L’Internat et la vie de collège en France et en Angleterre

La bibliothèque libre.
L’Internat et la vie de collège en France et en Angleterre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 56 (p. 681-693).
L'INTERNAT ET LA VIE DE COLLEGE
EN FRANCE ET EN ANGLETERRE

La fâcheuse échauffourée qui s’est produite dernièrement au lycée Louis-le-Grand a fait naître beaucoup de réflexions et fourni matière, comme il arrive en pareil cas, à de vives controverses. Les uns ont rejeté tous les torts sur une jeunesse indocile, impatiente de tout frein, de toute autorité, pressée du désir de s’émanciper avant l’heure, trop portée à s’inspirer des mauvais exemples que lui donnent des indisciplinés qui ne sont plus jeunes et à croire sur leur parole que la liberté consiste à ne rien respecter et à n’obéir à personne. D’autres s’en sont pris à l’administration du lycée, ils lui ont reproché d’avoir manqué de souplesse, de tact et de sang-froid, d’avoir recouru trop vite aux remèdes violens quand les voies de douceur suffisaient. D’autres, enfin, ont profité de l’occasion pour renouveler leurs accusations contre tout notre système d’éducation publique et, en particulier contre l’internat, dont il est permis assurément de médire, mais qu’il faut considérer comme un mal inévitable tant qu’on n’aura pas indiqué les moyens de le remplacer.

On nous accuse d’être trop contens de nous-mêmes, et cependant si nous aimons à nous louer, nous aimons aussi à nous dénigrer. Il nous plaît de faire bon marché des avantages que nous possédons, d’exagérer les inconvéniens et les vices de nos institutions. C’est surtout en ce qui concerne nos établissemens d’instruction secondaire que nos critiques n’ont pas de mesure. Ceux qui les décrient le plus sont en général des gens qui n’ont aucune pratique de l’enseignement et qui ignorent que de toutes les choses difficiles, c’est la plus épineuse. Tel homme incapable de faire l’éducation de son chien, qui sera toujours un chien mal élevé, le prend de très haut avec les instituteurs de ses enfans et se persuade qu’avec un peu de bonne volonté rien ne serait plus aisé que de fonder des lycées où l’on réussirait, sans user de contrainte, à assouplir les caractères les plus revêches ; grâce à des méthodes perfectionnées, les paresseux s’y instruiraient, avec autant de plaisir que des moutons peuvent en avoir à brouter ou des ânes à boire quand ils ont soif. On assure qu’il y a des établissemens de ce genre hors de France. Où les trouve-t-on ? Nous attendons qu’on nous le dise.

Ce qui devrait faire réfléchir ces utopistes, c’est que les étrangers dont ils vantent les institutions s’étonnent quelquefois qu’on les leur envie et sont les premiers à demander à grands cris la réforme de leurs collèges. Quand tout le monde se plaint, on peut croire que tout le monde a tort et qu’il en faut rabattre. Un écrivain anglais du plus grand mérite, M. Matthew Arnold, n’a pas craint de déclarer que la grande masse de ses compatriotes se compose de barbares, lesquels se recrutent surtout dans l’aristocratie, de philistins, qui forment le gros de la bourgeoisie, et d’une vile multitude, qu’il qualifie durement de populace[1]. Il estime que le caractère de telle ou telle classe de la société dépend surtout de la manière dont elle conçoit le bonheur, et les barbares, selon lui, n’aiment que les dignités, la considération, les exercices du corps, le sport et les plaisirs bruyans. Les philistins n’apprécient que le tracas et la fièvre des affaires, l’art de gagner de l’argent, le confort et les commérages. Quant à la populace, il n’y a pis d’autre bonheur pour elle que le plaisir de brailler, de se colleter et de tout casser, — bawling, hustling and smashing, — en y ajoutant la bière à bon marché. M. Matthew Arnold prétend qu’en Angleterre l’éducation publique est insuffisante, qu’elle tend à accroître le nombre des barbares et des philistins et fait peu de chose pour adoucir la brutalité de la populace, qu’il serait bon que le gouvernement s’en mêlât, qu’il n’appartient qu’à l’état d’instruire et d’élever les peuples, que c’est un système dont la France se trouve bien. Qui oserait nier cependant que nous n’ayons, comme les Anglais, nos philistins et nos barbares ? Mais peut-être sont-ils moins insensibles que d’autres à certains plaisirs de l’esprit, peut-être ont-ils un peu plus de respect pour ceux qui les leur procurent. Cela tient au génie de la race, cela peut tenir aussi à l’éducation, et il est permis d’en conclure que, quoi qu’on en dise, nos lycées ont du bon. Mais ceux qui les décrient se plaignent surtout que les internes qui y reçoivent leur éducation y sont fort malheureux, qu’ils y gémissent dans une pénible servitude. Soumis à une règle dure, uniforme, à une discipline pédantesque et souvent puérile, entassés dans une maison où la place manque, réduits à prendre leurs récréations dans une cour où ils ont peine à se mouvoir, ils regardent le lycée comme une prison, ils comptant tristement les années et les mois qu’ils ont encore à y passer, et le jour où ils en sortent est pour eux un jour d’allégresse et de délivrance. — Voyez les Anglais ! nous dit-on. Qu’ils aient fait leurs études à Eton, à Harrow ou à Rugby, en est-il un seul qui n’aime à se souvenir de sa vie de collège ? — Nous n’aurions garde d’en disconvenir : en général, les Anglais se souviennent plus volontiers que nous de leur vie de collège. Pour s’en convaincre, il suffit de lire l’intéressant récit que vient de publier un ancien élève d’Eton, M. Brinsley-Richards, qui assurément n’est ni un barbare, ni un philistin, mais qui, n’étant pas non plus un philosophe idéaliste, comme M. Matthew Arnold, est plus disposé que lui à penser qu’il suffit à l’Angleterre de demeurer ce qu’elle est, pour être le premier pays du monde et le plus parfait de tous les royaumes possibles[2]. M.Brinsley est resté sept ans à Eton, il affirme que la voiture qui, par une douce après-midi de septembre, le conduisit à la maison de son tutor, c’est-à-dire à la pension où il devait loger, le déposa à la porte d’un paradis : « Soit qu’il sorte de l’esclavage d’une école privée ou qu’il ait secoué les douces chaînes du gouvernement maternel, l’enfant qui arrive à Eton sent pour la première fois ce que c’est que d’être libre. »

L’enfant qui entre à Eton n’a pas seulement la joie de se sentir libre ; n’eût-il que dix ans, il conquiert du même coup le droit de porter sur sa tête de bambin un chapeau de soie et de haute forme. M. Brinsley savoura si vivement ce plaisir qu’aujourd’hui encore, quand il achète un chapeau, il ne peut entendre le frou-frou de la coiffe de papier qui l’enveloppe sans éprouver une émotion délicieuse. Il croit revoir en imagination son premier chapeau, qui ajouta quarante-six centimètres à sa taille. Et puis, quelle bénédiction que d’avoir une chambre à soi et un mobilier tout frais, chaque élève d’Eton ayant droit à une nouvelle table à écrire, à un tapis neuf, à une nappe, à un buffet plein de vaisselle, à une théière en métal ! « Examiner curieusement ces trésors avec la douce certitude qu’ils sont à vous, contempler dans votre buffet votre ration hebdomadaire de thé et de sucre, qui semble inépuisable et dont vous disposez à votre fantaisie, s’entendre dire par une servante que vous ferez votre thé et votre déjeuner dans votre chambre ; voilà, un plaisir qui vient tout de suite après celui de posséder un chapeau de soie. La première fois que j’étendis ma nappe sur ma table et que je m’assis pour déjeuner solitairement avec moi-même, le sentiment de ma propre importance me fit porter ma fourchette à mes lèvres avec plus de solennité que ne le fait un homme timide invité à un banquet public où il doit prononcer son premier discours. Cependant, deux ou trois jours plus tard, j’acceptai volontiers la proposition de deux élèves de la quatrième classe qui mangeaient dans la chambre attenant à la mienne et qui m’engagèrent à m’adjoindre à leurs festins. » Un chapeau de soie, une chambre qu’on ne partage avec personne, une théière dont on peut dire : Elle n’est qu’à moi ! — de telles délices sont inconnues à nos lycéens. Il est vrai que M. Brinsley les payait 5,000 francs par an. Rousseau a dit que la joie est plus amie des liards que des louis ; mais d’habitude les joies anglaises sont coûteuses.

Quoiqu’il y ait dans la nature humaine un fond immuable, chaque nation a ses mœurs, ses goûts comme ses dégoûts, et ce qui plaît à l’une ne plaît pas toujours à l’autre. Il y a dans le paradis d’Eton certains détails, certains usages qui en rendraient le séjour pénible à nos lycéens ; on n’a pas encore inventé de paradis international. Nous doutons beaucoup, par exemple, qu’on pût faire goûter à notre jeunesse cette coutume qu’on appelle le fagging, et qui condamne les commençons, les écoliers des petites classes à être les très obéissans serviteurs, les factotums et quelquefois les souffre-douleurs des grands. Le peuple anglais est celui qui est demeuré le plus fidèle aux souvenirs, aux traditions du moyen âge, et le caractère de l’éducation féodale était de considérer la domesticité comme l’universel apprentissage. Avant d’être armé chevalier, on avait été page, puis écuyer ; avant d’acquérir le droit de commander, il fallait avoir pratiqué toutes les obéissances, toutes les soumissions ; avant de devenir maître, on avait servi ; avant d’avoir des hommes à soi, on avait été l’homme de quelqu’un. Il est resté quelque chose de cela dans le fagging, et le temps qu’on passe dans un collège anglais se divise en deux périodes, celle où l’on est le domestique de quelqu’un et celle où l’on a le plaisir d’avoir des domestiques et de les mener à la baguette.

A vrai dire, le fagging est une institution moins oppressive que jadis, et les mœurs s’étant adoucies, les abus de pouvoir des grands à l’égard des petits sont devenus moins crians. M. Gladstone remarquait, il y a longtemps déjà, qu’il n’avait essuyé à Eton aucune de ces mésaventures sinistres qu’on lui avait prédites, et il tournait en ridicule les anxiétés des mères qui refusaient d’y envoyer leurs fils dans la crainte qu’ils n’y tombassent sous la griffe cruelle de petits tyranneaux ; il affirmait que, pour sa part, il n’y avait rencontré aucun Néron, aucun Caligula. Quant à M. Brinsley, la fortune lui fut propice ; il trouva dans la personne du nommé Hall un maître qui était exigeant, sans être brutal. Il possédait trois fags et il entendait les avoir toujours autour de lui. Étant d’humeur indolente, il avait pour principe qu’un garçon qui se respecte ne doit jamais rien faire de ce que les autres peuvent faire pour lui. Chaque matin, quelques minutes avant neuf heures, M. Brinsley devait mettre le couvert, tout préparer pour le déjeuner de son auguste patron ; prenant ses jambes à son cou, il allait lui chercher du pain chaud, de la crème, des conserves, du salé, quelques friandises. On l’envoyait quelquefois aussi chez le tailleur ou porter des lettres à la poste. Quand Hall n’était pas content de ses fags, il les corrigeait à l’aide d’une fourchette à rôties ; mais il menaçait plus souvent qu’il ne châtiait. Ce maître indulgent entendait la plaisanterie. Un jour qu’un de ses fags lui apportait des œufs sur le plat, il se fâcha tout rouge et s’écria : « Petit chien, jeune brute que vous êtes, avez-vous bien le front de me servir des œufs où il y a trois mouches mortes ? — Trois ! repartit Pug, en affectant une extrême surprise, je croyais qu’il y en avait cinq. Que sont devenues les deux autres ? » Une autre fois, Hall se plaignait que son thé n’était pas chaud. « Je l’ai trouvé assez chaud pour moi, répondit Pug, et vous pouvez m’en croire, car j’y ai mis le doigt. »

Plus tard, M. Brinsley changea de maître et perdit au change. L’élève Blazes ne badinait pas, son service n’était pas une sinécure. Il exigeait de ses domestiques une obéissance prompte et ponctuelle, smart and blindly obedient. Ce n’était pas une petite affaire que de tout ranger dans sa chambre, de nettoyer ses pots d’étain et ses gobelets d’argent ; il fallait frotter, polir et repolir. Il donnait souvent à déjeuner. Dans ces grandes occasions, il mettait tout son monde en campagne. Celui-ci préparait ses rôties, celui-là courait de place en place pour emprunter les tasses et les soucoupes dont il avait besoin, un troisième allait chercher à l’auberge la fricassée de poulets ou les côtelettes de saumon qui devaient être la pièce de résistance du repas. Ces diligens commissionnaires se dédommageaient de leurs peines en mangeant les restes, qu’on leur abandonnait généreusement, comme on jette un os à un chien.

Ce qui chagrinait M. Brinsley, c’est qu’il n’avait pas seulement à servir son maître légitime ; il se serait exposé à de vertes corrections s’il eût refusé de se mettre aux ordres de tout élève des classes supérieures. Les fags avaient peu de goût pour ce travail surérogatoire et ils tentaient de s’y soustraire. Au cri de : Lower boy ! poussé d’une voix retentissante, c’était une déroute, un sauve-qui-peut général, un bruit de portes qui s’ouvraient ou se fermaient, un brouhaha de fugitifs se cachant sous leur lit ou se précipitant au bas de l’escalier ; le moins alerte, qu’on attrapait par les oreilles, payait pour tout le monde. Mais de toutes les corvées qu’on leur imposait, la plus désagréable était d’aider les grands à faire leurs devoirs. Pour se faciliter la préparation de leur Horace ou de leur Homère, les collégiens d’Eton, comme cela se pratique ailleurs, se procuraient clandestinement des traductions de contrebande ou d’anciens cahiers de corrigés. Un fag leur faisait la dictée. Un autre, placé en sentinelle dans le corridor, y montait la garde. Malheur à lui s’il oubliait de siffler pour avertir les délinquans de l’arrivée du maître de pension qui faisait sa ronde, prêt à rafler de ses mains crochues les traductions prohibées ; les bouteilles de bière et les jeux de cartes !

Le métier de fag n’est pas toujours commode. Ce qui en adoucit les amertumes, c’est qu’aucun élève, quel que soit son nom, son rang et sa fortune, ne s’y peut dérober : « La dignité d’un collégien requinqué, dit M. Brinsley, ne paraît pas à son avantage quand on le voit traverser une rue très passante avec un grand plat couvert, dont la sauce dégoutte sur le pavé ; mais la dignité était une plume qu’on ne pouvait mettre à son chapeau qu’en entrant dans la cinquième classe. J’ai vu celui qui est aujourd’hui le marquis de Waterford porter gaîment un plat d’œufs et de lard destiné au fils d’un avoué, et le comte de Roseberry descendre rapidement une rue en tenant sous son bras la culotte d’un fils de pasteur. J’ai prêté un matin huit sous à un élève des petites classes qui avait oublié sa bourse et qui devait acheter quelques harengs fumés pour son fag-master ; cet élève était l’héritier du duc de Marlborough. »

Une consolation plus précieuse était de penser que le moment viendrait bientôt où, après avoir obéi, on aurait le plaisir de commander. M. Brinsley nous assure que la première, fois qu’il fit faire une course à son fag, son cœur s’épanouit dans la joie. Il ajoute sur un ton de contrition qu’il n’usa pas toujours discrètement de son omnipotence, qu’il adopta bien vite des allures de pacha, avare de ses mouvemens et mettant à contribution sans scrupule les bras et les jambes d’autrui. Le fagging est une coutume qui peut avoir ses bons côtés. Il n’est pas prouvé que ce pauvre monde valût plus qu’il ne vaut si on en supprimait tous les abus. Mais celui-là n’est pas dans nos mœurs. Nous ne respectons que les droits écrits, nous avons la fureur de l’écriture ; le Français est le moins coutumier des peuples. Il en coûte à tel de nos lycéens d’obéir à un maître d’étude qu’il aime peu, il lui en coûterait davantage d’obéir à celui de ses camarades qu’il aime le plus.

Un autre usage des collèges anglais dont nos lycéens s’accommoderaient difficilement est le flagging. Ce substantif dérive du verbe flag, qui signifie fouetter. M. Brinsley confesse que la première exécution à laquelle il assista le mit hors de lui et qu’il sentit son cœur bondir dans sa poitrine, comme un oiseau effaré qui cherche à sortir de sa cage. C’était par une froide matinée de pluie. La victime était un doux enfant aux cheveux bouclés, à la peau très blanche, dont le seul défaut était d’aimer un peu trop à rire. L’instrument faisait peine à voir, le manche avait trois pieds de long. Les élèves avaient grimpé sur les bancs, sur les pupitres pour ne perdre aucun détail de cette intéressante affaire. « Quand Neville eut détaché son pantalon, quand il se fut agenouillé sur le gradin du billot et que six coups s’abattirent sur sa personne en faisant le même bruit que si on eût versé sur lui six baquets d’eau, je pensai m’évanouir. Ce que j’éprouvai alors, je ne l’ai ressenti qu’une fois dans ma vie, le jour où je vis pendre un homme. » Mais M. Brinsley s’accoutuma bientôt à ces spectacles ; quelques mois plus tard, il les contemplait avec indifférence, il finit même par s’en amuser. À la vérité, son amusement fut moins vif quand il fut fouetté à son tour. Il y a des bizarreries dans les lois anglaises, il était permis aux élèves d’aller à la Tamise pour s’y baigner ou pour y canoter ; il leur était interdit de se laisser voir dans les rues qui y conduisent. Un maître venait-il à paraître, ils étaient tenus de s’esquiver comme ils pouvaient, et on les voyait s’élancer dans les boutiques comme des lapins qui rentrent dans leurs terriers. Cela s’appelait shirking, ou l’art de se dérober. Soit ignorance de la règle, soit distraction, M. Brinsley oublia de se dérober ; il lui en coûta cinq grands coups de martinet, et encore trouva-t-on que c’était peu.

Passe encore d’être fouetté quand on est fag ; mais il est dur de l’être encore à l’âge où l’on craint la honte plus que la douleur. M. Brinsley vit un jour un grand jeune homme qui avait près de six pieds de haut et une moustache charmante et qui se demandait avec angoisse s’il consentirait à se laisser donner les étrivières. Il avait acheté une commission dans la cavalerie, son uniforme était prêt ; il devait quitter le collège dès le lendemain et rejoindre son régiment dix jours plus tard. Par malheur, il s’était livré la veille à de trop copieuses libations, on l’avait ramassé ivre mort. Ce galant officier se résigna à son destin, il reçut ses douze coups et se sépara dans les meilleurs termes du directeur du collège, le docteur Goodford.

Il ne plaisantait pas, le docteur Goodford ; il était fermement convaincu que le fouet est le meilleur des instituteurs, que c’était faire tort à la jeunesse que de le lui servir avec trop de ménagement. Il ouvrait une histoire à ce sujet. On racontait qu’un élève ayant refusé de se laisser fouetter avait été mis à la porte ; mais à quelque temps de là, s’étant ravisé, il était revenu du Yorkshire à Eton pour y subir sa peine. M. Goodford venait de partir pour un voyage en Suisse. Le jeune homme se procure un fouet réglementaire, le fourre dans sa malle et se lance à la poursuite de son directeur. Il le manque à Genève, puis à Lucerne, ne parvient à le rattraper qu’au couvent du Grand-Saint-Bernard. Là, M. Goodford, se laissant attendrir par le récit de son odyssée, résolut de récompenser une si louable persévérance, et ce fut dans le réfectoire du couvent, en présence des moines rangés en cercle et béans d’admiration, qu’il le fessa vigoureusement, après quoi, la bouche en cœur, il lui fit cadeau d’un Guide Murray. Cette histoire n’est qu’une légende ; il paraît prouvé que M. Goodford fit grâce. En revanche, il est également certain que le matin de la Saint-André, il fouetta dru et ferme sir Frederick Johnstone, qu’il avait prié à déjeuner pour ce jour-là. Dix minutes après l’exécution, son invité se présentait chez lui, et M. Goodford lui disait avec une aimable bonhomie : « Eh bien ! Johnstone, nous voilà de nouveau réunis ! » Avions-nous tort d’avancer que si on transportait nos lycéens dans les enchantemens du paradis d’Eton, ils auraient quelque peine à s’y acclimater ? Peut-être s’écrieraient-ils d’une seule voix : Qu’on nous reconduise bien vite aux carrières ! Dieu sait pourtant s’ils les maudissent ; mais il n’est pas de tyrannie qu’ils n’acceptassent plus volontiers qu’une liberté tempérée par la crainte du fouet.

Nos boursiers, plus que d’autres, se trouveraient mal du séjour des collèges anglais. Le Français qui découvre pour la première fois que les voitures de louage ne pénètrent pas dans les parcs de Londres et que l’accès n’en est permis qu’aux équipages de maîtres, ne peut s’empêcher de trouver que la promenade au bois de Boulogne a bien du charme. On peut croire aussi que ceux de nos collégiens à qui l’état accorde des secours pour faire leurs études sont heureux d’être traités par leurs camarades sur un pied d’égalité, qu’ils se sentiraient mal à leur aise dans des établissemens où ils seraient considérés comme une espèce subalterne. Les élèves d’Eton se divisent en oppidans, qui font leurs études à leurs frais, et en King’s scholars, ou collegers, qui sont logés, nourris, instruits gratuitement. Ces derniers, à qui on donne le sobriquet de tugs, sont regardés de haut en bas. M. Brinsley, dans ses heures de réflexion, s’étonnait du mépris qu’on leur témoignait et qu’ils lui inspiraient à lui-même. « La cause de ce mépris, nous dit-il, est que les tugs appartenaient pour la plupart à des familles peu fortunées, qu’ils portaient des robes, qu’ils n’avaient pas le droit d’entrée dans les canots, qu’ils avaient à remplir quelques offices déclarés dégradans, qu’ils vivaient à part et que leur nourriture était de qualité inférieure. » Il est vrai que, pour les réconforter, les maîtres de pension leur faisaient de loin en loin des distributions de pâtés ; mais, crainte des malandrins et des pillards, ils les mangeaient en cachette, à la tombée de la nuit, dans quelque endroit retiré et solitaire. Quoique ces infortunés eussent souvent plus d’instruction que les oppidans, quoiqu’ils gagnassent beaucoup de prix, quoiqu’ils eussent beaucoup de succès dans les examens, ils étaient exposés à mainte avanie ; on les recevait partout comme des chiens dans un jeu de quilles. Un tug s’aventurait-il dans une pension d’oppidans, on le voyait l’instant d’après redescendre précipitamment l’escalier, sa grande robe flottant en désordre derrière lui, fort empêché de se défendre contre la grêle de projectiles, bottes, bottines et pantoufles, qui s’abattaient de toutes parts sur ses épaules et son chapeau. M. Brinsley est disposé à croire que désormais il n’en est plus ainsi, que les boursiers d’Eton ont moins de mortifications et d’affronts à endurer. Nous aimons à le croire comme lui et nous voudrions en être sûrs.

Cependant, toutes réserves faites, il faut convenir qu’à bien des égards la vie que mènent les collégiens anglais est propre à faire envie aux nôtres. Ils ont de la place pour se mouvoir, de l’espace pour s’ébattre, du vert pour récréer leurs yeux, de l’air pour leurs poumons. Qui conque lira le gracieux livre intitulé les Années de collège de Tom Brown[3], ou l’agréable récit de M. Brinsley, gardera à jamais le souvenir de certaines parties de cricket, de certains concours nautiques dont il fut longtemps parlé à Rugby ou à Eton et de la joie qu’éprouvaient vainqueurs et vaincus à conter leurs prouesses. On est même tenté de se demander si cette vie agitée et essoufflée, remuante et courante, laisse assez d’heures au recueillement de l’étude. M. Brinsley a connu parmi ses camarades de rudes piocheurs qui ne se laissaient jamais distraire ni dissiper ; mais, de son aveu, ces grands abatteurs d’ouvrage étaient une exception. Quant aux dry-bobs, ou forts joueurs de balle, et aux wet-bobs, ou intrépides canotiers, ils auraient dit volontiers comme Tom Brown : « Mon affaire est d’être le premier à tous les jeux ; je désire aussi que mes mains puissent me protéger contre tout agresseur, rustre ou gentleman ; mais j’entends n’emporter d’ici que juste assez de grec et de latin pour ne pas faire une triste figure à Oxford. »

C’était bien pis trente-six ans auparavant, quand M. Gladstone, en 1821, fit son entrée à Eton. Il eut besoin de déployer toute l’énergie de sa volonté pour résister aux tentations. Il y eut d’autant plus de mérite qu’il logeait chez une Mrs Shurey, dont la maison était située en face de la fameuse auberge de Christophe, où des diligences et des chaises de poste arrivaient chaque jour de tous les points de l’horizon. Le vendredi, jour de marché, les fermiers y prenaient leurs repas ; gentilshommes campagnards, marchands de bestiaux, colporteurs, sergens recruteurs, villageoises en quête de placés s’attroupaient sous le porche. De leurs fenêtres grillées les pensionnaires de Mrs Shurey contemplaient ces spectacles, et leur sommeil était souvent troublé par les chœurs discordans dont retentissait la salle à boire. Rien n’était plus facile que d’envoyer un fag chercher de la boisson chez Christophe. On se servait, à cet effet, d’un princeps, boîte d’apparence trompeuse, taillée dans la couverture d’une antique édition de Virgile et qui pouvait contenir jusqu’à trois bouteilles. Le fag qui l’emportait sous son bras avait l’air de serrer un gros livre sur son cœur. Cela rendit suspects tous les gros livres, et, un matin, le docteur Keate déclara aux élèves du petit collège que celui d’entre eux qui serait vu dans la rue avec un in-folio serait fouetté sans miséricorde. M. Gladstone ne fit jamais usage du princeps et ne figura que rarement dans les parties de cricket. « Le double hasard qui l’avait placé dans une dangereuse pension et sous la garde d’un tutor qui ne donnait pas à ses pupilles les meilleurs exemples l’obligea de recourir à ses propres ressources. La licence qui régnait dans le collège, l’instruction insuffisante qu’on y recevait, la paresse et les habitudes désordonnées qui étaient à la mode, tout tendait à perdre beaucoup d’élèves. Ceux qui étudiaient en étaient réduits à se replier sur eux-mêmes et à suivre leurs propres voies. M. Gladstone et ses amis, dont l’application et la conduite furent toujours irréprochables, ont rendu, par les souvenirs qu’ils ont laissés, plus de services à Eton qu’Eton ne leur en a rendu. »

S’il est fâcheux de laisser trop de liberté à la jeunesse, il ne l’est pas moins de lui en laisser trop peu, de la soumettre à une surveillance oppressive et tracassière. Il est bon qu’elle s’appartienne par instans, que, dans les choses indifférentes, elle ne prenne conseil que d’elle-même, qu’elle fasse en quelque sorte l’essai de sa volonté et se prépare ainsi au métier d’homme. C’est un avantage dont jouissent les collégiens anglais, et il faut les en féliciter. Harrow comme Rugby, Rugby comme Eton, sont de petites villes de trois à quatre mille âmes, et un grand lycée, dans une petite ville, est plus facile à conduire qu’un petit lycée dans une grande cité. Le directeur, qui a les bras longs, peut exercer autour de lui une police active qui le dispense de tenir son monde en quarantaine. Ajoutons que, si les écoliers anglais font leurs études en commun, ils ne logent pas tous dans la même caserne, mais qu’ils se distribuent entre plusieurs pensions où ils ne sont pas assez nombreux pour que leur tutor ne puisse les connaître et s’occuper de leur éducation. De tous leurs privilèges, c’est le plus enviable. M. Brinsley parle avec de grands éloges du révérend John Hawtrey, chez qui demeuraient beaucoup d’élèves des divisions inférieures. On était moins libre chez lui que dans d’autres maisons ; ses pensionnaires étaient tenus de déjeuner et de prendre leur thé tous ensemble, mais il n’avait garde de les gêner dans leurs jeux. Son grand principe était que, quoi que fît l’enfant, qu’il travaillât ou qu’il jouât, il devait être tout entier à ce qu’il faisait. « On sortait de chez lui, dit M. Brinsley, avec un fonds solide de connaissances et avec un caractère déjà formé. » Mais que sert de bouder contre son écuelle ? Les parens qui voudraient que, dans nos lycées, la règle fût moins austère et l’éducation plus paternelle demandent l’impossible. Tant que nos grands internats se trouveront installés au cœur de Paris, tant que nos enfans seront entassés en fourmilières dans un espace trop étroit, une discipline rigide et minutieuse sera nécessaire pour les tenir en respect, et nos proviseurs ne pourront s’occuper d’élever leurs pensionnaires ; ils auront assez à faire de les gouverner.

La question est de savoir si cette discipline rigoureuse, qui est l’indispensable accompagnement de notre système d’internat, pourra toujours se maintenir. C’est une chose très compliquée que de gouverner une communauté composée de centaines et de centaines de collégiens, d’autant plus qu’un collégien est déjà par lui-même un être très compliqué. Aux idées confuses qu’il se fait de toutes choses il joint une idée très nette de sa dignité et de l’importance de son moi. Dans le charmant discours qu’il prononça en 1874 au banquet des anciens élèves du lycée Fontanes, M. Guillaume Guizot remarquait avec sa finesse accoutumée que, jusqu’au jour où l’enfant entre en classe, il n’est qu’un chiffre perdu dans ce total qui s’appelle la famille, sans qu’il sache pour combien il compte. C’est le collège qui le lui apprend. Il a désormais son histoire propre, son monde à lui, sa chronique quotidienne, et pour la raconter, son argot qu’il professe et qu’il explique. « En arrivant au collège, ajoutait M. Guizot, chacun de nous a commencé à être quelqu’un. Un enfant de neuf ans me racontait un jour un grave accident survenu à sa mère. Le récit était long et embrouillé, les détails s’accumulaient et se répétaient. Le petit narrateur ne pouvait pas en finir, lorsque tout à coup ses yeux brillent et il s’arrête court sur cette péroraison sublime : « Et moi, j’ai reconduit l’apothicaire ! » Il avait enfin trouvé un rôle pour lui dans son récit ; il avait reconduit l’apothicaire, il était content, il était quelqu’un. Nous avons tous passé par là, et notre première entrée en classe est une date importante dans toute notre vie, parce qu’elle a été notre première entrée dans une vie personnelle. »

Mais si, dans tous les temps, les collégiens ont été sujets à se prendre au sérieux, à se regarder comme des personnages, nous encourageons singulièrement cette disposition par les nouvelles méthodes et les nouveaux programmes que nous avons introduits dans l’enseignement secondaire. Autrefois, leurs instituteurs tâchaient de s’accommoder à leur intelligence, ils s’abaissaient pour se mettre à leur portée, ils ne visaient qu’à leur donner de bons commencemens, ils les nourrissaient de lait ou d’une viande

Légère à l’estomac ainsi qu’une fumée.
En fait d’histoire ancienne, ils leur racontaient Rollin et force légendes ; on attendait que leur esprit eût mûri pour leur apprendre à séparer le grain de la balle. Nous nous souvenons, pour notre part, d’avoir cru à Romulus, frère de Rémus, et à la louve qui les nourrit. Le jour que nous fîmes connaissance avec Niebuhr, ce fut un événement ; nous venions de découvrir l’Amérique. Désormais il en va tout autrement. On ne considère plus l’enfant comme une raison commencée dont il importe de ménager la faiblesse, ni l’éducation comme une affaire qui demande à n’être point brusquée ; on ne dit plus : « Il est bien matin pour eux ! » Un professeur distingué du lycée Fontanes a publié tout récemment un excellent manuel où il a résumé avec beaucoup d’art et de goût les principaux résultats obtenus par le déchiffrement des hiéroglyphes et des inscriptions cunéiformes[4]. On lit dans ce manuel, qui fera sûrement son chemin dans nos collèges, qu’Hérodote n’a raconté que des fables au sujet de l’Egypte, que les interprètes qui le promenaient dans les édifices publics n’étaient ni plus instruits ni moins téméraires que les cicérones de nos musées, qu’incapables de répondre à ses questions, ils lui répétaient les légendes populaires, « qu’Hérodote les recueillit fidèlement et composa avec ces fabliaux, non un abrégé d’histoire, mais un chapitre fort curieux d’histoire littéraire. » Sans contredit, un tel enseignement est le seul qui convienne aux nouvelles générations, le seul couvercle qui s’adapte au vase. Mais il faut avouer aussi qu’en initiant d’emblée nos écoliers aux plus récentes découvertes de la critique historique, nous leur donnons une haute idée de ce qu’ils valent, de ce qu’ils pèsent. Est-il possible de leur faire mieux comprendre pourquoi on les compte et à quel point on les prend au sérieux ? Si le jeune Anglais qui entre à Eton éprouve d’orgueilleux transports en contemplant son premier chapeau de soie et sa première théière, que doivent penser d’eux-mêmes des lycéens qu’on autorise à décroire avant d’avoir cru et qui ont la joie de se sentir plus malins qu’Hérodote ?

Pendant tout le temps qu’il passa à Eton, M. Gladstone lut Homère et fit des vers latins ; à peine lui montra-t-on les élémens de l’arithmétique, ce qui ne l’a pas empêché de devenir un incomparable ministre des finances. Nos collégiens sont mieux partagés que lui. Avec le mépris des légendes, on leur enseigne les rudimens de toutes les sciences, physique, chimie, cosmographie et le reste. On entend que, s’ils ne continuent pas leurs études, ils emportent du collège, à quelque âge qu’ils le quittent, le résumé de tout ce que doit savoir un homme qui se respecte. Ce n’est pas tout, on s’occupe de les préparer de loin au métier de citoyen. On leur révèle les secrets de la morale civique et du gouvernement de leur pays, on désire qu’ils connaissent leurs droits aussi bien que leurs devoirs, qu’ils se considèrent d’avance comme une fraction du peuple souverain, que chacun d’eux sente s’opérer en lui la mystérieuse croissance d’un électeur. Mais, l’instant d’après, on rappelle brusquement à la réalité ces vases d’élection en leur signifiant qu’ils sont des gamins, qu’on ne saurait tenir de trop court ni laisser un seul moment sur leur bonne foi, qu’ils ont besoin d’être sans cesse sous l’œil d’un surveillant, incapables qu’ils sont de s’appartenir une heure durant sans faire quelque sottise ou quelque scandaleuse fredaine. C’est vouloir concilier les contraires, et on a tort d’oublier que le petit Français est raisonneur avant d’être raisonnable. La logique est notre fort, elle est aussi notre malheur, elle nous dispose à la révolte contre un monde dont la contradiction est la loi.

On raconte qu’un pauvre noir enrôlé dans un régiment anglais des Indes occidentales fut condamné à recevoir vingt-quatre coups de fouet pour s’être laissé surprendre en état d’ivresse. Comme son capitaine, avant de procéder à l’exécution, lui adressait un éloquent sermon sur les avantages de la sobriété, il l’interrompit en disant : « Capitaine, si vous prêchez, prêchez, et si vous fouettez, fouettez ; mais prêcher et fouetter à la fois, c’est trop. » Nos collégiens, qui sont en train de devenir plus malins qu’Hérodote, pourraient dire à leurs proviseurs et à leurs censeurs : « Si nous sommes des enfans, ménagez notre faiblesse, chargez un peu moins vos programmes, réservez au moins une poire pour la soif, ou si nous sommes des hommes, ne nous menez plus par la lisière, ne nous traitez plus en enfans. Faites votre choix, le nôtre est fait. »

Il est permis d’affirmer que les nouvelles méthodes et les nouveaux programmes sont incompatibles avec la vieille discipline et que le régime de nos établissemens d’enseignement secondaire sera tôt ou tard profondément modifié. Puissions-nous imiter les Anglais en ce qu’ils ont de bon, ne conserver à Paris que des lycées d’externes, transporter les internats à la campagne ou au village, et convertir nos casernes scolaires en de petits pensionnats groupés autour d’un grand collège ! Jusque-là les fonctions de nos proviseurs deviendront de plus en plus laborieuses et difficiles, et pour s’en bien tirer, pour éviter le renouvellement des scènes fâcheuses dont nous avons été témoins, ils seront tenus d’avoir le tact subtil de l’araignée, « qui, comme disait un vieil auteur, sent le doigt avant que le doigt la touche. »


G. VALBERT.

  1. Culture and Anarchy, an essay in political and social crititism, by Matthew Arnold.
  2. Seven Years at Eton, by James Brinsley-Richards. Loadon, Richard Bentley and Son, 1883.
  3. Tom Brown’s School Days, by an old boy. Cet ouvrage a été traduit en français par M. J. Levoisin. Paris, Hachette, 1876.
  4. Histoire ancienne des peuples de l’Orient, par M. Georges Franck, agrégé d’histoire, professeur au lycée Fontanes. Paris, 1883.