L’Insurgé (Vallès)/10

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Charpentier (p. 87-97).

X

Sainte-Pélagie.

On a fait la noce un brin, hier soir, entre camarades, avant de me conduire à Pélago.

J’ai écrit deux articles chez les autres, depuis que la Rue est morte. Les deux tartines m’ont valu la prison.

Je suis entré un peu parti !

On m’a cru malade, et on m’a dépêché le pharmacien.

Je me suis fâché. Un révolté avoir recours à l’apothicaire !

— Mais, monsieur, a fait le Diafoirus, tout le monde se drogue ici. Pour le moment, le pavillon des Princes est à ma merci !


C’est un rieur. Il m’a donné des détails.

— Le personnel des politiques est divisé en deux camps : ceux qui vont et ceux qui ne vont pas… vous m’entendez ! 89 va à peu près, 93 pas du tout, 1830 entre les deux. Il y a un ancien disciple de Pierre Leroux — par exemple, je ne vous dis que ça !


C’est qu’il touche juste, le pharmacien, et qu’il a mis le doigt où il fallait !

Non, 93 ne va pas.


Je vois, tous les matins, passer un homme qui porte, comme un calice sous un linge, une urne blanche. On dirait qu’il va dire une messe basse ; mais il entr’ouvre une porte dérobée qui se referme sur lui, hermétiquement.

Quand il ressort, c’est si vite que je m’y perds, et je puis à peine glisser, sous la serviette, un regard qui dévisage le récipient. Je ne reconnais pas le ventre ordinaire, la panse familiale.


J’ai fini par soulever les voiles.

L’urne mystérieuse est un vase intime qui s’est grimé pour tromper le monde, un Thomas qui a pris des allures d’amphore ; mais le bout de l’oreille passe… en un tuyau vert qui étrangle mes derniers doutes. D’ailleurs, l’homme s’est déboutonné, m’a dit tout, et m’a tout montré.

— J’en prends un tous les jours depuis trente ans, et je m’en trouve bien, vous le voyez.

— Oui. Seulement, pourquoi ne pas faire vider l’ostensoir par l’auxiliaire ?


Il s’est redressé, et, me fixant d’un air courroucé :

— Citoyen, dans une République telle que je la veux, chacun vide son pot. Il y a des corvées comme il y a des devoirs !

— Mais vous avez une tasse d’indiscipliné, un bénitier de ci-devant, vous trahissez !

— Non ! je suis centralisateur pour le fond et individualiste pour la forme. La giberne à tous, mais ronde ou ovale, au choix.

— L’exercice du tuyau serait-il obligatoire ?

— Ne plaisantez pas, jeune homme, je suis un vétéran ! Vous êtes trop nouveau, et pas assez mûr, pour avoir le droit de peser mes actions.

— Je ne demande pas à peser !


Trop nouveau ? pas assez mûr ?… Pas mûr encore pour le narghilé, non ! et pas fou des canules, l’ancien !

Ne voudrait-il pas que j’en eusse une aussi et que je m’exécutasse le matin, au commandement — sur un ordre du Comité du salut public. Artilleurs, à vos pièces !

— Je suis un pur, dit-il toujours.

Ah ! bien ! s’il n’était pas pur, après tant de coups de piston !

— Je reste à cheval sur les principes.

Il quitte bien les étriers une fois par jour, au moins.

— Nos pères, ces géants…

Mon père était de taille moyenne, plutôt petit ; mon grand-père était appelé Bas-du-cul dans son village. Je n’ai pas de géants pour ancêtres.

— L’immortelle Convention…

— Un tas de catholiques à rebours !

— Ne blasphémez pas !


— Et pourquoi donc ! Est-ce que je n’ai pas le droit de jeter ma boule dans le jeu de quilles de vos dieux ? Je croyais que vous étiez pour la liberté de penser, et de parler, et de sacriléger — si ça me prenait. Allez-vous me percer la langue avec un fer rouge, ou m’infliger le supplice de l’eau, par la bouche, avec le petit outil-là… si je ne demande pas grâce ? Ah ! non ! par exemple !

Peyrat répond par un sourire amer, et renfonce sur ses oreilles un passe-montagne comme on en a pour gravir le mont Blanc, lui qui est du mont Aventin. Car il en est. C’est un Gracque, cet homme à la cuvette, à la seringue, et au bonnet à mentonnière !


Le disciple de Pierre Leroux s’en paie !

Une légende court sur lui.

Cantagrel a été, dans un coin de France, membre de la Société du Circulus. Chacun devait, pour la prospérité commune, fournir sa part d’engrais — coûte que coûte ! L’humanitarisme le perdit, il voulut faire du zèle, prit des herbes qui lui mirent le feu au corps, et dut revenir à Paris, pour tâcher d’enrayer.

— Si encore quelqu’un en profitait ! dit-il parfois mélancoliquement.


Il a, paraît-il, écrit à Hugo, à propos du chapitre sur Cambronne, dans les Misérables. Hugo lui a répondu :

« Frère, l’Idéal est double : idéal-pensée, idéal-matière ; envolement de l’âme vers le sommet, chute de l’excrément vers le gouffre ; gazouillements en haut, borborygmes en bas — sublimité partout ! Votre fécondité égale la mienne. Frère, c’est assez… relevez-vous ! »

— C’est moi qui ai signé Hugo et monté la blague, m’a dit un camarade.


Sont-ils drôles, tout de même !

Ce Circulutin a été condamné comme gérant d’une feuille incendiaire — je m’en doutais !

L’autre est le rédacteur en chef du seul journal républicain qui ait pu venir au monde, avoir droit à la vie, trouver grâce devant l’empereur. Non pas que l’homme soit un courtisan et ait commis une lâcheté — il est, au contraire, un raide et un inflexible. Mais à la manière des Jacobins, et Napoléon sait bien que Robespierre est le frère aîné de Bonaparte, et que quiconque défend la République au nom de l’autorité est un Gribouille de l’Empire !


Je puis m’isoler, heureusement.


Au Petit Tombeau.

J’habite le Petit Tombeau.

C’est, au haut de la prison, une chambre étroite et triste ; mais, en grimpant sur la table, on arrive jusqu’à la fenêtre, et, de cette fenêtre, on voit la cime des arbres et une grande bande du ciel.

Je passe des heures entières la tête contre les barreaux, à humer la fraîcheur du vent ou à recevoir, sur le front, ma part de soleil.


Cette solitude ne m’effraie pas. Souvent même, je plante là 89 et 93 pour me trouver simplement en face de moi, et pour suivre ma pensée, blottie dans un coin de la cellule ou baignant, dans l’air libre, au-delà de la croisée grillée.

Cette captivité n’est point pour moi la servitude : c’est la liberté.

En cette atmosphère de calme et d’isolement, je m’appartiens tout entier.


Le club.

Ce calme-là a été tout troublé, parce que des vides se sont produits ; j’ai été appelé à la chambre d’honneur, qui a été envahie, et que j’ai laissé envahir de bon cœur. Mon logis est devenu le salon, la salle à manger, la salle d’armes, et le club de la prison.

On en fait un tapage là-dedans !

Mais le preu, pour le boucan, est, hors de marque, l’ancien collaborateur de Proudhon, le père Langlois.


— Nom de Dieu ! Sacré nom de Dieu !!!

— Ah ! c’est vous !… Quel temps fait-il dehors ?

— Quel temps ?

Il tape sur les meubles, roule des yeux féroces, chasse, d’un coup de botte irrité, une paire de pantoufles qui traînait près du lit.

— Quel temps ?… Il fait très beau !

C’est avoué d’un ton furieux et menaçant. Sa main semble chercher le sabre ; il a l’air de déchirer une cartouche en se mouchant, de porter une dépêche au général, quand il part avec de vieux journaux dans ses doigts crispés — revenant quelquefois d’un bond, la figure contractée.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Il y a quelqu’un !


Au bout de dix minutes qu’il est là, le chahut devient terrible. On monte sur les chaises ; lui, grimpe sur la table de nuit !

C’est une pantomime et des cris d’hystérique !

Nous ne sommes que des choses de chien !

Comment ! moi, Vingtras, j’hésite à pendre le gouverneur de la Banque !

— On a donc parlé de le pendre ?

Oué ! oué ! et vous renaudez, nom de Dieu !

Il a, aujourd’hui, envie de dresser une potence pour le détenteur du numéraire, qui ne vit que sur son portefeuille — le sale bougre !

Il simule l’exécution.

Il prend son mouchoir, se pend un peu lui-même, fait couic au grand moment, risque d’avaler sa langue, se décide à redescendre… et se précipite de nouveau sur les chaussons, avec une rage de jeune chien qui fait ses dents.


— Maî il ait tooquaî, çait hôômme ! dit Courbet, qui fume dans un coin. Il parle de Peurrouddhon ? moâ seul l’ai côônnu. N’y avait que nous deusse de praîts en Quarrante-huit ! Haî ! pourquouâ que vous criaî côômme çââ ? nom d’un paitit bonhôômme !

— Je ne crie pas, je suis plus calme que vous, nom de dieu ! sacré nom de dieu !!!


Comiques et assommants, ces visiteurs gueulards, ces détenus qui vont ou qui ne vont pas — des gens qui ont fait leurs classes, pourtant, des éduqués, des bourgeois !

Quelquefois, un travailleur vient leur faire honte de leur bêtise, et refouler leurs bouillons pointus. Plus fort qu’eux, le manieur d’outils !

Il a conquis un nom, ce Tolain, dans les réunions publiques. Il est le chef moral de la classe ouvrière.

Une face étroite — qu’allonge et amincit encore une longue barbe coupée ras sur les joues — œil vif et bouche fine, un beau front.

Il zézaie un peu, lui aussi, comme Vermorel. Ambitieux redoutables, ceux qui mâchent ou ont l’air de mâcher le caillou de Démosthène ! C’est derrière des bégaiements d’enfants que s’embusque leur énergie d’hommes d’action.


Distingué, sous ses habits vulgaires.

J’ai déjà vu un célèbre qui avait cette allure-là : le prêcheur blond de la Saint-Barthélemy de Juin, celui qui, d’un geste bénin et avec du miel sur les lèvres, décréta le grand massacre — de Falloux.

Peut-être n’ont-ils pas le nez fait de la même façon ; mais je rapproche leurs silhouettes dans le miroir, parce que leurs aspects se dressent pareils devant moi et qu’ils ont la même élégance grêle, la même douceur d’accent, la même lueur de regard… ce noble et ce roturier !


Il a la marche un peu balancée du plébéien ; mais c’est exprès, peut-être ! S’il voulait, cela deviendrait la souplesse du gentilhomme. Avec son rire discret, son regard pointu, son profil aiguisé, sa barbe, dont il affine les poils, il me semble ne songer qu’à crever l’atmosphère populaire et l’air sombre dans lequel il vit. Il cisèle avec patience l’outil de son ambition, ex-ciseleur qui a lâché ses outils de métier depuis longtemps.

— Il est même question d’ouvrir une souscription pour les faire repasser, tant ils sont rouillés ! a dit un farceur d’atelier.


Mais s’il a la peur du travail qui salit les mains, il n’a pas peur de l’étude solitaire, des longues veillées passées en tête-à-tête avec les Pères de l’Église économique et les Pères de la Révolte sociale. Il a acheté, sur les quais, Adam Smith et Jean-Baptiste Say, vendus au bouquiniste par quelque bourgeois tombé, quelque déclassé descendu dans le ruisseau. Ils sont maintenant sur la table de l’artisan qui monte.

Avec quatre ou cinq volumes de Proudhon, cela a fait le compte. Il a la pierre de touche de toutes les monnaies de métal et d’idées, il deviendra un savant — il l’est. C’est lui, le contremaître de l’atelier où se fabrique la révolution ouvrière.

Il gagne sa vie, comme employé, chez un quincaillier tout fier d’avoir pour commis un garçon qui en sait si long.


Il a déjà un clan, ce plébéien émancipé. Un bûcheur massant pour de bon, Perrachon, qui, lui, n’a pas quitté l’établi, représente le labeur manuel dans ce ménage d’opinions. Il vénère à l’égal d’un dieu celui qui s’est fait teneur de livres et dévoreur de grimoires. Et il le copie et il le singe, taillant sa barbe et ses cheveux tout pareil, boutonnant son paletot de même, et plantant son chapeau à semblable inclinaison sur le front ou l’oreille.

C’est encore, je me figure, une habileté de mon Falloux de faubourg, ce Sosie ! Avec les bretelles de son tablier de travail, Perrachon lie à son patron d’idées le peuple, qui, sans cela, se défierait peut-être de cette veste qui s’allonge en redingote.

Pourvu qu’il ne coupe pas ce cordon-là, un matin — et qu’il ne lâche pas les blousiers comme il a lâché la blouse !