L’Insurgé (Vallès)/12

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 109-119).

XII

Quelques hommes sont venus me trouver et m’ont sommé, au nom de l’idée révolutionnaire, de me présenter à la députation contre Jules Simon. Je n’ai point refusé.

Pauvre fou !

Ah ! ceux qui croient que j’ai accepté par orgueil et envie de me mettre en vue ne savent point quelles pâleurs me prennent et quels frissons me secouent, à la pensée que je vais entamer la lutte !

Mais puisqu’on m’a appelé, je ne reculerai pas.


Et que lui dirai-je, à ce faubourg Antoine ? À ces gens de Charonne, à ces blousiers de Puteaux, comment parlerai-je ? — moi qui vais jeter, dans la balance, des théories à peine mûres et que je n’ai guère eu le loisir de peser dans mes mains de réfractaire.

Je n’ai jamais eu assez d’argent pour acheter les œuvres de Proudhon. Il a fallu qu’on me prêtât des volumes dépareillés, que je lisais la nuit.

Heureusement, la Bibliothèque était là ; et j’ai, de temps en temps, fourré mon nez et plongé mon cœur dans la source. Mais j’ai dû boire au galop et en m’étranglant, parce que j’avais autre chose à faire, rue Richelieu, qu’à étudier la justice sociale.

J’avais à arracher, du ventre des bouquins, le germe des articles qui me faisaient vivre, et que le chef du dictionnaire me refusait quand ils avaient odeur de philosophie belliqueuse ou plébéienne. Or, cela arrivait parfois, lorsque j’avais avalé une gorgée de Proudhon — il en roulait des gouttes toutes rouges sur mon papier.


Je ne sais donc que la moitié de ce qu’il faudrait savoir, et encore ! Et je me trouve exposé à la chute grotesque, ignorant qui veut heurter de front le vieux monde, apprenti qui va se dresser contre un maître, conscrit qui ose engager à fond le drapeau !

C’est à lâcher pied, à se laisser rouler du haut en bas de l’escalier !… comme les filles enceintes qui ne veulent pas que l’on connaisse leur faiblesse.

J’en ai eu la tentation, au risque de m’estropier ou de me défigurer, car je serai bien autrement meurtri, si je mérite les huées de l’auditoire ! Être blessé ne serait rien ; être bafoué serait la ruine de toute une jeunesse bourrée de douleurs, mais aussi bourrée d’espérances !


La première réunion a lieu ce soir.

J’essaie de préparer ma harangue… Ah ! bien oui ! Il me faudrait des heures et des heures ! Je me contente de tracer, pour toute la campagne, deux ou trois grandes lignes, comme des cordes de piste, en semant des idées, comme les cailloux du Petit-Poucet. Je suivrai ces lignes-là et je ramasserai ces cailloux sur mon passage, lorsque j’irai vers l’ogre.

Tout au moins aurais-je besoin d’une escorte de dévoués ! Mais Passedouet et les hommes de Juin ne sont plus là. Ils sont repartis dès que j’ai eu accepté le danger, repartis dans leurs quartiers, à la recherche d’autres Vingtras.

Personne — par un hasard barbare — n’est de la circonscription où l’on m’a dit d’aller me faire tuer, comme Napoléon ordonnait à ses lieutenants de se camper en travers d’un pont et d’y mourir. Et je viens de me mettre en chemin, tout seul, pour la salle du club, sur une banquette d’impériale.


J’entends, sur cet omnibus, encenser le mérite de celui que je vais combattre.

— Oh ! celui-là arrivera haut la main ! Il battra Lachaud comme plâtre.

— Il n’a pas d’autre concurrent ?

— Certes non ! Qui donc oserait, parmi les républicains ?


Eh ! malheureux ! il y a là, à côté de toi, un pauvre diable qui en passant ses trois sous avec les tiens, au conducteur, vient de laisser tomber des bouts de notes sur lesquels il avait inscrit les deux premières phrases qu’il va prononcer contre ton favori ; plus, quatre ou cinq effets, criards comme des images d’Épinal et qui doivent colorier sa harangue.

Tu es peut-être assis dessus — tu as le derrière sur mon éloquence !


— Le 105 de la rue ?

— C’est ici.

Je dégringole.


Mon comité est pauvre comme Job. C’est dans une écurie abandonnée qu’a été donné le rendez-vous. À peine peut-il y tenir trois cents personnes.

Elles y sont.

Citoyens !…


Où ai-je pris ce que je leur ai conté ? J’ai attaqué je ne sais comment, parlant de l’odeur de crottin, de la bizarrerie du local, de la misère qui nous ridiculisait, dès le début. J’arrachais mes paroles aux murailles suintant le fumier, et où étaient scellés des anneaux auxquels une discipline républicaine voulait nous attacher aussi — comme des bêtes de somme !

Ah ! mais non !

Et j’ai rué, et je me suis cabré, trouvant en route de l’ironie et de la colère !

Quelques bravos ont éclaté et m’ont mis le feu sous le ventre. Quand j’ai eu fini, on est venu à moi de toutes parts.


Le président, debout :

— Citoyens, nous allons voter sur la prise en considération de la candidature Jacques Vingtras.

On a levé les mains.

— Le citoyen Jacques Vingtras est adopté pour candidat par la démocratie socialiste révolutionnaire de l’arrondissement.

Une acclamation de ces trois cents pauvres a souligné la déclaration solennellement prononcée.


J’ai eu froid dans le dos, car ce succès-là ne prouve rien.

Cette poignée d’acclamants a été triée sur le volet des logis misérables ; et encore, parmi ceux qui m’ont applaudi, parce que ma voix tonnait, ou pour ne pas faire « scission ouverte », combien m’abandonneront demain pour suivre le cortège de Simon triomphant !

Ma victoire a été trop facile ! Je les touchais du doigt, mon souffle leur brûlait le visage, et je sais bien que j’ai, dans le geste et l’accent, quelque chose qui commande, alors que l’on est si près de moi !

Mais quand je serai devant l’ennemi ; dans une salle immense et bondée ?…


Salle du Génie.

J’y suis — la salle est bondée et immense ! elle me paraît telle du moins. Ce sont les adversaires qui ont préparé la rencontre. Moi, je n’ai eu que le loisir de ne rien préparer, rien ! pas la frimousse d’un exorde, pas la queue d’une péroraison !

Les ardents de mon comité m’ont tiré à hue et à dia pour aller, dans les communes, à la chasse aux influents. J’ai couru ici, là, ailleurs encore, j’ai fait le tour de la circonscription à pied, en wagon, en charrette — malade des canons pris sur le zinc pour trinquer avec les braves gens.

Je me contentais d’humecter mes lèvres, mais je n’en avais pas moins la nausée du vin, et je passais pour bien froid ou bien fier auprès de ceux qui me voyaient accepter en rechignant la tournée qu’ils offraient de si bon cœur.


Disséminés et rares, les frères à qui l’on rendait visite et qu’on avait à aller chercher tout au bout d’un champ, ou à faire demander à l’atelier — dont on mangeait le temps, que l’on compromettait, même, auprès des patrons, et sur le compte desquels on s’était quelquefois trompé.

Ils me toisaient alors, du haut en bas, s’indignaient qu’on les eût crus capables de m’aider à semer la division dans le parti.

Émotions mesquines qui tuaient la fleur de la pensée dans ma tête ! promenades éreintantes qui écrasaient mes idées en chemin !


Imbécile que je suis !

Je me figurais que ma défaite piteuse viendrait de ce que je n’ai pas assemblé un faisceau de doctrines.

Allons donc !

J’ai, à deux ou trois reprises, vu jour pour les amener, rigides et nettes, devant la foule… Ils ont trouvé que je parlais froid. Ils espéraient des mots qui flambaient — et mes partisans eux-mêmes m’ont tiré par le pan de la redingote pour me souffler qu’il n’y avait, devant ce public, qu’à faire ronfler la toupie des grandes phrases.

Mais moi qui, jadis, avais dans la main le nerf de bœuf de l’éloquence tribunitienne, je n’ai plus l’envie de le faire tournoyer et de casser, avec cela, les reins aux discours des autres ! J’ai honte des gestes inutiles, de la métaphore sans carcasse — honte du métier de déclamateur !


Pardieu, oui ! j’évoquerais des images saisissantes et qui empoigneraient ce monde-là, si je le voulais !… Or, je ne me sens plus le courage de le vouloir. J’ai perdu, avec l’ardeur de la foi jacobine, le romantisme virulent de jadis… et ce peuple m’écoute à peine ! Je n’ai pas encore la charpente d’un socialiste fort, et je n’ai plus l’étoffe d’un orateur de borne, d’un Danton de faubourg — c’est moi-même qui ai déchiré ce chiffon-là ! Ce n’est pas décadence, c’est conversion ; ce n’est pas faiblesse, c’est mépris.


Une fois, à Boulogne, j’ai failli y passer.

— C’est vous qui voulez empêcher Simon d’être nommé !

On m’a cerné, bousculé, frappé.

J’étais seul, tout seul.

Pour me défendre, il ne m’est venu d’abord que la vieille formule classique :

— On assassine la liberté de parole en ma personne !

— Eh bien, oui ! on l’assassine. Et à coup de poing sur le mufle ! a vociféré un blanchisseur à encolure de taureau.


Le bureau a eu peur que mon écrabouillage ne fît une tache sale dans l’apothéose du concurrent. Puis j’ai eu un peu de toupet. J’avais au moins de quoi répondre à ces arguments-là, je pouvais ceinturer le blanchisseur, tandis que, pendant toute la campagne, cette anguille de Simon m’avait filé entre les doigts, visqueux et souple, obséquieux à force d’onctuosité, et noyant dans du lait les serpents qui me sifflaient dans la gorge.

Ç’a été une grande minute ! Seul ! J’avais osé venir seul ! — Jamais je n’ai été fier de moi comme en ce jour d’immense humiliation.


Une autre fois encore, cependant, j’ai eu un revenez-y d’orgueil, à la sortie d’une réunion où, l’un après l’autre, le glorieux et moi, nous avions parlé à la foule.

J’entendis un de ceux du comité dire, en me désignant :

— Ça saura se faire écouter de la canaille…


Enfin, la corvée est finie, la période électorale est close ! Je suis libre !

Il y a là-bas, du côté de Chaville, une ferme où j’ai passé des journées calmes et heureuses à regarder battre le blé, courir les canards vers la mare, à boire du petit vin blanc sous un grand chêne ombreux, et à faire la sieste dans l’herbe coupée, près des pommiers en fleur.

J’ai soif de silence et de paix. Je suis allé là — oubliant le vote des sections dans Paris, me roulant sur le foin, écoutant les rainettes qui chantaient dans les roseaux verts. Et, le soir, je me suis endormi entre des draps de toile bise et dure comme ceux où me fourraient mes cousines au village.


Au village !

Ah ! j’étais plutôt fait pour être un paysan qu’un politiqueur — quitte à prendre la fourche avec les Jacques une année de disette, un hiver de famine !


7 heures du matin.

Un homme vêtu en entrepreneur cossu, avec une grosse chaîne d’or, un pantalon gris trop court sur des souliers épais, a frappé à ma porte, s’est présenté comme un coreligionnaire et m’a demandé de l’écouter un moment.

— Si vous vouliez, avec vos relations, votre talent…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Tardy, Tardy !

Tardy est un ancien camarade de collège, pauvre, pauvre, plus pauvre que moi ! à qui je paie un cabinet garni, près de ma chambre, et qui gagne sa part à la gamelle en recopiant ce que j’écris.

Je l’appelle à mon secours. Il saute en chemise sur le carré.

— Tiens ! regarde, regarde bien celui-là ! Il venait pour m’acheter… et il m’a cru capable de l’écouter, le misérable !

— Non ! non ! monsieur, balbutie l’individu pâle comme un mort, et trébuchant dans l’escalier.

— Plus vite ! ou je vous crève !

— Non ! non ! monsieur ! répète-t-il en dégringolant.


Mais comment ont-ils osé ! Qui l’envoie ?

Voyons ! C’est mon comité qui a fait les frais — mais avec l’aide d’un homme qui disait donner pour la cause en offrant l’argent des affiches et des bulletins !

Il faut aller le trouver, tirer cela au clair !


J’ai averti les camarades. Ils ont traînassé…

— Vous êtes au-dessus de ça, ont-ils fini par dire en haussant les épaules.

J’ai insisté.

— Laissez-nous donc tranquilles !

Je n’en ai pas moins gardé un frisson, et j’ai peur qu’il n’y ait là-dessous un danger dont je sentirai les griffes un jour !