L’Intellectualité française/4

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L’Intellectualité française
La Revue blancheTome XXV (p. 259-260).

De l’Intellectualité Française[1]
à monsieur georges clemenceau
Cher ami.

Merci de m’avoir fourni l’occasion[2] de dissiper quelques malentendus. Car avec M. Larroumet il n’y a décidément pas moyen de discuter.

Vous citez le discours que j’ai prononcé au Club de la Presse berlinoise, mais — par inadvertance, bien entendu — la phrase suivante a été omise : « Ce n’est pas la guerre, mais la paix qui est notre but suprême. Bien que nous nous disions chrétiens, il est bon de nous en souvenir ! »

Ces paroles démontrent clairement que le mouvement auquel Berlin donnerait l’impulsion, et qui grouperait dans une fédération défensive les Germains (c’est-à-dire Allemands, Anglais, Américains du Nord, Scandinaves, etc.), ne saurait s’inspirer d’une idée guerrière, ni avoir la guerre pour but. Par conséquent, la phrase « qu’une telle alliance serait assez forte pour imposer la paix » ne doit pas être interprétée dans le sens, que la paix serait imposée par la force des armes.

Pour moi il est hors de doute que les grandes alliances sont le résultat d’un processus analogue à celui qui réunit les familles, en fait de petites communautés qui, en se groupant, en forment qui sont de plus en plus grandes, deviennent de petits états, ensuite de grands états, et diminuent ainsi les possibilités d’une guerre, dans la mesure même où elles s’agrandissent par chaque adhésion nouvelle.

Le but doit être que les grandes confédérations, formées par des nations libres, de même race, rendent la guerre entre celles-ci impossible. Après cela, les états confédérés doivent rechercher de nouveau d’autres alliances, et continuent ainsi à amoindrir de plus en plus le danger d’une guerre.

Confédération germanique, Confédération latine !

Il me semble que ceux qui dirigent leurs efforts dans ce sens, sont moins entachés d’exclusivisme que ceux qui s’opposent à la réalisation de cet idéal.

Vous me reprochez, avec beaucoup d’autres, de voir en M. Larroumet le représentant de la majorité de la France. Aurais-je tort en cela ?

Pour ce qui est de la mauvaise foi et de l’étroitesse d’esprit de M. Larroumet, c’est son affaire. Mais on ne m’ôtera pas de l’esprit que s’il n’était pas le représentant de la moyenne en France, il ne serait pas le porte-parole de ce goût moyen dans le journal moyen qui s’appelle le Temps.

Ai-je réellement besoin de dire que je n’ignore pas l’existence d’une autre France, au-dessus de M. Larroumet, pour laquelle je professe la plus grande estime ? Me serais-je prononcé dans cette question, si je n’avais pas su que je pouvais en appeler à cette autre France ?

M. Larroumet habite un rez-de-chaussée, et ce qui fait sa force, c’est qu’il ne sait pas qu’il existe encore des étages au-dessus de lui et que d’autres gens y demeurent.

Pour excuser l’esprit français de s’être montré conservateur et exclusif à l’égard de Shakespeare, il ne suffit pas de dire que Victor Hugo et d’autres grands Français l’ont admiré. L’exception confirme la règle. La vérité est que Shakespeare a mis plusieurs siècles à pénétrer en France, et aujourd’hui encore il n’est pas accepté sans réserves ; que Henrik Ibsen n’a pas pu prendre pied en France, pas plus que Bœcklin ; que « Patrie » de M. Sardou est le plus beau drame en prose de notre époque, et qu’Alexandre Dumas fils est un grand esprit.

Un autre fait est qu’un duel entre deux matadors français peut prendre les proportions d’un événement national.

Un autre fait encore est que la France de M. Larroumet voudrait nous contester le droit d’ajouter foi aux déclarations de rois et d’empereurs, faites par l’organe de leurs gouvernements, si ces déclarations peuvent gêner les machinations de quelques généraux français. Dans ces cas-là nous n’avons qu’à nous taire.

À propos de la clarté et de la logique françaises, il me semble que M. Larroumet, en demandant si la Norvège souffrirait une ingérence de la France dans sa querelle avec la Suède, ne fait pas précisément honneur à ces qualités françaises, s’il croit avoir démontré, par cette question reconventionnelle, que l’Europe n’a pas le droit de prendre parti dans l’affaire Dreyfus.

Pour terminer cette discussion — qui a déjà assez duré — il ne me reste plus que deux remarques à faire.

La première se rapporte à l’étonnement éprouvé par M. Hanotaux, que ce soit un Norvégien (et non pas, par exemple, un Russe, n’est-ce pas ?) qui ait soulevé cette question.

Serait-ce donc l’importance géographique plutôt que le degré de civilisation qui autoriserait un peuple à s’en occuper ?

Lorsque les étrangers parlent de l’esprit conservateur et exclusif des Français et de ses effets, ils envisagent cette question d’un point de vue plus élevé, qui leur permet de regarder au delà du petit cercle, dans lequel M. Larroumet a circonscrit les débats.

Le dernier point auquel je voudrais vous rendre attentif, est le suivant : Lorsque, il y a quelque temps, le président du Conseil des ministres anglais appelait l’attention de ses concitoyens sur le danger que faisait courir à l’Angleterre la concurrence étrangère, il cita l’Allemagne et l’Amérique ; mais la France ne fut pas mentionnée.

Croyez, cher ami, à ma plus vive sympathie.

Bjœoernstjerne Bjœoernson
  1. Sur ce sujet, voir, dans La revue blanche, les articles de M. Bjœrnstjerne Bjœrnson, (nos des 15 avril et 15 mai 1901 et de M. Georges Picquart (n° du 1er mai 1901) et, dans le Temps, ceux de M. Gustave Larroumet.
  2. Comme on sait, M. Clemenceau était intervenu au débat dans son périodique, le Bloc.