L’Italie notes de voyage/02

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L’ITALIE
NOTES DE VOYAGE

DEUXIÈME PARTIE.


I. — BOLOGNE.[1]

Le chemin de fer que l’on suit d’Alexandrie à Bologne traverse un beau pays, c’est-à-dire un des plus riches échantillons de la nature cultivée. Cependant, malgré une fraîcheur de végétation qui la fait ressembler à la Flandre plus qu’à la Beauce, cette immense vallée du Pô finit par devenir monotone, et l’on se prend à désirer quelque accident, comme un rocher abrupt ou même une lande sauvage. En sortant de Modène, le paysage, toujours riche et riant, ne change guère d’aspect, et cette ancienne via Emilia, dont on s’écarte peu et qui va de Plaisance à Rimini, ne se met à être pittoresque qu’après qu’elle a franchi le Reno, près de l’île funeste où Octave, Antoine et Lépide se partagèrent l’empire du monde. Alors se montrent les plus basses chaînes des Apennins : des hauteurs couvertes d’arbres, de verdure, et bientôt d’élégantes villas annoncent l’approche d’une grande ville. C’est la capitale actuelle de la Romagne, c’est cette cité qui porte pour devise libertas ; c’est celle qui, après tant d’orageuses luttes, accepta la souveraineté pontificale pour ne point devenir la résidence d’un maître, et qui, gardant toutes ses franchises jusque sous l’autorité romaine, communiquait avec son souverain par ambassadeur. Par sa population, ses lumières, son importance, par la solidité d’esprit et l’énergie de caractère de ses habitans, Bologne est une des premières villes de l’Italie, et elle donnera, je n’en doute pas, des hommes politiques au gouvernement qu’elle s’est choisi[2]. Nulle ville cependant aux lumières nouvelles n’unit d’une manière plus frappante les caractères du passé. C’est sans contredit le lieu où, depuis que nous avons passé les Alpes, nous apparaissent le plus visiblement les signes extérieurs des vieilles cités italiennes. Ses remparts, ses rues étroites, bordées de galeries sans uniformité, et qui ne sont pas toujours au même niveau, ses édifices municipaux, ses églises innombrables, tout se prêterait à la représentation de quelqu’une de ces terribles scènes de passion ou de perfidie, d’amour ou de vengeance, de dévouement patriotique ou de perversité ambitieuse, dont abonde l’histoire des républiques du moyen âge. Tout au moins s’attendrait-on à voir sortir vers le soir de la porte obscure d’une de ces maisons quasi fortifiées quelque jeune homme insouciant en toque et en pourpoint de velours, et rôder sur ses pas, couverte d’une cape sombre, la figure sinistre d’un frère offensé ou d’un mari jaloux. Les nouvelles de Bandinello et de Boccace trouveraient ici leur théâtre naturel, et si lord Byron aimait tant cette ville, c’est que le drame pathétique de Parisina aurait pu s’y jouer. Les mœurs romantiques se sont, j’en ai peur, envolées de Bologne comme de partout ; mais cependant il règne encore dans ces murs une certaine originalité. Dans les rangs inférieurs, la coiffure et le mantelet des femmes, l’oisiveté des hommes, immobiles ou qu’on voit errer sous les plis d’un long manteau, indiquent un peuple qui se défend de l’activité industrielle et de l’imitation de Paris. L’attelage singulier des voitures légères ou des lourds chars à bœufs qui parcourent la ville prépare nos yeux à ce que les estampes nous ont appris de la circulation de Rome et de Naples, et les madones de plus en plus multipliées avec leurs lampes de jour et de nuit, ainsi que les fresques de piété qui se dégradent aux murailles de quelques galeries ouvertes sur la rue, attestent de plus en plus la vieille alliance populaire de l’art et de la dévotion.

Sur cette vaste place qui est bien la place du Géant, quoique pour y arriver un géant ne fut pas à l’aise dans les rues qui y mènent, on trouve, en entrant par le Corso, grande voie qui traverse la ville dans toute sa longueur sur une largeur moindre que notre rue des Petits-Champs, on trouve d’abord la masse énorme d’un bâtiment très disparate de style, armé sur quelques-unes de ses faces de mâchicoulis et de créneaux, sur presque toutes percé de rares fenêtres, sur aucune achevé et symétrique : c’est le palais public, ancienne résidence du gouvernement ou du légat qui le représentait, maison commune et citadelle à la fois. La façade est ornée au faîte d’une madone en terre cuite, et au-dessus de la porte d’une statue de Grégoire XIII[3] qu’en 1796 la crainte des Français a métamorphosée en saint Pétrone. Dans la cour, fort sévère, où l’on est tout réjoui de voir un poste de gardes nationaux, ces pionniers de la liberté publique qui paraissent les premiers à chacune de ses conquêtes, on se trouve en face d’un large escalier a cordoni, ouvrage du Bramante. On sait que ce nom désigne une sorte de rampe composée de marches inclinées très larges et très douces, ordinairement en briques, et bordées d’un cordon de pierre dure, en sorte qu’on y monterait à cheval sans glisser, peut-être même en voiture moyennant de légers cahots. On arrive par ces degrés à de très hauts étages et jusqu’à d’immenses pièces, la salle d’Hercule et la salle Farnèse, désignées ainsi par les statues qu’elles renferment. Les fresques que l’on aperçoit sont bien poudreuses, mais quelques-unes sont des pages de l’histoire de Bologne, et le patriotisme de l’art se rencontre trop rarement en Italie.

En face du palais, sur la même place, saint Charles Borromée a fait, étant légat, élever une très belle fontaine. Le Neptune et les Naïades à queue de poisson sont des meilleurs ouvrages de Jean de Bologne[4] ; mais le dieu qui règne sur l’onde a oublié de lui commander de couler dans la fontaine. Au-delà, le palais du podestat montre sa façade inachevée, qui n’est pas sans grandeur. Vignole a construit ces bâtimens à galeries qu’on appelle le portico de’ Banchi, et qui se lie à l’hôtel des archives, sur une ligne parallèle au flanc nord de l’église de Saint-Pétrone. Celle-ci est la véritable métropole de Bologne, quoiqu’elle n’en porte pas le titre. Le saint est le patron de la ville, et dans la guerre du seau enlevé les Bolonais s’appelaient les Pétroniens, comme les Modenais les Géminiens[5]. Lorsqu’on regarde la façade de cette église, on se trouve en présence d’un immense mur de brique sans trace d’architecture quelconque. Sa surface rude, hérissée, a pour tout ornement les trous encore béans où les maçons plantaient leurs échafauds, et les saillies des arrachemens qui attendent un revêtement de marbre ou de pierre. En regardant bien, on finit par s’apercevoir que le bas de l’édifice n’est pourtant pas sans parure, et que des ornemens délicats encadrent en partie les trois portes. Elles sont à plein cintre, bordées de cordons byzantins, accompagnées de sculptures de la renaissance. On trouve ici quelque chose du style de Jean Goujon, et Jacopo della Quercia, Tribolo, Lombardo, une femme enfin, célèbre par le talent et le malheur, Properzia de’ Rossi, ont épuisé leur art à parer le front d’un temple qui ne sera jamais qu’une colossale grange. Vers 1390, les Bolonais, alors en république, chargèrent Antoine Vincenzi de leur bâtir la plus grande église connue, et le plan de l’artiste promettait à Saint-Pétrone 40 mètres de plus en longueur que Saint-Pierre de Rome. Il s’agissait de couvrir plus de 64,448 mètres de superficie, l’édifice devant en avoir 243 de long sur 159 de large, et le dôme 39 de diamètre. L’aire de Saint-Pierre n’a guère plus d’étendue, et aucune cathédrale de France n’en a plus du tiers; mais ce tiers seulement a été fait : il ne nous reste donc qu’une nef immense qui n’arrive pas au transept. Voûtée en ogive, elle a sur chaque flanc deux bas côtés ou deux nefs-latérales de hauteur différente, et cette disposition, qui rappelle la cathédrale de Milan, est autorisée par plus d’un modèle de l’architecture du nord, tel que la cathédrale de Bourges. On peut donc ici se donner un exemple de la manière dont les Italiens du XIVe siècle usaient du gothique, lorsqu’ils voulaient sur la plus grande échelle l’appliquer à une construction pour laquelle ils n’épargnaient rien. D’abord au dehors, point de trace de gothique; au dedans, cinq lignes de voûtes en ogives dans le sens de la longueur, mais les arcs latéraux qui séparent les nefs sont, je crois, circulaires. Les ogives italiennes prennent en général naissance aux extrémités d’un très long diamètre, ce qui est l’antipode du style pointu. Des ogives obtuses perdent leur caractère, et si l’on en use, comme il semble, pour faire des épargnes sur les piliers et les colonnes dont on compense le nombre par la masse, on ne réussit qu’à combiner le vide et la lourdeur. Il serait trop long d’énumérer les beautés et les traits du genre gothique qui manquent à Saint-Pétrone. C’est à ce point que ces traces d’ogives me paraissent des expédiens ou des singularités de construction plutôt que des signes de l’adoption d’un système. Il y aurait là un travail qui, s’il n’a été fait, pourrait être recommandé aux historiens critiques de l’architecture. Enfin cette célèbre église a pour principal mérite la grandeur du vaisseau, et ce mérite n’est pas indifférent. Il vous frappe tout d’abord, mais il passe avec la première impression. On peut se dédommager en visitant les chapelles, où plus d’un bon tableau arrêtera les regards. On y fera, non sans plaisir, connaissance avec Alexandre Tiarini, peintre bolonais plus remarquable pour l’intelligence, la composition, l’expression, que pour l’exécution. On remarquera des vitraux, chose toujours si rare en Italie, et ceux-ci ont l’honneur douteux d’avoir été dessinés par Michel-Ange. On ne marchera pas sans faire halte un moment sur une ligne de cuivre, projection d’une méridienne tracée par Cassini. Enfin, au-dessus d’une porte, un buste de Guido Pepoli, nom populaire à Bologne, rappellera celui de son auteur, Properzia de’ Rossi. Bologne est une des villes qui ont vu naître le plus de femmes de savoir et de talent. L’université en a eu pour professeurs ; on cite encore Matilde Tambroni, Laura Bassi, Teresa Muratori, Elisabeth Sirani. Properzia était douée pour la sculpture, la peinture, la gravure, la musique, et elle mourut de douleur de n’être pas aimée d’un jeune ingrat au moment où le pape Clément VII, venu à Bologne pour couronner Charles-Quint, demandait à la voir et à l’emmener à Rome. On montre dans l’église un bas-relief de la scène de Joseph et de la femme de Putiphar, où elle aurait consacré l’expression très naïve de la douleur dont elle est morte.

Sous ce buste de Pepoli est l’entrée de la salle de la fabrique de Saint-Pétrone. On y garde la collection des plans proposés pour l’achèvement de la façade. Il y en a de la main des plus grands architectes : il y en a de Palladio, de Vignole, de Peruzzi, plusieurs de chacun d’eux; il y en a d’Alberti, de Lombardo, de Tibaldi, etc. C’est une collection précieuse dans laquelle on pourra faire un choix, car l’Italie, depuis son émancipation, s’est prise d’un si grand zèle à réparer ses églises, qu’on ne devrait pas s’étonner qu’elle entreprît d’arranger Saint-Pétrone. S’il ne s’agit que de la façade, je n’y ai aucune objection ; achever le reste serait compléter un mauvais ouvrage.

Il n’y a que la rue à traverser pour aller à l’Archiginnasio. C’est l’ancien palais de l’université. Le nouveau, très convenablement disposé, mais qui n’offre rien de bien saillant, est dans un autre quartier : c’est le palais Cellesi, ouvrage de Tibaldi. L’Archiginnasio est une élégante création de Francesco Terribilia, et la commune, en y plaçant sa bibliothèque et des écoles primaires, scuole pie, a fait réparer tout l’édifice avec le plus grand soin; c’est une des choses les plus complètes et les plus curieuses que l’on puisse voir. Après avoir traversé le portique extérieur, on se trouve dès l’entrée au milieu des monumens de cette célèbre université de Bologne qui n’a point perdu sa renommée. Une cour ou cortile est sur ses quatre faces entourée de deux étages de galeries à jour, et cette cour, ces galeries, les escaliers, sont à la lettre tapissés de souvenirs universitaires. Ce sont d’abord des statues ou des bustes, plus souvent des bas-reliefs ou des médaillons en l’honneur des professeurs ou des élèves qui ont illustré l’institution; mais ce sont surtout de petits écussons peints, portant les armes, les emblèmes, les noms, l’origine de tous les étudians ou du moins d’un nombre immense d’étudians qui ont reçu là l’enseignement des lettres et des sciences. Cette décoration, remise à neuf, toute fraîche encore et d’un genre très singulier, couvre toutes les murailles. Les salles de l’université, qui sont nombreuses, forment une longue enfilade dans laquelle court une bibliothèque à hauteur d’appui. Au-dessus ce ne sont encore que petits cartouches qui semblent tous armoriés et servent de cadre à des noms d’écoliers. Comme chacune de ces salles était une classe, on montre la place assez élevée où une chaire était implantée au mur, et une grande madone à fresque bien restaurée, qui dominait la chaire, indique encore cette place. L’amphithéâtre d’anatomie est resté dans son état primitif : plafond et parois, tout est revêtu d’une remarquable boiserie qui a conservé sa couleur naturelle. Des sculptures très saillantes et très belles s’y relèvent de toutes parts. Au centre du plafond, une figure en ronde-bosse semble s’en détacher, et les statues des maîtres dans l’art de guérir sont rangées autour de l’amphithéâtre. Hippocrate et Galien n’y pouvaient manquer; mais parmi les modernes les yeux s’arrêtent naturellement sur la statue de Malpighi. Enfin une chapelle, que les arts ont à plaisir enjolivée plutôt qu’embellie par la main de Cesi et du Fiammingo, complète l’ensemble de cet édifice, dont le pareil ou l’analogue serait difficile à rencontrer.

Je lui trouve un grand mérite, c’est d’être fini et soigneusement conservé. En Italie, c’est à noter. Il en est de même du foro de’ mercanti ou de la chambre de commerce, dont la façade à deux étages, chacun de trois arceaux en ogive, est d’un gothique orné si bien tenu qu’il a l’air trop neuf. C’est cependant du gothique du XIIIe siècle, restauré un peu plus tard et décoré de ces briques moulées qu’on appelle en Italie matone. Ce petit édifice plaît d’autant plus qu’il est d’un style qu’on est surpris de trouver là. Les Italiens devaient faire du gothique de fantaisie comme nous faisons quelquefois des maisons à la chinoise ou à la turque.

On ne sait trop si ce n’est pas aussi le caprice qui a autant rapproché ces deux longs prismes quadrangulaires de brique, la tour des Asinelli et la Garisenda. Elles sont presque dénuées de tout ornement, et si hautes et si minces qu’on ne devine pas à quoi elles pouvaient servir. Elles sont inclinées l’une vers l’autre, et la Garisenda s’est écartée de plus de trois mètres de sa ligne d’aplomb. Elle n’est pas la plus haute, et n’a pas les 107 mètres de la tour des Asinelli. On ne doute plus aujourd’hui qu’un tassement, un mouvement de terrain ne soit la cause de ces déviations de la perpendiculaire assez commune aux édifices italiens. Est-ce la manière de bâtir, ou n’est-ce pas plutôt l’instabilité du sol qui produit de tels dérangemens? On n’a point remarqué que les tremblemens de terre, qui sont assez fréquens, aient eu des effets appréciables; mais si, comme on l’avait prétendu, ces irrégularités étaient l’ouvrage de l’art, elles dénoteraient une inspiration malheureuse, et aucune ne peut produire d’autre impression que celle de la surprise et d’un certain malaise. La tour de Bologne, monument grossier, y perd cet aspiring character que les Anglais reconnaissent à tout ce qui est mince et vertical. La tour de Pise, monument travaillé et orné, prend l’air d’un jouet chinois, en perdant l’aspect de solidité d’une construction régulière. Néanmoins ces accidens ont manifesté, grâce à la ténacité des matériaux, des effets si singulièrement contraires aux lois de la pesanteur, qu’on se demande si, avec du goût et de l’habileté, il n’y aurait pas moyen de profiter de cette propriété pour réaliser certaines configurations hardies qui agrandiraient les ressources de l’art.

Bologne est une de ces villes qui ont justement donné leur nom à une école de peinture. L’art n’y commença pas (où a-t-il commencé?); mais une fois que les procédés élémentaires du métier, comme on les connaissait il y a six ou sept siècles, eurent été introduits dans ses murs, un mouvement original dont on sait la date y prit naissance. L’admiration s’attachait alors au talent dans cet art qu’on appelle à Paris enluminer[6]. Oderisi était, selon Dante, l’honneur d’Agobbio et de cet art; mais l’honneur passa aux cartons que peignait Franco le Bolonais :

<poem>... Le carte Che prunellegia Franco Bolognese[7].


On montre encore dans sa patrie une madone de lui datée de 1313 et des restes de peintures conservés au Campo-Santo. Il fut bientôt suivi de Vitale, surnommé dallo Madonne, et de Gimone, dit del Crocefissi. Leurs surnoms désignent leurs œuvres. En ce temps-là surtout, un peintre recommençait toujours le même tableau. Deux ouvrages, l’un de Vitale, l’autre de Simone, se voient à Bologne dans la première salle de la pinacothèque à l’Académie des Beaux-Arts. Ils suffisent pour les faire apprécier tous deux. Le Crucifié de Simone en rappelle un autre de la même main qu’on voit à l’église de Saint-Jacques-le-Majeur. Ces crucifiés sur bois étaient souvent découpés en forme de croix, et devenaient de véritables crucifix peints. Un tableau de Giotto, une Vierge, maintenant à Milan, mais dont les panneaux, qui représentent des saints, sont encore à Bologne, arriva dans une église de cette ville; sur ce modèle venu de Florence un nouvel effort se produisit dans l’école, et divers peintres, dont les historiens donnent les noms, s’essayèrent à remplacer, comme Giotto; la raideur par l’expression, jusqu’au temps où parut Francesco Raibolini : c’est Francia. Contemporain au Pérugin, Francia fut pour l’école de Bologne ce que fut le Pérugin pour l’école d’Ombrie, son vrai fondateur. Francia et le Pérugin ont plus d’une ressemblance. Je n’oserais néanmoins les égaler l’un à l’autre en comparant, au musée de Bologne, la Vierge dans la gloire de l’un avec celle de l’autre; mais celle de Francia a pourtant un grand mérite par la chaleur du coloris et la manière noble dont le sujet est traité. Cinq autres tableaux du même maître lui assurent dans le même musée son rang et son autorité de fondateur.

Cependant à quelques pas de ses ouvrages les yeux sont attirés par un tableau qu’ils ne quittent plus : c’est la Sainte Cécile de Raphaël. Ce chef-d’œuvre, commandé pour, la chapelle des Bentivoglio, dans l’église de Saint-Jean-du-Mont, ne parut pas à Bologne, vers 1515, sans y faire aussitôt comme un coup d’autorité. C’est le tableau qui révéla Raphaël à cette partie de l’Italie et qui arracha au Corrège la célèbre exclamation : « Et moi aussi je suis peintre! » Je le revoyais. Il est de ceux qui ont été seize ans la parure du Louvre. Or on ne sait plus aujourd’hui à quel degré s’était élevé dans Paris, vers le commencement du siècle, l’enthousiasme de la peinture. Sous l’empire d’une critique étroite, j’en conviens, et qui n’était ni selon le goût, ni selon la science, il s’était établi une illusion qui fait sourire aujourd’hui : on croyait, pour les arts du dessin, assister à une renaissance qui serait un âge de l’art comme le siècle de Léon X. Deux causes très différentes avaient contribué à inspirer à la France ce présomptueux espoir : c’était d’une part le talent de Louis David et son ascendant vraiment extraordinaire comme chef d’école; c’était de l’autre la présence de ces merveilles de la statuaire antique et de la peinture moderne apportées dans nos murs sur le char de la victoire. Le musée du Louvre était l’entretien de tout ce qui se croyait sensible au génie, et l’on ne pensait jamais initier trop tôt l’enfance au commerce du beau, dont il contenait les plus parfaits modèles. Ceux qui ont l’âge du siècle se souviennent donc d’avoir été, dès leurs tendres années, conduits dans ces galeries où ils apprenaient à bégayer le nom des Raphaël et des Corrège en présence de leurs œuvres, et le trait, le coloris, l’expression, la pensée des plus marquans de ces incomparables ouvrages sont devenus pour nous des souvenirs d’enfance. En approchant de la Sainte Cécile, je m’attendais, pour ainsi dire, à une reconnaissance, et à cette vue tout un passé, vingt fois recouvert des couches épaisses de tant de souvenirs intermédiaires, a reparu dans la lumière lointaine et dorée du commencement de la vie.

C’était bien ce tableau, que la gravure d’ailleurs a rendu familier à tous. Ce qui frappe d’abord, c’est le ton foncé de la couleur, tel qu’il était resté dans ma mémoire. Je dis foncé, je ne dis pas noir. Certains tableaux de Raphaël ont une teinte de cuivre rouge, ou même une couleur briquetée, qui est certainement un défaut. La Sainte Cécile ne va pas jusque-là, et si elle ne brille pas précisément par la légèreté et la transparence, un ton vif anime la scène et lui donne la chaleur de la vie. On n’y retrouve pas cet éclat et ces effets de clair-obscur qui jaillissent précisément du tableau bolonais; mais j’avoue que le coloris de Raphaël, quand il n’est ni ardoisé ni vineux, a pour moi une singulière puissance. Je parle de ce coloris ferme qu’il porte dans ses tableaux au ciel gros bleu, car il a deux bons coloris au moins, et celui par exemple de la Belle Jardinière n’est pas de la nuance de la Sainte Cécile. Je voudrais que les personnes versées dans le technique de la peinture nous expliquassent la différence des matériaux et des procédés qui permet à la même main des effets si différens.

Cinq personnages sont debout presque sur la même ligne. Sainte Cécile est au milieu, avec saint Jean et saint Augustin un peu en arrière, saint Paul et Marie-Madeleine un peu en avant. La sainte entend une musique céleste, et semble près de laisser tomber sur d’autres instrumens restés à terre un petit orgue qui pèse à ses mains. Ses yeux se lèvent, et elle aperçoit dans une vapeur éthérée les anges qui lui donnent ce divin concert. Ce qu’elle entend, ce qu’elle voit, elle est seule à le voir et à l’entendre. Les assistans ne sont que témoins de son extase, ils la comprennent, ils la partagent par l’esprit et par la foi; mais aucun n’a comme elle cette seconde vue de la poésie intérieure. Saint Jean seul s’émeut, parce que sa nature est sensible et tendre. Saint Augustin médite sur ce phénomène avec une sympathie philosophique. Saint Paul admire avec une satisfaction profonde cette puissance, effet nouveau de la foi. Si l’on y réfléchit, ce tableau est étrange et le sujet impossible. Cécile est encore sur la terre. Comment a-t-elle en plein air entassé sur le sol tous ces instrumens de musique, et d’où viennent tous ces saints, qui ne sont pas ses contemporains, et qui, hormis Paul et Jean, n’ont pu se connaître? Nouvelle preuve qu’un tableau ne doit nullement être raisonné comme une scène de drame, et que les grands peintres se préoccupent avant tout du but pittoresque. Et Marie-Madeleine, que fait-elle là? Toute la subtilité du monde ne lui trouverait rien dans la physionomie qui la rattache au sujet. Elle regarde hors du cadre, ses yeux sont fixes, son visage un peu dédaigneux. Il n’est pas sûr qu’elle y comprenne rien. Qu’exprime-t-elle donc à cette place? Ce qu’elle exprime? La beauté; elle est là rien que pour être belle. Indifférente à l’émotion commune, elle n’en est que plus belle dans le pur sens du mot, car la beauté n’est pas en soi l’expression même des belles choses, elle n’a pas besoin de rendre l’exaltation d’une âme religieuse ou la victoire de la vertu. Tout au plus exprime-t-elle le calme et l’harmonie. La sainte Cécile et Madeleine sont certainement belles toutes deux. Avec leur teint vif et naturel, qui dans une personne réelle serait jugé trop coloré, ce sont deux têtes incomparables; mais il se mêle à la beauté de la sainte une expression relative et nécessaire au sujet du tableau. La beauté de Madeleine est plus simple, rien ne la complique et ne l’altère, et par là elle est plus pure et plus grande : elle est la beauté. Le dernier but de l’art est atteint.

A la suite de Raphaël et après Innocenzio d’Imola, les Carraches réformèrent à la fois la peinture et l’école de Bologne, l’école d’où sortirent bientôt le Caravage, le Guide, l’Albane, le Dominiquin, le Guerchin. Les Carraches sont d’habiles artistes, savans et réfléchis. Louis, le premier, conçut par l’étude la nécessité d’une réforme, et il s’associa pour cette œuvre ses deux neveux, Annibal et Augustin, qu’il arracha à quelque humble industrie. Pour lutter contre le maniérisme qui suivit immédiatement l’influence de Michel-Ange, il fonda une école dite des Incamminati, et il enseigna l’éclectisme ou l’imitation des grands maîtres dans ce que chacun d’eux avait d’éminent, et en l’appliquant, suivant les cas, aux besoins de la figure que l’on voulait peindre. Un sonnet d’Augustin partout cité énumère comme conditions de la peinture parfaite les diverses perfections des différens maîtres. Ses distinctions critiques pourraient bien n’être pas toutes sanctionnées aujourd’hui; mais on y reconnaît l’esprit de l’école. Dans ses progrès ultérieurs, cette école aboutit à un naturalisme ennobli par un style fier et par la recherche des grands effets. Je ne puis dire toutefois que les Carraches du musée bolonais m’aient transporté. Il me semble que j’ai mieux aimé ceux de Parme. On doit citer cependant une Vierge sur un croissant au milieu des anges, et une autre, sur un tronc, entourée de saints et de saintes, par Louis Carrache. Annibal, en véritable éclectique, a peint une madone dans le style de Paul Véronèse, tandis que l’enfant et le petit saint Jean rappellent le Corrège, saint Jean l’Évangéliste le Titien, et sainte Catherine le Parmesan. Il y a d’Augustin une communion de saint Jérôme qu’on pourrait prendre pour une première pensée de celle du Dominiquin.

Le Guide se montre avec éclat dans cette galerie. On peut dire qu’il avait un sentiment très élevé de la beauté des têtes, et il sait leur donner au besoin une expression touchante et douloureuse; mais il ne leur prète ni la diversité ni l’individualité. Aussi a-t-il aimé et réussi à composer des tableaux d’un seul personnage. Quoique son exécution soit assez simple, sa composition est un peu théâtrale. Il poursuit l’effet moral à la manière des peintres modernes, un peu comme Ary Scheffer, quoique par d’autres procédés. C’est du reste un artiste qui a toujours cherché, et on a pu le voir outrer le naturel comme le Caravage, ou, poursuivant la beauté abstraite dans quelque tête antique, telle que la Niobé, la reproduire sur la toile par des glacis argentés qui dépassent à peine la couleur du marbre. Le Guide est cependant un peintre qui plaît, surtout aux personnes lettrées et classiques. J’admire beaucoup à Bologne son Samson, qui semble l’ouvrage d’un coloriste. Son Christ, Cristo de’ Capucini, est cette figure douloureuse qu’il a souvent répétée, mais jamais mieux que cette fois. Sa Pieta est singulièrement composée. La Vierge pleurant sur le corps de son fils est séparée, comme par la coupe d’un plancher, des saints protecteurs de Bologne. On voit au fond cette ville à vol d’oiseau, et l’on comprend qu’il s’agit d’un ouvrage commandé par la municipalité. Il y a de la couleur et de l’harmonie dans ce tableau fort admiré. Le Massacre des Innocens, plus critiqué, sent le théâtre; mais, comme le théâtre, il émeut.

L’Albane quitte à Bologne ses sujets et ses proportions. Ses tableaux religieux, grands comme nature ou plus grands, ne sont pas d’un dessin bien noble ni bien sûr, mais ils plaisent par la composition et la couleur, et je les préfère à ses éternels amoretti. Il faut citer du Guerchin son Guillaume, duc d’Aquitaine, recevant l’habit religieux de la main de saint Félix en présence de la Vierge, de saint Jacques et de saint Philippe. Là brillent tous ses moyens d’effet sans l’exagération qui les dépare souvent, et la vigueur du pinceau n’a rien ôté à l’harmonie. Bolonais comme lui, comme lui élève des Carraches, Domenico Zampieri a mieux réussi que lui dans sa mort de saint Pierre; mais si à Rome, dans sa communion de saint Jérôme, il rappelle Augustin Carrache en même temps qu’il le surpasse, ici son saint Pierre martyr, venu après celui de Titien, en fait trop souvenir, et ne le fait pas assez oublier. Regardez sa sainte Agnès et sa Madone du rosaire, toutes deux si bien peintes, la première mieux composée, la seconde plus riche en beautés, et vous soupçonnerez ce grand peintre d’avoir plus d’exécution que d’originalité.

Après avoir retenu si longtemps le lecteur dans une galerie de tableaux, comment le conduire maintenant dans cette multitude d’églises qui remplissent Bologne? Il faut cependant lui parler au moins de Saint-Etienne. C’est le nom d’un groupe de sept églises qui se touchent et se pénètrent. Celle du centre doit être comptée parmi les édifices circulaires, et, comme de toute rotonde ancienne, on ne peut dire si elle était originairement sépulcrale ou baptismale. On a décidé la question en la dédiant au proto-martyr auquel la forme du sépulcre est assez communément consacrée. Une église de Saint-Étienne est le premier monument qui ait dû être érigé en mémoire d’une mort chrétienne. Celle-ci n’a guère de partie subsistante qui remonte au-delà des Carlovingiens. C’est d’abord un octogone très irrégulier, qui, suivant une inscription encore subsistante, a remplacé un temple d’Isis. A cet édifice central sont appliquées six autres églises, qui l’entourent, se commandent, et forment comme un labyrinthe sacré qu’une foi un peu légendaire a rempli de saintes merveilles. La première, celle par laquelle il faut entrer, est l’église dite du Crucifix, parce que le principal autel a pour pala une crucifixion du XIIe siècle. Le tombeau de marbre de la bienheureuse Giuliana de’ Banzi donne son nom à la seconde chapelle, d’où l’on passe dans celle du Saint-Sépulcre. Là est l’ancien baptistère lombard, et le saint-sépulcre est un tombeau creusé. pour saint Pétrone, appuyé contre un puits dont la margelle le domine assez pour qu’il faille y monter par un escalier de pierre ou de marbre. Naturellement l’eau du puits possède une vertu miraculeuse. Il servait au baptême par immersion; une galerie supérieure, close maintenant, en faisait le tour. Les colonnes qui soutiennent le dôme hémisphérique sont en marbre blanc, et viennent, dit-on, du temple d’Isis; quelques-unes sont accouplées. Le pourtour est recouvert d’une voûte à intersection et orné de peintures grecques presque effacées, et c’est cet édifice, empreint des signes de la vétusté, qui est comme le centre de ce monceau d’édifices. C’était le baptistère de la chapelle contiguë, dite de Saints-Pierre-et-Paul, qui peut avoir été la cathédrale primitive fondée au commencement du IVe siècle. On lui trouve un air d’architecture normande. Vous passez de là dans un petit cloître réputé pareil à l’atrium de la maison de Pilate, et qui s’ouvre sur un cloître plus orné, à deux étages. L’autel et l’oratoire de cette cinquième chapelle ont reçu les prières et les présens de nombreux pèlerins. La chapelle voisine est celle de la Confession, mot équivalant à martyre, sorte de crypte qui contient les tombeaux des martyrs Vital et Agricole. Un des piliers de la voûte passe pour la mesure exacte de la taille du Sauveur. Enfin la visite se termine à l’église de la Sainte-Trinité, célèbre par diverses antiquités chrétiennes et par les reliques de quarante martyrs que saint Pétrone apporta de Jérusalem. En parcourant ces chapelles étroites, obscurément éclairées de lampes votives, encombrées de débris sacrés, de statues peintes, d’images et de pierres que l’on baise à genoux, on rencontre ici la cour de Pilate, là une chambre de Caïphe, plus loin la maison de Lorette, puis jusqu’à la salle où fut célébrée la cène, enfin toutes ces reproductions peintes ou copiées des lieux évangéliques : on se croit en plein moyen âge, et ce monument d’une piété naïve, dont les illusions peuvent arracher un sourire, a cependant quelque chose de plus touchant et de plus vrai que les palais pompeux où s’étale la liturgie cérémonieuse d’une église modernisée. L’officiel met en fuite la sincérité.

La cathédrale est une église de notre temps ; la façade date du dernier siècle, et l’intérieur, de l’ordre corinthien, est élégant et digne. Tout ce qu’elle renferme d’antique est caché dans sa crypte, reste d’un plus ancien édifice. L’église de Saint-Jacques-le-Majeur, vieille de construction, vieille encore par le dehors et par son portail lombard, et dont la large voûte s’appuie sur des piliers d’une beauté massive, est livrée ta une restauration soignée qui nous la rendra avec une jolie teinte de vert d’eau et de blanc de sucre. Saint-Dominique serait plus intéressant à décrire ; mais il faut se borner et savoir négliger deux stylobates portant des saints, une fresque du Guide, un saint Thomas d’Aquin du Guerchin, une statuette de saint Pétrone par Michel-Ange et le meilleur tableau peut-être de Tiarini. Et cependant le tombeau de saint Dominique est un des beaux ouvrages de Nicolas de Pise, il mériterait d’être étudié comme marquant une époque de la sculpture, et le portrait de saint Thomas, par Simon de Bologne, est garanti pour la ressemblance. Sérieusement il est authentique, autant que peut l’être l’œuvre d’un peintre qui vivait cent ans après l’original. J’abandonne aussi Santa-Maria-della-Vita, où l’on pourrait cependant visiter le tombeau d’un bienheureux Buonaparte, deux noms rarement accouplés, et Santa-Maria-dei-Servi, précédée d’un péristyle gothique ou d’un cloître à claire-voie d’une rare élégance. Pas un mot non plus de tous ces palais, Pepoli, Zampieri, Zambeccari, Fava ; pas un mot de la maison de Rossini. Il ne nous reste que le temps de courir au Campo-Santo. On sait combien depuis un temps les cimetières des grandes villes en Italie sont devenus l’objet d’une nouvelle et touchante application de l’art qui console et la mort et la vie. Une chartreuse du XIVe siècle a été supprimée en 1797, et l’autorité française en a fait la chapelle du grand cimetière de la ville. Elle a la forme d’un T ou, si l’on veut, d’une croix dont la tige aurait été supprimée, et où l’on entrerait par le centre de la croisée. Elle est très ornée, avec élégance, mais avec goût. L’abside est toute remplie de moulures et de peintures de Barthelemi Cesi. Ce n’est pas du grand art, mais c’est l’œuvre d’un maniériste habile, et un excellent spécimen de ce genre, moitié ornement, moitié tableau, où les Italiens excellent facilement, et qui me paraît si bien convenir dans les églises. On ne peut voir sans intérêt un baptême du Christ peint à vingt ans par une jeune élève du Guide, Élisabeth Sirani, et, suspendus aux murailles, les fers des esclaves d’Afrique délivrés par une confrérie bolonaise. Tous les anciens cloîtres sont devenus des galeries funéraires. On y a déposé des tombeaux de prix enlevés à des églises de la ville modifiées ou abandonnées. Celui d’un guerrier du temps de la renaissance est un remarquable ouvrage. De nouveaux cloîtres ont été construits; il y en a un d’une grandeur extraordinaire. Ils entourent de vastes préaux plantés de cyprès et gazonnés où repose la foule des morts, chacun dans une place à jamais marquée par la croix et par son nom. Les murs des cloîtres, disposés transversalement en columbarium à leur partie postérieure, peuvent recevoir du dehors, dans chaque niche, deux cercueils qu’on y scelle en maçonnerie, et sur la face interne du mur on grave l’inscription sépulcrale. On peut acheter le droit d’occuper plus de place, et une épitaphe plus longue, un médaillon, un monument, une peinture en grisaille satisfait la piété ou l’orgueil des familles. Dans quelques salles ménagées sur certains points de l’enceinte, des tombeaux qui portent un nom connu ou que l’art recommande illustrent cette sorte de musée mortuaire. Un tombeau de Bartolini m’a frappé. Est-elle de lui, la statue de la princesse Elisa? Le gardien très intelligent de ce dépôt funèbre nous disait que, suivant l’usage du pays, les amis, les parens n’accompagnent le cercueil que jusqu’à l’église; c’est un reste du temps où l’église servait de sépulture. Le cercueil laissé sur le pavé du temple est apporté au cimetière à minuit. Il est placé pendant la nuit là où il doit rester, et au jour la terre ou la pierre le couvre à jamais. Ce gardien disait que depuis cinquante-huit ans que ce cimetière existe, il avait reçu trois fois la population de Bologne. Suivant lui, ce lieu reste assez solitaire : il n’est pas ouvert aux promeneurs oisifs, et les familles y viennent peu visiter la place où périssent des restes périssables. Ce lieu cependant a quelque chose de doux dans sa tristesse et porte partout l’empreinte d’un soin intelligent et pieux qui inspire une vraie sympathie. Les campo santo d’Italie, celui de Bologne entre autres, ont une disposition régulière sur un grand espace et par suite une gravité calme qui manque à ce fouillis de constructions disparates dont nos cimetières de Paris sont encombrés. Si la douleur n’y a pas plus qu’ailleurs échappé aux faiblesses de la vanité, aux fadeurs des esprits vulgaires, leurs paroles et leurs emblèmes se perdent dans cette longue file d’inscriptions et d’images rangées en ligne sur une muraille continue, et l’esprit, qui n’est pas à chaque instant distrait par quelque dissonance dans les mots ou dans les formes, s’abandonne sans contrainte et sans amertume aux réflexions qu’un lieu pareil inspire. Là, ce semble, la mort perd de son horreur, elle ne menace plus, elle n’est que triste, et la pensée n’a plus rien de ce qui brise ou révolte l’âme. Il semble que l’on peut contempler sans effroi ce dernier séjour, qui est bien le séjour de l’attente dans la paix et non celui du désespoir ou du néant. Près de la chartreuse s’ouvre l’entrée de cet immense et singulier portique qui fut commencé en 1674, fini en 1739, au moyen d’une contribution volontaire des habitans de Bologne, et dont les six cent trente-cinq arches courent sur une ligne de près de 5 kilomètres, d’abord en plaine, puis sur la pente du Monte della Guardia. C’est une voie sainte que la dévotion parcourt en priant, pour aller sur cette éminence adorer, dans une église parée de quelques œuvres des maîtres bolonais, une madone de saint Luc apportée de Constantinople par un ermite en 1160! Elle est restée en grande vénération. Les pèlerinages n’ont pas cessé, et le cinquantième exemplaire d’une illusion ou d’une fiction que rien ne justifie[8] est encore l’objet des adorations que l’église tolère et que le christianisme désavoue. Au sommet du Monte della Guardia, la vue lointaine, sous un ciel éclatant, des riches plaines qui s’étendent entre les Alpes, les Apennins et l’Adriatique devrait mieux, ce semble, élever une âme croyante vers l’auteur invisible qui ne s’est peint que dans les merveilles de la création.


II. — RAVENNE.

La mer baignait les murs de Ravenne du temps de la république romaine. C’était aussi une ville dans les lagunes. Auguste fit creuser à quelque distance un port, Portus Classis, qu’il unit au Pô par un canal, et maintenant le port est ensablé, et Ravenne, à trois milles dans les terres, est séparée de l’Adriatique par une forêt de pins :

Per la pineta in sul lito di Chiassi[9].


Sa position cependant lui devait donner, sous le règne des césars, une grande importance, et quand les irruptions des Barbares obligèrent les empereurs à se transporter dans le nord de l’Italie et même à prendre Milan pour résidence, on conçoit que Ravenne devînt leur place de refuge. Cette ville restait le grand moyen de communication avec la mer et l’Orient, et comme le dernier lien d’une unité qui s’allait briser. C’est dans ces contrées que Théodose passa une partie de son règne, et l’on sait qu’il mourut à Milan au moment où il s’apprêtait à retourner à Constantinople. Ses deux fils se partagèrent l’empire, et Honorius, à qui échut l’Occident, crut mettre son pouvoir plus en sûreté en se retirant à Ravenne, qui devint à son tour une des capitales de cette partie du monde.

Tandis qu’il s’y cachait lâchement, sa sœur, Galla Placidia, née du second mariage de leur père avec la fille de Valentinien Ier, s’était jetée dans Rome pour la défendre contre l’invasion des Goths; mais dans cette nuit du 24 août 410 où Alaric prit et saccagea la ville éternelle, il enleva la sœur de l’empereur, et la retint captive en la respectant. C’était une femme habile et séduisante, passionnée pour la religion et pour la politique. Elle se fit aimer d’Ataulf, le compagnon et le successeur d’Alaric, qu’elle épousa et convertit à la civilisation romaine. Quand son mari fut assassiné en Espagne, où il était allé fonder la domination des Visigoths, il ordonna en mourant qu’on la remît à l’empereur. Elle ne lui fut rendue qu’en échange de six cent mille mesures de blé, et bientôt elle épousa contre son gré Constance, le meilleur général d’Honorius et le seul qui eût fait reculer les bandes d’Alaric. Ce second mariage eut lieu à Ravenne trois ans jour pour jour après le premier (1er janvier 417).

Galla Placidia, devenue par cette union puissante auprès de l’empereur Théodose le Jeune, obtint le titre d’augusta, mais ne réussit pas à lui faire adopter son mari, qui en mourut de chagrin. Poursuivie dans son veuvage par les indignes. obsessions d’Honorius, elle se vit contrainte de se réfugier à Rome, et bientôt elle fit le voyage de Constantinople. Assaillie par une tempête dans la traversée, elle promit de bâtir un temple à saint Jean l’évangéliste. C’est l’église qui se voit encore à Ravenne et qui porte quelques traces de son origine. Ayant recouvré la protection de Théodose, Placidia revint en Italie avec l’armée impériale pour combattre un général arien nommé par le sénat, et elle se montra zélée pour le rétablissement de l’unité religieuse sous l’empire des lois théodosiennes. Tour à tour soutenue et trahie par Bonifacius et par Aétius, elle fut, après la mort du premier, régente à Ravenne sous l’autorité du second, et elle y mourut à soixante-deux ans (450). Quoique son pouvoir eût peu de réalité, elle a laissé des marques de son passage dans cette ville, embellie par ses soins, et où dès le Ier siècle saint Apollinaire, disciple de saint Pierre, avait introduit le christianisme.

Moins de cent ans après Honorius, l’empire d’Occident périt; Odoacre et ses Hérules fondèrent un royaume d’Italie qui, sans Pépin et Charlemagne, durerait peut-être encore, et dispenserait une noble nation de se relever péniblement de quatorze siècles de souffrances et d’angoisses. Théodoric, qui conquit ce royaume, le réunit à l’empire des Ostrogoths qu’il avait fondé, et quoique la mort d’Odoacre et d’autres meurtres inspirés par cette grande conseillère de crimes, la raison d’état, souillent ineffaçablement sa mémoire, il créa en Italie cette monarchie des Goths qui remplaça et continua celle des Hérules; son gouvernement glorieux est une des dates de l’histoire. Pavie et Ravenne furent les résidences de son choix, et il fit régner en paix l’arianisme à côté de la foi de Nicée. Cependant ses successeurs ne maintinrent pas longtemps son ouvrage. Vingt-sept ans après sa mort, son peuple était retranché du nombre des peuples conquérans (553). L’empereur de Byzance avait fait un effort pour rapprocher les membres déchirés de l’ancien empire. Bélisaire avait repris Rome et Ravenne. Plus tard, Narsès vainqueur créait dans l’est de la Haute-Italie l’exarchat de Ravenne, abandonnant à de plus récens envahisseurs, aux Lombards, la partie du royaume qui a conservé leur nom. Là ils reprirent, pour la perdre un jour, l’œuvre d’Odoacre, de Théodoric et de ses successeurs (572). En vain à ce moment Justinien parut avoir quelque chose de ces hommes qui sauvent et relèvent les empires ; le succès de ses efforts dura peu, et moins de deux siècles après Narsès Astolphe chassait de toute l’Italie les derniers Byzantins. Il l’aurait peut-être enlevée tout entière à la souveraineté nominale de l’Orient, peut-être le royaume du nord se fût-il pour jamais établi et agrandi dans la péninsule, si dès lors il n’eût trouvé à Rome un énergique adversaire, et si le pontife romain, appelant l’étranger et conviant de nouveaux Germains à s’ériger en nouveaux césars, n’eût livré l’Italie pour des siècles à la lutte douloureuse et stérile qui s’est prolongée jusqu’à nous.

Un autre empire naquit, et avec lui une papauté nouvelle, tour à tour et diversement hostiles à l’indépendance italienne. Dans le testament de Charlemagne, Ravenne est, avec Rome et dix-neuf autres villes, comptée au nombre des cités métropolitaines de son royaume, in regno illius metropolitanœ (alias metropoliticœ) civitates, car le plus dominateur des hommes n’avait rien donné au pape qu’il n’entendît garder en même temps, et il se serait indigné qu’on le supçonnât d’avoir cédé chose en sa puissance. Aussi voit-on, peu d’années après sa mort, Ravenne disputer au pontife son indépendance, qu’elle disputera plus tard à l’empereur, jusqu’à ce que, ballottée d’un despotisme à l’autre, elle respire sous la domination vénitienne. C’est des mains de cette république qu’elle passa définitivement dans celles du pape en 1509, pour devenir, sous Jules II, la capitale de la Romagne. La bataille de Ravenne ne fut qu’un brillant et infructueux effort de la France pour rattacher cette grande cité à la ligue des cités de l’Italie septentrionale. Ravenne demeura déchue de tout rang politique, mais consolée du moins par cette liberté municipale que le saint-siège respecta jusqu’au jour où la révolution française vint apprendre la centralisation à tout le monde et perfectionner l’absolutisme aux lieux mêmes où elle le détruisait.

Ces souvenirs historiques étaient nécessaires pour faire comprendre comment une ville qui n’est plus même du second ordre, un ancien chef-lieu de sous-préfecture de l’empire français, en décadence depuis onze cents ans, peut être encore la cité où, parmi les ruines des deux empires et des royautés gothiques, s’élèvent dans une vétusté majestueuse les plus purs monumens de l’église chrétienne à l’âge où, délivrée à peine des persécutions, elle put régner à son tour et à son tour persécuter.

C’est ici que, pour nous entendre dans la description de ce que nous avons vu, il nous faudrait faire un cours de basiliques, car toute notre architecture sacrée pourrait bien venir de là. Parmi les différences qui séparent assez communément les édifices de l’antiquité classique de nos édifices modernes, il en est une qui saute aux yeux : c’est que l’entrée et par conséquent la façade, dans les premiers, sont du petit côté, et du grand dans les seconds. Le plan d’un bâtiment étant rarement une figure dont tous les diamètres sont égaux d’une face à l’autre, comme le cercle ou le carré, est d’ordinaire un parallélogramme, et pour prendre des exemples fort connus, les Tuileries ou les Invalides s’ouvrent au centre de leur largeur présentée de face au spectateur, tandis que la porte du Parthénon ou de la Maison-Carrée figure à l’extrémité de leur longueur sur leur face la plus ornée. Cette dernière disposition pourrait presque être regardée comme fondamentale. Un carré long ouvert par un de ses petits côtés et recevant le jour par cette ouverture et par une autre pratiquée dans le toit, voilà l’édifice antique le plus usité, et ce mode de construction, qui pourrait tout aussi bien servir à une grange qu’à un temple, est l’essence de la basilique. Il ne faut pas prendre à la lettre ce nom, qui ferait passer pour des cours royales les nombreux édifices qui s’élevaient avec cette forme en Grèce et dans tout le monde romain. Des vers de Plaute prouvent que ce nom était familièrement usité en pleine république, et que plus de deux cents ans avant Vitruve la basilique était annexée au forum. On ne sait guère comment ce nom avait été appliqué à des locaux qui n’avaient de royal que leur destination officielle, et qui servaient surtout de bourse et de tribunal. Il se comprend mieux lorsqu’aux temps les plus brillans de l’empire il se donne à un édifice quadrilatéral entouré de tous ses accessoires, d’un péristyle, d’un atrium, d’un ou de plusieurs portiques, et même accompagné de colonnes isolées, de fontaines, de théâtres. C’est en ce sens qu’on dit à Rome la basilique de Trajan ou celle de Maxence ; mais enfin, dans l’histoire de l’art, le même nom convient à cet édifice souvent fort simple que j’ai décrit et qui peut être indifféremment un temple, un tribunal, une bourse, une salle d’élections ou de délibération politique ou municipale. Au fond se tenait le personnage qui, à un titre quelconque, présidait à la réunion. Derrière lui, le mur pouvait se creuser en niche semi-circulaire, et dans cet hémicycle se dressait le siège ou la plate-forme d’où l’on pouvait dominer l’assemblée. Le président, prêtre, juge ou magistrat, avait autour de lui des places pour ses assesseurs, ses accolytes, ses greffiers, et devant lui, à une certaine distance, l’autel nécessaire aux sacrifices ou aux libations, sans lesquels on n’entamait aucune affaire importante. Pour que de cette place on fût mieux vu et mieux entendu, on pouvait l’exhausser par une estrade de quelques degrés, et cette partie de l’édifice a été appelée techniquement la tribune, ou, parce qu’elle se terminait en coquille, l’abside. Le reste était le vaisseau de l’édifice, le vaisseau, c’est-à-dire la nef.

Il va sans dire que de très bonne heure le goût asiatique de la Grèce ne laissa pas dans sa nudité cette construction si simple. Ainsi, les Grecs ne voûtant pas leurs édifices, la charpente du toit, en s’agrandissant, eut besoin d’être mieux soutenue. Les pieds-droits furent nécessaires pour supporter des solives chargées de lourdes tuiles, et ce qui fut d’abord des poteaux devint bientôt des piliers en maçonnerie, qui à leur tour s’arrondirent et s’effilèrent en colonnes, reliées bientôt ensemble aux murs latéraux par des blocs ou des chaînes de pierres en architraves. Les anciens aimaient le grand air et craignaient le soleil : les toits purent s’élargir et déborder les murs sur lesquels ils reposaient; mais ils eurent alors besoin d’être soutenus à leurs extrémités, et ces soutiens ne mirent pas beaucoup de temps à devenir aussi des colonnes. Soit intérieurement, soit extérieurement, des files de colonnes parallèles aux murs vinrent donc orner le monument et ajoutèrent, sans l’alourdir, à sa solidité. Les deux choses même purent se faire à la fois ; les murs extérieurs furent intermédiaires entre deux rangées de colonnes, et celles de devant supportèrent un tympan triangulaire qui put devenir le plus bel ornement de la façade. Supposez ce péristyle exhaussé au-dessus du sol; qu’on descende par quelques marches dans une cour entourée d’un portique, vous aurez le dessin de tant de monumens que l’art et le luxe pouvaient, pai-mille détails, rendre magnifiques.

Mais concevons la basilique dans ce qu’elle a d’essentiel, prenons-la dans toute sa simplicité. Bien des villes romaines avaient la leur et l’employaient à des usages divers. Lors donc que la secte chrétienne, car il fallait bien commencer par être une secte, acquit assez d’importance, de hardiesse ou de liberté pour cesser de se réunir dans un étroit cénacle, il était naturel qu’elle s’assemblât dans la basilique. C’est dans la basilique peut-être que l’apôtre, arrivé de la veille, annonçait à une foule curieuse ou inattentive la parole nouvelle, si du moins l’indifférence de la multitude ou du magistrat lui permettait d’en user ainsi; mais là surtout où une société de chrétiens était constituée, ses réunions de piété, ses délibérations communesavaient lieu dans cette salle publique. Au fond de la tribune se tenait sur sa chaise, dès lors cathédrale, le surveillant ou l’inspecteur qui déjà s’appelait évêque. Autour de lui étaient rangés les anciens, c’est-à-dire les prêtres, ou les servans, c’est-à-dire les diacres. Au-delà de cette enceinte réservée où bientôt chanta le chœur, la nef recevait toute la convocation des appelés ou des choisis, l’église, comme on la nommait, et, passant du contenu au contenant, le nom de chœur ou presbytère a désigné le lieu réservé aux officians et aux chantres, et la basilique elle-même est devenue l’église[10]. Nous n’avons ici nulle intention de rentrer dans l’histoire obscure des antiquités du culte chrétien. Il est certain que la parole et la lecture en étaient au moins dès les premiers temps les élémens principaux, et de très bonne heure il y eut en avant de la tribune deux chaires, l’une à droite de l’évêque pour la lecture de l’évangile, l’autre à sa gauche pour celle de l’épître, et ces deux chaires ou ambons se retrouvent encore en pierre ou en marbre, et d’un style très archaïque, dans les mieux conservés des temples des dix premiers siècles. Si de bonne heure la communion a cessé de se régler sur les formes de la cène, et, perdant presque toute analogie visible avec la pâque antique, est devenue une représentation purement symbolique, la sainte table a dû se dresser là même où les païens plaçaient l’autel; elle est elle-même devenue l’autel du nouveau sacrifice, et elle était orientée à l’est, vers le fond, en face de l’évêque, qui voyait de là le peuple. A son tour ce peuple, à qui le prêtre tourne le dos aujourd’hui, voyait les traits, les regards, les mouvemens de son premier pasteur, et s’associait plus aisément à ses sentimens et à ses paroles. Cette disposition existe encore dans plus d’une basilique, et quoiqu’elle ne soit pas ordinaire, la désuétude n’a pas atteint cette manière de célébrer la messe. On sait que c’est ainsi placé que le souverain pontife officie à Saint-Pierre.

Pour en finir avec la liturgie, j’ajouterai qu’il paraît que, dans les premiers temps et pendant de longues années, l’usage n’était pas d’employer le lieu ordinaire de l’assemblée catholique au sacrement du baptême ni aux cérémonies pour les morts. Un bâtiment particulier était réservé à cette destination ; il était ordinairement circulaire ou d’une forme polygonale qui le rapprochait du cercle. Les baptistères les plus connus en offrent la preuve; les antiquaires sont d’accord pour reconnaître que la forme ronde avait chez les Romains un caractère sépulcral, et l’on voit en effet que plus d’un baptistère a pu être aussi un tombeau. On croit que l’incorporation du baptistère à l’église ne devint pas la règle générale avant le pontificat de Grégoire le Grand. Il nous reste à dire comment, sous l’influence probable des nécessités du culte, la basilique s’est modifiée et a reçu des ornemens et des développemens qui la distinguent, dans les siècles chrétiens, de ce qu’en avaient pu faire le goût et l’art dans les siècles antérieurs. La société des fidèles s’est agrandie, elle est devenue la nation. Il est arrivé à ces édifices plus longs que larges, dans leur destination religieuse, ce qui leur était arrivé pour leur destination civile. Ils n’ont pas tardé à paraître étroits, soit pour la foule qu’ils devaient contenir, soit pour certains mouvemens, certaines évolutions liturgiques qui réclamaient de l’espace. Mais comment élargir un bâtiment dont le vaisseau doit rester libre et vide, et qui se compose essentiellement d’un toit et de deux murs ? Ces murs ne peuvent s’écarter indéfiniment, les charpentes n’ont qu’une portée limitée, et qui sait si les charpentiers des premiers siècles étaient fort habiles ? En tout cas, il est certain que les charpentes en fer qui couvrent des hectares de terrain dans nos gares de chemins de fer étaient inconnues. Supposez qu’on recule, à droite et à gauche de la nef, le mur latéral en lui donnant les trois quarts, la moitié, le tiers même de sa hauteur, on aura augmenté l’espace disponible, à la seule condition de mettre à l’ancienne place du mur une rangée de pieds-droits, disons tout de suite de piliers ou de colonnes qui supportent la galerie supérieure et le toit; on aura ainsi doublé de chaque côté, ou du moins dégagé, élargi la nef. Ces galeries latérales, closes par un mur plus bas, seront couvertes d’un toit qui pose obliquement ses solives dans le mur primitif. Voilà donc trois espaces, trois salles, trois ailes, trois nefs, une grande et deux moindres parallèles, ou une nef principale et ses deux côtés qui, moins élevées qu’elle, sont ses bas côtés. C’est ainsi que s’est transformée très promptement la basilique chrétienne primitive. Un tiers ou un quart de la longueur du vaisseau terminé en hémicycle et en coquille, et que l’on s’est habitué à orienter au levant, s’est élevé sur une plate-forme plus ou moins haute. Au fond de la courbe, une chaire de pierre entourée de bancs de pierre ou de bois; en avant, un autel bientôt recouvert d’un baldaquin permanent, ouvrage d’architecture ou de sculpture, et précédé de deux autres chaires; puis, au-dessous des degrés de l’abside, fermée quelquefois par un cancel ou balustrade, un vaste espace livré au public, une nef bordée de colonnes liées entre elles par des arcs de voûte qui supportent les murs de la cage fermée par la charpente; deux bas côtés, nefs latérales où peut s’étendre la foule, où peuvent circuler des processions, s’avancer des catéchumènes, où plus tard on élèvera des autels secondaires, où même on placera des tombeaux; voilà la forme générale du temple qui, maintenu dans ces conditions, doit, architectoniquement parlant, être appelé une basilique, et l’on ne saurait croire combien cette disposition, quand les proportions sont heureuses et la décoration convenable, répond en effet à la destination religieuse de l’édifice. La difficulté d’art qu’elle me semble présenter, c’est qu’ordinairement le bâtiment principal et central est très haut et paraît un peu étroit; la nef est fort élevée par rapport à ses bas côtés. Il y a donc dans la partie de son élévation intérieure, au-dessus des arceaux, de grandes surfaces de maçonnerie, ordinairement plates, dans lesquelles il faut pratiquer des fenêtres, et au plafond le dessin triangulaire d’une simple charpente qui n’a rien de monumental. Outre un certain défaut de proportion qui résulte de cet arrangement, il n’est pas aisé d’orner convenablement cette cage supérieure, cet espace vide, clair et nu. On dirait de l’église centrale une salle sans plafond et au-dessus de laquelle on verrait le grenier. Il y a plus d’une basilique où rien n’a été tenté pour vaincre cette difficulté, et l’on a laissé les choses comme le matériel de la construction les avait faites. Dans d’autres, on a essayé de moyens de dissimulation, ou d’atténuation qui ont plus ou moins réussi. Par exemple, on a remplacé la muraille pleine par un second étage de pieds-droits et d’arcades qui a pris le nom de triforium. Plus souvent on a recouru à des expédiens d’ornementation. Quoique la disposition générale soit difficile à rendre irréprochable, la peinture a de grandes ressources pour en corriger les défauts. Je dis la peinture plutôt que les moulures de l’architecte ou du sculpteur. La charpente légèrement peinte me semble préférable au plafond à caissons ou à rosaces quand le toit est très élevé, elle est plus légère, et quant aux surfaces verticales, elles ne recevraient pas aisément des parties saillantes, des additions en relief, sans dénaturer l’aspect du monument.

Cette même disposition intérieure donne en façade un polygone assez bizarre, un carré superposé à un carré plus grand, ou un parallélogramme posant par le petit côté sur le grand côté d’un autre, et tout cela avec des proportions rarement calculées pour un bon effet extérieur. C’est du reste un point admis par les auteurs que dans les basiliques l’extérieur a presque toujours été sacrifié à l’intérieur. L’Italie généralement en a pris son parti. Seulement on s’est parfois contenté de déguiser la façade en la couvrant comme d’un écran par un placage, et rarement avec un résultat fort heureux. Hors les cas où l’on s’est résigné à laisser à peu près dans sa simplicité primitive cette façade dénuée par elle-même de tout caractère, on en a fait une toute de fantaisie, sans aucun rapport avec l’intérieur.

Faut-il ajouter que ces difficultés n’existent que lorsqu’on tient à conserver les traits originels de l’ancienne basilique? Mais dès qu’on lâche les rênes à l’imagination, combien de moyens souvent ingénieux, souvent admirables, de la dénaturer ! Je ne parle pas de la ressource antique du péristyle, quoiqu’elle ait bien sa valeur; tout le monde a sous les yeux l’exemple de la Madeleine. Supposez cependant que la concavité de l’abside soit prise sur le dehors au lieu d’être prise sur le dedans : l’église aura à l’est un chevet qui peut devenir pour l’architecte un motif de combinaisons nouvelles. Si l’on fait saillir de même les chapelles latérales, ces constructions accessoires, analogues peut-être à ce que les anciens appelaient chalcidique, changent le dessin extérieur du monument. De ces additions, la plus commune et qui se prête aux plus riches développemens, c’est celle que le goût du symbole a inspirée de bonne heure à l’artiste chrétien. On a voulu donner à l’église la forme d’une croix, et les bras de la croix sont devenus deux corps de bâtimens qui, tant au dedans qu’au dehors, ouvrent un nouveau champ à tous les moyens d’effet dont l’artiste dispose. Puis, au lieu du toit de charpente, on a osé porter la voûte à des hauteurs inusitées, et de là même, au centre de la croix, élever la voûte circulairement et la terminer en coupole exhaussée sur un tambour, c’est-à-dire en dôme. Ce n’est pas tout : dans les premiers temps, l’église était toujours précédée d’une cour fermée ( claustrum ou cloître), et la galerie d’enceinte, si elle se prolongeait sur la façade, y formait une entrée couverte ou un porche. Faites mieux encore. Vous avez besoin d’espace : jetez un toit sur cette cour ou couvrez-la d’une voûte, et vous aurez doublé, triplé la nef, vous aurez l’immense vaisseau de nos grandes cathédrales. Vous pourrez alors multiplier les bas côtés, que depuis longtemps vous aurez élevés davantage. Au lieu de trois nefs, vous en aurez cinq. Si vous laissez subsister dans ce nouvel arrangement quelque chose du mur de l’ancienne façade, vous aurez fermé une section de la nef, le chœur agrandi sera clos, et l’ancien porche deviendra un jubé. On conçoit quelles ressources offrent pour ces nouvelles dispositions les formes et les procédés de l’art gothique, et comment cet art, tout différent qu’il est d’esprit et d’origine, a pu s’appliquer aux données premières de la basilique et en être regardé comme une transformation.

En résumé, l’église, salle d’assemblée, à laquelle l’usage prescrit désormais de réunir le baptistère et le clocher, me paraît avoir pour forme fondamentale la basilique. Elle s’en écarte de deux manières, par la manière byzantine, par la manière gothique, mais beaucoup moins par la première que par la seconde. Enfin on est parvenu à appliquer à ces divers types un nouveau mode de transformation, le moins original de tous, quoique des hommes pleins de génie l’aient pris pour le dernier progrès de l’art : c’est proprement le style moderne, qu’on peut appeler le style romain, étant une application de l’architecture de l’empire des césars aux constructions modernes dirigée par le goût de la renaissance. En négligeant bien des variétés, c’est, je crois, entre ces quatre genres d’architecture ecclésiastique qu’il faut choisir, c’est-à-dire qu’il faut se prononcer entre Saint-Pierre de Rome, Sainte-Sophie de Constantinople, la cathédrale de Bourges et Saint-Apollinaire de Ravenne.

Nous disons Saint-Apollinaire ; mais lequel? Il y en a deux : Santo-Apollinare-Nuovo et Santo-Apollinare-in-Classe ou ad Classem. Ce n’est pas ce qu’on trouve de plus antique à Ravenne; mais à Ravenne et partout peut-être c’est ce qu’on trouve de plus frappant en beauté et en pureté, comme modèle des anciennes basiliques chrétiennes.

Santo-Apollinare-Nuovo s’appelle aussi Santo-Martino-in-Cielo-d’Auro, titre qui annonce toujours de belles mosaïques. On explique différemment cette diversité de noms. On convient que ce fut d’abord une église arienne, puis vers la fin de la domination des Goths un archevêque orthodoxe l’aurait dédiée à saint Martin; mais quelques-uns ajoutent qu’au IXe siècle on lui aurait donné son titre de Santo-Apollinare-Nuovo, afin d’accréditer le bruit qu’elle renfermait désormais les restes de l’apôtre Apollinaire, qui, gardés plus près de la mer dans l’autre église de même invocation, étaient exposés aux déprédations des pirates sarrasins. D’autres soutiennent au contraire que, la garde de ces reliques étant incertaine et disputée entre ces deux églises, une décision du XIIe siècle déposséda la première en changeant son nom. Quoi qu’il en soit, elle avait été bâtie entre 493 et 525 par Théodoric, pour être la cathédrale de l’arianisme. Il paraît que Ravenne manquait d’anciens temples un peu considérables qui pussent être dépouillés ou dénaturés au profit du culte nouveau, et la beauté de plusieurs de ses églises vient de ce qu’elles furent construites de toutes pièces, suivant le goût et dans l’esprit de l’époque. Ainsi donc Saint-Apollinaire est un long parallélogramme, sans transept; seulement, au point où se termine la nef, une séparation, un cancel en marbre, ferme dans toute sa largeur l’abside, qui se compose de trois compartimens. Celui du milieu, de beaucoup le plus grand et terminé en hémicycle, projette en dehors sa convexité et forme à lui seul tout le chœur. Vingt-quatre colonnes de marbre apportées de Constantinople séparent la nef de ses ailes. Elles sont élégantes, assez rapprochées, et au-dessus d’un chapiteau composite portent un petit bloc ouvragé qui tient lieu d’architrave et d’où s’élance l’arc des cintres. Au-dessus du cordon qui les surmonte, une large bands, une frise est dans toute sa longueur couverte de belles mosaïques qu’on dit exécutées entre 553 et 566, après la chute du royaume des Goths. On a osé les comparer à cette procession des panathénées qui illustre la frise du Parthénon. C’est la même chose en effet, sauf la différence des esprits, des temps, des écoles. Nous ne sommes point ici dans la sphère de la beauté suprême; mais cependant il nous reste matière à l’admiration. Au côté gauche (c’était dans l’église le côté des femmes) de la ville de Classis, reconnaissable à son port et à ses vaisseaux, semble partir une procession de vingt-deux femmes vêtues de blanc, portant chacune à la main une couronne. Elles suivent une allée de palmiers. Du moins un palmier, emblème de la victoire du martyre, les sépare-t-il toutes l’une de l’autre. Elles marchent d’un pas lent, conduites par les trois mages en costume asiatique, et vont offrir leurs couronnes à la Vierge, placée avec l’enfant divin sur un trône au milieu des anges. On voit que l’église n’était plus arienne. La mère et l’enfant font le geste de la bénédiction. Marie a passé la jeunesse; elle porte un voile, et le nimbe orthodoxe éclaire sa tête. On croit que c’est la plus ancienne image qui la présente avec les attributs d’un être qu’on doit adorer. Ce ne serait pas au reste le nimbe qui déciderait la question, puisqu’on le donnait aux empereurs. Il est vrai que l’idolâtrie impériale était une des religions du temps, sorte de religion qui trouvait plus de sacrilèges que d’incrédules. Du côté droit de la nef, sur la frise correspondante, on reconnaît une image de Ravenne à sa basilique de Saint-Vital et à l’ancien palais de Théodoric, qui porte écrit palatium. Des saints, au nombre de vingt-cinq, en robe blanche ou de couleur claire et munis aussi d’une couronne, vont rendre hommage au Christ, dont quatre anges entourent le trône. Ces mosaïques à fond d’or sont admirablement conservées et d’un bel effet. Les têtes sont peu étudiées, mais d’un noble dessin. D’autres mosaïques, représentant des apôtres et de saints personnages, remplissent l’entre-deux des fenêtres percées dans la partie supérieure de la cage, et au-dessus des sujets bibliques, exécutés de même, complètent la décoration. On dit qu’un travail moins habile leur assigne une date plus récente. Au-dessus de la grande arcade du chœur, que les anciens appelaient l’arc de triomphe , le même système d’ornement a été continué, et le fond de l’abside en a sa part, quoique l’éclat en soit moindre et que le temps y fasse sentir ses atteintes; mais il n’a pu mordre sur cette variété de beaux marbres qu’on retrouve ici comme partout à Ravenne. Enfin une chaire de marbre posée sur un pied-droit de granit offre des ciselures gothiques qui ne prouvent cependant pas qu’elle ait été mise là par les Goths. Du moins les monumens de Théodoric n’ont-ils pas ce caractère; mais on sait que l’église a passé par une restauration nécessaire en sortant des mains des hérétiques. Heureusement le caractère général n’en a pas été altéré, et il s’est conservé jusqu’à nos jours. Je regrette d’avouer qu’il ne me reste nul souvenir de l’extérieur de cette belle église; mais je parierais qu’il est relativement insignifiant : c’est une disparate à laquelle il faut s’habituer.

Vous devez maintenant sortir de la ville et suivre près d’une heure la route du midi, qui côtoie la mer d’assez près. Lorsque vous approcherez de la forêt de pins, dans un pays plat et presque désert, on vous montrera à gauche, sur un terrain bas et qui commence le littoral, un groupe de trois ou quatre maisons semblable à une assez grande ferme. Une tour ronde, qui pourrait être un colombier grêle et élevé, d’une certaine élégance, n’en change pas essentiellement le caractère, et quand on vous arrête devant un corps de logis assez bas, vous ne devineriez pas que la porte cochère qui est au centre vous conduit à l’entrée d’une basilique qui peut-être n’a pas de rivale dans l’univers, maintenant que le feu a détruit à Rome l’antique Saint-Paul-hors-des-Murs. En sortant de Ravenne par la Porta-nuova, vous avez touché la place de l’ancienne Césarée, qui unissait la ville au port, et dont il ne reste qu’une croix de pierre, vestige d’une église détruite, Santo-Lorenzo-in-Cesarea, qui elle-même était seule demeurée longtemps debout depuis le règne d’Honorius. La plaine humide qui s’étend au-delà environnait l’ancien port d’Auguste, dont Santo-Apollinare-in-Classe est aujourd’hui l’unique monument. C’est l’église qui est devant vous. Elle est comme déguisée par cette maison rurale, large et basse, qui a remplacé la cour et le portique, et que domine d’assez haut l’étroit pignon très simple et très nu du bâtiment auquel elle est adossée. L’église, bâtie aux frais d’un officier du palais impérial, fut consacrée en 549. On la dit commencée en 538, c’est-à-dire au moment où les Goths perdaient Ravenne devant Bélisaire victorieux. Elle est en briques et ornée seulement d’arceaux figurés d’un style assez pur; mais ici, comme à l’ordinaire, c’est l’intérieur qu’il faut voir. Ce vaste temple semble abandonné, mais sans trop de dégradation, et les cérémonies du culte s’y célèbrent encore à certains jours. Il faudrait peu de chose pour qu’elles y reprissent leur solennel éclat. Il est singulier que ce monument, élevé sur un terrain tellement détrempé que j’en ai vu la crypte remplie d’eau comme une citerne, se conserve aussi bien, miné qu’il est par les infiltrations et battu par les vents de l’Adriatique. Vingt-quatre colonnes en marbre cipolin séparent trois larges nefs. Ici plus de mosaïques; elles ont été détruites. Les marbres qui couvraient les murs des bas côtés ont été enlevés par Sigismond Malatesta; mais ces murs, ainsi que ceux de la grande nef au-dessus des arceaux, sont encore décorés par une frise de portraits des archevêques de Ravenne, rangés chronologiquement depuis Apollinaire jusqu’à son successeur actuel, qui est le cent vingt-huitième. Ces peintures, qui en ont remplacé de plus anciennes en les imitant sans doute, sont des médaillons où, selon le procédé de l’époque, toutes les têtes sont de face. Il est impossible de voir cette suite officielle et chronologique de pasteurs sans songer à Saint-Paul-hors-des-Murs, où les papes étaient rangés de même et viennent d’être reproduits en mosaïques modernes. Ce ne peut guère être une simple coïncidence. Si c’est une imitation, d’où est-elle venue? On a soupçonné presque une rivalité, et Ravenne en effet eut ses jours d’émulation avec Rome comme avec Constantinople. Cependant toute prétention même à l’égalité avait depuis longtemps cessé que l’on continuait, et jusqu’à nos jours, cette collection d’archevêques. Les têtes les plus récentes sont d’une exécution terne qui ne contraste pas trop avec le ton des plus anciennes, et généralement rien ne trouble l’impression produite par ce grand édifice presque vide, malgré quelques inscriptions et quelques tombeaux curieux d’antiquité. La cage supérieure, éclairée par d’assez grandes fenêtres, est tout à fait dénuée d’ornemens. Là sans doute s’étalaient des panneaux en mosaïque. C’est un mur tout blanc, et blanches aussi sont les poutres et les solives du toit de la nef et des bas côtés. Cette nudité ne nuit pas à l’effet général. La tribune au contraire est ornée. Elle s’élève d’une assez grande hauteur au-dessus du sol; on y monte par deux larges escaliers à belles balustrades sculptées, et en montant on voit à ses pieds l’eau verte baigner les marches inférieures et les portes qui conduisent à la chapelle souterraine. Dans cette crypte est la tombe souvent noyée de saint Apollinaire. Le grand autel est surmonté d’un riche baldaquin à quatre colonnes de blanc-et-noir antique; mais ici tous les arcs, toutes les voûtes sont enrichis de mosaïques. On les dit antérieures à la fin du VIIe siècle (671-677). A la voûte en coquille du fond du sanctuaire se dessinent sur un ciel d’or des nuages bleus et rouges, et au milieu, sur un cercle d’azur semé d’étoiles d’or, s’élève une grande croix richement décorée, portant au sommet l’inscription des quatre lettres consacrées (INRI), sur les bras l’alpha et l’omega, et au pied salus mundi. Au centre est placée une figure du Christ à mi-corps que désigne du haut du ciel le doigt d’une main qui sort du nuage, emblème de la première personne de la Trinité. Hors du cercle se soutiennent les figures rajeunies de Moïse et d’Élie, et au-dessous trois agneaux représentent les trois apôtres, Pierre, Jacques et Jean. Voilà donc peut-être le premier tableau de la transfiguration. Vous remarquerez qu’elle est conçue sous cette forme symbolique que l’art chrétien préférait originairement à la traduction directe et matérielle des récits sacrés, et dont même il n’a jamais fait le complet abandon. Plus bas, dans une prairie plantée d’arbres, Apollinaire élevant les bras est environné de quinze brebis qui figurent le troupeau des chrétiens. Les murs inférieurs portent l’image de quatre évêques de Ravenne, chacun sous un dais, entourés de draperies et de flambeaux, et dans l’attitude de la bénédiction. Enfin sur les parois latérales sont représentés en grand, là les sacrifices d’Abel, de Melchisedech et d’Abraham, ici la concession de privilèges à l’église de Ravenne, ou, selon d’autres, la consécration de l’église par saint Maximien.

Rien mieux que ces compositions ne prouve que la peinture d’histoire dans les églises est née de l’art du mosaïste, et cet art, venu de l’empire d’Orient, porte encore ici la trace de son origine. Quand l’église fut décorée, c’est-à-dire au temps de l’exarchat, Ravenne était devenue plus byzantine qu’italienne, et l’on veut voir jusque dans le style religieux de ces peintures une opposition à la primauté de Rome. Il se peut, mais l’histoire de l’art suffit pour expliquer leur caractère byzantin; encore même n’y retrouve-t-on pas toute la raideur, toute la sécheresse de l’école d’où elles sont venues. Quoique le dessin soit faible, l’exécution soignée n’est pas sans quelque liberté, et les draperies ont quelque largeur. Le paysage, les animaux, sont plus conventionnels que réels. On regarde les trois sacrifices comme ce qu’il y a de mieux. Les trois personnages bibliques ont du caractère; cependant il paraît que, dans toutes ces compositions, certaines figures, conçues d’après un type admis, doivent être regardées comme de simples répétitions. Il y a plus d’originalité et par suite plus d’inhabileté dans la peinture du côté gauche, où, suivant les uns, Constantin Pogonat, Héraclius et Tibère, suivant les autres, Justinien avec ses officiers, sortent de leur palais, la tête couronnée d’un nimbe, pour recevoir l’archevêque de Ravenne accompagné de quatre prêtres. Un d’eux porte un rouleau où se lit en lettres rouges : Privilegia. Au-dessus de l’archivolte de la tribune, une série nouvelle de mosaïques un peu fanées montre sur un fond bleu une demi-figure du Christ entouré des emblèmes des quatre évangélistes. Au-delà, six brebis de chaque côté (les douze apôtres) sortent en deux files de Bethléem et de Jérusalem; puis un palmier s’élève à chaque extrémité, symbole de la Palestine ou de la victoire; enfin au-dessous les anges Gabriel et Michel agitent chacun le labarum et se drapent dans un manteau de pourpre. Ces figures ont quelque chose de l’art antique; mais ces mosaïques n’ont pas l’éclat de celles de la coquille du sanctuaire. On ne peut cependant sans un vif intérêt contempler dans leur gaucherie novice ces premiers monumens certains de l’art et de la croyance d’un âge si éloigné de nous. Non assurément que ces ouvrages soient primitifs, nous en possédons de plus anciens du même genre, et les uns comme les autres doivent être le plus souvent des reproductions classiques des sujets, des types, des symboles consacrés dans l’école des peintres comme dans l’imagination des fidèles par plus d’un siècle de tradition : nous retrouverons plus d’une fois et la main dans le nuage, et les lettres mystiques, et les brebis, et les palmiers; mais moins ces images sont originales, plus elles sont fidèles. Ce sont bien celles sous lesquelles la foi des premiers siècles se représentait les objets mystérieux de ses méditations et de ses espérances. Voilà sous quels traits visibles se peignait la religion dans l’imagination des contemporains de Boëce et de Cassiodore, et même probablement de saint Ambroise, de saint Jérôme et de saint Augustin. Il est donc vrai que c’est à Ravenne plus qu’à Rome peut-être qu’il faut aller pour retourner à quinze cents ans en arrière des croyances et des arts qui aujourd’hui triomphent sous d’autres formes dans Saint-Pierre de Rome et dans Notre-Dame de Paris. Et les deux Saints-Apollinaires restent, à ce qu’il semble, les deux plus grandioses monumens de cet âge de la religion et de l’architecture. Saint-Apollinaire-in-Classe surtout, dans cette plaine humide, sur la lisière de cette forêt solitaire, abandonné, avec ses murs verdâtres, quand je l’ai vu sous un ciel sombre et pluvieux, m’a frappé d’une impression ineffaçable, non pas terrible cependant. La basilique, monument d’une rivalité d’empire et de religion entre l’Orient et l’Occident, n’a point cette sombre terreur qu’on attribue quelquefois aux cathédrales gothiques, elle se ressent de son origine grecque; simple et régulière, riche et lumineuse, elle tempère une majesté correcte et sévère par un rayon de cette beauté que le génie de l’hellénisme lance partout où il passe, et qui dore tout ce qu’il a touché.

Ces deux monumens sont d’une telle importance qu’ils ont passé avant d’autres, par lesquels on aurait dû peut-être commencer. Si l’on osait se fier aux trop promptes hypothèses qu’on est toujours prêt à faire lorsqu’on visite des monumens, on commencerait son cours de basiliques par une église de Saint-Nicolas qui, toute nue au dedans comme au dehors, dépourvue de bas côtés et de presque toute saillie architecturale, avec ses murs plats et son abside peu profonde et seulement indiquée, semble une ancienne basilique de petite ville affectée telle quelle au christianisme qu’elle a précédé; mais on nous le défendrait au nom de l’histoire en nous disant que Saint-Nicolas a été bâti par saint Serge au VIIIe siècle. Je voudrais au moins m’arrêter devant une église qui ressemble à une maison modeste, vue du côté de son pignon; car à sa gauche, auprès du bord du toit, s’élève comme une cheminée, et peu au-dessus du faîte, une tourelle qui serait des plus curieuses, s’il était vrai qu’elle fût, comme me l’a dit notre guide, le premier clocher qu’on ait bâti. Cependant cette église de Saints-Jean-et-Paul n’est mentionnée dans aucun livre, et je n’ai que l’autorité du cicérone. Il vaut donc mieux parcourir les rues de la désolée Ravenne, ces rues de grand village, tristes de silence, propres parce qu’elles sont désertes, où l’histoire de l’Italie depuis mille ans semble n’avoir pas laissé de traces, puis s’arrêter chaque fois qu’on rencontre une église, ressemblât-elle à une maison des champs ; mais il faudrait la science et la minutie d’un archéologue pour prêter un véritable intérêt à l’énumération des traits qui distinguent ces débris des vieux âges. Essayons, sans les décrire, de les caractériser dans l’ordre historique.

Le plus ancien de tous serait la cathédrale, si elle n’avait été rebâtie dans le siècle passé, et quoiqu’elle soit brillante de sa couleur vert tendre, belle de forme et ornée sans profusion, nous ne nous arrêterons même pas à quelques-uns des meilleurs tableaux du Guide; l’esprit tout plein des antiquités chrétiennes, nous regarderons plutôt dans la sacristie ces plaques courbes d’ivoire à figures ciselées qui ceignaient la chaire de saint Maximien, puis son siège épiscopal, un crucifix d’argent presque du même temps et quelques morceaux d’une ancienne porte en bois de vigne; puis nous sortirons pour voir le campanile, unique fragment de l’ancienne Basilica Orsiana, bâtie par saint Ursus, et qui, svelte et cylindrique, a pu être comparé aux minarets de l’Orient. Mais le vrai monument, c’est le Baptistère de Saint-Jean, tour octogonale peu élevée qui date du IVe siècle, et qui est restée en masse telle que l’a laissée une réparation de l’an 451. A l’intérieur, huit colonnes de marbre un peu enfouies correspondent aux huit angles et soutiennent sur leurs arcades une autre rangée de vingt-quatre colonnes qui diffèrent de style entre elles comme les premières, et qui comme les premières passent pour venir d’un ancien temple. Presque tout ce qui n’est pas colonne dans ce curieux édifice est comme pavé de mosaïques. Sous les arceaux du bas, des arabesques d’or sur un fond bleu entourent huit figures de prophètes dont l’ajustement rappelle les derniers jours de l’art antique. Plus haut, des moulures en stuc remplacent les mosaïques; des têtes de saints sont entremêlées à des figures d’animaux, puis les mosaïques reprennent et forment une ceinture composée de quatre autels portant les Evangiles, de quatre troncs portant des croix, de huit sièges épiscopaux et de huit tombeaux. En dedans de ce cercle sont les douze apôtres, les pieds sur la terre verte, adossés au ciel gros bleu et séparés par des acanthes d’or. Ils marchent tous, mais leurs têtes sont de face; leurs traits, analogues à ceux des Romains de l’empire, ne manquent pas d’individualité, quoique à l’exception de saint Pierre, qui, s’il n’est chauve, a du moins ses cheveux gris, on soit heureux de voir leurs noms écrits pour les reconnaître. Au centre est peint le baptême du Christ; le Seigneur est représenté les cheveux séparés; il ressemble au Christ des catacombes. Rien ne désigne sa divinité ; une croix seulement le sépare de saint Jean, et le Jourdain, sous la forme d’un dieu aquatique, sort de l’eau pour lui présenter ses habits. Dans cette composition où le nu est traité avec assez de facilité, ne retrouve-t-on pas un souvenir des libertés païennes de l’art? Plus d’un exemple semble prouver que les premiers fidèles se permettaient sans scrupule, peut-être même avec une certaine bonne foi, d’insérer dans les peintures chrétiennes des personnifications du polythéisme? Quant au style, de bons juges ont trouvé qu’il rappelait un peu celui des peintures de Pompéi, j’ai plutôt été frappé du mérite de l’expression; mais la grandeur des yeux, la raideur des attitudes, la gaucherie du dessin, m’ont reporté au style byzantin, dont au reste ces mosaïques sont peut-être le plus ancien spécimen subsistant en Italie. J’ai déjà dit qu’elles peuvent être du commencement du Ve siècle. Les mêmes observations sont suggérées par la vue d’un autre baptistère ou de l’oratoire de Santa-Maria-in-Cosmedia ; son plafond octogonal porte les mêmes sujets conçus et représentés à peu près de la même manière. La critique en trouve l’exécution inférieure et ne la date que du VIe siècle. Il faut noter seulement que c’est un ancien baptistère arien. Dans celui de Saint-Jean, rien n’attestait l’orthodoxie; dans celui-ci, rien ne prouve l’hérésie, à moins qu’on n’en cherche un signe dans ce trône où ne siège qu’une croix et vers lequel marchent les douze apôtres.

Mais avant l’invasion de l’arianisme, c’est-à-dire avant Théodoric (493), Galla Placidia avait semé Ravenne de monumens orthodoxes. L’église de Saint-Jean-l’Evangéliste, qui subsiste encore, est celle qu’elle avait promis à Dieu de construire, si elle échappait à la tempête. C’est une basilique sans transept, par conséquent dans sa forme primitive et avec ses vingt-quatre colonnes antiques. L’aspect en est beau, mais elle a été si impudemment restaurée qu’on renonce à y chercher les restes des mosaïques qui retraçaient le voyage et le vœu de Placidia. J’ai lu depuis qu’il en subsiste quelque chose. Une suite de portraits des empereurs chrétiens depuis Constantin a disparu; mais les plaintes des écrivains qui, tels que Kugler, déplorent la perte des mosaïques de Saint-Jean m’ont peut-être trop découragé. Saint-Jean-Baptiste, également fondé par l’impératrice pour son confesseur saint Barbatien, a été reconstruit au XVIIe siècle, et, quoique richement entretenu, est encore en réparation à l’heure qu’il est. Ses colonnes, qui sont antiques, ont été encastrées dans des piliers qui les défigurent, et le souvenir de l’ambitieuse et dévote princesse ne doit plus être cherché que dans son église des Saints-Nazaire-et-Celse, où elle voulait être ensevelie.

Construite avant 450, cette église a la forme d’une croix latine, ou plutôt on dirait une tour carrée coiffée d’une coupole, et dans laquelle s’implantent quatre branches ou ailes dont la plus grande longueur n’a que 13 mètres. Sur les murs de la partie centrale, des apôtres ou des prophètes en mosaïque sont rangés deux à deux, et au bas, entre chaque couple, des colombes voltigent au bord d’un bassin, sujet qui pour la beauté et même un peu pour la composition rappelle la charmante mosaïque antique qu’on voit au Capitole. La coupole est richement décorée d’une croix entre deux larges étoiles, entourée des symboles des quatre évangélistes. Les extrémités des lignes transversales de l’église se terminent par des lunettes[11] où, parmi de riches arabesques vert et or, des cerfs en or, marchant vers une source pour s’y désaltérer, représentent les nouveaux convertis, et sur la lunette de l’entrée de la nèfle bon pasteur est au milieu de son troupeau. Cette figure est la meilleure de toutes ces mosaïques qui remontent au temps de l’impératrice. L’effet général de cet ensemble de décorations frappe vivement, et il serait encore plus vif si des marbres et des métaux précieux n’eussent été enlevés jusque sur les tombeaux. Ceux-ci, placés sous une voûte assez basse, sont au nombre de cinq. Le sarcophage de marbre de Galla Placidia est grand et massif. On dit que jusqu’à la fin du XVIe siècle on pouvait, en l’ouvrant, la voir assise sur un trône de cyprès et revêtue du costume impérial; mais des enfans jetèrent du feu par la petite fenêtre ouverte à la paroi postérieure du tombeau : le suaire s’enflamma, puis le trône, puis les panneaux de cyprès qui tapissaient l’intérieur; les moines appelés arrivèrent trop tard, et il ne resta à la lettre dans la tombe que des cendres. Les ossemens de Placidia parurent plus grands que ceux d’une femme ordinaire; mais ils n’ont pas été vus depuis, ayant alors été murés dans la tombe. A droite et à gauche, deux autres tombeaux analogues sont ceux de l’empereur Honorius, frère de Placidia, et de Constance, son mari. Celui de l’empereur est le seul des trois qui offre des traces de sculptures chrétiennes. Deux sépulcres plus petits sont auprès de la porte : les maîtres des enfans de Placidia y ont été déposés. On ne connaît pas d’autre lieu que celui-ci où des personnages impériaux d’Orient ou d’Occident reposent encore dans leur première sépulture.

Tout d’ailleurs à Ravenne nous fait revivre dans le bas-empire, et si de Saint-Nazaire on entre dans Saint-Vital, qui est tout proche, on se trouve dans un temple octogone bâti par saint Ecclésius sous le règne de Justinien. On a dit que cet édifice, plus que double du précédent, était une imitation de Sainte-Sophie; cependant quelques-uns lui contestent ce caractère byzantin, et Ferguson le place au rang des imitations maladroites du célèbre temple de Minerva medica à Rome. Il est plus certain que Charlemagne l’a pris pour modèle de la chapelle sépulcrale qu’il s’est construite à Aix-la-Chapelle. Huit arceaux décrivent un cercle à l’intérieur. Ils reposent sur des piliers et s’ouvrent au dehors sur des hémicycles à deux étages de légères colonnes, les unes venues de Byzance, les autres qu’on dit gothiques. Cette sorte de tour centrale est surmontée par un dôme ou par une voûte construite en poteries juxtaposées et conservée ainsi jusqu’à nous. A l’exception du beau marbre grec qui revêt certaines parties de murs, il ne faut point parler ici de décorations. Qui croirait que la coupole a été salie, il y a quelque cent ans, par d’infâmes guirlandes de roses dont on ne voudrait pas au foyer de l’Opéra? Mais il règne autour de la construction centrale une large galerie octogone par son enceinte extérieure, sur laquelle s’ouvrent le chœur et des chapelles auxiliaires. Ici se multiplient des ouvrages en mosaïque qu’on ne peut décrire et qui représentent quelquefois avec assez de naturel des scènes de l’Ancien-Testament, choisies comme symboles des mystères de la nouvelle alliance.

Cependant, quelque intérêt qui s’attache à ces œuvres antiques, ce sont des représentations symboliques, générales pour ainsi dire, reproduites sans de grandes différences en divers lieux, en temps divers, et dont les plus anciennes peuvent bien n’être encore que des imitations traditionnelles. Elles nous apprennent comment le siècle où elles sont nées concevait la religion dans l’art; elles ne nous font pas connaître ce temps lui-même. Il n’en est pas ainsi des deux tableaux historiques suspendus aux parois latérales de l’abside de Saint-Vital. D’un côté, le mosaïste a représenté, de grandeur naturelle, l’empereur Justinien entouré de sa cour et de ses gardes. Il porte des présens qu’il offre à l’église, et que vient recevoir saint Maximien et son clergé. En face, la même main sans doute a retracé l’impératrice; un vase précieux à la main, et suivie des dames de son palais, elle marche vers l’entrée d’une église qu’ouvre un chambellan en tirant devant elle un rideau brodé. Les costumes, reproduits avec soin dans leur magnificence et leur singularité, donnent à ces deux scènes la réalité historique. On ne doute pas de la vérité du caractère des têtes, qui même doivent être des portraits. Ce sont des portraits à coup sûr que celles de Justinien et de Théodora. Les connaisseurs sont allés jusqu’à reconnaître à la tête du premier une physionomie vulgaire, et dans la figure de l’impératrice la trace des faiblesses et des désordres de sa vie. Pour moi, dans ses traits petits, fins et réguliers, je ne puis guère voir qu’une jolie figure qui n’arrive point à être belle ; mais ces peintures intéressent à un tel point qu’on regarde à peine tout ce que contient encore cette église fort riche en objets curieux, comme le tombeau de l’exarque Isaac, deux bas-reliefs païens pudiquement mutilés, et un tabernacle de cuivre doré exécuté en forme de ciboire sur un dessin de Michel-Ange.

C’est rester encore dans la compagnie des premiers pasteurs de Ravenne que de monter l’escalier de marbre de l’archevêché actuel, qui n’a d’ailleurs rien d’un palais, et de traverser une salle où sont déposés d’antiques débris, pour entrer dans une chapelle conservée comme elle était au VIe siècle. Ce sont encore des mosaïques qui la recouvrent tout entière de leur vif éclat : sur un fond d’or, des oiseaux et des fleurs pour ornemens, puis des emblèmes sacrés, puis des images des apôtres et de Jésus-Christ, toujours avec cette jeunesse idéale, attribut que la peinture primitive aimait à lui donner. Ces mosaïques, regardées comme plus récentes que toutes celles que nous avons décrites, semblent porter l’empreinte d’un art moins avancé, mais c’est plutôt d’un art en décadence. L’art chrétien lui-même a longtemps décliné à mesure qu’il s’éloignait de l’antiquité païenne. On marchait alors vers les temps les plus misérables du moyen âge.

En sortant de Ravenne par la Porta Serrata, on côtoie le canal qui communique avec le port actuel (Porto Corsini), et l’on est sur la route du tombeau de Théodoric. De son palais, livré par Adrien Ier à Charlemagne, qui le dévasta, il ne reste qu’un pan de mur et de sculpture brisée incrusté dans les constructions qui l’ont remplacé. Quand vous passez auprès d’une des tours des anciens remparts, on vous montre une plaque portant une inscription. C’est en face qu’on a trouvé, en creusant le lit du canal, quelques ossemens et une armure assez riche, dorée même, ce me semble. Quelques indices ont persuadé que ce pouvaient être les restes et les armes d’Odoacre, enterré sans honneur non loin du lieu où il a péri, Odoacre, ce fondateur du premier royaume d’Italie, ce barbare que l’histoire présente comme équitable et clément, cet arien qui ne persécutait pas, un de ces conquérans qui pourraient être des libérateurs. Ces pensées, que les circonstances actuelles ramènent, occupaient peu les vieillards, les jeunes gens, les nombreuses femmes que nous rencontrions lourdement chargés de bois enlevé à la célèbre pineta. Cette forêt, qui ceint Ravenne du côté de la mer et se prolonge sur un développement de vingt-cinq milles, est la richesse de la ville et la ressource des pauvres. De longs et pesans fagots sont maintenus obliques sur la tête et le cou même des plus jeunes filles à l’aide d’une forte et longue branche qu’elles y tiennent implantée, et dont elles se servent pour alléger, pour déplacer leur fardeau, pour le soutenir en équilibre en prenant la terre pour point d’appui lorsqu’elles veulent s’arrêter et respirer un moment. Cette industrie pénible et rustique peuple et anime tous les chemins qui unissent la ville à sa ceinture de verts parasols. Tout en regardant la démarche laborieuse et légère quelquefois de ces porteuses de bois qu’on rencontre à chaque pas, on se trouve près d’une grosse tour qui s’élève dans une prairie à la gauche du chemin : c’est le tombeau de Théodoric. Il est dit que le roi goth en avait conçu l’idée en voyant à Rome le tombeau d’Adrien, aujourd’hui le château Saint-Ange. Les dimensions au moins sont fort différentes. Dans sa plus grande largeur, ce monument ne mesure pas 15 mètres. Sur une base décagonale s’élève en retraite une tour ronde, couronnée d’un dôme monolithe très surbaissé. Dans l’intérieur en forme de croix, un piédestal encore existant portait, dit-on, l’urne de porphyre qui renfermait les cendres du vainqueur d’Odoacre et du meurtrier de Boëce. C’est une forte et lourde bâtisse, mais assez imposante, et qui répond bien à l’idée de solidité impérissable qui semblait guider les anciens dans la construction des tombeaux. Il faudrait déblayer celui-ci pour lui rendre toute sa valeur. Tel qu’il est, c’est un monument qui tient bien sa place dans ce musée naturel que nous offre Ravenne.

Ces antiquités ont un attrait si puissant qu’il faut un certain effort pour s’en détacher et accorder un regard à la Ravenne des temps modernes. C’est peut-être la seule ville d’Italie où l’on se sente porté à peu regarder les tableaux. Il y a cependant une académie des beaux-arts à laquelle est jointe une bonne école. Là on peut remarquer deux Christ du Guide, dont un de profil vraiment expressif, puis un troisième que Daniel de Volterre a copié d’un croquis de Michel-Ange, un jeune apôtre par Tiarini, un Saint Sébastien par Romanelli, et enfin de bons tableaux de Luca Longhi. Une ville d’Italie a presque toujours un peintre à elle, qui est né ou qui a vécu dans ses murs, qu’elle estime, qu’elle célèbre, dont elle montre les ouvrages avec complaisance, et chez elle au moins elle les fait à bon droit admirer. Tels sont Tiarini à Bologne, le Moreto à Brescia, Beccafumi à Sienne, Longhi à Ravenne. Celui de ses ouvrages qui m’a le plus frappé est une Noce de Cana à fresque, placée, absolument comme la Cène de Léonard, dans le réfectoire des camaldules, dont l’ancien couvent sert aujourd’hui de collège. Il y a aussi dans la basilique modernisée de Sainte-Agathe un tableau de cette sainte entre sainte Cécile et sainte Catherine. Ce sont des têtes charmantes, peut-être même plus charmantes qu’elles ne devraient l’être, celle surtout de sainte Agathe, dont le martyre est représenté avec une vérité hideuse, et qui offre au ciel ce qu’elle vient de perdre par le fer, comme deux citrons sur un plateau. Mais laissons tout cela; autrement il faudrait retourner dans la cathédrale pour y admirer le tableau de la Manne du Guide. Il faudrait parler aussi de l’église de Saint-Romuald, de Sainte-Marie-du-Port, de l’hôtel de ville, de la maison de lord Byron et du tombeau de Dante.

Le nom des deux poètes est en effet une des illustrations de Ravenne. L’un banni y trouva un asile; l’autre, dans son exil volontaire, choisit longtemps pour séjour le lieu où tu reposes, o gran padre Alighier[12], et souvent, après avoir cherché sur ce poétique tombeau l’inspiration créatrice, il l’emportait avec lui sous les ombrages murmurans de la pineta. Là il la fixait dans sa pensée sous cette forme rhythmique qui seule lui donne la puissance et la durée, tout en courant à cheval dans les détours de cette immortelle forêt où, sur les ruines ensevelies de Césarée, il retrouvait le souvenir de Boccace et de Dryden[13]. Tout ici a reçu l’empreinte de ses pas. Il y a chanté la mort de Gaston de Foix, il y a conduit son jeune don Juan. C’est à Ravenne qu’il a composé Marino Faliero, les Deux Foscari, d’autres poèmes encore; dans une église de la ville, on lit sur les tombeaux d’une chapelle tout aristocratique un nom mainte fois répété, qui n’a plus d’autre gloire que d’être uni au sien par la poésie elle-même, et l’on se rappelle alors sous quelle séduisante influence il a écrit cette Prophétie de Dante où respire, dans ses colères et ses douleurs, ce patriotisme italien que tout le monde voulait ressentir du temps qu’il paraissait manquer à l’Italie elle-même.

La maison de lord Byron n’est pas plus comfortable que romantique, et pour être remarquée, elle a grand besoin de la table de marbre et de l’inscription dont on l’a parée seulement depuis que l’Italie est libre. Quant à la niche en plâtre où l’on a caché les restes de Dante, c’est une chapelle de madone de grande route, et more neat than solemn[14] ; elle doit tout au souvenir qu’elle rappelle, et n’a d’excellent que les intentions de ceux qui l’ont élevée.

Ne soyons pas injuste en effet, et louons la vieille cité de Ravenne d’avoir jadis donné un sûr asile aux restes du poète, poursuivi mort comme il l’avait été vivant. « Les Cerchi et tous leurs partisans de la faction des blancs, parmi lesquels se trouvait le poète Dante, furent exilés, leurs biens confisqués et leurs maisons démolies (1302). » Voilà avec quel sang-froid Machiavel nous dit que Florence, cette mère de peu d’amour[15], proscrivit celui qui devait être un jour sa plus grande gloire. On sait que, dans ce long exil, Dante eut pour hôtes protecteurs les La Scala de Vérone et les Polenta de Ravenne. Depuis 1275, ceux-ci y régnaient.

<poem>Ravenna sta com’è stata molt’anni L’aquila da Polenta à si cova. </ref>

Dante mourut sous leur patronage le 14 septembre 1321, et fut enseveli à San-Francesco; mais quand plus tard Guido de Polenta fut expulsé, Ravenne eut peine à détendre le tombeau du proscrit contre la haine des Florentins et l’excommunication du pape. Elle le sauva cependant, et plus d’un siècle après le podestat Bembo, lieutenant de la république de Venise, transporta les restes de Dante dans le mausolée où ils reposent. Deux cardinaux, au XVIIe et au XVIIIe siècle, faisant réparation pour Rome à la mémoire du poète, restaurèrent le monument, qui honore plus leurs bons sentimens que leur bon goût. Les imprécations de lord Byron contre Florence ingrate font l’honneur de Ravenne; mais Dante lui-même avait d’avance payé d’un plus grand prix l’hospitalité des Polenta. Sous leur gouvernement, les Malatesta, maîtres de Rimini, avaient souvent porté sur le territoire de Ravenne la guerre et le pillage. Pour apaiser la querelle, un mariage unit la fille de Guido à Gianciotto Malatesta, et cette fille était Françoise de Rimini. Dante savait-il qu’en la plaçant dans un lieu terrible<ref>

Intesi ch’a cosi fatto tormento
Sono dannati i peccator cearnal.</<ref>, il lui donnait une immortalité

que plus d’un cœur de femme peut-être achèterait au même prix?


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Tiré des mêmes notes de voyage, cet article n’est pas la suite immédiate de celui qui a paru dans la livraison du 15 juillet dernier. Nous conduisons directement le lecteur à Bologne sans nous arrêter à Pavie, Plaisance, Parme et Modène. Dans le dernier article, nous devons aussi rectifier une erreur : trompé par le souvenir d’un beau projet conçu par M. Etex, nous lui avions attribué la fontaine de Nîmes, qui est l’ouvrage de M. Questel ; les statues sont de Pradier.
  2. Dès 1819, lord Byron l’avait regardée comme la ville d’Italie la plus mûre pour une révolution. Notes du chant IV de Childe Harold.
  3. De la famille des Buoncompagni, de Bologne.
  4. C’est peut-être à cause de cet ouvrage que Jean ou Zan, qui, né à Donay, étudia en Flandre et à Rome, et travailla beaucoup à Florence, porte le nom inexpliqué de Jean de Bologne.
  5. De San Geminiano, cathédrale de Modène.
  6. ... Quell’arte Ch’alluminare è chiamata in Parisi. (Purgat., XI, 81.)
  7. Dante, Ibid.
  8. Saint Luc était médecin. On n’a aucune preuve qu’il ait jamais été peintre. Glaire, Introduction aux livres du Nouveau Testament.
  9. Dante, Purgat., XXVIII, 20.
  10. Tous ces noms sont connus, mais il est lion de les rappeler : cathedra (siège), cathédrale, ville épiscopale; episcopus (surveillant), bischof, bishop ou vescovo, évêque; presbyteri (anciens), prêtres; presbytère, place des prêtres; ecclesia (convocation choisie), église; diaconus (servant), diacre.
  11. Demi-lunes.
  12. Alfieri.
  13. Boccace. y a placé la scène d’une de ses nouvelles, d’où Dryden a tiré Theodore and Honoria.
  14. Byron.
  15. Parvi mater amoris.