L’Insurgé (Vallès)/2

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Charpentier (p. 15-22).

II

Me voilà de nouveau sur le pavé de Paris, n’ayant que quarante francs en poche, et brouillé avec toutes les universités de France et de Navarre.

De quel côté me tourner ?

Je ne suis plus le même homme : huit mois de province m’ont transformé.


J’avais vécu, pendant dix ans, tel que l’ivrogne qui a peur de l’affaissement, au lendemain de l’ivresse, et qui reprend du poil de la bête, saute sur le vin blanc dès son lever, et garde toujours une bouteille à portée de sa main qui tremble. Je me soûlais avec ma salive.

Et j’en étais le plus souvent pour mes frais de courage !

Ceux-là mêmes à qui je faisais l’aumône d’une gaieté qui cachait ma peine ou distrayait la leur, ceux-là, plutôt que de comprendre et de remercier, me traitaient d’Auvergnat et de cruel. Pouilleux d’esprit, lâches de cœur, qui ne voyaient pas que je jetais de l’ironie sur les douleurs comme on mettrait un faux nez sur un cancer, et que l’émotion me rongeait les entrailles, tandis que j’étourdissais notre misère commune à coups de blague, ainsi que l’on crève un carreau à coups de poing pour avoir de l’air dans un étouffoir !


C’était bien la peine de se ranger !

Qu’ai-je fait, depuis que je suis revenu de cette province ?… Je ne le sais plus. J’ai vécu à la façon d’une bête, comme là-bas, mais sans la joie du pâturage et de la litière.

Vais-je descendre jusqu’au cimetière en ne faisant que me défendre contre la vie, sans sortir de l’ombre, sans avoir au moins une bataille au soleil ?


Tant pis ! Ils crieront à la trahison s’ils veulent !

Je vais chercher à vendre huit heures de mon temps par journée, afin d’avoir, avec la sécurité du pain, la sérénité de l’esprit.

Après tout, Arnould, qui est un honnête homme, est bien entré à la Ville ; Lisette, que j’ai rencontrée l’autre matin, me l’a dit.


Voici qu’il faut faire apostiller ma demande… Encore un serment à fouler aux pieds !

N’importe !

J’ai été parjure en étant pion — parjure je serai encore en allant mendier la signature de gens qui ont tenté de nous assassiner au Deux-Décembre.

Misérable ! au lieu de gagner du terrain, j’en ai perdu et je viens de me trouver des cheveux blancs !


C’est fait ! — Un général de la Garde, un libraire des Tuileries, un ancien proviseur de mon père, ont donné, chacun, deux lignes de recommandation.

Elles ont suffi. Je viens d’être nommé auxiliaire, à cent francs par mois, dans une mairie qui est au diable et qui a l’air d’une bicoque.

J’y file, monte les escaliers et demande le chef de bureau.

Un monsieur à lunettes et un peu bossu me reçoit.

— C’est bien. Vous serez aux naissances.


Il me mène au bureau des déclarations et me confie à un employé qui me toise, me fait signe de m’asseoir et me demande si j’écris bien (!!).

— Pas trop.

— Faites voir.

Je plonge une plume dans l’encrier, je la plonge trop fort, et en la retirant, j’éclabousse, d’une tache énorme, la page d’un grand registre que l’homme a devant lui.

Il donne les signes du plus violent désespoir.

— C’est juste sur le nom !… Il faut un renvoi !

Il se jette à la fenêtre, se penche au-dehors, fait des gestes, pousse des cris.

Appelle-t-il au secours ? Sent-il venir l’apoplexie ? Veut-il me faire arrêter ?

Qui lui répond ? Est-ce le médecin, le commissaire ?


Non. C’est un charbonnier, un marchand de vin et une sage-femme qui, cinq secondes plus tard, se précipitent dans le bureau et demandent, avec effroi, « ce qu’il y a ? »

— Il a que monsieur, que voilà, a débuté par envoyer une saloperie sur mon livre, et qu’il faut maintenant que vous signiez tous, en marge, pour que l’enfant ait un état civil.

Il se tourne vers moi avec fureur.

— Vous entendez ? un é-tat ci-vil ! Savez-vous au moins ce que c’est ?

— Oui, j’ai fait mon droit.

— J’aurais dû m’en douter !

Et il ricane.

— Ils en sont tous là… Les bacheliers, c’est la mort aux registres !


Encore des miaulements et un bruit de gros souliers, encore une sage-femme, un charbonnier et un marchand de vin.

Mon collègue me lance en plein danger.

— Interrogez vous-même la déclarante.

De quelle façon vais-je m’y prendre ? que dois-je dire ?

— Madame, vous venez pour un enfant ?…

Il hausse les épaules, fait mine de jeter le manche après la cognée.

— Et pour quoi diable voulez-vous qu’elle vienne ?… Enfin, vous serez peut-être capable de constater ! Assurez-vous du sexe.

— M’assurer du sexe !… et comment ?


Il rajuste ses lunettes et me fixe avec stupeur ; il semble se demander si je ne suis pas arriéré comme éducation et exagéré comme pudeur au point d’ignorer ce qui distingue les garçons des filles.

J’indique par signes que je le sais bien.

Il pousse un soupir d’aise, et s’adressant à l’accoucheuse :

— Déshabillez l’enfant. Vous, monsieur, regardez. Mais de là-bas vous ne voyez rien, approchez donc !

— C’est un garçon.

— Je vous crois ! fait le père en se rengorgeant, avec un coup d’œil au charbonnier.


Me voilà nourrice, ou peu s’en faut.

Je suis bien obligé, par politesse, d’aider un brin à ouvrir les langes, à retirer les épingles, à désemmailloter le moutard, et à lui faire une petite chatouille sous le menton, quand il crie trop fort.

Heureusement, la pension Entêtard m’a donné une manière, et mon coup de main devient célèbre, dans l’arrondissement, autant que jadis mon tour de chemise. À moi le pompon !


Ils ne sont guère forts, mes collègues, mais ce ne sont point de méchantes gens. Il n’y a pas en eux ce levain de fiel et de chagrin qui fermente chez les universitaires constamment jaloux, peureux, espionnés.

Ils ne me font point sentir trop cruellement mon infériorité ; mon copain n’a pas rechigné, ni ronchonné, plus de deux jours.

— Somme toute, que vous a-t-on enseigné au collège ? Le latin ? Mais c’est bon pour servir la messe ! Apprenez donc plutôt à faire des jambages, des pleins, et des déliés.

Et il me donne des conseils pour la queue des lettres longues et pour la panse des lettres rondes. Nous restons même après la fermeture des bureaux, pour soigner mon anglaise, sur laquelle je sue sang et eau.


Un jour, à travers la croisée, un ancien camarade m’a vu, un de la bande des républicains.

— Tu faisais des émeutes autrefois ; tu fais des majuscules maintenant !

Eh bien, oui ! mais, mes majuscules faites, je suis libre, libre jusqu’au lendemain.

J’ai ma soirée à moi, — le rêve de toute ma vie ! — et je n’ai qu’à me lever aussi tôt que les ouvriers pour avoir encore deux heures de frais travail, avant de venir vérifier le sexe des mioches.

Je les démaillote, mais je me suis démailloté aussi, et je pourrai montrer que je suis un homme à qui voudra regarder.


Enterrement Murger.

J’ai demandé congé pour suivre le convoi d’un illustre.

Je veux voir les célébrités qui accourront en foule ; je veux entendre aussi ce que l’on dira sur sa tombe.


On a pleurardé, voilà tout.

On a parlé d’une maîtresse et d’un toutou que le défunt aimait bien, on a jeté des roses sur sa mémoire, des fleurs dans le trou, de l’eau bénite sur le cercueil ; — il croyait en Dieu ou était forcé de paraître y croire.

Des pioupious aussi suivaient le cortège avec leurs fusils : le peloton des décorés.

Il avait la croix ; c’était comme une médaille d’aveugle, une contremarque de charité. On ne laisse pas crever de faim les légionnaires ; resté misérable, il avait dû nouer sa gloire, comme une queue de cheval, avec le ruban rouge.

Je suis revenu songeur, et soudain j’ai senti dans mes entrailles un tressaillement de colère. Il m’a fallu huit jours encore pour comprendre ce qui remuait en moi — un matin, je l’ai su.


C’était mon livre, le fils de ma souffrance, qui avait donné signe de vie devant le cercueil du bohème enseveli en grande pompe et glorifié au cimetière, après une vie sans bonheur et une agonie sans sérénité.

À l’œuvre donc ! et vous allez voir ce que j’ai dans le ventre, quand la famine n’y rôde pas, comme une main d’avorteuse qui, de ses ongles noirs, cherche à crever les ovaires !

Moi qui suis sauvé, je vais faire l’histoire de ceux qui ne le sont pas, des gueux qui n’ont pas trouvé leur écuelle.

C’est bien le diable si, avec ce bouquin-là, je ne sème pas la révolte sans qu’il y paraisse, sans que l’on se doute que sous les guenilles que je pendrai, comme à la Morgue, il y a une arme à empoigner, pour ceux qui ont gardé de la rage ou que n’a pas dégradés la misère.

Ils ont imaginé une bohème de lâches, — je vais leur en montrer une de désespérés et de menaçants !