L’Intellectualité française/1

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L’Intellectualité française
La Revue blancheTome XXIV (p. 566-568).

L’Intellectualité française

[La Revue hebdomadaire relate une entrevue qu’eut un de ses rédacteurs avec M. Bjœrnstjerne Bjœrnson. « Voyez-vous, dit le grand dramaturge norvégien, dans notre vieux continent, il y a deux races : l’Europe, les États-Unis d’Europe. Cosmopolis, si vous voulez, d’une part ; et, de l’autre, isolée du reste comme par un mur de Chine : la France. » — Nous avons prié M. Bjœrnson de vouloir bien préciser lui-même, dans La revue blanche, son opinion sur les Français. Voici son article.]

Vous désirez savoir ce que je veux dire, en prétendant qu’à plus d’un point de vue, la France se sépare du reste de l’Europe. La réponse à votre question demanderait un long développement, auquel je n’ai pas le temps de me livrer. Mais permettez-moi d’expliquer ma pensée par quelques exemples, qui s’offrent d’eux-mêmes :

Il y a quelques jours, tous les journaux français s’occupaient du duel Déroulède-Buffet, de ce qui l’a amené, des moindres incidents qui s’y rattachent. Toutes les conversations puisaient dans cette affaire leur nourriture et leur sel. Evidemment il y a au fond de cet événement un principe profondément enraciné dans les mœurs françaises. Tout le reste de l’Europe et l’Amérique sont incapables de rien comprendre à cette agitation. Nous sentons bien que nous sommes en présence d’une conception de l’honneur émanant directement des déclamations de vos auteurs classiques. Mais la chose ne nous parait pas plus naturelle pour cela.

L’ « Affaire » aussi a été fertile en enseignements. Maintes fois nous avions pu voir, notamment à propos de guerres faites en vue de conquêtes territoriales, qu’une nation peut se laisser entraîner par ses appétits immodérés, au point de devenir un objet d’opprobre pour les autres peuples, qui l’abandonnent à elle-même. Mais jamais encore nous n’avions vu que, dans l’appréciation de témoignages et de documents, une nation pût se trouver isolée, en désaccord avec toutes les autres. Précisons : lorsque l’empereur d’Allemagne et le roi d’Italie, sans que rien les y contraignit, simplement mus par un sentiment d’humanité, firent déclarer devant leurs parlements respectifs que ni leurs gouvernements ni leurs officiers n’avaient eu aucun rapport avec le Capitaine Dreyfus, nous les crûmes. Les Français, eux, n’en demandèrent pas plus pour ne pas croire.

Ainsi il existe une conception de l’honneur propre à l’esprit français, et si élevée qu’elle revêt des formes qui, pour nous, se perdent dans les nuages ; et il existe un scepticisme français qui atteint à des profondeurs incommensurables pour nous.

Récemment, M. Larroumet écrivit dans le Temps :

« Nous autres Français n’élevons pas un mur de Chine, mais nous avons un filtre, où les eaux troubles des importations étrangères doivent laisser leur limon. » Tout d’abord je signalerai cette particularité, que les autres Européens, lorsqu’il est question d’un pays qui s’isole, qui s’entoure d’une barrière, songent de préférence à des droits de douane, à des lois réglant la navigation et aussi à l’enseignement trop exclusif, etc., etc. ; tandis qu’un Français pensera surtout à l’art. Soit ! Parlons art seulement. Nous autres Européens, qui voyageons beaucoup, qui connaissons plusieurs langues et qui pouvons juger et comparer de visu, nous considérons le suisse Arnold Bœcklin comme le plus grand peintre contemporain. En France, il n’est connu que de nom ! Il devint très vieux et il mourut, mais les Français n’ont pas encore éprouvé le besoin de contempler ses œuvres dans une exposition. En vérité, leur filtre n’est-il pas trop resserré et ne fonctionne-t-il pas à peu près comme une muraille de Chine ?

Autre exemple : nous autres Européens considérons que Henrik Ibsen est le plus grand dramaturge de ces temps-ci. Une renommée universelle, vieille d’une génération, ne lui a pas encore permis de trouver sa place au répertoire d’un théâtre permanent en France. Le filtre que M. Francisque Sarcey a légué à M. Larroumet n’aurait-il pas besoin d’être vérifié ?

Je viens de prendre connaissance de l’article que M. Larroumet consacre à la nouvelle pièce de M. Victorien Sardou. Il trouve que c’est le plus beau drame en prose de notre époque. Nous autres Européens, au contraire, nous estimons, qu’en dépit de l’habileté et de beaucoup d’autres excellentes qualités qui s’y rencontrent, la pièce n’appartient même pas à la littérature. La distance qui nous sépare peut-elle devenir plus grande ?

Je pense souvent à l’époque où Victor Hugo et ses adeptes, rompant avec l’unité de temps et de lieu, rendirent possibles sur votre scène les grandioses figures et destinées du romantisme. À l’étranger, cette réforme s’était faite depuis longtemps et sans secousse. En France, il fallut pour la réaliser, une révolution. L’esprit français est à ce point conservateur et orgueilleux qu’il ne cède guère qu’au prix d’une révolution. C’est pour cela que la France est devenue le pays des révolutions. Voyez qui l’Académie française élit en ce moment et qui elle exclut de son sein. Il faudra ici que la mort s’en mêle parfois et fasse des révolutions.

Je termine en répétant ce que j’ai dit maintes fois : un Français qui connaît à fond la culture européenne est, en vertu de l’héritage artistique de sa race, le représentant le plus accompli de la haute culture intellectuelle et morale. Il me semble aussi qu’une partie de la jeunesse française commence à diriger son effort dans cette autre direction, parce qu’elle partage la manière de voir dont je viens de me faire le porte-voix.

Gambetta m’est cher entre tous les Français, parce qu’il voulait élargir chez ses compatriotes le sens de la vie.

Bjœrnstjerne Bjœrnson