. Je connais une dame qui demanda à l’un de ces tireurs d’horoscope si une petite chienne de manchon qu’elle avait deviendrait pleine, si elle mettrait bas, en quel nombre et de quelle couleur seraient ses petits. Le seigneur astrologue, après avoir dressé sa figure, répondit que la bichonne deviendrait pleine, et qu’elle mettrait bas trois petits chiens, l’un vert, l’autre rouge, et le troisième bariolé, pourvu que la bête conçût entre onze et douze heures de la nuit ou du jour, et que ce fût le lundi ou le samedi. Ce qui arriva, c’est qu’au bout de deux jours la chienne mourut d’indigestion, et le seigneur dresseur de figures demeura fort en crédit dans l’endroit en qualité d’astrologue, comme le sont presque tous ces gens-là. — Cependant, reprit Sancho, je voudrais que votre grâce priât maître Pierre de demander à son singe si ce qui vous est arrivé dans la caverne de Montésinos est bien vrai, car il m’est avis, soit dit sans vous offenser, que tout cela ne fut que mensonge et hâblerie, ou, du moins, choses purement rêvées. — Tout est possible, répondit Don Quichotte ; mais je ferai ce que tu me conseilles, bien qu’il doive m’en rester je ne sais quel scrupule. »

Ils en étaient là, quand maître Pierre vint chercher Don Quichotte pour lui dire que son théâtre était monté, et prier sa grâce de venir le voir, car c’était une chose digne d’être vue. Don Quichotte lui communiqua sa pensée, et le pria de demander sur-le-champ à son singe si certaines choses qui lui étaient arrivées dans la caverne de Montésinos étaient rêvées ou véritables, parce qu’il lui semblait qu’elles tenaient du songe et de la réalité. Maître Pierre, sans répondre un mot, alla chercher son singe, et, se plaçant devant Don Quichotte et Sancho : « Attention, seigneur singe, dit-il ; ce gentilhomme veut savoir si certaines choses qui lui sont arrivées dans une caverne appelée de Montésinos sont fausses ou vraies. » Puis il lui donna le signal ordinaire, et le singe ayant sauté sur son épaule gauche et fait mine de lui parler à l’oreille, maître Pierre dit aussitôt : « Le singe dit que les choses que votre grâce a vues ou faites dans la caverne sont en partie fausses, en partie vraisemblables. Voilà tout ce qu’il sait, et rien de plus, à propos de cette question. Mais si votre grâce veut en savoir davantage, vendredi prochain il répondra à tout ce qui lui sera demandé. Quant à présent, il a perdu sa vertu divinatoire, et il ne la retrouvera plus que vendredi. — Ne le disais-je pas, s’écria Sancho, que je ne pouvais m’imaginer que tout ce que votre grâce, mon seigneur, a conté des événements de la caverne fût vrai, pas même la moitié ? — L’avenir le dira, Sancho, répondit Don Quichotte, car le temps, découvreur de toutes choses, n’en laisse aucune qu’il ne traîne à la lumière du soleil, fût-elle cachée dans les profondeurs de la terre. Mais c’est assez ; allons voir le théâtre du bon maître Pierre, car je m’imagine qu’il doit offrir quelque curiosité. — Comment donc, quelque curiosité ! répliqua maître Pierre ; plus de soixante mille en renferme ce mien théâtre. Je le dis à votre grâce, mon seigneur Don Quichotte, c’est une des choses les plus dignes d’être vues que le monde possède aujourd’hui, et operibus credite, non verbis. Allons ! la main à la besogne ! il se fait tard, et nous avons beaucoup à faire, beaucoup à dire et beaucoup à montrer. »

Don Quichotte et Sancho, obéissant à l’invitation, gagnèrent l’endroit où le théâtre de marionnettes était déjà dressé et découvert, garni d’une infinité de petits cierges allumés qui le rendaient pompeux et resplendissant. Dès que maître Pierre fut arrivé, il alla se cacher derrière les tréteaux, car c’est lui qui faisait jouer les figures de la mécanique, et dehors vint se placer un petit garçon, valet de maître Pierre, pour servir d’interprète et expliquer les mystères de la représentation. Celui-ci tenait à la main une baguette, avec laquelle il désignait les figures qui paraissaient sur la scène. Quand donc tous les gens qui se trouvaient dans l’hôtellerie se furent placés en face du théâtre, bon nombre sur leurs pieds, et quand Don Quichotte, Sancho, le page et le cousin se furent arrangés dans les meilleures places, le trucheman commença à dire ce qu’entendra ou lira celui qui voudra entendre ou lire le chapitre suivant.


  1. Officier municipal, échevin.
  2. Albricias, présent qu’on fait au porteur d’une bonne nouvelle.
  3. Quel poisson prenons-nous ? expression italienne prêtée par Cervantès à Don Quichotte.
  4. Alzar ou levantar figuras judiciarias. On appelait ainsi, parmi les astrologues, au dire de Covarrubias, la manière de déterminer la position des douze figures du zodiaque, des planètes et des étoiles fixes, à un moment précis, pour tirer un horoscope.