L’Océanie moderne/04

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L’Océanie moderne
Revue des Deux Mondes3e période, tome 83 (p. 177-200).
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L'OCEANIE MODERNE

IV.[1]
ARCHIPEL D’ASIE, JAVA, SUMATRA, L’ILE D’OR, BORNÉO, LES CÉLÈBES.

Rien ne s’anéantit, tout se modifie. La nature et la matière revêtent chaque jour, à chaque heure, des formes nouvelles, résultat d’incessantes combinaisons. Rien de plus mobile, de plus changeant que notre planète, en apparence immuable, décrivant dans l’espace son cycle régulier, fouettée par les vents, ravinée par les eaux, chauffée par le soleil, refroidie par les neiges. Entre les forces qui la désagrègent et celles qui la recomposent, la lutte est incessante. Semblable au corps humain, elle se débat contre l’inévitable dissolution, comptant par siècles là où l’homme compte par heures, mais soumise comme lui à des lois éternelles.

Quand et comment s’est effondré ce continent tertiaire ou quaternaire dont les cimes surplombent l’immense Pacifique, et sur les hauts plateaux sous-marins duquel les polypiers édifient ces puissantes assises d’un continent nouveau, ces îles nouvelles que nous venons de parcourir ? A quelle époque, probablement plus récente, s’est engloutie la mystérieuse Atlantide que les prêtres égyptiens de Saïs décrivirent à Solon et dont l’écho affaibli des siècles passés nous a transmis le nom et conservé le souvenir ? Nul ne le sait. Le navigateur qui parcourt les solitudes marines sous lesquelles dorment à jamais ces terres disparues voit se dérouler devant lui l’interminable horizon des vagues en mouvement. Il passe, sans soupçonner leur existence, sur des montagnes énormes, sur des abîmes profonds, sur des plaines et des vallées, sur tout un monde détruit dont nous ignorerons toujours la naissance, l’histoire et la ruine, et que nos continens actuels iront peut-être rejoindre le jour où, suivant l’hypothèse de certains géologues, l’équilibre des pôles rompu par l’entassement des glaces amènera un cataclysme nouveau.

Dans l’Océan-Pacifique du sud, nous avons vu, d’une part, les débris d’un continent submergé ; de l’autre, le résultat de l’action lente et constante des polypiers à l’œuvre, faisant surgir de l’océan des îles nouvelles, puis des archipels, les reliant les uns aux autres, reconstruisant ce qui a cessé d’être, solidifiant la mer à laquelle ils empruntent, pour les sécréter et les fixer au roc, les molécules impalpables de matière solide qu’elle contient en dissolution. En nous élevant vers le nord, nous allons voir une autre force à l’œuvre, non plus lente et constante, mais violente et intermittente : les volcans, qui ont créé, avec les grands archipels d’Asie, ceux des Sandwich, et dont l’action soudaine soulève au-dessus des flots des îles de lave, fait osciller l’océan, et pousse d’un continent sur l’autre, à travers un espace de 2,000 lieues, des vagues de translation énormes et profondes.

Sans eux, les agens naturels qui s’acharnent à la destruction de notre globe : la pluie, les fleuves, la gelée, le vent, les vagues, finiraient par avoir raison du sol qu’ils minent avec persistance, entraînant dans les mers les molécules de matière qu’ils dérobent à la terre, désagrégeant les montagnes, comblant les vallées, érodant les plaines. L’étendue des mers étant bien supérieure à celle des terres, le sol se nivellerait sans cesse, jusqu’au jour où le linceul des vagues recouvrirait l’espace qu’elles occupent. Les volcans, ces forces élévatrices, contre-balancent cette action en ramenant sans relâche, des entrailles de notre globe, des approvisionnemens nouveaux de matière solide ; seuls, ils peuvent soulever les dépôts accumulés au fond, des mers, surexhausser les terres, refouler l’océan. La plus grande partie du littoral de l’Amérique du Sud s’est élevée de plusieurs centaines de mètres, à la suite de violentes secousses de tremblemens de terre. Celui de 1822, d’après les calculs de sir C. Lyell, a accru le continent sud-américain d’une masse rocheuse dont le poids dépasse cent mille des grandes pyramides d’Egypte. En 1835, les perturbations souterraines ont également exhaussé le littoral du Chili, depuis Copiapo jusqu’à l’Ile de Chiloé, de 1m, 20 à 1m, 50.

Assez rares dans nos régions, où ils semblent toutefois, depuis quelques années, redoubler d’intensité, ces phénomènes sont très fréquens dans d’autres parties du monde. Il résulte des relevés de M. Fuchs qu’on en constate, en moyenne, de 100 à 150 par année, sans tenir compte des secousses légères, que l’on remarque à peine dans certains pays, non plus que de celles qui se produisent dans les solitudes de l’océan. Il s’en faut donc de beaucoup que l’action de perturbations semblables sur la surface de notre globe soit insignifiante dans l’ensemble, même dans le cours d’une année.

Faut-il admettre, avec certains géologues, que la cause de ces perturbations soit due au mouvement de retrait ou de contraction de notre globe, par suite du refroidissement de la planète, retrait qui provoque l’expulsion au dehors des blocs de matières rejetés par les volcans ou ramenés à la surface, sous forme impalpable, par les sources minérales ? Convient-il de les attribuer, au contraire, à des affaissemens locaux de l’écorce terrestre auxquels correspondent des exhaussemens sur d’autres points ? La première hypothèse est la plus généralement admise, et, de l’ensemble des observations faites, il résulte que la force qui tend à surexhausser le sol et l’a soulevé en certaines localités à des milliers de mètres de hauteur, l’emporte en énergie sur les forces contraires.

La profondeur à laquelle se produisent ces actions dynamiques varie suivant les sites. La plus considérable qu’ait cru pouvoir constater M. R. Mallet ne dépasse pas 48 kilomètres, chiffre vérifié depuis par M. Oldham, lors du tremblement de terre de Cachar, aux Indes. Dans la plupart des cas, cette profondeur est loin d’être atteinte, et c’est à quelques kilomètres seulement, souvent moins, de la surface de l’écorce terrestre, que se produisent ces phénomènes d’explosion, ainsi que nous l’avons pu constater nous-même en Océanie. Quant à la vitesse de propagation de la secousse imprimée, elle subit, elle aussi, des variations considérables, suivant le relief du sol. De Humboldt l’estimait à 830 mètres par seconde. En 1843, lors du tremblement de terre de la Guadeloupe, M. Ch. Deville constata une vitesse moyenne de 2,426 mètres par seconde dans la transmission de l’oscillation à Cayenne. Certaines de ces secousses se propagent à de grandes distances. Celle qui détruisit Lisbonne, le 1er novembre 1755, s’étendit en Italie, en Thuringe, aux îles britanniques, en Finlande, jusqu’aux Antilles et au Canada. Au Chili, en 1822, l’oscillation se produisit instantanément sur 450 lieues de côtes. Lors de l’explosion du volcan du Cotopaxi, dans les Andes, en 1877, on entendait le bruit des détonations à Quito et à Guayaquil, situées à 350 kilomètres de distance[2].

La force de projection des volcans est parfois énorme. Le Cotopaxi a lancé des blocs de rochers jusqu’à 13 kilomètres. La cendre, plus légère, parcourt des distances considérables. Nous avons vu, en 1868, le volcan de Kilauéa obscurcir l’atmosphère jusqu’à 100 lieues au large.


Vidi ego quod fuerat quondam solidissima tellus
Esse fretum ; vidi factas ex æquore terras.


En 512, la cendre du Vésuve tombait à Constantinople et à Tripoli. Lors de l’éruption de l’Hékla, en 1875, la cendre fut emportée par le vent jusqu’à Stockholm, à 1,900 kilomètres.


I

Nulle part les phénomènes volcaniques ne se manifestent avec autant de fréquence et d’intensité qu’en Océanie. Tout le pourtour du Pacifique n’est qu’un immense anneau de feu. Là se trouvent groupés, d’après le calcul de Humboldt, les sept huitièmes des volcans en activité sur notre globe. De la Nouvelle-Zélande aux îles Viti, aux Nouvelles-Hébrides, aux îles Salomon, les cratères succèdent aux cratères. Dans les îles de la Sonde, on en compte quarante-neuf en activité constante. Au nord de Luçon, ils se relient à ceux des îles Kouriles par la ligne ininterrompue des cônes fumans de Lieou-Kieou et du Fusi-Yama. Aux îles Kouriles, nous en relevons dix en fusion, au Kamschatka douze. Aux îles Aléoutiennes, quarante-huit cônes sont en éruption, cinq dans l’Alaska, sans compter ceux de la Colombie anglaise, qui se relient au mont Élie, de 4,500 mètres de hauteur, au Fairweather, qui en mesure 4,000. Sur la côte mexicaine, nous avons pu admirer le volcan de Colima, déployant à 5,000 mètres d’altitude son éternel et mouvant panache de fumée rose. Dans l’Amérique centrale, nous relevons vingt-cinq volcans en activité, seize dans l’Equateur, vingt-huit dans le Pérou, la Bolivie et le Chili, puis au sud, dans les régions inconnues et mystérieuses du pôle antarctique, l’Érèbe et la Terreur, qui, à plus de 2,000 lieues de distance, se relient à ceux de la Nouvelle-Zélande.

Au centre de cet anneau gigantesque, les Mariannes, les Galapagos, les Sandwich dressent leurs montagnes géantes, volcans en éruption constante qui ont soulevé ces archipels au-dessus de la mer et sans relâche entassent leurs amas de roches plutoniennes, faisant craquer leurs ceintures trop étroites de récifs, comblant l’océan de leurs scories brûlantes, charriées par des fleuves de lave qui déroulent, sur plus de 20 lieues de longueur et une lieue de largeur, leurs flots rouges frangés d’écume noire.

Tous ces volcans jalonnent des lignes de brusque dépression, c’est-à-dire que tous sont situés sur le flanc le plus roide des rides de l’écorce terrestre, et correspondent à une côte abrupte qui s’enfonce rapidement sous les flots. C’est dans leur voisinage, en effet, que se trouvent les grandes profondeurs sous-marines de 7,000 et de 8,000 mètres. On en a conclu, et un examen plus attentif a confirmé cette hypothèse, que ces ouvertures souterraines correspondaient aux boursouflures du sol, offrant à la pression interne une moins grande force de résistance, et que ces saillies pouvaient et devaient être des lignes de fente. On a constaté, en effet, que ces volcans formaient des séries linéaires parfaitement alignées. « Rien n’est plus net que la direction rectiligne des volcans du Chili et du Mexique s’étendant, la première, sur 1,500, la seconde, sur 1,000 kilomètres. Si à Java on trace une ligne droite suivant l’axe principal de l’Ile, on peut constater qu’elle passe exactement par les volcans de Salak, Gédé, Slamat, Sumbing, Merbabu, Lawu, Tengher et Idjend[3]. » Ainsi s’expliquent également et la singulière connexité de leurs phénomènes se manifestant sur des points très éloignés, et les lignes de croisement de plusieurs directions distinctes.

Humboldt estimait à 223 le nombre des volcans en activité sur notre globe, dont 190 dans l’Océan-Pacifique. C’est là aussi que l’on a, pu constater les tremblemens de terre les plus violons et les éruptions les plus terribles. On se souvient de l’effroyable désastre de Krakatoa. Déjà, en 1703, une secousse de tremblement de terre avait détruit Yeddo et causé la mort de 200,000 habitans. Celle qui ébranla le Chili en 1861 donna lieu à des oscillations d’une amplitude telle que les étoiles paraissaient s’agiter dans le ciel. C’est à Yalparaiso que je sentis pour la première fois le sol onduler sous mes pieds, et que j’éprouvai cette sensation si bien décrite par Humboldt : « Nous perdons tout à coup notre inébranlable confiance dans la stabilité du sol. De tout temps, nous étions habitués au contraste entre la mobilité de l’eau et l’immobilité de la terre. Le sol tremble, et ce moment suffit pour anéantir l’expérience de toute la vie. Une puissance inconnue se révèle soudainement ; la solidité de notre globe n’était qu’une illusion, et nous nous sentons violemment rejetés au milieu d’un chaos de forces destructives. Pas un bruit, pas un souffle qui n’éveille alors notre attention ; nous nous défions surtout du sol qui nous porte et qui vient de se dérober sous nous. Les animaux, principalement les porcs et les chiens, éprouvent cette angoisse ; les crocodiles de l’Orénoque, d’ordinaire aussi muets que nos lézards, désertent le lit des fleuves et s’enfuient en rugissant vers les forêts. »


II

Au nord-ouest de l’Australie s’étend le grand archipel d’Asie : les Moluques, les Célèbes, Java, Sumatra, Bornéo, les Philippines, terres fertiles et riches entre toutes, où la nature déploie les merveilles d’une faune et d’une flore incomparables. Sur cette mer azurée, dans ces îles aux noms doux et sonores, il semble que la vie atteigne l’apogée de sa puissance et de son intensité ; îles aux parfums enivrans que la brise emporte au large, aux sommets couronnés de verdure, aux plages dentelées, coupées d’anses et de criques, bordées de rideaux de cocotiers élancés, séparées par des détroits qui ressemblent à des fleuves gigantesques, comme celui de Banca, entre Java et Sumatra, dénommé Banca street (rue de Banca), tant la mer y est calme et unie.

Deux vastes courans enserrent ce grand archipel d’Asie. Jetez les yeux sur une mappemonde, et vous verrez que le pôle nord, encerclé de terres, ne peut déverser ses eaux froides dans les mers équatoriales que par des issues resserrées : les détroits de Davis, d’Hudson, de Behring, qui, avec une profondeur moyenne de 100 mètres et une largeur peu considérable, ne présente pas une issue suffisante pour la circulation méridienne rejetée en-deçà du bassin polaire vers le 67e degré de latitude nord. Le Groenland, l’Amérique septentrionale, le Kamschatka, la Sibérie, la Russie, opposent d’infranchissables barrières au mouvement de ces eaux entraînées vers les régions chaudes par l’évaporation constante qui abaisse le niveau de la mer sous la ligné, alors que par la fonte des glaces ce niveau s’élève aux extrémités. Au pôle sud, il n’en est pas de même qu’au pôle nord ; là rien ne fait obstacle à cette force d’attraction qui appelle sous l’équateur les eaux froides. L’Amérique et l’Afrique y viennent finir en pointes effilées, laissant entièrement libres de vastes espaces.

C’est là, dans ces mers ouvertes, que se forme le grand courant connu sous le nom de courantdeHunaboldl.il remonte vers le nord, pénètre dans le Pacifique en longeant les côtes du Chili et du Pérou, vient, à la hauteur de l’Amérique centrale, confondre ses eaux avec les flots tièdes du courant équatorial, contourne, par la mer de Timor, l’Australie septentrionale, se dirige sur Madagascar et Ceylan, franchit le canal de Mozambique, double le cap de Bonne-Espérance, remonte la côte de Guinée et débouche dans le golfe du Mexique, d’où, changeant de nom, il vient, sous celui de Gulf-stream, baigner les côtes occidentales de l’Europe, dont il élève la température. Au nord, le courant du Japon, ou Kuro Sivo, décrit une courbe vers les îles Kouriles, côtoie la mer de Behring et vient rejoindre à la hauteur de l’île Vancouver les côtes de l’Amérique, qu’il longe pendant près de 800 lieues jusqu’à la Mer Vermeille.

Dans l’organisme de notre globe, ces grands courans qui l’encerclent et le sillonnent charrient des pôles à l’équateur les eaux glacées des mers arctiques et des mers antarctiques, les réchauffent et, dans leur mouvement circulaire, les entraînent du centre à la circonférence, de même que, dans l’organisme humain, les artères font affluer au cœur le sang qui reflue aux extrémités. Sous l’appel constant de l’évaporation solaire, ces eaux froides vont tempérer l’ardeur des climats tropicaux et porter ensuite aux régions moins favorisées la chaleur empruntée aux zones torrides, abaissant et relevant ainsi tour à tour le niveau de la température.

Agens puissans de locomotion, ils ne se bornent pas à répartir plus également la chaleur et le froid sur les divers points du globe, ils transportent encore d’un lieu à un autre les graines et les semences que l’ouragan détache, que leurs eaux entraînent dans leur parcours et rejettent sur les Attols en formation aussi bien que sur les plages des îles et des continens. La plupart des archipels de l’Océanie ont ainsi reçu des grands archipels d’Asie la faune et la flore qui les parent et dont les semences, emportées par les cours d’eau, flottent sur la mer jusqu’au moment où le courant les saisit et les charrie au large pour les rejeter sur les terres qu’il rencontre.

Dans une intéressante conférence faite à Lisieux, M. Henri Jonan a mis en relief cette action des courans : « Quand on parcourt, dit-il, le Grand-Océan, depuis l’archipel d’Asie jusqu’aux îles les plus rapprochées du continent américain, on est frappé de l’aspect uniforme de la végétation sur les terres répandues dans cet immense espace. Tous les voyageurs ont fait cette remarque ; Il y a, à la vérité, des exceptions à cette règle ; ainsi beaucoup de plantes de certaines îles manquent dans les autres. On doit s’attendre a priori à ce que les îles basses coralligènes qui tiennent une si grande place dans l’Océanie, — plus de 4 millions d’hectares, alors que la totalité des îles hautes n’en occupe que 3 millions, — et dont le sol, à peine élevé au-dessus de l’eau, n’est composé que de débris madréporiques, n’étalent pas le même luxe de végétation que des terres au relief plus considérable, au sol plus riche. Les naturalistes voyageurs ont constaté encore un autre grand fait ; c’est que la flore de l’Océanie tropicale se compose en général d’espèces identiques ou analogues à des espèces du grand archipel d’Asie. D’après quelques-uns, cet archipel et les terres des Papous, — Nouvelle-Guinée et îles limitrophes, — seraient le centre d’une végétation qui se serait répandue dans le reste de l’Océanie, de l’occident vers l’orient. Le règne végétal, si pompeux sur ces terres, perd successivement de sa richesse à mesure que l’on s’avance vers l’est ; ce fait est également démontré par les relations de tous les voyageurs[4]. »

Le rôle de ces courans comme agens de colonisation n’est pas moins.important. Il n’est pas douteux qu’ils aient contribué au peuplement des îles situées sur leur parcours, et qu’ils aient à plusieurs reprises entraîné des rivages asiatiques des barques de pêcheurs surprises au large par des bourrasques subites. J’ai pu constater le fait par moi-même à l’Ile d’Oahu, en 1860. Une jonque japonaise, emportée par le courant et les vents, vint échouer à l’extrémité ouest de l’Ile. Elle contenait quatre hommes et trois femmes mourant de faim et de soif. Recueillis par les indigènes et transportés à Honolulu, cinq survécurent, dont deux furent rapatriés sur leur demande ; les trois autres se fixèrent dans leur nouvelle patrie. Non-seulement les annales havaîennes relatent beaucoup de faits analogues, mais les recherches auxquelles je me livrai alors, celles que je fis faire plus tard et que facilita ma situation de ministre des affaires étrangères du royaume havaïen, me confirmèrent dans l’idée que la Polynésie a été peuplée en grande partie par les indigènes des grands archipels de la Malaisie.

Je crois que, partie de Sumatra, cette émigration est venue d’abord s’établir à Bornéo ; de là, traversant le détroit de Macassar, large de 200 milles, elle arrive aux Célèbes ; elle atteint ensuite la Nouvelle-Guinée, située à 8 degrés de distance, mais les îles de Bassey et de Céram lui servent de points de relâche pour cette traversée. De la Nouvelle-Guinée, elle gagne les Nouvelles-Hébrides, après un parcours de 1,200 milles tout semé d’îles ; à 500 milles plus loin, elle déborde sur les îles Fijis ; à 300 autres milles, elle occupe les îles des Navigateurs ; des Navigateurs au groupe de Hervey, 700 milles ; de là aux îles de la Société, 400 milles. La plus longue des traversées, sans point de relâche, entre Sumatra et Tahiti, est celle du groupe Hervey aux îles de la Société, mais la tradition des Baratongas désigne clairement Hervey comme le berceau de leurs ancêtres.

Entre les indigènes de Tahiti et ceux des Sandwich, séparés par 1,000 lieues de mer, l’analogie de langue et de race est complète ; l’origine commune des deux peuples ne saurait faire l’objet d’un doute. L’incident que nous avons relaté plus haut et dont nous avons été témoin nous confirma dans la pensée que l’archipel des Sandwich avait été colonisé par des émigrans involontaires du même grand archipel asiatique, qui, plus au sud, peuplaient la Micronésie et la Polynésie méridionales.

Au nord de l’Australie, le courant équatorial, resserré par le détroit de la mer de Timor, débouche dans la mer des Indes, contournant Java, Sumatra, Bornéo, les Philippines, pour remonter le golfe de Bengale jusqu’aux bouches du Gange. Toute cette mer de Java est parsemée d’ilots massifs de verdure dans une ceinture de cocotiers. On est aux portes de l’Inde, la mystérieuse Catay des anciens, la source intarissable de vie, de chaleur, de population, de richesses. La végétation intense des tropiques envahit les anses aux contours sinueux, aux grottes profondes, aux golfes gracieux. Tout au long des côtes se déroule un interminable rideau de forêts à l’épaisse ramure, dont les parfums puissans révèlent ce royaume des épices, sur lequel M. le comte de Pina nous a donné des renseignemens aussi nouveaux qu’intéressans[5].

Sumatra, la plus vaste de ces îles de la Malaisie après Bornéo, mais non la plus productive et la plus peuplée, ne mesure pas moins de 1,000 lieues de longueur sur une largeur moyenne de 150, et compte 8 millions d’habitans. Les habitans des Philippines y placent le berceau de la race humaine. Sumatra n’est-elle, comme le prétend Marsden, qu’un fragment détaché du continent asiatique par les tremblemens de terre ? Doit-elle, au contraire, son existence à des éruptions volcaniques dont le souvenir s’est perdu dans la nuit des temps ? Ce semblerait être l’opinion de Marco Polo et de Ibn Batouta, qui, aux XIIIe et XIVe siècles, la visitèrent, et la désignent sous le nom de Boulo Ber Api (île des Volcans). Quoi qu’il en soit, rarement colonie aussi prospère a vécu plus heureuse sous des lois plus sages que celles que la Hollande sut donner à la riche proie ravie par elle au Portugal.


III

C’était en 1580. Philippe II venait de poser sur sa tête la couronne de Portugal. L’Espagne, qui n’est jamais plus voisine des revers éclatans que lorsqu’elle semble à l’apogée de sa grandeur, ni plus près de se relever que quand on l’estime perdue, l’Espagne voyait alors affluer dans ses ports les galions d’Amérique et des Indes. Victorieux à Saint-Quentin, Philippe II croyait toucher à la réalisation de son rêve de monarchie universelle. Il tenait les Pays-Bas écrasés sous sa main de fer, il méditait l’assassinat du prince d’Orange, il préparait la folle expédition de l’Armada. Roi de Portugal malgré les Portugais, il ferma les porte de la Péninsule aux Hollandais, dont il voulait châtier la résistance et consommer la ruine. Mais ce peuple flegmatique et obstiné, qui se refusait à subir, avec son joug, celui de l’inquisition, atteint tout à coup dans son commerce, dont il vivait, menacé à la fois dans sa conscience et dans son existence, n’hésita pas à engager avec le maître qui croyait le réduire à merci une lutte inégale en apparence, mais dans laquelle son âpre ténacité devait triompher.

Il n’avait qu’un but ; absorbé par mille affaires, Philippe II ne pouvait concentrer contre lui tous ses efforts. Ses vastes projets dépassaient ses forces ; il avait à faire tête à la France, l’Angleterre, les Pays-Bas, l’Amérique et les Indes, que révoltaient son fanatisme religieux, sa politique sanguinaire et tyrannique. Les yeux fixés sur ces riches colonies portugaises, dont ils achetaient les produits pour les revendre au monde entier, les Hollandais n’eurent plus qu’une idée : se frayer, eux aussi, une route vers les Indes, et, puisque leurs navires ne pouvaient plus s’approvisionner d’épices dans les ports d’Europe, aller demander ces épices aux lieux d’origine et de production. Trafiquans de seconde main, ils voulaient devenir importateurs, au cabotage substituer la navigation au long cours, et détourner à leur profit un trafic que Philippe II prétendait leur interdire. Mais les navires leur manquaient et aussi les connaissances nautiques ; ils construisirent des navires et étudièrent les cartes. La nécessité fit d’eux d’admirables marins ; ils avaient déjà toutes les qualités du négociant : la probité, l’intelligence et la volonté.

Au début, ils eurent l’idée de chercher par les mers australes un passage plus court vers les Indes. Le rêve qui devait hanter plus tard sir John Franklin, Kane et Perry, les hantait déjà. Ils cherchaient le fameux passage du nord-ouest suggéré par Mercator ; à deux reprises, ils tentèrent de s’ouvrir la voie, se heurtèrent aux glaces, revinrent désappointés, mais non découragés.

Restait la voie du Cap, plus longue, pensaient-ils, et, pour eux, aussi peu connue. Ils se procurèrent des cartes portugaises, firent traduire des livres de bord, et, munis de ces renseignemens, équipèrent quatre navires qui leur coûtèrent la somme, énorme alors, de 700,000 livres, ils en confièrent le commandement à Cornélis de Houtman. Pois, quand ces navires eurent disparu à l’horizon, sans se lasser ils se remirent à l’œuvre, armèrent d’autres bâtimens prêts à suivre Houtman s’il réussissait, à chercher une autre voie s’il échouait.

Houtman revint après trois ans. Un de ses navires s’était perdu en route ; les trois autres, fort éprouvés, rapportaient leurs pleins chargemens d’épices. Il rendit compte de son voyage : non sans peine il avait trouvé la route. Huit bâtimens appareillèrent immédiatement pour les Indes. « On équippe ici pour y envoyer, écrivait alors le baron de Buzenval, ambassadeur d’Henri IV près des États, d’autres navires qui se gouverneront mieux. Si ces gens le font, les Portugais sont en danger de ne pas jouir longtemps des richesses de l’Orient. Car tous ces païs, qui sont pleins de navires et de matelots, y courront comme au feu. C’est beaucoup qu’un navire ait fait le chemin aux autres et fait paroistre qu’il ne tient qu’à entreprendre qu’on soit aussi riche que les Espagnols. » Deux ans plus tard, le 20 février 1600, il écrivait à M. de Villeroi : « Il y a peu de temps, huit grands vaisseaux d’Amsterdam sont partis pour aller charger du poivre aux Indes orientales. Il n’y a pas de mois qu’il ne parte quelque compagnie pour fureter quelque côte desdites Indes et y dresser quelque trafic. Et ce qui me fait croire que les particuliers y profitent, c’est qu’ils ne sont pas sitost de retour qu’ils n’équippent derechef pour y revoler. »

Ils en profitaient, en effet, et les mesures, aussi malencontreuses qu’arbitraires, de Philippe II préparaient la grandeur de la Hollande. Une indescriptible animation régnait dans les ports de ce petit état ; toute une flotte se construisait dans ses chantiers, s’armait dans ses arsenaux. Arraché à son flegme, le Hollandais n’en gardait que ce qu’il fallait pour parer aux échecs et diminuer ses risques, en intéressant à ses opérations les négocians d’Anvers, auxquels, en loyal associé, il faisait la part belle dans le succès. Grâce à ce concours, en 1598, vingt-deux navires mettaient à la voile, Anvers ayant fourni 1 million de livres en or. Telles étaient les notions d’économie politique du temps que « les archiducs, écrit M. de Buzenval, ayant été informez que la plupart de cet argent sortait des comptoirs d’Anvers, ont voulu voir et faire examiner les livres des marchands de ladite ville, afin de découvrir ceux qui continuent leur négoce avec ceux de deçà, ce qui a fait frémir beaucoup de gens de par-delà, estant cette procédeure très répugnante aux libértez de ladite ville, et comme la mort de si peu de trafic qui y reste. »

En 1600, une partie de la flotte rentrait au port ; elle rapportait entre autres choses, dit Buzenval, une riche cargaison d’épices, 600,000 livres de poivre payé 7 deniers la livre, 250,000 livres de clous de girofle, 20,000 livres de noix muscade et 200 livres de macis. L’ambassadeur de France ne se trompait pas en terminant par les appréciations suivantes le récit des ovations que l’enthousiasme de la population avait décernées à l’amiral Van Neck : « Vous verrez en bref que les richesses d’Orient prendront le cours de Hollande, laissant celui de Portugal qui les a possédées et gardées à clef d’icelles, il y a plus de six-vingt ans. Car ces gens-cy espèrent de faire dorénavant ledit voyage, aller et retour, en moins de trois ans. Voilà comment ces flegmatiques et patiens Hollandais, quand on leur bouche un trou, comme on leur a fait celui des Espagnes, en trouvent toujours quelque autre pour s’y fourrer et échapper. Monsieur, vous ne sauriez croire combien ce fait apporte de fermeté et de bonne espérance au dedans de cet état, lequel, consistant principalement au fait de la marine, se perdrait s’il n’eût trouvé moyen d’employer les forces qu’il a de ce costé-là. Maintenant, le trafic d’Espagne ne sera plus regretté, ains, au contraire, on sera bien aise que chacun tire du costé desdites Indes et y trouve ses moyens. Car cela apportera même à l’état un grand revenu par les impôts qu’ils mettront sur lesdites épiceries. »

Calculatrice et méthodique, la Hollande n’en était plus à se contenter de réussites individuelles contre-balancées par des échecs partiels. La haine aveugle de Philippe l’avait poussée dans une voie où elle ne devait plus s’arrêter. D’une nation de petits négocians caboteurs, il avait fait, sans le savoir et le vouloir, une nation d’armateurs et de grands commerçans. Ils connaissaient la valeur de l’association ; plus n’était besoin du concours incertain d’Anvers largement rétribué ; en unissant leurs efforts, ils décupleraient leurs forces. De cette idée, banale aujourd’hui, nouvelle et hardie pour l’époque, naquit la Compagnie unie des Indes orientales, à laquelle les états-généraux concédèrent, en 1602, le monopole du trafic à l’est du cap de Bonne-Espérance et à l’ouest du détroit de Magellan. Gérée par dix-sept directeurs centralisant entre leurs mains tous les pouvoirs politiques, civils, militaires et judiciaires concédés à la compagnie, elle fut constituée au capital de 6,440,000 florins, divisé en actions de 2,000 florins.

Les Hollandais ont la rancune tenace ; ils l’ont prouvé à Louis XIV. Il ne leur suffisait pas d’avoir détourné à leur profit une partie du commerce des épices ; ils entendaient chasser du grand archipel d’Asie ceux qui avaient prétendu leur interdire la vente de ses produits ; ils voulaient déposséder les Portugais et les Espagnols. Politiques habiles autant que navigateurs audacieux, ils prirent pied à Java et aux Moluques, et hardiment attaquèrent les Portugais à Amboine, leur enlevèrent ce point important, puis, redoublant leurs coups, leur arrachèrent successivement Ternate, Batjan, les îles Benda, Ceylan, Malacca, Kapaha, Sumatra, Macassar, les Célèbes, le cap de Bonne-Espérance.

Maîtres de Batavia, ils en firent un immense entrepôt. Leurs navires y amenaient, débarquaient et chargeaient le riz, le sucre, le café de Java, l’or de Palembang, les épices de Sumatra et de Bornéo, les nids d’hirondelles des Célèbes, la muscade et le girofle des Moluques, les perles et la cannelle de Ceylan. Leurs avant-postes commerciaux étaient au Japon, à Siam, à Mocca ; ils encerclaient l’Inde, accaparant ses produits, portent haut leur pavillon, respectés et redoutés des princes indigènes.

Leur succès prouvait leur force, mais la force ne leur suffisait pas, ils entendaient y joindre la consécration du droit. Ils pressentaient la valeur de l’opinion publique, puissance morale, naissante et vague encore, mais qui s’imposait déjà comme un facteur nouveau aux préoccupations des diplomates et à la conscience des nations, puissance encouragée, sollicitée, tenue en éveil par la découverte de l’imprimerie, les premières gazettes, le besoin de savoir et de comprendre, de résumer dans une formule nette et précise le sens et la portée des événemens.

Cette formule, leur compatriote Grotius la leur donna sous le titre retentissant du Mare liberum, la mer libre ; simple et claire, sympathique et sonore, elle répondait aux aspirations de tous ; elle incarnait un principe de liberté, d’expansion qui du premier coup séduisait. La mer à tous et pour tous, les trois quarts du globe ouverts à l’énergie humaine, aux audacieux, aux vaillans ; le grand espace sans frontières où Dieu n’a mis nulle barrière artificielle, la grande route universelle ouverte enfin.

Grotius n’avait que vingt-cinq ans quand, préludant à sa célébrité future, et chargé par la compagnie de justifier son refus d’accepter les conditions proposées par l’Espagne, il composa ce livre du Mare liberum où il posait en principe l’affranchissement du commerce. Avec une hauteur de vues et une hardiesse de pensée remarquables, il prouvait que les concessions pontificales, les découvertes et les conquêtes ne pouvaient ni supprimer les droits des nations à la liberté des mers, ni justifier un monopole inique pour ceux qui l’exerçaient, désastreux pour ceux qui le subissaient.

L’éclat de ce plaidoyer éloquent autant qu’habile rehaussait singulièrement le prestige et le rôle de la Hollande. Elle apparaissait comme le porte-voix autorisé de l’Europe contre les prétentions excessives de la couronne d’Espagne, contre ce partage arbitraire du Nouveau-Monde par l’autorité pontificale. Elle réclamait au nom de tous contre un privilège injustifiable qui rendait l’univers tributaire de l’Espagne et du Portugal. Ce livre fit, pour les Provinces-Unies, plus et mieux que n’eût pu faire une flotte, et, dans le grand silence des intérêts économiques, il retentit comme une voix proclamant un principe nouveau, une vérité perdue et retrouvée : la liberté des transactions commerciales.

À ces théories séduisantes répondaient des résultats singulièrement éloquens. Dès le début, la compagnie distribuait à ses actionnaires 22 pour 100 de leur capital. Elle ne devait pas s’en tenir là, et leur répartit jusqu’à 60 pour 100. En 1718, on se disputait les parts à 1,200 pour 100, soit 36,000 florins pour une part de 3,000. Tel était le faste déployé par ses agens, même subalternes, que la compagnie dut édicter des lois somptuaires réglementant le nombre de chevaux, de voitures, de serviteurs qu’ils pouvaient avoir, ainsi que les dépenses en vêtemens, bijoux et réceptions qu’ils pouvaient faire. Avec la prospérité surgissaient des périls inattendus : à l’intérieur, la corruption, le désordre, les concussions ; au dehors, la jalousie des rivaux, l’hostilité de l’Angleterre, l’irritation des indigènes pressurés.

Mais le plus redoutable de ces périls éclata soudainement du côté où on l’attendait le moins, du choc imprévu de la race européenne avec la race chinoise. Tolérés, acceptés à Java, où leur souplesse les avait fait bien venir, actifs et laborieux, humbles et patiens comme ils le sont partout où ils se trouvent en contact avec la race blanche, les Chinois, que le succès et l’or attirent toujours, affluaient à Batavia, s’enrichissant des miettes qui tombaient de cette table de festin, accaparant tous les petits métiers, y excellant, dédaigneusement mais largement payés par des maîtres rapidement enrichis, insoucians des détails de l’existence. Nombreux, ils se crurent les plus forts ; las de ramasser, ils voulurent prendre, et leurs convoitises allumées l’emportèrent sur leur traditionnelle prudence. En 1724, une insurrection formidable éclata à Batavia et mit en sérieux péril la domination hollandaise. Heureusement le gouverneur-général Walkenier fut à la hauteur des circonstances. Après une lutte acharnée de plusieurs jours, la discipline européenne l’emporta, et 10,000 Chinois massacrés payèrent de leur vie leur imprudente tentative.

Cette puissante compagnie des Indes orientales à laquelle la Hollande fut en partie redevable de pouvoir résister avec succès à l’Espagne, de jouer un rôle important dans l’histoire et d’aider l’Europe à s’affranchir d’un joug odieux, vécut jusqu’en 1798, époque où ses possessions firent retour à la Hollande. Ce n’était déjà plus le grand empire commercial de 1720. Les Anglais occupaient Ceylan, Sumatra, Bornéo, le Bengale, les Moluques et le Cap ; mais ce qui restait aux Hollandais et ce qui allait leur revenir constituait encore l’une des colonies les plus riches et les plus prospères qu’un peuple puisse ambitionner.


IV

Pour le voyageur qui, de la mer des Indes, pénètre dans l’Océanie, Java, Sumatra, Bornéo, les Célèbes et Les Philippines sont la porte ensoleillée du Pacifique. Pour celui qui, du cap Horn, remonte vers le nord-ouest, c’est encore la Malaisie, mais une Malaisie indienne, à la flore et à la faune exubérantes, aux pachydermes énormes, à la population dense. Les éléphans errent en liberté dans le royaume de Palembang, sur la côte sud-est.de Sumatra ; les tapirs, les rhinocéros et les tigres gîtent dans ces forêts inextricables où paissent des troupeaux de cerfs et des bandes de sangliers. Les oiseaux y sont rares ; quelques faisans, cailles, perdrix et poules d’eau. Les siamangs, grands singes noirs, au poil irisé comme des moutons d’Astrakan, aux bras énormes, troublent seuls de leurs cris mélancoliques le silence des hautes futaies. C’est entre Palembang et Djambi que l’arche de Noë s’arrêta, dit-on.

C’est un lieu de passage entre l’Océan-Indien et l’Océan-Pacifique ; c’est aussi un point de rencontre. Les races s’y heurtent, s’y superposent et se croisent ; les religions s’y coudoient, tolérantes par prudence et par nécessité. Les autochtones, les Dayaks, connus sous le nom de Battas à Sumatra, de Tagals à Luçon, de Bizayas à Mindanao, y forment la majorité, 1,800,000 environ, puis les Malais mahométans au nombre de 500,000, les Chinois originaires des provinces méridionales de Canton et du Fokien, plus de 100,000, et enfin les Européens et les métis.

Les Dayaks ont, avec la race caucasique, des analogies marquées : les cheveux noirs, lisses et épais, le teint presque blanc, le nez droit, légèrement aquilin, le visage ovale. Supérieurs aux Malais au point de vue intellectuel et moral, mais moins énergiques, les Dayaks ont été refoulés dans l’intérieur par cette race hybride, envahissante, de marins hardis, de pirates redoutables qui occupent les côtes et que leur mépris pour tout autre travail manuel que la navigation rend dépendans des Chinois, avec lesquels ils ont de nombreux traits communs. Comme les Chinois, ils sont de souche mongole ; le croisement avec d’autres races, notamment la race hindoue, a atténué chez eux certains signes caractéristiques : l’œil est moins oblique, le nez plus saillant, le menton plus pointu, mais l’origine commune se trahit dans la similitude du langage, dans la couleur de la peau, dans la cruauté naturelle et instinctive. Ce sont des demi-Mongols, des Mongoloïdes, comme les désigne M. Vivien de Saint-Martin. Ils vivaient de la piraterie, ils vivent encore de rapines. Ils exploitent, oppriment et volent les Dayaks, qu’ils réduisent en esclavage et font travailler pour eux, exploités à leur tour par les Chinois, qui lentement les dépossèdent.

Nous retrouvons, en effet, ici cette race asiatique infatigable et souple, telle que nous l’avons déjà rencontrée dans l’Amérique septentrionale et méridionale, dans la Polynésie et dans I’Australasie, et telle que nous la dépeint M. de Pina dans ses Iles de la Sonde : « Malgré des précautions radicales, écrit-il, la population chinoise est restée un épouvantail pour tous les gouvernemens qui se sont succédé. Toujours surveillée, soumise à une police tracassière, entravée dans toutes ses entreprises, son développement est strictement maintenu dans la limite des services qu’elle peut rendre, et ne peut dépasser le chiffre de 30,000 à Batavia… Mais si l’administration néerlandaise a craint de la détruire absolument, elle a cru prudent de la rendre suspecte en la représentant comme un agent intéressé d’intrigues, d’usure et de dissolution. En appelant les Chinois les Juifs de l’Inde, elle a trouvé, pour résumer ses défiances, une de ces formules qui, dans les jours de proscription, servent de mot de ralliement à toutes les inimitiés, de prétextes à toutes les injustices. Précautions inutiles, vains efforts de la jalousie et de la peur ! Le travail, l’intelligence, ont fini par prévaloir au profit même de ceux qui voulaient en contrarier l’essor. Résignés, mais infatigables, faits aux mépris comme aux labeurs, les Chinois continuent patiemment leur œuvre, défrichent les forêts, exploitent les mines de Banca et de Bornéo, pénètrent dans l’intérieur du pays, et portent dans les grands centres de population le camphre, le benjoin, la Comme, la gutta-percha et les mille produits que viennent y chercher les négocians d’Europe. Faits au climat, possédant la langue des naturels, se pliant à leurs mœurs, ingénieux et souples, ne se rebutant jamais, les Chinois semblent prédestinés à ce métier d’intermédiaire, qui consiste autant dans le maniement des caractères que dans l’estimation de la valeur des choses. »

En donnant, en 1841, un coup de pied brutal dans cette fourmilière humaine qui a nom le Céleste-Empire, en faisant brèche dans ces murailles derrière lesquelles il s’isolait du reste du monde, l’Angleterre n’a évidemment fait que devancer d’inévitables événemens ; elle a hâté l’heure d’une invasion pacifique dont nul ne peut encore prévoir les résultats, mais qui marquera dans l’histoire de l’humanité, et dont la date survivra à celle de bien des faits que nous estimons à tort plus importans et plus gros de conséquences.

V

Au XVIe siècle, le Portugal abordait l’Océanie à la fois par ses deux portes de l’Océan-Antarctique et de l’Océan-Indien. En 1520, Magellan, passé au service de l’Espagne, mais Portugais de naissance, découvrait et franchissait le détroit qui porte son nom, traversait le Pacifique, abordait aux Philippines et y mourait. En 1594, le Descobridor Godinho de Eredia retrouvait, affirmait-il, l’Ile d’Or, la fameuse île enchantée que célébraient à l’envi les légendes hindoues, arabes et malaises. L’histoire en est curieuse ; elle n’est bien connue que d’hier et a fort excité la curiosité des géographes et des savans.

En mars 1878, l’ambassadeur de Portugal à Paris, S. E. José da Silva Mondes Léal, transmettait à l’Académie des Sciences de Paris le fac-simile d’un document que l’on venait de découvrir dans les archives portugaises. C’était une lettre sans date ni indication de lieu. Le papier, l’écriture, le style, le contexte, ne laissaient aucun doute : elle avait été écrite au commencement du XVIIe siècle. Elle était signée Manuel Godinho de Eredia, et adressée à un personnage inconnu que l’auteur qualifiait d’illustrissime seigneur. Tout d’abord il lui exprime ses regrets de la mort de Vasco de Gama, puis il se met à sa disposition pour appareiller à la recherche de l’Ile d’Or. Il se propose pour cela de gagner Timor, de là Sabbo, d’hiverner dans une des Iles voisines, d’y recueillir les renseignemens nécessaires et de faire voile pour cette localité mystérieuse. Il termine en assurant son correspondant de son ardent désir de doter leur patrie commune d’une aussi précieuse conquête.

L’auteur de cette lettre, Manuel Godinho de Eredia, dont le journal a été retrouvé depuis, était fils de Juan de Eredia Aquaviva et de doña Helena Vassiva, fille du roi de Supa de Macassar. Né en 1563, il se destinait à l’état ecclésiastique, mais à dix-sept ans il y renonça pour se livrer à l’étude des cartes, des portulans, des écrits de Marco Polo et de Vertomanus. C’est un esprit curieux et ingénieux, d’une extraordinaire vanité, enregistrant avec une emphatique complaisance les plus petits faits qui le concernent, ses goûts, ses aptitudes, sa généalogie, évidemment préoccupé de préparer de son vivant sa propre histoire. Son Sumario da vida n’a d’autre but que de fournir à son biographe futur les détails les plus minutieux sur son existence.

Il a ouï parler de l’Ile d’Or, et il raconte tout au long ce qu’il a appris dans un mémoire pompeusement intitulé : Informaçao da Aurea Chersoneso e das ilhas Auriferas, Carbunculas e Aromaticas. Des pêcheurs de Solor, chassés par la tempête, sont venus échouer sur une ile inconnue au sud de Timor. Ils y débarquent et, en cherchant des ignames et des patates, découvrent et ramassent tant d’or sur la plage qu’ils en chargent leur embarcation. Au retour, les courans les dressent sur l’île de Timor. Vainement ensuite ils reprennent la mer pour retrouver l’Ile d’Or ; elle déjoue toutes leurs recherches.

Plus tard, cependant, l’existence de cette terre est confirmée par des étrangers poussés, eux aussi, par la tempête dans le port javanais de Balambuan. Ces étrangers ressemblaient aux Javanais, sauf qu’ils portaient la chevelure longue et flottante, « à la mode des Nazaréens. » Bien traités par les indigènes, ils leur firent comprendre qu’ils étaient originaires d’une île lointaine où abondaient l’or, les pierres précieuses et les épices. Séduit par leurs récits, le roi de Damut, Chiaymasuro, exprima le désir de visiter cette île merveilleuse. Les étrangers s’offrirent à l’y conduire et, après douze jours de navigation, le débarquèrent sur une terre qu’ils appelaient Luca Antara.

Là, paraît-il, l’or se trouvait partout en telle abondance qu’on ne pouvait concevoir rien de pareil. Les habitans avaient tous la tête ceinte de cercles d’or martelé ; leurs armes étaient ornées de pierreries. Dans les forêts poussaient le girofle, la muscade, le santal et force bois précieux. Il n’en fallait pas tant pour enflammer l’imagination de Godinho de Eredia. Il dépêche un messager qui, après une navigation aventureuse, dit avoir visité l’Ile et lui confirme le récit du roi de Damut. Il ne doute plus de l’authenticité des faits, publie la carte de ses découvertes, qui devaient, affirme-t-il, enrichir la nation portugaise, et qui lui valurent, avec le titre de Descobridor, le grade d’adelantado, ou de gouverneur militaire des pays à occuper, l’habit du Christ, et la promesse du vingtième des revenus des terres dont il prendra possession au nom du Portugal.

La conquête par les Hollandais des comptoirs portugais vint mettre à néant ces beaux projets et ces brillantes perspectives. L’île d’Or rentra dans le domaine de la légende, jusqu’au jour où la découverte des riches mines australiennes fit se demander si la terre mentionnée par Godinho de Eredia n’était pas le continent australien, et si l’on n’avait pas entrevu, dès le XVIIe siècle, l’existence de ces placers. Il n’en était, rien. La prétendue île d’Or de Godinho n’était autre que Sumba ou Sandalwood, île au bois de santal, au sud de Timor, où les indigènes recueillent encore aujourd’hui sur la plage des parcelles d’or. Ce fait ne saurait plus être mis en doute après la publication, dans le Bulletin de la Société de géographie de juin 1878, de l’intéressant travail de M. le docteur E. Hamy sur le Descobridor Godinho de Eredia.

VI

Au nord de Java et à l’est de Sumatra s’étend l’île de Bornéo, mesurant 1,280 kilomètres de longueur sur 1,200 de largeur, et contenant plus de trois millions d’habitans. Découverte en 1521 par les Portugais, occupée en partie par les Hollandais en 1604, cette lie, l’une des plus vastes du monde, est peu connue, sauf sur les côtes. Dans cet immense archipel d’Asie, la barbarie lutte encore énergiquement contre la civilisation. Les pirates y pullulaient, et ce n’est guère que depuis 1876 que les Espagnols ont réussi à traquer et à détruire ces écumeurs de mer. Bornéo en abritait un grand nombre ; la férocité de ces Malais, leur mépris de la mort, ont, pendant des siècles, inspiré la terreur aux navigateurs qui se hasardaient dans ses parages. On a peu de renseignemens sur l’intérieur de cette terre massive et compacte, aux contours fermes et arrêtés. Ni golfes profonds, ni anses sinueuses ; les fleuves au cours lent et paresseux charrient des matières végétales en décomposition, obstruant leur parcours de troncs d’arbres et leurs embouchures de bancs de vase. Aucune issue navigable par laquelle la civilisation puisse s’infiltrer ; une côte de grès adossée à des marais et à d’inextricables forêts. On sait que ces forêts abritent une vie animale intense, une incomparable végétation, et des tribus sauvages réfractaires à tout contact avec les Européens. Les orangs-outangs ou mias y abondent ; on ne les rencontre qu’à Sumatra et à Bornéo ; en quelques jours, M. Alfred Russel-Wallace en tua plus de dix. Le tigre, le léopard, le rhinocéros, l’éléphant, le tapir, peuplent ces forêts où fourmillent des millions d’insectes, des chauves-souris-vampires, des crapauds volans.

On sait aussi que le sol est riche en mines d’or, d’étain, de fer, de gisemens de diamans ; que sur les côtes existent de nombreuses pêcheries de perles ; mais, sauf sur un très petit nombre de points, ces richesses ne sont pas exploitées. L’Européen a peine à pénétrer dans cet inextricable massif, gigantesque et mystérieuse corbeille de verdure vénéneuse, fragment de l’Inde radieuse, meurtrière et brûlante jeté comme une sentinelle avancée entre l’Océanie et la presqu’île de Malacca.

Ici la vie est trop intense, le climat trop extrême pour notre race. L’équateur coupe en. deux parties égales cette terre humide et fiévreuse où le climat est cruel comme l’indigène, où la nature, d’une merveilleuse beauté, étouffe et tue l’homme par ses parfums violons, brise son énergie et sa volonté, et le livre sans défense, comme sans résistance, aux miasmes putrides de ses marais diaprés de fleurs étincelantes, peuplés de reptiles et d’animaux redoutables. Seuls, les Dayaks, les Malais, les Soulonans et quelques Négritos peuvent impunément respirer cet air empoisonné. Comme eux et mieux qu’eux, les Chinois y vivent, y prospèrent et s’y multiplient. Ici encore, comme à Java et à Sumatra, cette race étonnante et prolifique travaille et s’enrichit, insouciante des conditions climatologiques, dédaigneuse de la souffrance physique, de la maladie, de la mort, bravant tout pour l’amour du gain.

Ils débordent jusque sur les Célèbes, au-delà du détroit de Macassar. A mesure que l’on s’éloigne du continent asiatique, la nature se modifie, l’aspect du paysage change. Il semble que les Célèbes soient un fragment détaché, émietté du continent australien. Rien ici qui rappelle la configuration massive, la masse cyclopéenne de Bornéo. Entre cette île et les Moluques, l’île des Célèbes profile bizarrement ses pointes allongées comme les pattes d’une gigantesque araignée. Dans ses golfes profonds, sorte de mers intérieures, l’océan pénètre librement, enserrant de ses eaux bleues une énorme surface de côtes pittoresquement découpées, les jungles marécageuses, les impénétrables forêts de Bornéo sont remplacées par de grandes plaines tantôt unies, tantôt légèrement montueuses, couvertes d’herbes et de bruyères. Au centre seulement, l’origine volcanique s’accuse, le relief s’accentue et atteint à 2,300 mètres son point culminant. Ce massif montagneux, sillonné de vallées ombreuses où la couche végétale dépasse 20 pieds de profondeur, est semé de chênes, d’érables, d’upas, girofliers, muscadiers, palmiers. Sur les hauteurs, les cratères éteints, convertis en lacs, emmagasinent les eaux de pluie qui courent au long des ravins, entretenant la végétation et une fraîcheur relative. Sur les hauts plateaux pousse le blé et s’étendent de grands pâturages. Le ciel est beau, l’air salubre ; les grands pachydermes, les félins qui habitent les forêts de Bornéo ont disparu. Les singes de petite taille remplacent les gigantesques mias, les perroquets abondent.

Tout diffère, sauf la race indigène. Ici, on la désigne sous le nom de Boughis, mais sa parenté avec les Dayaks n’est pas douteuse. Toutefois, les Boughis sont plus blancs, plus grands et plus forts. Ils ont conservé plus pur le type caucasien, ils se sont moins croisés avec les Malais, les Chinois et les Négritos. A Java, à Sumatra et à Bornéo, l’invasion mongole a été plus considérable, les croisemens plus fréquens. Ces grandes îles ont ralenti et retenu l’immigration ; l’avant-garde seule a débordé sur les Célèbes ; mais, trop faible pour absorber et dominer la race autochtone, elle n’a fait que s’y juxtaposer sans la soumettre à ses lois, ses usages et ses coutumes. Les femmes boughis sont remarquables par leur beauté, les hommes par leur courage et leur probité. Chevauchant la mer sur leurs praos rapides, ils ont tenu en échec les pirates malais, n’hésitant jamais à se mesurer avec eux, se faisant tuer pour défendre les chargemens confiés à leur garde. Les Européens qui trafiquent dans ces îles se servent des Boughis comme intermédiaires avec les tribus indigènes et se louent de leur loyauté. Vifs, gais, braves, résolus, les Boughis, très fiers de la confiance qu’on leur témoigne, sont aussi très sensibles à l’outrage et aux mauvais traitemens ; ils peuvent être vindicatifs à l’excès. M. de Rienzi, qui les a étudies de près, exalte leurs bonnes qualités ; il dépeint leurs femmes sous les couleurs les plus attrayantes, vante leurs grâces, leur modestie et leur chasteté.

L’île des Célèbes, dont la superficie est de 188,000 kilomètres carrés, contient une population de 850,000 habitans environ. Les évaluations varient fort pour toutes ces Iles, où les recensemens officiels font défaut. Le seul exact est celui d’une île presque inconnue du grand archipel d’Asie, l’île de Lombok, dont le rajah entreprit un jour le dénombrement de ses sujets. Il n’agissait pas ainsi par orgueil, comme David, roi d’Israël ; il tenait seulement à se rendre compte où passait le riz, principale source de ses revenus, dont il recevait chaque année une quantité moindre. Le nombre de ses sujets diminuait-il, ou ses mandataires s’enrichissaient-ils à ses dépens ? La taxe était légère : quelques poignées de riz par tête d’habitans, ce qui ne laissait pas que de faire chaque année un total respectable. Les kapala-kampong recevaient la dime de chaque village, les waidonos la centralisaient pour chaque district, et les gustis, ou princes, pour leurs provinces respectives.

Le rajah avait, à maintes reprises, formulé ses plaintes, à quoi on lui répondait, tantôt que la fièvre désolait le pays, tantôt que la sécheresse avait détruit les récoltes. Il n’y croyait guère ; chaque fois qu’il allait en chasse, il voyait ses sujets gras et prospères, les rizières bien entretenues et la population nombreuse. Il remarquait aussi que ses chefs de village et de district paraissaient fort à leur aise ; leurs kampongs étaient meublés avec luxe, leur table abondante, leurs greniers bien pleins, leurs armes chaque année plus riches. Tel qui portait autrefois un kriss à poignée de bois l’avait en ébène, d’autres en ivoire, plusieurs enfin en or. Il en conclut qu’on le volait outre mesure, et que chacun d’eux prélevait sur le tribut une part plus forte que ne l’autorisaient les traditions et que ne le permettait sa longanimité.

Mais comment savoir la vérité ? Il pouvait bien ordonner un recensement de la population, mais non le faire lui-même, et il ne doutait pas qu’on ne lui donnât des chiffres erronés. Plus le rajah réfléchissait et plus il devenait soucieux. C’était un gros effort pour lui de réfléchir, et ses courtisans inquiets de se demander ce qu’avait le rajah, dont l’humeur empirait. A leur grand étonnement, ils lui virent un matin le visage rasséréné. Le rajah avait trouvé ce qu’il cherchait : le moyen de savoir la vérité sans donner l’éveil.

« Gunong-Agong, dieu des volcans, m’est apparu, dit-il, la nuit dernière, et m’a donné l’ordre de me rendre au sommet de la montagne qu’il habite. Vous m’accompagnerez tous, le dieu ayant à me faire une communication de la plus haute importance pour vous et pour tout le peuple. »

La caravane se mit en marche. Arrivé au pied de la montagne, le rajah, nouveau Moïse sur son Sinaï, donna ordre à son escorte de camper et gagna seul le sommet. Il y resta longtemps, redescendit très grave, comme un homme qui a reçu d’importantes révélations et, sans desserrer les dents, regagna son palais.

Trois jours après, il convoqua ses chefs : — Écoutez, leur dit-il, les paroles du dieu : « De grandes calamités vous menacent. La peste et la famine vont s’abattre sur vous, mais il est un moyen, un seul, de conjurer le danger. Voici ce qu’il vous faut faire : vous fabriquerez douze kriss sacrés, un par province. Ces kriss seront d’acier ; chaque habitant de la province, homme, femme, enfant contribuera pour une aiguille en acier, pas une de plus, pas une de moins, sans quoi la province, le district et le village qui aurait commis l’erreur serait ravagé par la peste et la famine. Si l’on obéit religieusement à ces instructions, tout péril sera écarté et la prospérité règnera dans le pays. »

Princes et peuple furent enthousiasmés, heureux d’en être quittes à si bon compte, et dans chaque village on réunit scrupuleusement un nombre d’aiguilles correspondant exactement au chiffre des habitans. On les compta et recompta vingt fois plutôt qu’une, et on achemina ces paquets sous bonne garde au rajah, qui sut enfin, à n’en plus douter, et le nombre des habitans et ce que devait être le rendement de la taxe. Quand l’époque de la récolte arriva et, avec elle, le paiement au rajah, il reçut lui-même le tribut. A ceux de ses chefs qui lui remirent la quantité due, sauf un quart, il ne fit aucune observation ; à ceux qui apportèrent la moitié ou le tiers seulement, il dit doucement : « Il y a erreur ; le chiffre des aiguilles de ce district ou de cette province indique une population plus considérable. Allez et vérifiez qui n’a pas payé. » Ils le firent en tremblant et rapportèrent ce qui manquait, craignant de provoquer la colère du rajah. A partir de ce moment, le produit de la taxe doubla, le rajah s’enrichit, l’ordre régna dans l’administration, et chacun d’attribuer aux douze kriss sacrés la prospérité du royaume.

Autrefois sauvage et belliqueuse, divisée en tribus toujours en guerre, la population des Célèbes est aujourd’hui l’une des plus paisibles et des plus heureuses de l’archipel asiatique. Ce changement, qui date de 1822 et n’a fait depuis que s’accentuer, est dû à l’introduction de la culture du café et au a despotisme paternel » du gouvernement hollandais, comme le désigne fort bien M. A. Russel-Wallace[6]. Le café réussit admirablement sur les hauts plateaux des Célèbes ; l’initiative prise par l’administration hollandaise, les encouragemens et l’appui donnés par elle aux chefs indigènes ont peu à peu décidé la population à renoncer à ses habitudes nomades, et à se livrer à la culture d’un produit dont elle est assurée de trouver dans le gouvernement un acheteur régulier à des prix suffisamment rémunérateurs. L’établissement de contrôleurs d’origine européenne, chargés non-seulement de recevoir et de payer le café, mais encore de régler à l’amiable les difficultés de village à village, d’individu à individu, a mis un terme à d’incessans conflits. D’excellentes routes, bien entretenues, relient les localités les unes avec les autres et assurent la sécurité des communications. Dans les villages, riches et prospères, les Hollandais ont introduit et enseigné aux indigènes leurs habitudes d’ordre, de propreté rigoureuse, de confort solide. M. Wallace nous décrit son arrivée dans un district indigène, sa réception par le chef. Dans une résidence vaste, bien aérée, solidement construite, il retrouve un mobilier européen, un excellent repas bien servi. Son hôte, vêtu de noir, porte avec aisance le costume européen et fait avec dignité les honneurs de sa table. A ses côtés, son père, ancien chef, portait autrefois un vêtement d’écorce, habitait une hutte grossière entourée de mâts au sommet desquels oscillaient au vent les têtes. de ses ennemis mis à mort de sa propre main.

« Cette population, ajoute-t-il, est aujourd’hui la plus industrieuse, la plus paisible et la plus civilisée de l’Archipel. Elle est aussi la mieux Têtue et la mieux nourrie. Je ne crois pas que l’on trouve ailleurs un exemple aussi frappant de résultats obtenus en un si court espace de temps. Ces résultats sont dus uniquement au mode de gouvernement adopté par les Hollandais. Sans doute ce mode de gouvernement est, jusqu’à un certain point, despotique ; il est opposé à nos idées de liberté de commerce, de travail et de circulation. Un indigène ne peut quitter sans permis son village ; il lui faut vendre son café au gouvernement à un prix souvent inférieur à celui que lui en paierait un trafiquant, mais le gouvernement a défriché le sol et créé les plantations. S’il s’oppose à la liberté du commerce, s’il interdit l’importation des spiritueux, il est certain que le jour où cette interdiction cesserait, l’ivrognerie et la paresse ruineraient la population au profit d’un petit nombre d’importateurs ; les plantations, mal cultivées ou abandonnées, rendraient moins, et à la prospérité actuelle succéderait la misère générale. » La conversion d’une peuplade sauvage à la civilisation est soumise à des lois invariables que l’on ne peut enfreindre, à des étapes régulières que l’on ne saurait forcer sans danger et sans hâter l’œuvre de dépopulation. Au début de cette évolution, toujours et partout, nous voyons le despotisme, tantôt paternel, le plus souvent brutal et violent, mais nécessaire, soit qu’il s’agisse de grouper en une nationalité résistante et solide des tribus divisées et hostiles, soit qu’il s’agisse de fixer l’homme au sol, de substituer la vie sédentaire à l’existence nomade et d’unir en un faisceau commun les forces individuelles éparpillées.

Que ce régime s’appelle protectorat, tutelle d’une race inférieure par une race supérieure, féodalité, esclavage ou despotisme, il répond à une nécessité impérieuse. Il ne devient un abus intolérable, il ne constitue une atteinte aux droits individuels que le jour où, n’ayant plus sa raison d’être, il prétend s’imposer et se perpétuer par la force. En Océanie, comme en Europe, le pouvoir sans limites d’un seul a toujours servi de transition entre l’état de barbarie, soit relative, soit absolue, et l’état de civilisation. Inconsciemment il a préparé les voies, aplani les obstacles en brisant les résistances.

En remontant vers le nord de l’Océan-Pacifique, nous allons constater les résultats d’une évolution ainsi préparée, aboutissant à l’épanouissement complet de cette race polynésienne dont nous venons de visiter le berceau, et qui, sur le point de disparaître, laissera le champ libre en Océanie aux convoitises des grandes puissances. Celles-ci le savent et se hâtent, impatientes de devancer l’heure. Le grand mouvement d’expansion coloniale qui marquera la fin du XIXe siècle, et auquel le percement de l’isthme de Panama est appelé à donner une irrésistible impulsion, n’est que la résultante d’un ensemble de circonstances impérieuses, de la nécessité pour les nations industrielles et commerçantes d’ouvrir à leurs émigrans et à leurs produits de nouveaux débouchés, de mettre en valeur des terres riches et fertiles, d’accroître le capital de l’humanité. Puis, dans ces archipels qu’elles convoitent, le vide se fait, la population décroît : on dirait qu’elle s’éteint au contact mortel de la civilisation qui s’avance. Une race nouvelle va remplacer les races autochtones ; l’heure semble venue pour les Européens d’envahir et d’occuper en maîtres cette cinquième partie du monde, ces îles sans nombre de l’Océan-Pacifique dont Vasco Nuñez de Balboa, le premier, vit, en 1513, des hauteurs de Panama, se dérouler les flots bleus, enserrant, sous ses yeux étonnés, les riches corbeilles de verdure de la baie des mille lies.


C. DE VARIGNY.

  1. Voyez la Revue du 15 juin, du 1er et du 15 août.
  2. Geological Magazine, 1877.
  3. Géologie de A. de Lapparent.
  4. H. Jouan. Bulletin de la Société linnéenne de Normandie. 3e série, 6e volume.
  5. Deux ans dans le pays des épices, par M. le comte de Pina ; Paris, A. Quantin.
  6. The Malay Archipelago. Londres, 1869.