L’Insurgé (Vallès)/16

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Charpentier (p. 161-174).

XVI

15 juillet.

Gare au bouillon rouge !

Ils en ont besoin, ils la veulent ! La misère les déborde, le socialisme les envahit.

Sur les bords de la Sprée aussi bien que sur les rives de la Seine, le peuple souffre. Mais, cette fois, sa souffrance a des avocats en blouse, et il n’est que temps de faire une saignée, pour que la sève de la force nouvelle s’échappe par l’entaille, pour que l’exubérance des foules se perde au bruit du canon, comme le fluide qui tue va mourir dans la terre au bruit de la foudre.

On sera vainqueur ou vaincu, mais le courant populaire aura été déchiqueté par les baïonnettes en ligne, brisé par le zigzag des succès et des défaites !

Ainsi pensent les pasteurs de la bourgeoisie française ou allemande, qui voient de haut et de loin.

D’ailleurs, les pantalons garance et les culottes courtes de Compiègne ne doutent pas de la marche triomphale des régiments français à travers l’Allemagne conquise.

À Berlin ! À Berlin !


J’ai failli être assassiné, au coin d’une rue, par une poignée de belliqueux devant lesquels j’avais hurlé mon horreur de la guerre. Ils m’appelaient Prussien et m’auraient probablement écharpé si je ne leur avais jeté mon nom.

Alors ils m’ont lâché… en grognant.

— Ça n’en est pas un, mais il n’en vaut guère mieux ! Ça ne croit pas à la Patrie, les frères et amis, et ils s’en fichent bien que les cabinets de l’Europe nous insultent !

Je crois que je m’en fiche, en effet.


Tous les soirs, ce sont des disputes qui finiraient par des duels, si ceux-là mêmes qui s’acharnent contre moi ne disaient pas qu’on doit garder sa peau pour l’ennemi.

Et les plus chauvins dans la querelle sont souvent des avancés, des barbes de 48, d’anciens combattants, qui me jettent à la tête l’épopée des quatorze armées, de la garnison de Mayence, des volontaires de Sambre-et-Meuse et de la 32e demi-brigade ! Ils me lapident avec les sabots du bataillon de la Moselle ; ils me fourrent dans l’œil le doigt de Carnot et le panache de Kléber !


Nous avons pris des bandes de toile, sur lesquelles on a écrit avec une cheville de bois trempée dans une écuellée d’encre : « Vive la paix ! » et nous avons promené cela à travers Paris.

Les passants se sont rués sur nous.


Il y avait des gens de police parmi les agresseurs, mais ils n’avaient pas eu à donner le signal. Il leur suffisait de suivre la fureur publique et de choisir alors, dans le tas, ceux qu’ils reconnaissaient pour les avoir vus dans les complots, aux réunions, le jour de la manifestation Baudin ou de l’enterrement de Victor Noir. Sitôt l’homme désigné, la canne plombée et le casse-tête s’en payaient ! Bauer a failli être assommé, un autre jeté au canal !


Il me prend parfois des repentirs lâches, des remords criminels.

Oui, il m’arrive au cœur des bouffées de regret — le regret de ma jeunesse sacrifiée, de ma vie livrée à la famine, de mon orgueil livré aux chiens, de mon avenir gâché pour une foule qui me semblait avoir une âme, et à qui je voulais faire, un jour, honneur de toute ma force douloureusement amassée.

Et voilà que c’est sur les talons des soldats qu’elle marche à présent, cette foule ! Elle emboîte le pas aux régiments, elle acclame des colonels dont les épaulettes sont encore grasses du sang de Décembre — et elle crie « À mort ! » contre nous qui voulons boucher avec de la charpie le pavillon des clairons !

Oh ! c’est la plus grande désillusion de ma vie !


À travers mes hontes et mes déceptions, j’avais gardé l’espoir que la place publique me vengerait un matin… Sur cette place publique, on vient de me rosser comme plâtre ; j’ai les reins moulus et le cœur las !

Si demain un bâtiment voulait me prendre et m’emporter au bout du monde, je partirais — déserteur par dégoût, réfractaire pour tout de bon !


— Mais vous n’entendez donc pas la Marseillaise ?

Elle me fait horreur, votre Marseillaise de maintenant ! Elle est devenue un cantique d’État. Elle n’entraîne point des volontaires, elle mène des troupeaux. Ce n’est pas le tocsin sonné par le véritable enthousiasme, c’est le tintement de la cloche au cou des bestiaux.

Quel est le coq qui précède de son cocorico clair les régiments qui s’ébranlent ? Quelle pensée frissonne dans les plis des drapeaux ? En 93, les baïonnettes sortirent de terre avec une idée au bout — comme un gros pain !

Le jour de gloire est arrivé !!!

Oui, vous verrez ça !


Place du Palais-Bourbon.

Nous sommes devant le Corps législatif, tous les trois, Theisz, Avrial et moi, le jour de la déclaration.

Il fait grand soleil, de jolies femmes apparaissent en fraîches toilettes, avec des fleurs au corsage.

Le ministre de la Guerre, ou quelque autre, vient d’arriver tout fringant, dans une voiture à caisse neuve, traînée par des chevaux au mors d’argent.

On dirait une fête de la Haute, une cérémonie de gala, un Te Deum à Notre-Dame ; il flotte dans l’air un parfum de veloutine et de gardenia.

Rien ne dénote l’émotion et la crainte qui doivent tordre les cœurs quand on annonce que la patrie va tirer l’épée.


Des vivats ! des cris !…

Le sort en est jeté — ils ont passé le Rubicon !


6 heures.

Nous avons traversé les Tuileries, silencieux, désespérés.

Le sang m’était sauté à la face et menaçait de m’envahir le cerveau. Mais non ! ce sang que je dois à la France est sorti bêtement par le nez. Hélas ! je vole mon pays, je lui fais tort de tout ce qui coule, coule et coule encore !

J’ai le museau et les doigts tout rouges, mon mouchoir a l’air d’avoir servi à une amputation, et les passants, qui reviennent enthousiastes du Palais-Bourbon, s’écartent avec un mouvement de dégoût. Ce sont les mêmes, pourtant, qui ont applaudi le vote par lequel la nation est condamnée à saigner par tous les pores.

Mon pif en tomate les gêne !… Bande de fous ! Viande à mitraille !

— Il devrait cacher ses mains ! fait, avec une moue de répugnance, un barbu qui tout à l’heure criait à tue-tête.

Je me suis débarbouillé dans le bassin.

Mais les mères s’en sont mêlées.

— Est-ce qu’il a le droit de faire peur aux cygnes et aux enfants ? ont-elles dit, en rappelant leurs bébés dont trois ou quatre étaient harnachés en zouaves.


Croix de Genève.

Tous les journalistes sont en l’air. C’est à qui ira à l’armée.

On a organisé un bataillon d’ambulanciers. Ceux qui ont été, rien qu’un quart d’heure, étudiants en médecine, qui ont quelque vieille inscription dans leur poche de bohème, s’adressent à une espèce de docteur philanthrope qui met la chirurgie à la sauce genevoise. Il a inventé un costume de chasseur noir, de touriste en deuil, sous lequel les enrôlés prennent des airs religieux ou funèbres.

Je viens de les voir sortir du Palais de l’Industrie. Le sergent, marchant en tête, est le secrétaire de rédaction de la Marseillaise — celui-là même qui voulait bien nous accorder quelques sous, mais nous refusait des pistolets, le jour de l’assassinat de Victor Noir — un brave garçon, belliqueux comme un paon, qui fait la roue avec un harnachement de tous les diables en éventail sur le dos.

Dans ces équipes d’infirmiers qui viennent de partir du pied gauche pour les champs de bataille, bien des dévoués, mais aussi que de romantiques et de cabotins !


Les jardins et les squares sont couverts de pelotons d’hommes vêtus moitié en civils, moitié en militaires, qu’on fait courir, piétiner, former le carré, former le cercle…

— Contre la cavalerie, croisez ! En garde contre l’infanterie ! À cinq pas, prenez vos intervalles !… Rentrez donc les coudes !… Le 9, vous sortez des rangs !… Gauche, droite ! Gauche, droite !

Et les coudes rentrent, et le 9 renfonce sa bedaine ! Gauche, droite ! Gauche, droite !


Et après ?

Croyez-vous que l’on garde ainsi les distances, qu’on manœuvre la baïonnette avec ce geste de métronome, quand on se trouve au fort des mêlées, dans le pré, le champ ou le cimetière, où l’on rencontre l’ennemi tout d’un coup ?


Chaque jour, des détachements prennent le chemin des gares, mais c’est plutôt une cohue qui se débande que des régiments qui défilent ! Ils roulent en flots grossiers, avec des bouteilles en travers de leur sac.

Et moi je sens, à l’hésitation de mon cœur, que la défaite est en croupe sur les chevaux des cavaliers, et je n’augure rien de bon de tous ces bidons et de ces marmites que j’ai vus sur le dos des fantassins.

Ils s’en vont là comme à la soupe… J’ai idée qu’il y pleuvra des obus, dans cette soupe, pendant qu’on pèlera les pommes de terre et qu’on épluchera les oignons.

Ils feront pleurer, ces oignons-là !


Personne ne m’écoute.

C’est la même chose qu’en Décembre, lorsque je prédisais la dégringolade. On me répondait alors que je n’avais pas le droit de décourager ceux qui auraient pu vouloir se battre.

On me crie à présent : « Vous êtes criminel et vous calomniez la Patrie ! »

Un peu plus, on me conduirait à la Place comme traître !


Place Vendôme.

On vient de m’y conduire !

On m’a empoigné, à la tête d’un groupe désespéré des vraies défaites, furieux de la fausse victoire, et qui hurlait : « À bas Ollivier ! »

Reconnu et signalé, j’avais été porté en avant. C’était beaucoup d’honneur, mais quelle dégelée ! Rien n’y a manqué : coups de bottes dans les reins, coups de pommeau de sabre dans les côtes… et allez donc, l’insurgé !

Ils se sont mis à dix pour me traîner jusqu’à l’état-major de la garde nationale.


— C’est un espion ! beuglait-on sur mon passage.

Et parce que je répondais : « Imbéciles ! » quelques baïonnettes bourgeoises se disputaient la joie de me larder, quand un lieutenant, qui commandait le poste, m’a arraché à l’appétit des compagnies.

Il me connaît, il a vu ma caricature en chien, avec une casserole à la queue.

— Quoi ! c’est vous !… mais vous êtes un gaillard que je gobe, un gaillard qui me va ! On a failli vous écharper ?… Affaire ratée ! mais ils sont fichus de vous envoyer à Cayenne ! Ah ! mais oui !


Il a raison ! Du ministère de la Justice vient d’arriver l’ordre de me livrer aux agents.

Ils m’ont encadré de leurs quatre silhouettes noires et nous sommes partis avec des allures d’ombres chinoises.

On entend nos pas dans le silence de la nuit ; les noctambules s’approchent et regardent.

Station au commissariat. — Interrogatoire, fouille, mise au violon !

Une estafette apporte, à galop de cheval, une dépêche qui me concerne.

Transfert au Dépôt.


Je viens de m’abattre sur une planche de lit de camp, entre un mendiant à moignons qui renouvelle ses ulcères avec des herbes, et un garçon à mine distinguée, mais éperdue, qui me voyant à peu près bien mis, se blottit contre moi et me dit tout bas, les dents serrées, la respiration haletante :

— Je suis sculpteur… Je n’ai pas mouillé ma terre… Je n’ai pas donné à manger à mon chat… J’allais lui acheter du mou… on m’a pris avec les républicains…

Le souffle lui manque.

— Et vous ? achève-t-il péniblement.

— Je n’allais pas acheter du mou… Je n’ai pas de chat, j’ai des opinions.


— Vous vous appelez ?

— Vingtras.

— Ah ! mon Dieu !

Il s’écarte, se roule dans son paletot, y rentre sa tête comme une autruche.


Il la ressort pourtant, au bout d’un moment, et, avec un tremolo dans la gorge, m’embrassant presque l’oreille :

— Quand les gardiens viendront, vous ferez semblant de ne pas me connaître, n’est-ce pas ?

— Non, non ; bonne nuit ! Eh ! l’estropié, rentrez donc vos ailerons !


C’est le lever : l’artiste fait peine à voir.

On l’interroge le premier.

— Je n’ai rien fait… J’allais acheter du mou pour mon chat… Je suis sculpteur… Je n’ai pas mouillé ma terre… On va me mettre en liberté ?… Je suis pour l’ordre.

— Pour ou contre, on s’en fiche ! Enlevez-le !


Moi, je suis un cheval de retour.

Le porte-clefs le devine, et nous causons, en allant vers la cellule.

— Vous êtes déjà venu ?… oh ! j’ai compris ça tout de suite ! Avec Blanqui ? Delescluze ? Mégy ?… j’ai connu tous ces messieurs… En usez-vous ?

Et il me tend sa tabatière.


On m’a laissé sortir pour respirer — entre quatre murs toujours, mais à ciel ouvert.

Le tumulte du moment retient les geôliers ailleurs, les prisonniers sont abandonnés à mi-chemin du promenoir.

Un homme s’approche de moi et me touche l’épaule… point un homme, un spectre ! un revenant !


— Vous ne me reconnaissez pas ?

Il me semble bien avoir vu cette redingote flétrie, qui a pris des airs de sac vide.

— Je suis sculpteur.

— Oui, bien… la terre… le chat… le mou…

— Que croyez-vous qu’ils vont faire de nous ?

— Ils vont nous fusiller.

— Nous fusiller !… J’avais pourtant quelque chose là !

— Où ça ?

— Je ne vous ai donc pas dit mon nom ?

— ?…

— Je m’appelle Francia.

Francia ! Ah bien ! elle est forte, celle-là ! C’est lui qu’on a chargé de faire la statue de la République guerrière — flamberge au vent !


J’attends toujours qu’on m’interroge ; j’attends, plein d’angoisse !

Un gardien m’a fait des confidences, et j’apprends que devant la Chambre il y a eu une manifestation orageuse, l’autre jour. Cette après-midi, prétend-il, il y en aura une autre, Rochefort en tête ; on doit aller le prendre à Pélagie.


À l’instruction.

— Monsieur, vous êtes accusé d’excitation à la guerre civile.

Je veux m’expliquer.

Le magistrat m’arrête d’un regard et d’un geste.

— Depuis que vous êtes ici, monsieur, de grands malheurs ont frappé la France, elle a besoin de tous ses enfants. L’officier même qui a ordonné votre arrestation m’a demandé que les portes de la prison vous fussent ouvertes : vous êtes libre.

Il avait dit cela simplement, et sa voix avait tremblé en parlant des « grands malheurs ».

Je suis sorti du Dépôt plus triste que je n’y étais entré.


J’ai couru vers les affiches. Ces grands placards blancs, étalés sur les murs, m’ont fait peur, comme le visage pâle de la patrie.

Qu’est-ce donc ?…

Tu avais été au fond, avoue-le, plus malheureux que content quand on t’avait appris que l’Empereur avait un triomphe à son actif. Tu avais souffert quand tu croyais la victoire vraie, — presque autant que Naquet, le bossu, qui en pleurait de rage !

Et voilà qu’un nuage glisse sur tes paupières et qu’il y vient des larmes !

Je suis resté deux jours les yeux et le cœur dans les nouvelles de là-bas, écoutant l’écho du canon lointain et les bruits de la rue.

Rien ne bouge !