L’Inspiratrice de la «Symphonie en blanc majeur» - Marie de Nesselrode, comtesse Kalergis-Mouchanoff

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L’Inspiratrice de la «Symphonie en blanc majeur» - Marie de Nesselrode, comtesse Kalergis-Mouchanoff
Revue des Deux Mondes5e période, tome 58 (p. 606-634).
L’INSPIRATRICE DE LA
DE LA
« SYMPHONIE EN BLANC MAJEUR »

MARIE DE NESSELRODE
COMTESSE KALERGIS-MOUCHANOFF

Quelques publications récentes ont attiré notre attention sur une de ces étrangères éminentes par la naissance, par l’esprit ou par la beauté, qui ont tenu de tout temps large place dans la société française, sur une contemporaine des Swetchine, des Belgiojoso et des Lieven, sur une inspiratrice des poètes romantiques, Mme Kalergis-Mouchanoff[1]. Il est question de son influence politique dans la correspondance amoureuse de Metternich, récemment publiée par M. Hanoteau. Mme Judith Gautier, au cours des spirituels récits qu’elle intitule Le Collier des Jours, a raconté une fort amusante aventure dont Villiers de l’Isle-Adam fut le héros et dont le théâtre fut le salon badois de Mme Mouchanoff. Mme Gautier consacre à ce propos quelques lignes de sympathique souvenir à cette beauté du Nord que son père, le bon Théophile, chanta dans la « Symphonie en blanc majeur, » un des rythmes les plus connus des Emaux et Camées.

Puis encore les Mémoires de Charles Bocher, riches en documens mondains, ont à leur tour évoqué le salon de Mme Kalergis, où il fut aimablement accueilli vers 1850. « Nièce du chancelier russe Nesselrode, dit-il, douée d’un esprit supérieur et d’une imposante beauté, cette femme remarquable s’était donné pour tâche de recruter des adhérens au parti bonapartiste. « La baronne de Seebach, femme du ministre de Saxe à Paris, et les deux filles du maréchal de Castellane, Mme de Contades (plus tard comtesse de Beaulaincourt) et Mme de Hatzfeld (plus tard duchesse de Talleyrand et Sagan), sont citées par M. Bocher comme les habituées les plus fidèles de ce salon, où Alfred de Musset se montrait fort assidu, ainsi que Canrobert, Espinasse et la plupart des artisans du coup d’Etat de Décembre.

Déjà les Souvenirs un peu décousus de Mme Jaubert, l’aimable « marraine » de Musset, nous avaient jadis amplement renseigné sur Mme Kalergis, sur ses relations avec Berryer, Cavaignac, Théophile Gautier, Henri Heine et autres célébrités de l’époque. Avouons même que Mme Jaubert parle assez légèrement de son ancienne amie dont elle critique la désinvolture slave en matière de sentiment ; elle lui reproche en particulier certaines coquetteries qui auraient engagé le général Cavaignac dans une folle passion dont sa santé fut sérieusement ébranlée. Enfin on a publié, il y a trois ans à Vienne, la correspondance de Mme Kalergis-Mouchanoff avec sa fille, la comtesse Marie Coudenhove ; mais ce livre, qui méritait à plus d’un titre l’attention du public français, a passé totalement inaperçu parmi nous, bien que les lettres qu’il renferme soient presque toutes écrites dans notre langue. Quelques-unes le sont en allemand toutefois, ainsi que l’introduction et les notes du volume, et cette circonstance a pu décourager les lecteurs que nous serions heureux de ramener vers ce livre attrayant[2].

A l’aide des documens que nous venons d’énumérer et aussi de quelques souvenirs directement recueillis par nous auprès de nos proches, nous tenterons d’esquisser une physionomie morale qui nous apparaît fort sympathique, tant par sa capacité d’enthousiasme généreux que par sa droiture intellectuelle et sa persistante sincérité vis-à-vis d’elle-même.


I

Marie de Nesselrode était la fille unique d’un gentilhomme allemand de très ancienne souche rhénane, le comte Frédéric Nesselrode qui, ayant pris du service en Russie comme plusieurs membres de sa famille, devint général commandant la gendarmerie de Varsovie et épousa une Polonaise, Thecla Natecz de Gorska, dont il se sépara après quelques années seulement de vie commune. Victime de la désunion de ses pareils, leur fille dut être confiée vers l’âge de dix ans aux soins de sa tante (à la mode de Bretagne), la comtesse Charles de Nesselrode, femme de l’homme d’état bien connu qui dirigea plus tard la politique russe, au temps de la guerre de Crimée. — La petite Marie fut donc élevée dans la maison de son oncle avec deux cousines à peu près de son âge : l’une d’elles devint la baronne de Seebach, fort connue dans la société parisienne et dont nous avons déjà prononcé le nom.

Née en 1823, la jeune Marie n’avait pas seize ans révolus lorsqu’elle fut mariée, le 15 janvier 1839, à un Grec de bonne famille qui habitait Pétersbourg à cette époque. Jean Kalergis prétendait se rattacher à l’homme de guerre du même nom qui commanda les contingens-vénitiens à Lépante et devint le gendre du doge Vendramin : il était dépourvu de séduction physique, mais fort riche et de manières distinguées. On raconte que les amis désireux de le marier avaient d’abord songé pour lui à l’une des filles du comte Charles Nesselrode, toutes deux un peu plus âgées que leur cousine de Pologne. Mais dès qu’il aperçut cette dernière en leur compagnie, l’original étranger déclara froidement : « C’est la grande blonde qui me plaît le mieux et que je désire épouser ! » — Sur quoi la comtesse Charles Nesselrode fit appeler sa nièce et lui dit sans périphrases : « M. Kalergis a demandé votre main : c’est un brave homme qui a une belle fortune et je crois que vous serez heureuse avec lui ! » La « grande blonde » fut donc épousée, comblée de diamans, de plumes, de cachemires et emmenée à Londres où son mari résidait le plus souvent.

Par malheur, cette aventure, qui ressemble au conte de Cendrillon, tourna bientôt d’autre manière, sans doute parce que M. Kalergis n’avait ni la tournure ni le caractère du Prince Charmant. Peu de mois après leur union, les époux se séparaient pour incompatibilité d’humeur, la jeune femme reprochant à son mari une jalousie presque maladive à son égard, le mari se plaignant de certaines inconséquences que l’extrême jeunesse de sa compagne suffisait à excuser peut-être. — Quoi qu’il en soit, Mme Kalergis revint aussitôt à Pétersbourg où, le 19 janvier 1840, elle mit au monde une fille qui devint plus tard la comtesse Charles Coudenhove et à qui s’adresse la correspondance dont nous nous servirons surtout pour cette étude. Ajoutons, dès à présent, pour mieux expliquer le nom placé en tête de notre article, que Mme Kalergis se remaria en 1864 à un gentilhomme russe du nom de Mouchanoff et qu’elle se laissa toujours donner le titre de comtesse, parce qu’elle le portait de son chef, à la mode allemande.

Vis-à-vis de sa fille, elle s’est expliquée plus d’une fois avec sincérité sur la brève et regrettable aventure de son précoce mariage. « Ma chère Marie, lui écrit-elle un jour, vous m’avez vue souvent pleurer ; vous connaissez les sentimens qui m’animent envers votre père : ceux d’une profonde estime et du plus affectueux intérêt. J’ai été mal élevée, je vous l’ai dit cent fois, et mon caractère, qui s’est formé plus tard et auquel je dois les amis et la considération dont je suis entourée, n’était pas développé à l’époque de mon mariage. Quelques années plus tard, j’aurais pu le rendre heureux. Une de mes plus profondes douleurs est celle-là. Nous sommes tous les deux gens de bien, et nous n’avons pu vivre ensemble. C’est parce que j’étais une enfant mal élevée et ignorante de la vie telle qu’elle est, telle qu’elle doit être. » Cette profession de foi a le ton de la sincérité et, lorsque Jean Kalergis mourut en 1863, sa femme s’empressa de lui consacrer une équitable oraison funèbre : « Il était, dit-elle, très charitable et n’a jamais fait sciemment du mal à qui que ce soit. Ses goûts étaient innocens, ses convictions parfois absurdes, mais toujours généreuses et, quoiqu’il ait souffert par sa défiance des hommes, il aimait l’humanité et compatissait à la souffrance d’autrui. Je regrette d’avoir été un embarras dans sa vie. Plût au ciel qu’il eût eu confiance en moi quand, à diverses reprises, j’ai proposé notre réunion comme un moyen de réparer les maux causés par l’imprévoyance de ceux qui nous avaient mariés ! »

Après un semblable début dans le monde, la vie s’annonçait difficile et orageuse en effet pour Marie de Nesselrode. Elle sortit pourtant victorieuse de l’épreuve, et, comme elle le disait plus tard à sa fille avec un orgueil légitime, elle conquit les amis et la considération. Il faut reconnaître toutefois que, pour assurer ce triomphe, elle possédait des armes efficaces : nous passerons rapidement ces avantages en revue. Le plus décisif de tous fut sans doute sa naissance distinguée et, bientôt, la situation politique éminente de son oncle, le chancelier de l’empire russe, qui la considérait comme une fille adoptive et ne l’abandonna pas aux heures difficiles de son existence. « Jetée comme je l’ai été dans l’aventure et dans la solitude, écrit-elle un jour, c’est à mes parens éloignés que je dois tout. Ils m’ont soutenue, aimée, considérée, sauvée du naufrage où je périssais ! » De cet oncle devenu pour elle un second père, elle disait encore volons tiers qu’il fut la seule personne de sa famille avec qui elle se trouva toujours en pleine communion d’idées et de sentimens. Le chancelier possédait, de son côté, dans la personne de sa nièce une véritable amie, à la fois supérieure par l’esprit et virile par le caractère. Elle fut donc et elle passa plus encore pour sa confidente, pour son inspiratrice en matière de diplomatie et de gouvernement intérieur. Premier et solide point d’appui que celui-là : alliance fort capable de consolider l’édifice si tôt ébranlé de sa situation sociale.

Une arme plus puissante encore entre ses mains fut sa beauté imposante et en quelque sorte souveraine : beauté de caractère un peu exceptionnel toutefois, car elle était très grande et très fortement bâtie, bien qu’admirablement proportionnée. Elle avait les cheveux d’un blond vénitien éclatant, le teint d’une blancheur éblouissante, les yeux d’un ton indéfinissable, ni bleu, ni gris, ni vert, a dit Mme Jaubert, mais semblables à deux violettes de Parme largement épanouies. Ces beaux yeux étaient souvent à demi voilés par ses paupières que sa vue, un peu basse, la portait à rapprocher légèrement l’une de l’autre dans l’effort d’attention pénétrante qui lui était habituel au cours de la conversation : plus encore qu’une passionnée, elle fut en effet à travers la vie une curieuse et une inquiète. Ainsi faite, — et plutôt comme une Walkyrie que comme une Parisienne, — elle récolta beaucoup d’hommages et quelques sarcasmes. Théophile Gautier l’a chantée, comme nous l’avons rappelé déjà, dans une pièce célèbre de ses Émaux et Camées, la « Symphonie en blanc majeur. »


<poem> De leur col blanc courbant les lignes, On voit dans les contes du Nord Sur le Vieux-Rhin, des femmes-cygnes Nager en chantant près du bord…

De ces femmes, il en est une,

Qui chez nous descend quelquefois,
Blanche comme le clair de lune
Sur les glaciers sous les cieux froids…
Sphinx enterré par l’avalanche,
Gardien des glaciers étoilés,
Et qui, sous sa poitrine blanche,
Cache de blancs secrets gelés.
Sous la glace où calme il repose,
Oh ! qui pourra fondre ce cœur,
Oh ! qui pourra mettre un ton rose
Dans cette implacable blancheur !

Quant à Henri Heine, l’infatigable railleur, qu’elle ne connaissait pas avant sa maladie finale et qu’elle avait piqué par une curiosité un peu indiscrète sans doute, en insistant pour le visiter sur son lit de douleurs, il prétendit avoir eu sous les yeux non pas précisément une jolie femme, mais plutôt une beauté de proportions écrasantes, la « cathédrale du dieu Amour. » Il murmura même l’épithète malsonnante d’ « éléphant blanc, » bien qu’il ait chanté, lui aussi, dans son Romanzero l’éclat de cette carnation radieuse. « La cime neigeuse de l’Himalaya semblerait d’un gris cendre en son voisinage : le lys que sa main détache jaunit aussitôt par jalousie ou seulement par contraste. »

Enfin, dans sa lutte pour cette hégémonie sociale qui lui apparaissait comme une revanche contre la destinée, d’abord si cruelle à son printemps, Mme Kalergis se trouva pourvue d’un autre avantage plus exceptionnel encore : elle se révéla de bonne heure musicienne inspirée, presque géniale. Elle fut une pianiste célèbre et l’un des souvenirs d’enfance de sa fille était de l’avoir vue dans sa berline de poste, qui souvent parcourait l’Europe en tous sens, continuer, sur un clavier muet, ses exercices de doigté. Elle connut, sa vie durant, les plus éclatans triomphes du virtuose : consciente de sa valeur d’artiste, elle se refusait à jouer (ou même à laisser jouer ses amis), devant des profanes, exigeait de ses auditeurs le recueillement le plus absolu et disait volontiers pour l’obtenir, en faisant allusion à ses nombreuses amitiés souveraines : « Quand je suis au piano, les rois eux-mêmes se taisent ! » — Sa culture musicale devint à ce point raffinée qu’elle empruntait d’instinct à l’histoire de l’art des métaphores inattendues. Elle décrit par exemple à la comtesse Coudenhove une de ses amies, femme du monde accomplie, dit-elle, exacte à remplir tous ses devoirs de société, servant à chacun le lieu commun qu’il souhaite d’entendre, bienveillante, indifférente, toujours coiffée à miracle, n’ayant ni une dette, ni une lettre en retard, et elle ajoute par manière de conclusion : en un mot, « une symphonie de Haydn première manière ! »

Au surplus, son influence sur l’évolution de la musique vers le milieu du XIXe siècle n’a pas été négligeable, car elle fut intimement liée avec Liszt, Wagner, Rubinstein et Mme Viardot ; elle applaudit aux débuts de M. Saint-Saëns et se fit l’apôtre passionnée du wagnérisme dans sa patrie polonaise. Elle se donnait elle-même, en manière de plaisanterie, le titre de plénipotentiaire wagnérienne pour les pays slaves et le maître de Bayreuth lui a dédié un de ses opuscules théoriques les plus significatifs : le Judaïsme dans la musique. Non qu’elle fût aveuglément antisémite, tout au contraire, car son esprit pénétrant lui interdisait l’injustice et la prévention. Elle écrit même un jour de Varsovie à sa fille qu’elle ne voit et n’approuve que les Juifs dans cette ville. Eux seuls, en effet, s’intéressent aux bonnes choses, font la charité de leur propre argent, goûtent la musique et soutiennent les artistes. « Si nous restions entre Slaves, conclut-elle dans une énergique boutade, on verrait un tas de fainéans pauvres se manger les uns les autres ! »

Mme Kalergis n’avait pas été pourtant une wagnérienne militante de la première heure. Son initiation ne s’accomplit que par étapes successives et son goût, formé à l’école classique, hésita quelque temps avant de la porter décidément sur la voie nouvelle. Au lendemain de l’échec célèbre que subit à Paris l’opéra de Tannhäuser, elle juge que l’auteur a eu tort de laisser mutiler son œuvre, mais aussi d’avoir conçu le premier acte si démesurément long. Elle souhaite que son infortune l’éclaire sur les dangers de son propre génie, qui le rend trop dédaigneux des goûts du public. Bien plus, commentant vers la même date la partition de Tristan et Isolde, elle estime que l’œuvre est « tout bonnement impossible : » c’est, dit-elle, « une abstraction curieuse à l’étude et offrant des beautés dont on pourrait dégager une pensée saine, mais qui sera, comme œuvre dramatique, repoussée par tous les publics de l’univers ! » Six années passent cependant, et, après avoir consacré une de ses soirées à l’audition de ce même Tristan, elle aura simplement cette exclamation désormais sans réserves : « Quel chef-d’œuvre ! »

En 1869, elle allait visiter, dans leur retraite de Triebschen, Richard Wagner et Mme Cosima de Bülow, alors sur le point de régulariser une situation qui était à ce moment fort délicate, et elle adressait à sa fille ce joli tableau d’intérieur : « Ne vous indignez pas contre moi, mais j’aime Mme de Bülow autant que par le passé, avec une nuance d’attendrissement en plus. Elle subit une situation qu’elle avait voulu éviter et où l’ont fatalement amenée l’égoïste passion de Wagner, la grandeur d’âme de M. de Bülow et les persécutions, les infamies du monde grand et petit, si acharné contre tout ce qui le domine… Rien de plus grave que leur intérieur ! Wagner, en houppelande de velours noir, avec le bonnet de magister, des lunettes sur le nez : elle, avec sa jeune et jolie taille, a l’air de sa fille, lit sa pensée dans ses yeux et l’achève comme si leur âme était une en deux personnes. Elle pleure beaucoup, élève ses enfans à merveille et travaille jour et nuit à la gloire de celui qui résume à ses yeux toutes les perfections. » La visiteuse dut aussi rencontrer à Triebschen le jeune Nietzsche, récemment installé dans sa chaire académique, car elle parle de lui peu après comme du « charmant professeur de Bâle, » ce qui laisse supposer que l’Eliacin du wagnérisme lui avait été présenté. Ses relations avec Wagner restèrent des plus amicales jusqu’à sa mort : elle écrit encore en 1872 qu’elle va chercher ses instructions chez l’empereur de la musique et que la comtesse Schleinitz l’ayant supplantée dans les bonnes grâces du maître, elle entend reconquérir près de lui sa situation privilégiée d’autrefois. Elle ne renonce pas en effet sans protestation à la première place dans le cœur de ceux qu’elle admire et qu’elle aime. N’a-t-elle pas un jour avoué à son vieil ami Liszt qu’elle éprouvait à son égard « un sentiment de jalousie souffrante » qui paralysait vis-à-vis de lui toute sa spontanéité naturelle[3].

Enfin à ses relations de famille, à son imposante beauté et à son génie musical s’ajoutent, pour lui assurer l’influence sociale qui est l’objet de ses ambitions, une intelligence remarquable, une vaste culture intellectuelle et une énergie par quelques côtés presque masculine. Non qu’elle soit épargnée par le « mal du siècle, » par l’inquiétude romantique qui tourmente autour d’elle la plupart de ses admirateurs ; au contraire, elle a trop souvent à se débattre contre les orages de son âme, contre les fantômes de la solitude et elle se proclame alors incapable de bonheur ou terriblement fatiguée de vivre. Elle se reprochera même plus d’une fois dans son âge mûr le temps qu’elle a gaspillé à médire des dons de la vie, se jugeant parfois sans nulle raison la plus malheureuse créature du monde et coulant ses jours dans « des larmes insensées. » C’est à ce passé dépourvu de philosophie qu’elle fait allusion lorsqu’elle parle du caractère d’un de ses petits-fils dont la nature ressemble à la sienne d’une manière « effrayante, » dit-elle. Cet enfant a « le cœur plein de cordes douloureuses, » et, avec une pareille disposition, il faut soigner de près l’hygiène, afin que les nerfs n’ajoutent pas à l’impressionnabilité du cerveau.

Pour compenser toutefois ces faiblesses qui sont celles de son sexe et de son temps, Mme Kalergis a sa haute et ferme raison, son coup d’œil sûr et son expérience du cœur humain. Elle croit « terriblement, » dit-elle, à sa connaissance des hommes, car elle a beau rassembler ses souvenirs, il lui faut avouer, comme jadis le vieux Metternich, qu’elle ne s’est jamais trompée sur les caractères. Sur les événemens, c’est autre chose, et elle reconnaît s’être trouvée plus d’une fois mauvais prophète. Mais aussi, qui donc pourrait prévoir toutes les manifestations inattendues de la bêtise humaine ! Enfin, indépendamment de son bon sens et de sa droiture naturelle, le sentiment religieux la soutient sur sa route. Sa piété, fort réelle, est parfois teintée d’esthétisme, à la mode de son époque ; car sa foi, qu’ébranlent trop aisément, dit-elle, la polémique intolérante, les misères imméritées et la sécheresse dévotieuse, se raffermit par l’audition recueillie de quelque belle œuvre musicale. Mais l’abbé Deguerry, curé de la Madeleine (qui fut une des victimes de la Commune), est son directeur et son ami dévoué. La sait-il malade à Bâle, il songe aussitôt à se mettre en route pour aller la consoler par sa visite. Ce fut lui qui maria la comtesse Coudenhove à Saint-Philippe-du-Roule, et, certain jour de Jeudi-Saint, Mme Kalergis, alors éloignée de France, a des termes vraiment émus pour regretter sa paroisse parisienne et son excellent pasteur. Lorsqu’elle le revoit en 1864, après quelques années de séparation, elle avoue familièrement à sa fille qu’elle en a presque beuglé d’attendrissement.


II

Ainsi douée par la nature et dotée par les circonstances, elle se crée rapidement une grande situation européenne, — situation qu’elle a la juste fierté de devoir en grande partie à son propre effort. Elle se sent jusqu’à un certain point fille de ses œuvres, self made woman, et elle affirme un jour, — en exagérant, il est vrai, ce qui lui manque, — qu’elle n’a ni position officielle, ni nom, ni fortune, mais qu’avec tout cela, son amitié suffit à poser un homme ! Lorsqu’elle juge à propos de se remarier presque aussitôt qu’elle est devenue veuve, en 1864, son père peut écrire à la comtesse Coudenhove : « Une chose que je regretterai toujours, c’est qu’elle ait dû quitter son nom, nom qu’elle avait tellement illustré que, sans exagération, elle aurait pu dire comme Mme de Staël lorsqu’elle épousa M. de Rocca : Mais il faut que je garde mon nom, car l’Europe en serait déroutée ! »

De bonne heure, elle se fit une sorte de spécialité des amitiés souveraines et, sur les marches de tous les trônes, compta des admirateurs de son esprit ou de son talent. Elle assurait que le sentiment monarchique doit être fortifié et poétisé dans les cœurs par l’inclination personnelle à l’égard de ceux qui en sont l’objet : sinon, ce sentiment serait moins capable d’atteindre, quand il le faut, jusqu’au dévouement héroïque ! Sur ce point, elle a toujours prêché d’exemple et, certes, son loyalisme devait être de solide aloi si l’on en juge par toutes les inclinations personnelles dont elle sut l’étayer pour sa part. Se trouve-t-elle de passage à Munich, en 1858, elle racontera d’abord à sa fille une longue visite du prince régent de Prusse, le futur empereur Guillaume ; après quoi, sa soirée se trouvant libre, tous les princes présens dans la capitale bavaroise demandent à se réunir chez elle : on y verra donc ce jour-là le grand-duc de Weimar, un duc de Mecklembourg, deux princes de Hesse, le prince Albert de Prusse et encore une fois le régent Guillaume qui reparaît par surprise et sans s’être fait annoncer. A Gotha, le grand-duc change à son intention l’ordre des spectacles de son théâtre. La charmante reine Sophie de Hollande ainsi que la future impératrice Augusta sont parmi ses plus fidèles amies et l’on s’aperçoit, par le ton de ses lettres, qu’elle jouit grandement de ces sympathies peu banales.

A Bade surtout, où elle posséda longtemps une villa, son salua réunit un véritable parterre de rois, et son père, le franc et jovial comte Frédéric Nesselrode, a raconté bien joliment ses tribulations parmi cette cohue d’Altesses : « Je suis tombé ici dans un guêpier épouvantable, écrit-il à sa petite-fille : j’y ai trouvé le roi et la reine de Prusse, le roi des Belges, le grand-duc de Bade et sa femme, le prince Wasa, les princes de Hesse, les grandes-duchesses Marie et Hélène. Pour vous donner une idée, il suffit de vous dire que, depuis le jour de mon arrivée, Marie a dîné une fois à la maison et pris une fois le thé le soir. Ce matin, elle est entrée chez moi et me dit : La soirée a été charmante, mais il n’y avait pas même cinquante personnes : je les ai comptées exprès pour vous prouver combien Bade est déjà vide de monde ! Et notez encore que c’était une soirée donnée pour le roi et la reine de Prusse ; par conséquent, n’étaient invitées que les personnes désignées par la reine elle-même. Mais, comme c’est bien Marie, n’est-ce pas ? Cinquante personnes, pour elle, ce n’est pas la peine d’en parler ! » Et le vieux gentilhomme poursuit avec une indignation comique : « Ces jours derniers, le roi de Prusse fait une visite à Marie et lui dit, entre autres choses (par pure politesse comme de raison) : — Mais j’apprends que votre père est ici ; je voudrais pourtant le voir. — Là-dessus, Marie n’a rien de plus empressé à faire que d’accourir chez moi pour m’appeler. Le Roi la suit sans rien dire et entre avec elle dans ma petite chambre où je fumais ma pipe dans un bon fauteuil ! Gardez donc, dans ces conditions, votre incognito ! »

A Varsovie, sa ville natale où elle est souvent ramenée par son affection pour son père, Mme Kalergis bénéficie plus qu’ailleurs de cette exceptionnelle situation européenne qui lui fait auprès de ses compatriotes comme une auréole d’élégance et de séduction. Là, elle est véritablement reine par l’influence mondaine indiscutée et c’est d’ailleurs à cette condition seulement qu’elle supporte quelque temps le séjour de cette capitale lointaine. Son père nous renseignera une fois de plus, avec l’humour qui lui est naturel, sur les sentimens que sa propre patrie inspire à cette enfant gâtée de la haute société cosmopolite : « A l’heure qu’il est, écrit-il un jour à sa petite-fille, je me trouve un peu isolé, mais, depuis longtemps, j’y suis plus ou moins habitué, et puis, je suis si content de savoir votre maman dans un endroit où elle est bien mieux qu’ici et surtout bien plus agréablement, que je ne regrette pas son départ le moins du monde. Bien que Varsovie soit sa ville natale, bien qu’elle y soit aimée par tout le monde, qu’elle y jouisse d’une popularité comme personne, jamais elle n’a aimé le séjour de cette ville, si bien que toutes les fois qu’elle arrive ici, elle commence par tomber dans un tel spleen que cela fait mal à voir ! » Le vieillard constate que la présente année s’annonçait encore plus maussade pour sa fille que les précédentes ; mais aussitôt, dit-il, « que cette masse d’étrangers arrivèrent à la suite des souverains (russes), le spleen disparut et son salon devint le rendez-vous journalier de l’élite de tout ce monde : mais voilà ce qu’il lui faut indispensablement : le grand monde ; un corps diplomatique, beaucoup d’étrangers… De tout cela, Varsovie ne lui offre rien ; si ce n’est un passant qui se rend à Pétersbourg, jamais un étranger ne nous arrive ! »

Nul n’est cependant plus « populaire » en effet que cette belle infidèle dans la ville qu’elle accable de ses dédains et qu’elle appelle même avec affectation son « sépulcre ! » Le public l’accueille au spectacle par des démonstrations de sympathie bruyante : le dimanche, au sortir de la messe, on déchire presque ses vêtemens par empressement à s’approcher d’elle et les jeunes filles s’associent pour lui broder des tapisseries en hommage. Afin de se distraire, elle entreprend d’y fonder un Conservatoire des Beaux-Arts et donne au bénéfice de cette création des concerts publics qui deviennent, pour son talent, des triomphes. Enfin, quand le tsar Alexandre II visite Varsovie en 1860 et se heurte à la réserve maussade de l’aristocratie polonaise, elle se prodigue pour atténuer les impressions défavorables, et « sauve tout le séjour, » comme le lui dit le gouverneur, le prince Gortschakoff, reconnaissant de sa bonne grâce et de sa largeur d’esprit.

Vienne toutefois la grande insurrection polonaise de 1863, elle sera cruellement partagée entre ses obligations envers la Russie (comme nièce du chancelier de l’Empire) et ses parentés de Polonaise demi-sang, par sa mère. Jadis, avant que son oncle eût atteint aux suprêmes honneurs et l’eût par-là rattachée plus étroitement à la politique moscovite, elle semble avoir été dévouée aux intérêts de ses compatriotes, puisqu’une tradition de famille la montre risquant, vers 1847, son repos et sa liberté pour des conspirateurs nationalistes. Une nuit, dit-on, elle entendit frapper doucement à sa fenêtre, alla l’ouvrir et se trouva en présence d’une amie qui la supplia de recevoir en dépôt des papiers fort compromettans pour l’aristocratie polonaise. Nulle part, ajoutait cette visiteuse nocturne, de pareils documens ne seraient mieux en sûreté que dans la maison du comte Nesselrode, commandant la police de Varsovie. Mme Kalergis accepte et, avant de se rendormir, jette négligemment les papiers dans un carton à chapeau demeuré sur sa table, entr’ouvert. Mais, quelques heures plus tard, son père le général entre dans sa chambre et lui annonce qu’à son grand étonnement, elle est soupçonnée d’entretenir intelligence avec des personnes suspectes, en sorte qu’on va faire une perquisition dans son appartement. Par bonheur, les sbires cherchèrent partout excepté dans cette boîte béante que nul ne s’avisa de suspecter.

Quinze ans plus tard, l’héroïne de cette aventure de roman-feuilleton s’exposerait peut-être aux mêmes dangers par bonté de cœur, mais ce serait sans nulle conviction désormais. C’est pourquoi la crise de 1863 sera pour elle une terrible épreuve où sa santé risquera de sombrer sans remède. En vain prêche-t-elle la tolérance réciproque aux deux partis et souligne-t-elle l’absurdité d’une révolte sans issue, qui lui paraît d’inspiration purement anarchiste et révolutionnaire. En vain cherche-t-elle à tenir la balance égale entre les adversaires, protestant que les oppresseurs la révoltent, si les opprimés la « dégoûtent ; » sa popularité l’abandonne et il faudra que les passions s’apaisent pour que l’opinion lui revienne. Mais alors le revirement en sa faveur sera complet, la réparation éclatante. Bien qu’au plus fort de la tourmente, elle se soit remariée à un colonel russe, Serge Mouchanoff, on l’accueillera de nouveau à bras ouverts dans sa ville natale. On « se m’arrache, » dit-elle alors gaiement, en usant d’un néologisme parisien fort expressif. Tous ceux qui lui en voulaient jadis de les contredire, de ne pas s’associer à leur deuil provocant et à tout ce qu’elle considérait comme des folies de leur part, viennent lui avouer qu’elle avait mille fois raison de les si bien conseiller, et chacun s’efforce d’effacer les anciens malentendus par des procédés affectueux à son égard.

Mouchanoff est d’ailleurs nommé peu après, sur la recommandation puissante de sa femme, intendant des théâtres impériaux de Varsovie, et, dans un rôle à demi artistique, à demi mondain qui convient merveilleusement à ses aptitudes, Mme de Mouchanoff retrouve une fois de plus les ovations et les triomphes : elle se montre véritablement maternelle pour le nombreux personnel théâtral qui est soumis à l’autorité de son mari. Joue-t-elle de nouveau en 1869 dans un concert public au bénéfice d’un artiste malheureux, on lui fait une véritable apothéose. Toute la salle se lève quand elle paraît sur l’estrade : « Je suis entrée et sortie, dit-elle, au milieu d’un tonnerre d’applaudissemens sans savoir si et comment j’avais joué, car mon émotion était indicible… Je n’ai jamais été si populaire. Cela prouve que le courage ne nuit à personne car enfin on m’avait sifflée et reniée, l’année 63. Un homme très considérable de la bourgeoisie a dit ce jour-là que, si j’avais un ennemi, il serait perdu dans l’opinion et chassé de partout sur un signe de moi ! »


III

Mais après avoir fait connaître la grande influence sociale de Mme Kalergis en Europe, nous décrirons sans retard ses relations intellectuelles avec la France, car celles-là nous intéressent naturellement plus que les autres dans cette brillante existence cosmopolite. Et, tout d’abord, disons un mot de son attitude à l’égard de Napoléon III, puisque c’est en organisatrice d’un salon bonapartiste que l’évoquaient pour nous tout à l’heure les souvenirs d’un Parisien de 1830. Mme Jaubert raconte qu’aussitôt présenté à la comtesse, le Prince-président l’invita à l’Elysée et lui donna dans un dîner la place d’honneur à ses côtés : il se montra fort galant ce soir-là et compara, lui aussi, les yeux de sa voisine à des violettes de Parme, en sorte qu’elle résuma le lendemain son opinion sur le chef de la maison Bonaparte en disant d’un ton pensif : « Il sait parler aux femmes. »

Leurs relations furent donc très cordiales à cette époque et la belle étrangère, à cheval, au premier rang de l’état-major, honora de sa présence les revues passées par le futur Empereur. En sorte que le destin de la gracieuse comtesse de Téba, de l’impératrice Eugénie dont elle n’était l’aînée que de trois ans, dut la faire rêver quelques années plus tard ; mais M. Kalergis vivait encore à cette date et la Providence préparait de moins brillans destins à cette existence inquiète. Nous allons voir d’ailleurs que la politique extérieure du Second Empire rapprocha bientôt de l’opposition orléaniste la nièce du chancelier Nesselrode et la mère de la comtesse Coudenhove, — attitude qui refroidit quelque peu ses relations avec les Tuileries. — Elle demeure toutefois bienveillante à l’Empereur dans ses lettres à sa fille : en 1857, elle écrit qu’à la cour de Stuttgart, il a « captivé chacun et tout le monde suivant son habitude. » Au lendemain de l’attentat d’Orsini, elle admire sincèrement sa déclaration publique : « Grandeur, courage et sincérité, dit-elle, tout s’y trouve, et c’est tout l’homme. » Enfin, s’avise-t-on d’attribuer devant elle au souverain français une brochure sur le Pape qui froisse ses sentimens ultramontains, elle proteste que, si ces pages déplacées étaient véritablement de Napoléon, le plus grand homme des temps modernes aurait fait une maladresse, lui dont la grandeur, la force et la prospérité consistent à profiter des maladresses d’autrui !

Ce n’est pas qu’elle soit bonapartiste de conviction. Elevée à la cour du tsar Nicolas parmi les théoriciens du despotisme éclairé, elle reste légitimiste d’instinct et l’origine révolutionnaire de la monarchie napoléonienne lui est nettement antipathique. Aussi la lutte entre Habsbourg et Bonaparte, sur les champs de bataille de la Lombardie, lui apparaît-elle en 1859 comme un duel entre la « tradition chevaleresque » et les bas appétits démocratiques. Au fond du cœur, elle considère Napoléon III comme tout juste assez bon pour tenir en bride le tempérament anarchique de la nation française : c’est là le rôle et l’utilité européenne de cet Empereur improvisé ; mais elle ne désire nullement le voir fonder une dynastie durable parce qu’elle croit d’autre part la paix incompatible avec le régime impérial en France. Dans sa pensée, un Bonaparte doit nécessairement avoir recours à la guerre pour se maintenir au pouvoir en donnant à ses sujets la gloire pour compensation de la liberté. Nous verrons bientôt que la guerre de 1870 acheva de la révolter contre son ancien ami.

Mais arrêtons-nous tout d’abord sur ses années où ses sympathies françaises n’ont encore subi que de faibles atteintes. Longtemps elle resta sous le charme de Paris ; sa fille nous assure qu’elle ne pouvait vivre ailleurs et son père ajoute que le seul aspect des rives de la Seine la rend gaie comme un pinson. En 1855, elle en est toute « rafistolée, » car elle compte parmi les Parisiens des amis fidèles et jouit grandement de leur affectueux accueil. En 1859, sa correspondance la montre un peu refroidie déjà pour ce séjour préféré de sa jeunesse : elle écrit, avec un demi-sourire, il est vrai, qu’elle se sent désormais parmi nous en pays ennemi : après la guerre de Crimée, celle d’Italie, qui se prépare, révolte en elle la belle-mère d’un diplomate autrichien. Elle se tient à l’écart du monde officiel et ne voit avec plaisir, dit-elle, que ceux de ses anciens amis dont la façon de penser diffère peu de la sienne, c’est-à-dire tous les hommes d’opposition. Les Russes qu’elle rencontre à Paris lui semblent surtout odieux parce qu’ils sont encore plus passionnés que les Français contre l’Autriche, à la veille de Solférino. Elle raconte qu’ayant à sa table le duc de Noailles, MM. Duchâtel et Thiers d’une part, et deux dames russes d’autre part, la discussion devint si vive à propos de la politique impériale qu’elle pleura de colère après la sortie de ses compatriotes slaves. Ses hôtes orléanistes ne revenaient pas de ce qu’ils venaient d’entendre et l’un d’eux s’écria que les Russes étaient « embarrassans à force de flagorneries » à l’égard du gouvernement français !

Mme Kalergis complète ce récit par un commentaire qui souligne une de nos plus lamentables faiblesses : l’acharnement des partis, les divisions fratricides dans le sein de la patrie commune. En France, remarque cette femme avisée autant que renseignée, il y a trop de gens hostiles à l’Empereur pour qu’on ne redoute pas presque autant les grandes victoires que les grandes défaites ! « M. X… (nous supprimons le nom qui est en toutes lettres dans la correspondance de la comtesse), M. X…, chez qui j’ai dîné en compagnie de Brougham et de quelques Romains, me citait la dernière phrase du testament du feu roi de Prusse : Souvenez-vous que les plus grands malheurs de l’Europe et de l’Allemagne viennent des rivalités qui existent entre la Prusse et l’Autriche ! — Rappelez ces paroles à qui de droit, ajoutait-il ! » — Or le roi Frédéric-Guillaume III s’étant adressé dans son testament à ses deux fils et successeurs, ce « qui de droit, » c’était le prince-régent de Prusse, le futur empereur Guillaume Ier avec qui l’on savait Mme Kalergis fort intime. Ainsi un homme politique français, mais hostile à l’Empire, conseillait tout bonnement à cette étrangère de travailler à l’alliance austro-prussienne contre nos armes ! Une telle parole en dit long sur l’influence qu’on prêtait à la comtesse dans les conseils de l’Europe : elle en dit plus encore sur les néfastes divisions des esprits dans la France impériale. C’est le même état d’âme qui conduira dix ans plus tard un opposant républicain à soupirer au lendemain de la déclaration de guerre à la Prusse : « Si l’Empereur remporte des succès trop éclatans, c’en est fait pour longtemps de la liberté en France ! » Hélas ! Sedan a donné la « liberté » à la France, mais à quel prix !

Bien que froissée trop souvent dans ses sympathies naturelles par la politique extérieure de son ancien ami Louis Bonaparte, Mme Kalergis lui reste longtemps bienveillante et elle étend cette sympathie à l’impératrice Eugénie dont elle trace un gracieux croquis à propos d’une de ses visites à Bade. Tout le monde, grands et petits, en a été charmé, dit-elle. Beaucoup de dignité et de grâce, une exquise politesse, une grande simplicité de mise et de manières, enfin « la beauté impérissable qui a fait sa haute destinée, » tels sont les élémens du succès qui la suit partout. La souveraine était accompagnée de Mmes de La Bédoyère et de La Poèze, nées La Rochelambert, toutes deux fort aimées à Berlin où elles ont été élevées, puis de sa lectrice, Mlle Bouvet, fille du vice-amiral et « belle comme le jour, » de M. Jurien de La Gravière et de son écuyer, le comte Artus de Cossé-Brissac. Arrivée incognito, elle est repartie peu après dans le train impérial, « chef-d’œuvre d’art et de goût, » écrit Mme Kalergis, qui alla reconduire la visiteuse à l’embarcadère, en témoignage, dit-elle, de sa reconnaissance pour l’intérêt que l’Empereur n’a pas cessé de lui marquer.

Le duc de Morny, bien qu’apparenté à l’aristocratie russe par son mariage, semble avoir été moins sympathique à la comtesse. Elle écrit au lendemain de sa mort que Mme de Morny a coupé ses beaux cheveux et les a mis dans le cercueil de son mari en disant : « Il les aimait ! » car la pauvre femme est au désespoir et parle avec exaltation du bonheur dont elle a joui. Ici, Mme Kalergis place une réserve légèrement ironique sur la clairvoyance d’un si grand deuil et ajoute que l’Impératrice « a montré comme toujours un cœur admirable en cette circonstance. » De son côté, la charmante Mme de Cadore s’est précipitée à Paris pour soigner Mme de Morny, car « les Françaises sont incomparables en amitié ! » Retenons ce témoignage qui rachète par anticipation quelques-unes des duretés que nous aurons à entendre de la même bouche.

Outre les amis dont nous venons de rencontrer le nom sous la plume de la comtesse, le cercle intime de son salon parisien se compose de Rossini et de Wagner qui « ne se supportent guère » cependant, de Montalembert, Mignet, Hubner, la baronne de Lœwenthal, la comtesse Alexis de Valon, née Delessert, et la duchesse de Galliera. Elle mentionne une visite faite au château de Ferrières en compagnie de cette dernière amie et elle exprime son admiration pour la splendeur sobre, le goût parfait de cette belle résidence qui lui semble le « temple des Arts. » Il faudrait des journées pour tout voir, pour tout admirer, dit-elle, et comme les châtelaines sont aimables, recherchées, bonnes et charitables ! — Nous sommes en 1864 : l’Impératrice souffrant de maux d’estomac cruels, il n’y a eu aucune réception aux Tuileries et la voyageuse « gémit de ne pas voir cette charmante femme et le plus grand homme des temps modernes ! » Elle résume cette fois les attraits de son séjour et souligne l’empressement de ses amis en écrivant qu’elle n’a rien dépensé pour sa nourriture, mais colossalement en fiacres !

Les événemens de 1866 achevèrent malheureusement de l’aigrir contre la politique française et il ne semble pas qu’elle soit retournée à Paris pendant les dix dernières années de sa vie ; mais il lui parvient plus d’un écho de la vie parisienne et elle en donne parfois des nouvelles indirectes à la comtesse Coudenhove. Ces nouvelles sont d’un ton plutôt dénigrant désormais : un jour, elle raconte qu’une des beautés les plus en vue de la Cour impériale a été blâmée par l’Impératrice pour les audaces de sa toilette dans un bal costumé officiel : la jupe dépassait à peine le genou, dit-elle, le corsage était de deux doigts, l’étoffe de gaze d’argent tellement transparente qu’on aurait pu l’omettre : le tout représentait un archange ! En 1868, elle philosophe de nouveau sur le luxe de la société parisienne. Certain bal donné chez la comtesse de P…, où les femmes étaient en robes courtes de 1830, a tout dépassé au point de vue du luxe et de l’élégance, écrit-elle. « Des rochers de glace entourés de fleurs fondaient goutte à goutte pour maintenir dans les salons une fraîcheur égale et délicieuse. Quelle étrange chose que ces fêtes perpétuelles où s’écoulent les jours des uns tandis qu’il y a tant de tristesse dans d’autres régions ! »

Nous voulons toutefois terminer cette revue des impressions françaises de la comtesse par une appréciation plus flatteuse de nos aimables Parisiennes qui date des derniers mois de sa vie, Appréciation qui comporte une réserve il est vrai, mais une réserve qui nous semble parfaitement injustifiée : « Les Françaises, que je persiste à trouver supérieures aux femmes des autres pays, écrit Mme de Mouchanoff en 1873, ne peuvent pas garder leur taille ; aussi père et fille Duchâtel ne se lassaient point d’admirer la mienne ; ils s’attendaient, je crois, à me trouver aussi ruinée que Ninive ! Mme Franck (une couturière de Francfort) ma procuré un dernier jour de beauté, et je le constate parce que cela m’est indifférent ! »


IV

Si Mme de Mouchanoff s’incline, jusqu’à la fin de sa vie, devant la supériorité des Françaises, elle en est venue sur le tard à des sentimens peu équitables envers les Français, considérés dans leur ensemble. On rencontre dans la correspondance qui nous a fourni les traits principaux de cette étude une vingtaine de pages qu’il en faudrait nécessairement écarter avant de l’offrir à nos compatriotes et dont nous devons expliquer la tendance. Nous avons déjà montré Mme Kalergis refroidie dans ses sympathies françaises par les guerres de Crimée et d’Italie Au surplus, il ne faut pas oublier qu’elle est Allemande d’extraction, comme nous l’avons dit, et que son intimité avec les maisons régnantes de l’Allemagne, avec celle de Prusse en particulier, ne fait que resserrer, au cours des années du second Empire, le lien qui l’attache à sa patrie d’origine. Berlin supplante donc insensiblement Paris dans ses préférences et devient enfin « sa » capitale, la ville la plus « adorable » de l’Europe à ses yeux, — bonne fortune que l’Athènes de la Sprée n’a pas très souvent rencontrée. — Bismarck, qu’elle a connu dès son séjour en Russie, sera un de ses amis intimes et l’un des attraits de ses visites à la cour prussienne.

Son germanisme, chaque jour grandissant de la sorte, lui rend déjà fort pénible la crise de 1866 qui met aux prises le pays de ses prédilections nouvelles avec l’Autriche, patrie de son gendre et par conséquent de ses petits-enfans. Une pareille guerre lui semble fratricide. Elle refuse même d’en admettre la possibilité, jusqu’au jour où la reine Augusta l’appelle auprès d’elle et lui fait confidence de ses angoisses dans un long et « précieux entretien. » « Je dis précieux, explique Mme de Mouchanoff à sa fille, car j’aime à voir justifier mes sentimens. Or, j’ai toujours eu une haute idée de son esprit et de son cœur qu’elle dérobe parfois dans le grand monde, sous une attitude ennuyée et affectée. Impossible de juger avec plus d’équité, de manifester plus hautement l’aversion qu’elle a toujours éprouvée pour la guerre danoise et la crainte qu’elle a de voir le roi condamné par l’histoire, quoi qu’il advienne. Elle a parlé de tout sans rien dire de trop et a fini par s’écrier : J’étais Allemande avant d’être Prussienne et je souffrirai avec chaque Allemand qui souffrira de cette guerre funeste ! — Enfin, je suis sortie de chez elle presque en larmes et contenue par le respect pour ne pas lui sauter au cou ! — La veille, j’avais eu avec sa fille (la grande-duchesse de Bade) une longue conversation ; celle-ci moins émue, mais bien sage et, si l’on avait voulu écouter notre grand-duc, les Etats moyens auraient pu rendre de grands services par l’union et la neutralité ! »

L’ancienne amie de Louis-Napoléon juge assez sainement la politique française en cette première tourmente. Elle pense que l’Empereur sera contraint par l’opinion publique de réclamer à la Prusse quelques rectifications de frontières, que Bismarck les refusera et que ce serait une grosse affaire si la France était en mesure de faire la guerre ; mais elle ne l’est pas, ajoute Mme Mouchanoff avec netteté, dus ce printemps de 1866. En septembre de la même année fatidique, elle constate que les Français sont toujours « toqués » pour la frontière du Rhin et elle s’indigne à entendre ainsi parler des populations’ comme d’un bétail qu’on prend sans le consulter. Drouyn de Lhuys voulait, lui a-t-on dit, la guerre immédiate ; mais l’Empereur, un peu affaibli par la maladie et beaucoup plus sage que ses sujets, a obtenu des atermoiemens. Il compte sur l’Exposition universelle qui se prépare pour changer le courant des idées. Puisse-t-il rester maître de la situation ! soupire-t-elle, car la Prusse peut mettre sur pied 750 000 hommes et chaque Allemand prendrait un fusil en cas d’invasion étrangère. Ce serait donc faire d’un coup et au profit des Hohenzollern l’unité de l’Allemagne « qui arrivera d’elle-même, lentement et avec la liberté par la fusion de la Prusse au soin de l’Allemagne ! » — Ainsi, voilà 1870 prédit quatre années d’avance, avec son résultat éclatant pour la maison de Hohenzollern, avec ses déceptions profondes pour les libéraux allemands ! — Or, Mme de Mouchanoff est jusqu’à un certain point libérale et son affection pour le couple des monarques prussiens ne l’aveugle pas jusqu’à lui faire souhaiter pour eux la couronne impériale au prix des garanties constitutionnelles et parlementaires qu’elle juge indispensables au bien de la nation allemande. La reine Augusta, la fille du Weimar classique et l’élève de Gœthe, est d’ailleurs à peu près de son avis sur ce point : toutes deux s’animent donc réciproquement contre Bismarck à cette heure de doute anxieux et toutes deux déplorent « les injustices commises par le Roi en toute naïveté, parce qu’il croit à sa mission divine et à la sainteté de sa cause ! »

Un voyage en pays rhénan, berceau de sa famille, amène pourtant la comtesse à quelques réflexions moins germanophiles en 1867. « Plus on voit, dit-elle philosophiquement, les familles et les patries des autres, plus on devient indulgent pour les siennes ! » C’est à sa patrie polonaise qu’elle songe dans cette exclamation : malade et désœuvrée, elle a pu faire autour d’elle à Cologne des observations psychologiques qui l’ont conduite à rendre aux Slaves une plus équitable justice, et Dieu sait pourtant, ajoute-t-elle, que ceux-ci ne sont pas à ses yeux l’idéal de la création ! Mais l’été de 1870 la trouve à Weimar assistant aux fêtes musicales organisées en l’honneur de Liszt et de Wagner. Là elle s’exalte sans mesure à l’audition des œuvres puissantes qui font la gloire de ses illustres amis : elle célèbre, sur le mode lyrique, le bonheur de vivre à la même heure que les plus grands génies du monde germanique et de pouvoir communier avec eux dans la foi et dans l’espérance eu évoquant les futures destinées de cette race élue entre toutes ! Ainsi, la déclaration de guerre va la surprendre en plein accès de mysticisme germano-artistique (nuance Wagner ou Nietzsche première manière), et cette coïncidence accentuera grandement son indignation pathétique, ses intempérances de langage à notre égard !

Quelques jours passent en effet sur ces impressions exaltées, et voici que le spectre de la guerre se dresse menaçant sur la rive du Rhin : « Faut-il qu’ils soient assez insensés et coupables, vaticine-t-elle alors avec emportement, ceux qui, pour de misérables questions de vanité nationale, fouleront aux pieds la moisson du ciel et celle du génie !… Ah ! chère Marie, je parle politique très témérairement devant vous. Peut-être vos sympathies françaises sont-elles blessées par mon langage ? Quel désastre si nous allions être dans des camps opposés : cette guerre possible me rendrait si fanatique ! »

Fanatique, elle le fut en effet comme elle l’avait dit, et nous n’insisterons pas sur l’accès de gallophobie indignée que Mme de Mouchanoff traversa pendant quelques semaines. Ce n’est pas qu’on n’y puisse relever certaines indications assez caractéristiques sur les préliminaires diplomatiques de la lutte et les courans de l’opinion européenne, mais ceux que cette indignation, après tout instructive et révélatrice, pourrait intéresser à titre de document historique iront en chercher l’expression dans les lettres de la comtesse. Nous n’en retiendrons pour notre part que les vues les plus générales. Aux yeux de cette petite-fille des gentilshommes rhénans, l’Allemagne défend, dans ce différend, sa grandeur à venir, grandeur qu’elle conçoit inoffensive et pacifique pour sa part, fondée sur le travail et dégagée des influences françaises qui n’ont adultéré que trop lontemps le pur idéal germanique ! C’est encore à peu de chose près, comme on le voit, l’état d’âme des parlementaires de Francfort en 1848. Napoléon, jadis à ses yeux le « plus grand homme des temps modernes, » lui apparaît désormais comme le plus grand criminel de l’histoire (après son oncle le premier Bonaparte toutefois), car il pactise avec les mauvaises passions de ses sujets et néglige son rôle de gendarme ou de garde-fou, le seul que lui ait jamais attribué au fond du cœur la nièce du chancelier de l’autocratie.

En août, elle est à Stuttgart, choyée par la famille royale dont elle vante l’attitude calme autant que digne. C’est de là qu’elle exhale contre nous ses plus violentes diatribes, mais, aussitôt après Sedan, son exaltation tombe et la femme reparaît enfin sous la théoricienne de la politique, de l’art et de la race. Désormais, elle n’aura plus que de la pitié pour tous ceux qui souffrent de ce duel acharné. Rentrée à Varsovie, la voilà qui organise, non sans opposition et sans difficultés, une collecte en faveur des prisonniers français. Elle se sent émue et attendrie par la constance de Paris assiégé ; elle s’emporte contre le gouvernement de la Défense nationale qui, à son avis, use, pour se maintenir, des moyens les plus odieux et prolonge à plaisir une lutte inutile, trouvant, dit-elle, dans ce mélange d’héroïsme, de vanité nationale, de crédulité ignorante et naïve dont se compose le caractère français, un instrument dévoué, parfois sublime, mais inévitablement malheureux !

Et puis l’unité allemande telle qu’on vient de la cimenter à Versailles n’a pas le privilège de la satisfaire. Elle est toujours « doctrinaire-libérale, » selon sa propre expression, et la précipitation du roi Guillaume à se parer du titre impérial qui en bonne justice ne devrait être ni sa glorification personnelle, ni même celle de la Prusse, mais un pur symbole de fusion nationale, lui laisse une impression défavorable. Le monarque vainqueur aurait dû « attendre la fin de la discussion bavaroise et convoquer des gens en frac, des députés, non pas des militaires ! » Cette ère nouvelle de liberté et de loyalisme allemand dont elle rêvait la veille, elle ne l’attend plus que du prince royal de Prusse (le futur empereur Frédéric) et des penseurs de la nation. Alors seulement, dit-elle, l’humanité aura accompli par l’entremise de l’Allemagne un progrès collectif et pourra recueillir le fruit de tant de sacrifices ! Enfin, elle rend quelque chose de sa sympathie à Napoléon, l’homme « sans peur et sans reproche, » qui avait du moins foudroyé le monstre insurrectionnel en 1848 et qui fut, en 1870, victime de l’ignorance des classes inférieures françaises, ignorance exploitée contre lui par le mensonge, la haine et l’envie des partis du désordre !

Après quoi, comme elle est femme, aisément distraite des pensées graves, et sensible aux spectacles éclatans, elle applaudira de bon cœur à la rentrée triomphale des troupes prussiennes à Berlin. Elle admire la belle prestance du général (plus tard feld-maréchal) de Loë, son cousin, dont elle laisse entendre à cette occasion qu’elle aurait pu l’épouser jadis : elle trouve son vieil ami Guillaume rajeuni et embelli par le succès. On reconnaît une fois de plus en cette occasion que ses parentés comme ses intimités la préparaient mal au rôle d’arbitre équitable entre la France et ses adversaires de l’Est. Si nous savons lui tenir compte de cette circonstance largement atténuante ainsi que des retours de pitié ou de sympathie dont sa correspondance porte témoignage, nous détournerons plus facilement notre attention de son animosité passagère à notre égard pour la reporter sur ce qui demeure attrayant, franchement humain dans le spectacle de cette brillante et remuante existence.


V

Les qualités de son cœur ne furent pas indignes en effet de celles qui paraient son remarquable esprit : la bonté, la libéralité débordante, excessive, aveugle même, telle est la vertu que lui accorde le témoignage unanime de ses amis ou de ses proches, et ces lettres nous apprennent en outre que les affections de famille tinrent grande place dans une vie si mobile et si vagabonde en apparence. Nous avons déjà parlé de son culte pour son oncle, le chancelier de Nesselrode. Elle vénérait aussi la mémoire de sa mère, qui semble pourtant n’avoir pris nulle part à son éducation ; en effet, proposant pour une de ses petites-filles le nom de Thecla, Mme Kalergis souhaite à l’enfant la beauté, la piété et l’adorable bonté de cette arrière-grand’mère qui le portait avant elle.

Quant à son père le comte Frédéric Nesselrode, cet aimable philosophe dont nous avons cité quelques lignes piquantes, elle nourrit à son égard une véritable passion filiale où se retrouve un peu de cette exaltation slave qu’elle savait si bien condamner chez autrui. Passion si expansive en effet que l’excellent homme en est parfois un peu fatigué et étourdi. Elle le quitte très souvent, mais elle assure ressentir, à le quitter, le sentiment inquiet d’une poule qui abandonne sa couvée : tout l’agite alors et son attention peut à peine se fixer sur les objets qui l’environnent. « Le grand amour de toute ma vie, mon père, écrit-elle à l’occasion, s’est réemparé de moi et m’occupe avec une passion renouvelée. « Ou encore, à distance : « Ma nostalgie (Sehnsuchl) après mon père prend tous les caractères de la tristesse, jusqu’à l’angoisse. » Lorsqu’elle envisage la séparation sans remède qu’il lui faut entrevoir dans un avenir prochain, elle frémit devant l’infortune sans nom que lui préparent les lois de la nature ; et lorsque cette infortune, si douloureusement prévue, est devenue une réalité accablante, elle consacre au disparu une touchante oraison funèbre : « Il a tellement rempli ma vie ! Absent ou présent, je lui rapportais mes moindres actions, chacune de mes pensées : sa volonté, ses désirs ont été pour moi une règle immuable ; même quand ils étaient déraisonnables, je ne savais rien leur opposer : il a exercé sur moi depuis mon enfance un charme irrésistible ! »

Aussi lorsqu’elle retrouve un peu plus tard son souvenir encore vivant dans la demeure qu’ils occupèrent longtemps en commun, elle voudrait qu’il lui fût possible de recommencer la vie, de faire peau neuve dans un milieu nouveau, d’effacer surtout le souvenir trop vif de cet homme accompli dont les vertus, la supériorité intellectuelle, le charme et la bonté ne seront jamais égalés, dit-elle, pas même devinés par ceux qui habitent les mêmes lieux, parlent le même langage, s’imaginent vivre de la même existence. Ce qui creuse l’abîme des regrets, ce qui fait autour de nous le vide irréparable, c’est de comparer, c’est de frapper désormais à des cœurs tièdes, des imaginations éteintes, des esprits secs, hérissés de préjugés mesquins ! Après le commerce des grandes natures, celui des petites est impossible !

Son second mariage met en relief un autre aspect de sa sensibilité, si riche en expressions diverses. Elle s’y décida par pure bonté, affirment les siens, n’ayant évidemment rien à y gagner et beaucoup à y perdre ; elle céda à une passion sincère, humble et constante, à de longues supplications, et n’eut pas, tout compte fait, à s’en repentir. — « Dieu sait, écrit-elle à sa fille en 1863, que je croyais avoir fini avec la vie et renoncé à tout quand, il y a deux ans, j’ai rencontré Mouchanoff ! » — Comment et pourquoi elle s’est attachée à ce nouveau venu dans son existence, elle assure qu’elle ne comprendra jamais ce mystère. Cette époque de sa vie la trouvait si triste, si maussade, si découragée que la première explication du soupirant lui parut absurde et qu’elle la traita comme un enfantillage, comptant que cette illusion d’un jeune cœur se dissiperait bientôt sans retour. Mais elle s’émut à la longue devant la fermeté, la persévérance, l’abnégation et le dévouement d’un tel amour : à une âme qui lui parut noble et pure, elle s’attacha par une estime et une reconnaissance croissantes. Enfin elle prit son parti, dit-elle, après avoir présenté à Mouchanoff tous les argumens susceptibles de le détourner d’un mariage à ce point « excentrique. » Rien n’ayant été capable de le rebuter ou seulement de l’ébranler, elle en vint à se croire, sans trop de fatuité, indispensable au bonheur de cet homme, qui lui montrait une volonté de fer jointe à une angélique douceur et à une absence incroyable de vanité.

Le colonel Serge Mouchanoff était préfet de police à Varsovie, situation délicate s’il en fut, au cours de ces années si troublées pour la Pologne, mais sa compagne constate un peu plus tard avec fierté que son séjour à la place « la plus odieuse » n’a laissé que des souvenirs d’estime et des regrets tels qu’on le cite à tout propos comme un parfait « gentleman. » Admirablement doué pour concilier entre eux les élémens hostiles, il dédaignait toutefois la popularité et se tenait éloigné des plaisirs du monde où sa « timidité sauvage » le faisait le plus souvent méconnaître. Singulier choix, n’est-il pas vrai, pour la femme la plus mondaine de l’Europe ! Il faut reconnaître qu’en dépit des pronostics pessimistes de son père et de ses amis, elle fit honneur à sa parole et sut demeurer en communion d’esprit et de cœur avec son second mari pendant les dix années qui lui restaient à vivre. Presque au lendemain de cette union imprévue, sa santé traversa, nous l’avons dit, une crise fort grave à la suite de l’insurrection polonaise et quelques mois plus tard elle écrivait que son « adorable » mari l’ayant sauvée et guérie à force de dévouement et de soins, sa vie serait désormais consacrée heure par heure, minute par minute à lui témoigner la reconnaissance sans bornes qu’elle lui doit !

Sans doute, quelques soupirs de regrets sur son entière liberté du passé percent discrètement çà et là à travers les pages émues de ses lettres, mais elle n’a jamais cessé de rendre pleine justice à la parfaite bonté, à la tendresse, à la délicatesse du colonel Mouchanoff qui, de loin comme de près, dit-elle, exerçait sur elle une influence calmante et attendrissante. Son expérience de la vie l’a conduite en effet à mettre la bonté au-dessus de tout, même du génie, et ses paroles suprêmes seront pour le compagnon si dévoué de ses dernières années : « Que Serge soit heureux, écrit-elle, qu’il trouve sur cette terre encore la récompense de cette bonté incomparable qui m’a sauvée une fois et qui me navre aujourd’hui, car, si je le voyais s’amuser ; se distraire, m’oublier, cela me ferait du bien ! » Ce persistant attachement réciproque, dans des conditions de vie et de santé plutôt difficiles et pénibles, fait grand honneur à la qualité d’âme des deux époux.

Toutefois, parmi les affections de cette femme remarquable, la nuance la plus originale appartient à celle dont sa fille unique, la comtesse Marie Coudenhove, fut de tout temps l’objet privilégié dans son cœur. La destinée de cette jeune femme dignement, heureusement mariée, devint le point lumineux, le rayon de l’idéal dans l’existence de sa mère ; existence si dépourvue de règle et si longtemps abandonnée aux inspirations du caprice et de la fantaisie. On est même étonné parfois de rencontrer l’expression d’une singulière et touchante humilité dans certaines effusions maternelles qui empruntent l’accent de la vénération filiale : « Vous rayonnez de loin sur ma vie, dit Mme Kalergis à la jeune femme ; votre bonheur fait mon repos, ma quiétude d’esprit et, lorsqu’on me trouve encore belle et aimable (il y a des flatteurs qui le disent), je réponds que c’est parce que ma fille est heureuse. » Sa fille lui fut de bonne heure une sauvegarde au surplus, car elle voulut s’assurer la considération du monde et y conquérir une place honorée afin de mettre cette enfant à l’abri de l’isolement humilié dont elle avait tant souffert pendant sa première jeunesse. Livrée à elle-même, elle aurait suivi, dit-elle, les détestables conseils qu’on lui prodiguait trop souvent : catholique, elle aurait osé le divorce et risqué peut-être bien d’autres « folies » auxquelles la poussaient l’imagination, le dépit et son cœur avide d’affection ! « On ne sait pas assez, soupire-t-elle, à quels dangers une femme est exposée quand elle n’a reçu aucune éducation, ni religieuse, ni intellectuelle, et qu’elle a le caractère faible, cette douceur mollo qui se laisse opprimer, humilier, influencer, troubler… Votre piété, vos vertus, la fermeté de vos principes que vous avez puisés ailleurs que chez moi[4], car je n’avais pas de quoi vous donner tout cela, me paraissent une réhabilitation de mes propres misères dont je connais l’étendue ; le bonheur dont vous jouissez, un rachat de mes défaillances. Si ce bonheur vous avait manqué, si, après l’avoir combiné, il eût échoué devant une déception, cela m’aurait tuée. Jugez donc de ma reconnaissance envers vous et envers votre mari ! »

Elle avait en effet très sagement choisi son gendre dans une excellente famille d’origine brabançonne, mais établie en Autriche depuis quelques générations : famille fort nombreuse et par suite sans grande fortune, mais de haute valeur morale et qui comptait parmi ses membres des missionnaires et de saintes religieuses. Le comte François Coudenhove justifia sa confiance : « Je vous admire et je vous respecte tant l’un et l’autre, lui écrit-elle un jour, que tout ce que vous faites me paraît irréprochable. »

Peut-être Mme Mouchanoff incline-t-elle même un peu bas sa dignité de mère lorsque, inquiétée dans sa tendresse par un silence tout fortuit de sa fille, elle lui adresse cette requête suppliante : « De grâce, dites-moi si vous ou votre mari avez quelque grief contre moi. Dieu sait qu’il serait excusable à force d’être involontaire. J’ai, croyez-le bien, un profond et humble sentiment de mon infériorité vis-à-vis de vous, de mes torts aussi : je vous ai tant donné dans votre enfance le spectacle d’une existence agitée de désespoirs injustifiables !… Aujourd’hui, je me rends compte de toutes mes erreurs, du gaspillage de temps et de facultés dont le souvenir m’accable, des vaines agitations que je ne savais pas combattre, qui devenaient pour moi des sources de larmes et de stériles désespoirs. » Ces pénibles aveux ne suffisent pas au besoin d’expiation qui s’est emparé de ce cœur exalté ; elle ajoute encore : « Je me sais indigne d’être votre mère, mais croyez que si je pouvais donner pour votre bonheur et celui de vos enfans chaque goutte de mon sang, chaque instant de joie, ce me serait la suprême félicité ! Voilà tout ce que je peux vous dire du fond de mon âme, et si d’ailleurs je vous ai déplu en quelque chose, faites la part d’un passé ignorant, dur et difficile, dont je n’ai certes pas le droit de me plaindre, mais qui, en me faisant souffrir avec une rare violence, a laissé des traces ineffaçables. Voyez-y l’impossibilité où je me trouve de vous satisfaire en tout, d’être jamais à votre niveau ; pensez à moi avec indulgence et ne me bannissez pas de votre tendresse. Que je la mérite ou non, elle est ma plus chère consolation. Vous m’ôteriez tout en me l’ôtant ! »

De pareils accens peuvent servir d’enseignement et d’exemple, mais ils vont au cœur. Au surplus, on l’aura remarqué plus d’une fois déjà, la fermeté et l’originalité de la langue traduisent dignement celles de la pensée chez Mme Kalergis, en dépit de quelque accent étranger dans la construction de la phrase. Ses lettres sont un agréable monument de cette littérature française du dehors que l’universalité de notre langue fait fleurir çà et là par le monde depuis quelques siècles. On trouverait plus d’un trait heureux à glaner dans sa correspondance. Lisez par exemple cette pensée si nettement frappée sur le talent d’utiliser dans la vie les heures favorables et les promesses de la « veine, » chère à un de nos plus spirituels dramaturges : « Il n’est point d’existence assez déshéritée pour n’avoir point rencontré une chance : les courageux la reconnaissent, la saisissent et leur récompense est immédiate ! » Admirez encore ce noble aphorisme qui contredit courageusement certaines illusions de notre temps : « Les grandes âmes seules ont place pour l’amour, les grandes intelligences pour la parfaite amitié. Rien ne se développe, rien ne persiste dans les esprits futiles, médiocres, les cœurs étroits, les cervelles mal meublées. Je suis bien revenue de mes illusions sur les simples : on est propre à tout ou à rien ! »

Goûtez cette ferme réponse à son gendre qui a laissé percer un romanesque regret d’avoir été épousé par raison plus que par amour : « Sait-on l’amour avant trente ans ? Et encore, quelle est la beauté idéale du mariage sinon une parfaite amitié ? Qu’on y arrive par la passion, la reconnaissance, le respect ou voire même la sollicitude (comme chez moi), peu importe la route parcourue. Le port est atteint, l’âme n’a plus d’orages à craindre : le cœur, à l’abri des émotions mensongères, se dilate dans la confiance et l’on peut se dire heureux, si tant est que ce mot doive être employé dans le langage humain ! » Enfin méditez ce jugement sur l’éducation par la vie : « Je crois peu au définitif de l’éducation : elle sert surtout à redresser les défauts de la nature et à donner de bonnes habitudes. Avant d’être entré dans la bataille de la vie, on ne peut répondre de soi ni de personne, pas plus que le conscrit la veille du combat. On peut préserver la jeunesse des tentations, mais ce calme ne saurait durer. Avant le succès, est-on sûr d’échapper à la tentation de l’orgueil ? Avant l’humiliation, à l’envie ? Avant la blessure, à la haine ? Et quand on ne connaît ni privation, ni pauvreté, ni revers, que peut-on présager de sa propre fermeté ? »

On voit que Mme Kalergis-Mouchanoff ne doit pas rester entièrement ignorée dans le pays qu’elle a longtemps aimé, si elle eut le tort de le méconnaître un instant à l’heure de l’épreuve. En dépit de cette infidélité passagère et cruelle, elle a fait dans sa vie une grande place à la France ; elle a inspiré nos meilleurs poètes, conquis l’estime de nos plus éminens compatriotes, joué peut-être un certain rôle politique à une heure décisive de nos annales : elle mérite donc à plus d’un titre de conserver quelque place dans l’histoire de la société française vers le milieu du XIXe siècle.


ERNEST SEILLIERE.

  1. Mme Kalergis a joué un certain rôle dans la vie sentimentale d’Alfred de Musset.
  2. La Mara, Marie von Mouchanoff-Kalergis, in Briefen an ihre Tochter. Leipzig. Breitkopf et Huertel, 1907.
  3. La Mara, Briefe Hervorragender Zeitgenossen un Liszt, 3 vol. Leipzig, Breittopf et Haertel, III, 92.
  4. La comtesse Coudenhove fut élevée à Paris, au couvent des Oiseaux.