L’Occupation prussienne à Versailles en 1870-71, d’après le Journal de M. A. Renoult

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L’OCCUPATION PRUSSIENNE À VERSAILLES

En 1870-71
D’après le journal de M. A. RENOULT

Maintenant que la souillure de 1870 est effacée, les événements de cette époque néfaste sont entrés dans le domaine de l’Histoire, et leurs conséquences ne pesant plus lourdement sur nos destinées, nous pouvons, sans une angoisse au cœur, sans un sentiment de pudeur morale, nous appliquer à leur étude pour établir avec les circonstances actuelles d’instructives comparaisons.

C’est pourquoi, M. Charles Hirschauer ayant, avec son habituelle bonne grâce, mis à notre disposition le Journal de M. A. Renoult, il nous a semblé que des extraits de ce document pourraient, aujourd’hui, être produits sans inconvénients et intéresser les Versaillais.

Le manuscrit, d’une scripture serrée, comporte un total de onze cents pages environ, reliées en deux volumes. Les notes qu’il renferme présentent un évident cachet de sincérité, car elles furent, chaque soir, écrites au courant de la plume, sans recherche d’artifice littéraires, sans aucun souci de composition. De plus, la profession de leur auteur, habitué à voir, leur donne, par moments, un relief intéressant ; toutefois, il ne faudrait pas leur demander de profonds aperçus.

Mais il convient d’élaguer beaucoup dans ce taillis un peu touffu : indépendamment des redites, des choses qui ne présentent pas, ou plus, d’intérêt, il y a des coupures de journaux, des extraits de proclamations, etc., etc. Nous avons donc dû faire un choix parmi les passages que nous avons jugés devoir citer, même en condenser quelques-uns.

Les souffrances morales des Versaillais ont été très différentes des nôtres au cours de la guerre de 1870 : ils ne pouvaient pas croire à la défaite, car notre armée, à leurs yeux, était invincible, et la France occupait, à cette époque, une situation prépondérante. Nous autres avons subi des pertes effroyables, enduré de longs mois d’angoisses, mais nous nous attendions à de mauvais jours, pouvions envisager le pire ; ceux qui n’ont pas désespéré de la victoire finale ont eu beaucoup de mérite.

On s’imagine donc la stupeur qui frappa le public quand il put deviner la situation précaire de la garnison de Metz ; il se produisit à ce moment des nouvelles extraordinaires, des espoirs insensés. De même qu’on se leurre d’illusions invraisemblables sur l’état d’un être cher en danger de mort, de même, M. Renoult ne peut se résoudre à la possibilité d’une catastrophe. Le joue même où elle se produisit (27 octobre), elle fut connue à Versailles, et M. Delerot, dans son beau livre, relate avec détails l’impression qu’elle causa ; mais notre auteur, à cette date, se borne à raconter des cancans sur les soi-disant sorties victorieuses de Bazaine. Il ergote encore les jours suivants et n’accepte l’évidence que le 6 novembre.

L’état de guerre engendre de multiples psychoses, bien intéressantes à étudier. Une des plus curieuses est le besoin quasi maladif qu’on éprouve à vouloir connaître des nouvelles, besoin si impérieux qu’il domine souvent la fatigue et la faim, parfois entraînant les conséquences les plus saugrenues et les plus néfastes.

Aux avant-postes, il est bien difficile d’empêcher les nouvelles de filtrer ; c’est pourquoi les Versaillais pouvaient encore obtenir quelques renseignements sur Paris. Mais il était plus facile d’isoler la ville de la province ; les Prussiens, qui avaient, en la matière, un puissant intérêt, n’y manquèrent pas. On juge donc du nombre prodigieux de cancans, ayant pris naissance on ne sait où ni comment, qui circulaient dans Versailles, colportés, le plus souvent, par le petit monde : l’allumeur de réverbères, le boueux, les divers fournisseurs. M. Renoult en relate un grand nombre ; parfois, il les juge lui-même ridicules, mais on sent qu’il s’y est, un moment, laissé prendre.

Il n’y a pas que les transmetteurs de nouvelles de seconde main qui exaspèrent ainsi les nerfs des Versaillais, mais aussi des témoins oculaires, provenant des environs, même dans un assez grand rayon. Ils ont vu, dénombré des troupes françaises munies d’un important matériel, battant les Prussiens, occupant des localités aussi diverses que peu vraisemblables… Ces témoins, soi-disant oculaires, étaient-ils de bonne foi ? On ne peut en douter : ils étaient victimes d’une sorte d’autosuggestion, très fréquente lors des époques troublées. Il n’empêche que les habitants de Versailles ne connurent rien des opérations de l’armée de la Loire, du moins rien de sérieux, et qu’ils ignorèrent presque autant, sauf quelques immédiates conséquences, ce qui se passait dans le camp retranché de Paris. Certes, les Prussiens eurent la main lourde quand ils réquisitionnèrent en ville, parfois aussi, furent-ils ridicules ; mais si, déjà, ils appliquèrent sans mesure des lois impitoyables, on ne peut, même de loin, comparer leur conduite avec celle qu’ils menèrent au cours de la Grande Guerre en pays envahis…

Malgré tout, la vie matérielle ne semble pas avoir été difficile à Versailles pendant l’occupation, car M. Renoult ne se plaint ni de restrictions (sauf pour le gaz), ni de cherté particulière de la vie. Ceci n’est pas surprenant : d’une part, la guerre ne dura que quelques mois ; d’autre part, le nombre, faible relativement, de combattants ne pouvait gravement affecter la production économique de la nation. Toutefois, certains commerçants ne surent pas résister à la tentation de réaliser de sérieux bénéfices. Ces profiteurs ont dû être, en somme, une minorité, car nous pouvons relever, dans le livre de M. Delerot, le coût d’un repas dans un restaurant versaillais for convenable. Pour 2 fr. 50, on avait : Bouillon, Beefsteak aux haricots. Beurre. Pain. Fromage. Vin. Ô tempora !

Dans les notes que nous publions, il sera facile de retrouver ce qui concerne l’état de la presse dans la ville occupée : néanmoins, donnons ici quelques précisions sur deux caricatures allemandes provenant d’extraits de journaux ajoutés au manuscrit qui nous occupe.

La première est bien caractéristique de la grossièreté allemande : elle représente des soldats appartenant à différentes nationalités germaniques donnant le fouet à nu à Napoléon iii, l’Impératrice, le Prince Impérial, Plonplon, Ollivier, Grammont…

La seconde nous montre Bismarck essayant des bottes portant l’une, le mot : Alsace, l’autre, le mot : Lorraine. Deux personnages lui disent : « Elles vous gêneront à la fin, tout de même. » Il répond : « N’ayez crainte, elles sont faites de bon vieux cuir allemand. Peut-être se sont-elles façonnées quelque peu aux pieds français, mais elles se feront bientôt à nouveau, si on les graisse prudemment et les nettoie bien. » Dans le fond du dessin, un individu, dissimulé derrière les fortifications de Paris, s’écrit : « Pas de bottes. »

Voisin du fameux chancelier, hôte involontaire de Mme Jesse, rue de Provence, M. Renoult ne nous donne aucune précision particulièrement intéressante sur ce personnage.

Toutefois, il revient, à plusieurs reprises, sur la présence à Versailles d’un certain général français dont il signale l’arrivée chez Bismarck le 14 octobre, sans connaître ni le but de la mission, ni même la personnalité exacte. On a su depuis que cet officier [le général Boyer], chargé par Bazaine de négociations dont le caractère demeure mal défini, fut victime de la duplicité de son adversaire et qu’il rapporta dans Metz des nouvelles qui exercèrent la plus néfaste influence sur l’état mental de l’armée.

Que les Versaillais aient été déprimés, ceci est fort légitime ; le contraire, sous la botte de l’envahisseur, eût été abominable ; mais, ce qui est étrange, c’est que les vainqueurs eux-mêmes se montrèrent à maintes reprises tristes et, toujours, inquiets.

Ce n’était, d’ailleurs, pas sans cause qu’ils se montraient nerveux et préoccupés. Leurs grands chefs avaient de graves sujets de soucis qu’ils ne parvenaient pas à leur cacher, d’autant plus qu’ils vivaient sur un perpétuel qui-vive, alertant fréquemment les troupes et bouclant leurs bagages, à la grande surprise des habitants qui, maintes fois, conçurent des espoirs toujours déçus, hélas !…

D’où cela provenait-il ? De ce que la situation stratégique des Allemands était, en somme, très aventurée ; qu’en investissant Paris, ils avaient audacieusement, témérairement, on peut le dire, engagé une partie que, logiquement, ils pouvaient fortement craindre de perdre.

En effet, avec deux cent mille hommes seulement, ils avaient entrepris le siège d’une place abondamment pourvue de défenseurs et dont le périmètre aurait exigé, d’après l’avis des experts militaires, un million d’hommes pour être efficacement investie. Leur état-major tendit un réseau de troupes qui, avec une très grande habileté, put suppléer à cette infériorité numérique : toutefois, il lui fallait six ou huit heures pour concentrer quarante mille soldats sur un point quelconque. Pour quatre-vingt mille, vingt-quatre heures étaient nécessaires. Naturellement, les autres positions n’étaient gardées que par le strict indispensable ; elles étaient, par la suite, exposées à être forcées au cours d’une offensive vigoureuse.

Ah ! si la réunion d’impondérables que l’on nomme « la chance » nous avait favorisés !

Elle nous fit également faux bond en ce qui concerne l’armée de la Loire et l’empêcha de porter des coups funestes à notre ennemi, qui longtemps vécu dans l’ignorance de sa force réelle et de ses intentions, car elle s’était formée sous le couvert des forêts d’Orléans et de Marchenoir.

Il est donc facile de s’expliquer pourquoi le roi Guillaume ne dormait que d’un œil : mais les Versaillais qui constataient le fait n’en devinaient pas la cause. Logés à la même enseigne, les soldats allemands ne donnaient donc pas l’impression de vainqueurs très sûrs d’eux-mêmes.

On sera peut-être surpris de voir combien la proclamation de l’Empire allemand, le 18 janvier 1871, a fait peu d’impression sur M. Renoult, ainsi que sur tous les Versaillais. Dans un article de la Revue de Paris du 1er  février 1919, M. Batiffol, qui donne une étude détaillée de ce grand événement, nous en fournit l’explication : afin de pouvoir réunir le plus possible de délégations d’officiers, on en avait convoqué de toutes parts et il ne fallait pas que les Français fussent avertis de ce que les corps d’investissement étaient momentanément privés de leurs chefs. D’où le peu de publicité donnée à cette solennité.

D’ailleurs, nous-mêmes serions bien surpris, en lisant l’histoire qui sera écrite dans cent ans, de voir combien, nous qui les avons vécus, nous avons peu prêté d’attention à des événements qui ont bouleversé le monde…

Mais, hélas ! voici la fin : Paris a dû capituler. « Beaucoup de patriotes s’obstinaient à nier cette reddition inadmissible pour eux. Ils tiraient un argument, en apparence assez plausible, du peu d’enthousiasme que montraient les Prussions. En effet, les vainqueurs paraissaient presque aussi mornes que les vaincus, soit que les conditions de l’armistice n’eussent pas parues suffisantes à l’armée, soit que cette conclusion diplomatique du siège manquât trop de prestige. » (Delerot.)

De notre côté, nous donnerons, peut-être, une autre explication. Les vainqueurs, eux aussi, avaient fait une rude campagne ; ils étaient fatigués, épuisés. Sur le moment même, ils ne se rendaient pas, ils ne pouvaient pas se rendre compte de l’étendue, des conséquences de leur victoire.

Une seule idée dominait chez la plupart des troupiers : rentrer en Allemagne et s’y reposer.

Nous ne pouvons nous empêcher de dire cette banalité : « L’Histoire se recommence toujours. »

Les chefs avaient, eux, une compréhension plus exacte des choses, parfois même entrevoyaient l’avenir, comme cet officier qui, jusqu’à un certain point, fut prophète quand il disait : « C’est bien malheureux pour la Prusse que l’on n’ait pas fait une paix honorable après le désastre de Sedan. Nous voici engagés de telle façon que, d’ici à dix ans, éclatera une nouvelle guerre dans laquelle l’Europe entière sera contre nous ; cette guerre aura pour issue de faire disparaître de l’Europe la Prusse, dont l’empire sera partagé entre les vainqueurs. »

Quadragénaire en 1870, M. Renoult n’a pas vu se réaliser ces prophétiques paroles. Comme tant d’autres, il a vécu la fin de son existence assombrie par le poids de la défaite. Puisse-t-il n’avoir jamais désespéré en la juste Revanche !

Mais il est temps de lui donner la parole en publiant les extraits de son Journal que les lecteurs trouveront ci-après.




174 JOURS EN PRUSSE


À VERSAILLES

Du 19 Septembre 1870 au 12 Mars 1871

Notes rédigées jour par jour, contenant les Nouvelles vraies ou fausses, les mensonges, cancans, potins, canards, bavardages et racontars qui ont défrayé la curiosité des Français séquestrés à Versailles.

Tout est rédigé de façon à bien faire comprendre l’horrible situation qui nous a été faite.

Par L.-D. Auguste RENOULT
Avenue de Villeneuve-l’Étang. — Parc Clagny-Mon Rêve, Versailles.

Samedi 17 septembre 1870.

L’ennemi approche de plus en plus, mais on espère qu’il ne se montrera pas encore aujourd’hui. Comme des condamnés à mort, on se sent presque heureux d’un sursis de vingt-quatre heures.

Les habitués partent pour Paris, comme à l’ordinaire. Quelques-uns, cependant, reculent à l’idée de rester enfermés à Paris.

Le reste de la journée se passe à attendre on ne sait pas quoi.

Dimanche 18 septembre.

Peu d’instants après le départ du chemin de fer R.-D., à 11 heures, la gare est fermée. La cour du Débarcadère, d’ordinaire si animée, surtout depuis le 4 septembre, est, depuis la fermeture des grilles, comme l’entrée d’une nécropole pleine. Les boîtes aux letters continuent d’indiquer les heures des levées, mais une bande placée sur l’ouverture nous indique que la vie commerciale est aussi suspendue.

Il se fait autour de nous un silence que rien ne vient interrompre. Nos oreilles, en quelques secondes, sont tellement vides qu’elles nous font mal à force d’engouffrer un air muet qui tourbillonne à nous étourdir. Les chevaux cessent de circuler, plus de voiture…

Chacun, si communicatif il y a un moment, rentre en lui-même. Sans se l’avouer, on redoute l’entrée de l’armée prussienne ; on se sent si humilié, que chacun regagne sa demeure et cherche à s’armer de patience ; on ne veut pas croire à tant d’outrages et à tous les désastres survenus depuis le 6 août.

La matinée s’est passée pleine d’oppression ; les poitrines sont serrées, on n’ose pas se questionner les uns les autres, tant on craint d’entendre dire que les Prussiens entrent en ville. Car ils doivent y entrer, la municipalité ayant décidé que Versailles ne ferait aucune [résistance], mais demanderait, au contraire, à capituler.

À 3 heures, une grande rumeur, venant de l’avenue de Paris, nous annonce la présence de l’ennemi. En effet, huit hussards de la Mort, de l’armée prussienne, se présentent à la grille des Chantiers.

Lundi 19 septembre.

Journée ensoleillée. Dès 5 heures du matin, canonnade et fusillade. Grande bataille dans la direction de l’est. À une heure, l’armée ennemie, qui avait demandé passage pour un corps d’armée à travers la ville, fait son entrée. L’avant-garde débouche par la rue Saint-Pierre et suit l’avenue Saint-Cloud. Une troupe d’infanterie et d’artillerie continue son chemin par la rue des Réservoirs pour sortir par la grille du boulevard du Roi.

Une réserve d’artillerie occupe la place d’Armes, à droite de l’avenue de Paris.

Les étrangers restés à Versailles ont arboré sur leurs maisons le drapeau de leurs nationalités.

Le jardinier Salleron, après une discussion avec un marchand de journaux, veut, dans un accès de colère, tuer tous les Prussiens ; on lui fait comprendre que sa proposition est plus facile à concevoir qu’à exécuter.

CAPITULATION ET CONVENTIONS

y relatives
Article premier.

Respect des personnes, des propriétés, des monuments publics et objets d’art.

Article ii.

Conservation, par les seuls gardes nationaux, de leurs armes (sans munitions), uniformes et postes pour le service de la police, dans la ville, et de la prison.

Article iii.

Les troupes allemandes seront logées dans les casernes, établissements publics, convertis en casernes ; les officiers chez les habitants, s’il est nécessaire, et même les soldats, si les casernes ne suffisaient pas.

Article iv.

Les hôpitaux civils et militaires et les blessés seront respectés et non prisonniers, conformément à la Convention de Genève.

Article v.

Les vivres de marche et fourrages seront livrés aux troupes allemandes, sans aucune contribution de guerre.

Fait à l’Hôtel de Ville, le 19 septembre 1870.

Approuvé la convention ci-dessus, sauf ratification du général de Kirchbach.

Signé : Progitier, commandant en chef du génie du 5e  corps.

Cette capitulation avait été signée le 19, vers une heure. À 2 heures, l’armée prussienne entra, et la capitulation fut observée de part et d’autre. La Ville fournit, sur demande : 30 bœufs ou vaches, 14 dîners à l’Hôtel de France, avec du vin de Champagne, 300 bouteilles de vin pour officiers, 10 pièces de vin pour les militaires, et les logements.

Le mardi, vers 11 heures, arriva un général prussien qui déclara ne pouvoir ratifier la capitulation ci-dessus, vu que la ville était ouverte et ne pouvait se défendre. Le Maire lui objecta que Versailles avait fait des capitulations en 1814 et 1815. Le général répondit que les circonstances n’étaient pas les mêmes. Il exigea la reddition des fusils de la garde nationale, mais déclara que l’on respecterait les personnes, les propriétés, les objets d’art et le Musée.

Le commandant de Place est le général von Voigts Rhetz, demeurant à l’Hôtel de France. Le commandant de Place français est M. Franchet d’Espérey.

Le colonel Gottberg est chargé de la surveillance des officiers allemands.

L’Intendance allemande se trouve avenue de Saint-Cloud, 52.

Une poste pour lettres françaises est établie avenue de Paris, à côté de la pension Bertrand. Ces lettres doivent être remises ouvertes et affranchies, mais ils ne prennent pas l’engagement de remettre les réponses.

Le Prince royal de Prusse se loge à la Préfecture.

Toutes les voitures sont réquisitionnées pour chercher les blessés des combats d’hier, à Velizy et à Villacoublay. Elles ramènent 200 Prussiens et 100 Français.

Des sentinelles prussiennes sont échelonnées depuis la chapelle de Clagny jusqu’à la grille, tout le long de l’avenue de Villeneuve-l’Étang.

Jeudi 22 septembre.

Les Prussiens affirment devoir entrer aujourd’hui à Paris. Officiers comme soldats vous rient au nez si on leur dit que ce n’est pas possible.

Deux officiers, croyant abandonnée la propriété Lefèvre (près l’Usine à gaz), arrivent avec haches et marteaux pour enfoncer la porte de la cave. Apprenant que les propriétaires sont présents, ils cachent leurs outils et demandent quelques pêches. On leur offre du café, après les avoir fait entrer. Ils acceptent, un peu confus de ne pouvoir donner suite à leur projet.

Vendredi 23 septembre.

Entre 9 et 10 heures, il passe un ballon se dirigeant vers Chartres. L’allumeur, à ce propos, me rapporte que le général qui habite la Villa Moricet, chez M. Passy, a dit, en voyant ce ballon : « Espionne ballonne, nous foutus. »

La gare Rive-Droite est transformée en un magasin de vivres, dont une quantité prodigieuse y est entassée.

La gare Rive-Gauche sert de magasin à fourrages.

Les rues sont parcourues sans cesse par des gendarmes bavarois, secondés par des dragons prussiens, aux coquets uniformes.

Des femmes passant devant la gare Rive-Droite demandent aux garde la permission de traire des vaches qui souffrent.

Dimanche 25 septembre.

Nouvelles élections municipales.

Revue dans la cour des Statues, par le Prince royal de Prusse, des troupes de Versailles. Un jeune officier polonais traduit aux curieux le discours du Prince qui, en substance, fait jurer aux soldats de mourir sous Paris plutôt que de se rendre.

Mercredi 28 septembre.

Deux ballons, vers 11 heures, passent en vue ; ces deux ballons, qui semblent attachés ensemble, sont trois, ainsi que le fait voir la longue-vue.

Des personnes, généralement mal informées, prétendent que ce second ballon a été lancé par les Prussiens pour détruire le ballon venant de Paris.

Vendredi 30 septembre.

L’autorité allemande fait connaître que la ville de Toul aurait capitulé, ainsi que Strasbourg. Le Maire, invité à faire publier ces nouvelles, s’y refuse sans avoir reçu un avis officiel du Gouvernement français. Les Allemands n’insistent pas.

M. Jeandel, rédacteur en chef du Journal de Versailles, est mis en liberté après séquestration de plusieurs jours.

Il publie plusieurs articles à sensation, dont voici un échantillon :

… « Nous avons le droit de haïr les Prussiens et de souhaiter l’heure des représailles. À notre place, ils en feraient tout autant ; mais examinons la question sous un autre point de vue : Qu’est-ce que cette armée prussienne ? Une innombrable réunion d’hommes. — Et qu’est-ce que chacun de ces hommes en particulier ? C’est un être plus malheureux encore que nous. Une volonté à laquelle on ne résiste pas l’a poussé hors de son pays, où il vivait paisible au milieu de ses chères habitudes et de ses chères affections ; il a, là-bas, une mère, des sœurs, peut-être une femme, des enfants, tout ce qui rend bon, humain, tout ce qui fait aimer le travail et la vie ! Et le voilà jeté loin de son bonheur, le voilà exposé à la mort, tout simplement, parce que le Souverain de la France a jeté son gant au Souverain de la Prusse, et que lui, sujet de Sa Majesté, il est devenu l’un des bras qui doivent accomplir ce gigantesque duel auquel il ne comprend pas grand’chose…, sinon que les parties intéressées sont les seules qui, à coup sûr, n’en mourront pas… Quoi, le mépris absolu de la vie, l’indifférence pour ceux qu’on y laisse, l’impassibilité devant les souffrances et la mort que l’on cause, tout cela constituerait cette belle vertu appelée « courage » ? Allons donc ! Ceux qui soutiennent une telle absurdité ne savent ce qu’ils disent. Le soldat obéit à la volonté qui lui commande et non à sa bravoure ; ce n’est pas sa bravoure qui lui fait accomplir des actions héroïques, c’est l’émulation, c’est la vanité, c’est une sorte de fumée enivrante qui lui monte au cerveau… quand ce n’est pas une simple raison de métier : l’ambition.

Oui, le Prussien qui excite en ce moment notre colère devrait aussi exciter notre pitié, car il est plus malheureux que nous.

Chacune de ses étapes à travers nos pays l’éloigne de son foyer ; il est exténué de fatigues, de privations ; honnête jusqu’alors, il se fait voleur parce qu’il a faim ; il a vu tomber autour de lui ses compagnons, ses frères ; demain, peut-être, il aura le même sort ; dans les villes où il passe, il fait peur aux femmes, aux enfants, partout des regards de crainte ou de fureur pèsent sur lui ; et le soir, quand il s’étend sur la terre humide pour dormir, il peut se dire que le bandit qui, comme lui, tue sans haine, a, du moins, le bénéfice de sa profession… quant à lui, le pauvre hère, que gagnera-t-il à cette brillante campagne ? La gloire ?… Oh ! encore une fois, grâce pour ce mot, ne l’attachons pas au casque du plus fort ! En admettant, d’ailleurs, qu’il y ait gloire, en rejaillira-t-il assez sur cet infime vainqueur pour le dédommager de ce qu’il a souffert ? L’hymne patriotique n’expirera-t-il pas sur ses lèvres quand il trouvera, au retour, morts de misère et de chagrin, ceux qu’il aimait ?

Cette situation chez le soldat prussien, nous la retrouvons chez le soldat français ; tous sont à plaindre.

Bien à plaindre son aussi, dans ces deux nations combattantes, ceux-là même qui ne combattent pas ; le voile de crêpe qui s’étend sur la défaite s’étend aussi sur la victoire ; il y a de la ruine, du sang, des larmes partout ; l’Allemagne, comme la France, est en deuil !

Toutes deux, dans une partie de Princes, ont joué la richesse de leurs pays, la liberté de leurs peuples et la vie de leurs enfants. Honte à celui qui l’a perdue, cette partie sanglante ; mais au nom de l’humanité, que celui qui la gagnera ne s’en glorifie pas. »

Ces articles ne manquèrent pas d’irriter les Versaillais contre M. Jeandel. Par contre, son journal, facile à reconnaître parce qu’il était imprimé sur du papier vert, était entre les mains de tous les officiers prussiens, qui le « dévoraient ».

Ce soir, vers 7 heures, me promenant avec Auguste et Marcel, nous apercevons trois soldats prussiens qui nous couchent en joue parce que les deux enfants effrayés se sauvaient. Je rattrape Marcel. Auguste s’enfuyant toujours, un des soldats me déclare qu’il va faire feu si on ne s’arrête pas. Je crie à Auguste d’arrêter ; heureusement que, pour la première fois de sa vie, il a obéi ; sans cela, le fusil partait et il pouvait être tué. Le soldat m’a dit : « Monsieur, vous veux pas de mal, mais, quand on s’enfuit, c’est qu’on a de mauvaises intentions, et nous sommes traqués de tous côtés. »

Bataille du côté de Montrouge ; les Prussiens rentrent en débandade. Un zouave prisonnier hurle : « Ça m’est égal, nous leur avons fichu une tripotée, pris des canons et des mitrailleuses. »

Samedi 1er  octobre.

On nous apporte, à 11 h. 1/2 du matin, la copie d’une dépêche tombée d’un ballon près de Mantes, annonçant que, mercredi 28, les Prussiens, près de Saint-Denis, ont eu 20, 000 hommes faits prisonniers, 15, 000 hors de combat, perdu 20 canons et 10 mitrailleuses, qu’un corps bavarois a refusé de se battre.

Les gardiens du Château, transformés en infirmiers, ont observé que les blessures prussiennes sont graves et les blessures française légères.

Les Prussiens (dit-on) ajoutent des nouvelles mensongères aux lettre ouvertes qui sont confiées à leur poste.

Ils ont réquisitionné tout le tabac et les cigares que M. Arago pouvait avoir en magasin, puis ils ont déclaré aux débitants qu’ils leur en vendraient par lots au-dessus de 25 francs et les convoquèrent pour 2 heures au Cheval blanc. Ils ne leur offrirent que des cigares allemands de la plus basse qualité.

Dimanche 2 octobre.

Deux mille quatre cents Allemands ont été faits prisonniers près de Sèvres.

Mme Verger (femme du général) nous communique la carte de visite suivante qu’elle vient de recevoir : « Graf Blumenthal, second Lieutenant Im Kœnigs grenadier Régiment. »

Au dos était écrit au crayon : « Les officiers qui ont eu l’honneur d’avoir été logés chez vous prient pour quelques bouteilles de vin. Nous sommes mis sur une ferme et n’avons rien à boire. Nous remercions auparavant, et bien des saluts. Ayez la bonté de donner les bouteilles. Au revoir. »

Mme Verger a cru prudent d’obtempérer à cette démarche bizarre.

Lundi 3 octobre.

Les communications des envahisseurs avec l’Allemagne seraient coupées.

À 9 h. 1/2 du soir, on me crie de la rue que le laitier, qui revient de Paris, a déclaré cette belle ville parfaitement tranquille et pleine de confiance, et que les Prussiens ont une peur effroyable des « Caillouteuses ». Ce sont des engins, fabriqués par Cail et Cie, lançant que des cailloux qui feraient de terribles blessures.

Mardie 4 octobre.

Un officier français a été vu hier à la Mairie. C’était, dit-on, un otage, pendant qu’un parlementaire prussien était à Paris, demandant à faire la paix. Il était en compagnie d’un Américain et a annoncé que les États-Unis, l’Autriche et la Russie auraient fait savoir à la Prusse que, si elle ne s’arrêtait pas d’ici huit jours, elles envahiraient son territoire.

Paris ne veut pas traiter, maintenant que la province est prête à marcher à son secours.

Près de 25, 000 hommes de l’armée allemande se sont rendus à Paris et ont demandé à servir contre la Prusse après avoir changé de costume. Pour un bavardage, c’en est un !

Samedi 8 octobre.

Est-ce vrai qu’on a tiré sur le Roi ? Que lui et sa suite ont été pendant quelques heures, cernés, ce qui l’a forcé à ne rentrer qu’à minuit ?

Des soldats sont rentrés en débandade, entre autres des uhlans, puis une voiture pleine de lances brisées.

Un ballon a passé hier au-dessus du Château. L’allumeur prétend qu’il a jeté des bulletins portant que le général Trochu allait sortir de Paris et que sa sortie était combinée avec des armées qui venaient cerner les Prussiens. Il ne dit pas quelles armées, ce brave patriote ; il ignore, sans doute, que tous nos soldats sont ou prisonniers, ou bloqués.

Une voiture a ramené ici un officier supérieur prussien qui avait les deux jambes brisées et qui pourrait des cris déchirants.

Un arrivant de Tours nous affirme que le chef de gare lui a affirmé avoir expédié cent quatre-vingt-deux trains (de 1, 200 hommes chacun) de troupes, canons et matériel de guerre, et que tous les hommes étaient pleins d’entrain. Je demande toujours où on a été chercher tous ces soldats-là. Le Gouvernement n’a pas encore eu le temps de faire des ou une armée.

On a peine à comprendre qu’un journal français a pu se décider à publier une nouvelle telle que celle ci-jointe : « la garnison de Strasbourg a obtenu une capitulation honorable. Les officiers conservent leurs armes, chevaux et bagages ; les soldats sont dirigés sur Rastadt. Le chiffre de la garnison qui s’est rendue forme, en y ajoutant la garde nationale, un total de 17, 000 hommes, dont 451 officiers. »

Dimanche 9 octobre.

Un officier prussien, habituellement fort gai, était, hier, dans un restaurant où il va d’ordinaire, fort triste ; quelqu’un lui demanda la cause de sa tristesse. Il répondit : « Renvoyez-nous donc, de grâce. Nous ne pouvons nous en aller, mais, de grâce, renvoyez-nous donc. »

J’apprends qu’hier soir, les Princes et leur suite sont revenus de chez le Roi à 8 h. 1/2 pour faire leurs malles et sont retournés après, attendant pour savoir s’il y aurait lieu, oui ou non, de partir.

Qui a motivé cette alerte ?

Mardi 11 octobre.

Une cinquantaine de soldats français, de toutes armes, ont été amenés prisonniers. En traversant la ville, ils criaient, en agitant leurs coiffures : « Nous les avons battus et repoussés. »

Mercredi 12 octobre.

Une dame qui comprend l’allemand et qui l’a laissé ignorer à ses « logés », médecins, a appris, en les écoutant, que le roi Guillaume n’aimait pas les amputations, que c’étaient des pensions à faire et des souvenirs continuels de désastres ; aussi ont-ils une rude et pénible besogne pour satisfaire cette manière de voir…..

Vendredi 14 octobre.

Vers les 2 heures, le bruit se répand qu’un général français est en conférence, rue de Provence, avec Bismarck. En sortant, il est acclamé par la foule. Qui est-il ? Qu’est-il venu faire ?

Ce serait le général Boyer ou le général de la Motte-Rouge.

Mardi 18 octobre.

Le Nonce du Pape est ici, voulant se rendre à Tours, mais on ne lui laisse pas continuer son voyage.

Cette interdiction fut levée le 19.

Les chiens de Versailles, depuis la présence des Prussiens, sont très inquiets, très turbulents, très tourmentés. Est-ce le langage des envahisseurs ou leur odeur toute spéciale qui les rend ainsi ?

Mercredi 19 octobre.

Le général français en visite de Provence serait décidément le général de la Motte-Rouge.

Les commentaires les plus extraordinaires circulent au sujet de cette visite.

Le Nouvelliste Versaillais, organe des Prussiens, est affiché sur tous les murs ; il doit donc avoir peu de lecteurs.

Dix ou treize individus de Versailles vont quotidiennement à Paris chaque jour. Six auraient été capturés jusqu’ici.

Les Prussiens déclarent n’avoir, jusqu’ici, perdu à Versailles que quarante hommes seulement. Ils sont démentis par les employés des Pompes funèbres, qui assurent apporter, en moyenne, six cercueils par jour dans le Petit-Collège, affecté aux fiévreux.

Enterrement militaire prussien (luthérien) :

Les cercueils sont peints en noir pour les hommes mariés, en blanc pour les garçons, surmontés d’une branche de laurier et du casque.

Pendant la prière du pasteur, tous les soldats mettent leur casque devant leur figure, puis ils se ruent vers la fosse, où ils jettent une poignée de terre.

Au sortir du cimetière, quelques soldats du piquet d’enterrement échangent leurs casques contre ceux des défunts, qu’ils trouvent mieux à leur convenance.

On dit que, pour dissimuler leurs pertes aux yeux des Versaillais qui vont quotidiennement assister aux enterrements dans le cimetière Notre-Dame, les Prussiens enterrent deux corps dans le même cercueil.

Une parade a lieu chaque jour sur la place d’Armes, à 3 heures. Une partie des troupes, rangée le long de la grille du Château, fait face à l’avenue de Paris ; le front de bataille continue à gauche en retour d’équerre, tournant le dos à la rue de la Chancellerie.

Défilé au « pas de l’Oie », musique au rythme saccadé.

20 octobre.

Visite minutieuse des sous-sols de Trianon, dirigée par Bismarck, pour voir s’il n’y aurait pas de télégraphe souterrain en communication avec Paris.

Une nouvelle proclamation de Gambetta annonce que Bazaine est enfin sorti de Metz et qu’à la tête d’une armée de deux cent mille hommes, il marche sur Paris.

Le Musée est ouvert tous les jours, de 10 heures à 4 heures. Les avis placardés à l’intérieur sont en allemand. Le gardien-chef est un Allemand.

Nous avons vu dans le rez-de-chaussée nord du corps central du Palais trente blessés amputés.

Des Prussiens se promènent à cheval dans les parterres et les bosquets des jardins de Louis xiv.

Vendredi 21 octobre.

À 2 heures, le canon se fait entendre dans la direction du nord. Étant en visite boulevard de la Reine, je vois une jeune Anglaise descendre précipitamment et me dire d’une voix émue : « L’armée française attaque Beauregard, elle est à une heure d’ici. Ah ! Monsieur, mon émotion est légitime, car, quoique Anglaise d’origine, je suis Française par le cœur. »

Je pars à l’instant pour informer ma mère de cette nouvelle ; au même instant, la canonnade redouble. Tous les Versaillais sont sur les trottoirs, devant leurs maisons, le sourire aux lèvres. Les Prussiens se montrent soucieux et affairés, on les voit courir de tous côtés avec des regards inquiets.

En les voyant ainsi, j’ai pensé à : « Ousqu’est mon fusil ? » Ils ont eu un moment de panique, car les pièces de canon qui sont sur la place d’Armes ont été mises en place deux par deux, faisant face aux trois avenues, un régiment de dragons stationnant au centre de la place, ayant bride des chevaux au bras ; les fantassins étaient l’arme au pied. La canonnade et la fusillade étant de plus en plus rapprochées, je me hâtai de regagner ma maison. L’agitation était la même partout. Les gens de la maison du prince Karl étaient tous devant la porte et fort écoutant.

Je trouvai dans l’avenue de Villeneuve-l’Étang de nombreux groupes de Versaillais avides d’entendre la bataille qui, peut-être, aura pour issue de nous délivrer de nos oppresseurs. Des promeneurs sont venus m’informer qu’ils avaient entendu, au delà de la propriété de Pavant, la trompette française. Je partageai, vous n’en doutez pas, l’émotion générale. Qu’elle doit être harmonieuse, cette trompette ! Entre 3 h. 1/2 et 4 heures, la bataille, à en juger par le bruit de la fusillade et du canon, semble se rapprocher de nous ; les mitrailleuses, dans ce concert de désolation, se font souvent entendre ; leur bruit sourd et prolongé ressemble à un ricanement diabolique qui nous réjouissait, puisque nous en sommes réduits à ne plus éprouver de joies qu’en voyant les autres malheureux.

En entendant un grand bruit de chevaux et de voitures sur le pavé de Vaucresson, je cours à la barrière de Jardies, où je vois passer au grand trot quatre batteries d’artillerie que l’on est venu chercher en toute hâte.

Les soldats qui étaient revenus dans les bois de M. Gauthier, malgré tant de promesses, sous prétexte qu’ils les trouvaient excellents, ont dû abandonner vite ce travail et rentrer en ville ; la surprise a été telle, qu’ils ont déchargé des bois qu’ils allaient emporter, et ont disparu avec la plus grande célérité.

À 4 h. 1/2, on renvoie du bois et de Jardies les promeneurs qui s’y étaient postés en grand nombre, et les Prussiens établissent leurs canons en batterie le long d’une haie qui se trouve à gauche de la route, en face de la porte du parc de la Marche, au sommet de la descente qui va à Vaucresson. Les gendarmes prussiens arrivent alors et forcent les promeneurs et les curieux à rentrer en ville, s’opposant à ce que personne ne remonte l’avenue et forçant les habitants à rentrer dans leurs maisons. Cette mesure était motivée pour le cas d’une déroute, afin d’empêcher que les Versaillais ne tombent sur les fuyards. À 6 heures, la bataille a complètement cessé, les mitrailleuses ont eu le dernier. À 6 h. 1/4, une batterie rentre en ville par notre avenue ; les hommes chantent. À 7 heures, des lignards prennent le même chemin pour regagner leur casernement ; ils chantent tous aussi, mais on sent que c’est par ordre, car leurs chants sont psalmodiés plutôt qu’enlevés.

Un bûcheron, qui rentre quelques instants après, nous dit que les Français ont détruit tous les ouvrages exécutés par les Prussiens dans ces derniers jours.

J’ai vu, au plus fort de la bataille, le Grand-Amiral de Prusse, à cheval, toujours suivi de son domestique, à cheval également, et portant en bandoulière sa longue-vue.

Samedi 22 octobre.

Le nombre de nos blessés transportés au Château serait d’une cinquantaine, dont un commandant de zouaves qui expira en arrivant.

Hier, en traversant le pont du chemin de fer de la rue de Clagny, Bismarck, s’adressant à une vieille femme qui portait un fagot de bois, lui dit :

« Vous devez rentrer chez vous, car il peut arriver qu’on se batte dans la ville. » Elle répondit : « Dis donc, toi, tas de canailles, f… donc le camp chez toi donner des ordres ailleurs. »

En traversant la place d’Armes, j’ai rencontré la petite voiture des Pompes funèbres qui portait dix cercueils au Château. Un homme du peuple, en les voyant, s’est écrié : C’est-y canaille, ces Prussiens, voilà que ça change de costume. »

Les Allemands annoncent à des Versaillais la capitulation de Metz.

Croira-t-on que notre seul divertissement soit d’aller, à 4 heures du soir, au cimetière Notre-Dame compter le nombre des morts ?

J’ai vu ce soir onze convois, dont neuf d’hommes mariés. Il devait y avoir parmi eux un qui occupait une très haute situation : prince ou général.

Lundi 24 octobre.

Un médecin prussien, parlant d’une sortie de Bazaine, dit : « Oui, nous avons eu beaucoup d’hommes atteints, mais très légèrement. » M. Randon répliqua : « Cela doit être, car le Maréchal a fait, je le sais, remplacer les balles par des épingles. »

Mardi 25 octobre.

Le garde me donne, de la lueur insolite vue hier dans le ciel, une explication à laquelle j’étais loin de m’attendre : « La lumière était produite par le passage du ballon électrique envoyé par l’armée ; il est allé tomber aux Champs-Élysées, on voyait très bien le fil conducteur et l’étoile en avant. » !!

Jeudi 27 octobre.

Une dame, à laquelle des postiers allemands annoncent la reddition de Metz, leur dit que c’est impossible, car elle attend son mari, enfermé dans cette ville et qui est déjà venu la voir deux fois, par ballon. Les postiers sont ahuris et inquiets.

Chose curieuse que cette crédulité !

Vendredi 28 octobre.

Incident au Conseil municipal. M. de Bismarck ayant demandé trente livres de bougies, et le porteur s’étant trompé d’adresse, un aide de camp vint apostropher les membres du Conseil en pleine séance, de telle sorte que plusieurs protestèrent et furent momentanément incarcérés, notamment M. Albert Joly.

Mardi 1er  novembre.

Les employés de la Poste prussienne obligent les expéditeurs à faire à leurs lettres des additions singulières avant de les faire partir. Ainsi, ils demandèrent à M. Lecomte, notaire à Meulan, d’ajouter à une lettre adressée à sa femme que Metz avait capitulé et que le Mont-Valérien était pris. Ils essuyèrent naturellement un refus.

Samedi 5 novembre.

Des officiers prussiens se plaignent hautement de ce que les salons de Versailles ne s’ouvrent pas pour eux ! Ils trouvent étrange que nous ne soyons pas disposés à rire et à danser avec ceux qui, chaque jour, se disposent à tuer nos pères ou nos fils !

Lundi 7 novembre.

Huit cents blessés allemands arrivent à Versailles dans des wagons de chemin de fer traînés par des chevaux.

Un jeune officier allemand raconte à ceux qui le logent que, dans un combat près de Dreux, son colonel, un brave parmi les braves, a été effrayé des engins dont se servent les Français : leurs projectiles ressemblaient à de vrais pains de sucre.

Avant-hier, dans un café près du chemin de fer Rive-Droite, des officiers prussiens entrent, et l’un d’eux, de sa cravache, fait sauter la casquette d’un consommateur versaillais. Ce dernier se lève, saisit un pot à bière et dit à son insulteur : « Vous ne sortirez pas en vie d’ici. » L’autre, alors, lui tend la main et lui dit : « Vous avez tort de vous fâcher, c’était pour plaisanter. »

Caricature extraite d’un journal prussien, représentant des soldats de différentes nations allemandes donnant « à nu » le fouet à Napoléon iii, l’Impératrice, le Prince Impérial, Plonplon, Ollivier et de Grammont.

Mardi 8 novembre.

Un obus est tombé à 300 mètres de la grille de Villeneuve-l’Étang, vers 3 heures de l’après-midi.

Jeudi 10 novembre.

Les Prussiens craignent énormément d’être empoisonnés ; voilà pourquoi les intestins de tous les soldats qui meurent sont soumis à une analyse.

Visite du roi Guillaume au Palais, sous la direction de M. Smith, régisseur. Dans la Galerie des Batailles, il est vivement frappé par l’épisode représenté dans le tableau de la bataille de Fontenoy, et où un fils qui vient d’être décoré (Rochambeau) se jette dans les bras de son père. M. Smith ayant les larmes aux yeux, le Roi s’enquiert et apprend que le jeune Smith, aux armées, ne donne plus de ses nouvelles. Guillaume fait télégraphier ; on lui répond que ce militaire est mort. Un jeune abbé, arrivé de Metz, informe ce père désolé que, non seulement son fils n’est pas mort, mais qu’il vient d’être promu lieutenant.

Le lendemain, M. Smith reçoit du Roi un message confirmant cette bonne nouvelle et s’excusant de la lenteur de sa réponse, à cause d’une confusion amenée par le grand nombre de soldats du nom de Smith.

Vendredi 11 novembre.

Arrivent à Versailles des nouvelles de la bataille de Coulmiers, très vagues d’ailleurs et dont les conséquences sont exagérées. Beaucoup de troupes allemandes partent en direction d’Orléans.

Dimanche 13 novembre.

Les troupes françaises ne doivent pas être loin, « car la blanchisseusse du Chancelier, en rapportant le linge samedi soir, comme d’habitude, a été payée, ce qui n’avait pas encore eu lieu, sauf le lundi matin, en allant chercher le linge à blanchir ; de plus, on ne lui a pas recommandé de venir lundi ».

Les gros bagages du Roi sont partis… Les officiers restés en ville (ceux qui ne sont pas partis dans la direction de Chartres) ne se sont pas encore couchés la nuit dernière.

Lundi 14 novembre.

Les Bavarois se plaignent d’être toujours au feu et expliquent la préférence dont ils sont l’objet par le désir qu’aurait la Prusse d’anéantir l’armée bavaroise, afin de s’emparer sans difficulté de la Bavière.

Un Anglais qui a fait le portrait du suisse de Notre-Dame a mis comme légende à son dessin, destiné à un journal anglais : « Le seul homme de Versailles qui ait conservé ses armes. »

Mardi 15 novembre.

Une scène déplorable a eu lieu avenue de Saint-Cloud. « Un officier prussien s’est rué sur un groupe de causeurs, le sabre au poing, sous le prétexte que l’on y tenait des propos malsonnants à l’endroit de Metz. Un des interlocuteurs a été grièvement blessé, puis emmené au poste par son meurtrier. »

Des scènes analogues avaient déjà eu lieu pour le même motif.

Un aumônier catholique prussien a dit : « La mission que nous remplissons en France devra être continuée après un an de repos en Italie. »

Mercredi 16 novembre.

Nous savons que nos envahisseurs ne négligent jamais les petits bénéfices et que, sous ce rapport, leur journal : Le Moniteur officiel de Seine-et-Oise, a dépassé leurs espérances, puisqu’il se trouve des Versaillais « assez dépourvus de respect humain pour lire cette feuille qui les insulte à chaque ligne », comme dit un de ses propres rédacteurs. Ce journal était rédigé, dans le principe, par trois individus nommés : Lewilson, Hoff et Neineger (?). Hoff s’étant suicidé (après disgrâce encourue en haut lieu), il n’en reste plus que deux, dont un est plein de rondeur et de franchise ; aussi ne craint-il pas de rapporter que tous les Français qui lisent le Moniteur officiel de Seine-et-Oise

Croiriez-vous qu’il y a à Versailles des Français qui se plaignent de ce qu’il n’y ait pas plusieurs bureaux où l’on puisse acheter le Moniteur officiel de Seine-et-Oise ?

Les photographes sont peut-être les seuls Versaillais qui n’aient point souffert de l’occupation ; tous ont été très occupés et tous ont vu s’épuiser leurs produits chimiques.

Jeudi, tous les officiers et presque la totalité des sous-officiers d’un régiment qui défilait avenue de Sceaux saluaient un passant, un gros monsieur ayant une trentaine d’année. Ce monsieur, qui avait le brassard des ambulances, était un banquier suivant les armées. Ce monsieur offre, du reste, de l’argent à tous ceux qu’il sait être dans l’embarras, sans distinction de nationalité.

Un colonel prussien, à Bailly, ayant besoin de bougie, recommande à son ordonnance de lui en acheter, et comme le soldat fait savoir qu’il n’a plus d’argent : « Prends cette pendule, dit le colonel, et vends-la pour acheter de la bougie. »

Lundi 21 novembre.

Un individu que j’ai toujours considéré comme raisonnable jusqu’à aujourd’hui n’a pas hésité à me déclarer que, d’ici à quelques jours, je verrais un mouvement républicain en Prusse et que M. de Bismarck serait élu Président de la République des États confédérés de l’Allemagne du Nord.

C’est à en devenir fou !

Mardi 22 novembre.

On comprendra peut-être la situation qui nous est faite quand on saura que nous somme malheureux, alarmés de ne plus entendre depuis plusieurs jours le bruit du canon. Notre pauvre système nerveux est bien surexcité, ou du moins, je le pense, quand je vois cette musique prussienne, que nous avons tous admirée dans les Kursaals de Bade, Ems, etc., etc., nous énerver ici au point de nous arracher des larmes. Les paisibles habitants de la paisible ville de Versailles sont devenus des lions ; pas tous, malheureusement, mais le plus grand nombre enragent de ne pouvoir aller partager les dangers de ceux qui se sont armés pour nous délivrer et nous venger.

Le chirurgien en chef du roi de Prusse a dit à la sœur qui veille à son chevet qu’elle ne manque pas de le prévenir aussitôt l’entrée des Français à Versailles, afin qu’il se constitue de lui-même prisonnier.

Les officiers prussiens craignaient une Saint-Barthélemy ; aussi firent-ils plusieurs alertes nocturnes, dont notamment celle du 21 novembre qui tint éveillés et armés la plupart d’entre eux.

Dimanche 27 novembre.

Je ris encore en pensant aux mines d’un dragon prussien mangeant, chez un charcutier du quartier Saint-Louis, un saucisson. Ce dragon, chaque fois qu’il donnait un coup de dent, se demandait évidemment quel pouvait être l’animal matière première du saucisson. Quant à la physionomie du marchand, c’est tout un poème.

Caractère des officiers et soldats prussiens : taquins, menteurs, dissimulés, envieux. Les officiers supérieurs et généraux manquent tous de la distinction, de l’aménité et de la bienveillance naturelles aux gens haut placés. Les médecins, sauf ceux d’origine polonaise, ont su amonceler contre eux toutes les colères, toutes les irritations, par leurs exigences déplacées et leurs prétentions inouïes.

Lundi 28 novembre.

Le tact est chose inconnue dans l’armée prusienne, quel que soit le degré de la hiérarchie auquel vous vous adressiez…

Un colonel faisait un feu effrayant dans la maison où il était logé. À une observation, il répondit : « Si cette maison brûle, je m’installerai dans une autre. »

Jeudi 1er  décembre.

À Étampes, un individu ayant appelé son chien : « Bismarck », fut arrêté, et des officiers prussiens firent pendre le chien.

Un officier prussien a cru devoir remercier une dame chez laquelle il avait été logé en lui envoyant une pendule !…

La police prussienne a eu l’idée de s’attacher comme agents quelques-uns des libérés de la maison de justice, à l’expiration de leur condamnation. Comme quelqu’un reprochait à l’un de ces individus le honteux métier qu’il faisait, il répondit : « Si vous saviez combien nous les foutons dedans pour les dix francs qu’ils nous donnent par jour ! »

Toutefois, la délation exerça de grands ravages à Versailles.

Mardi 6 décembre.

Ah ! les marchands !

Un boucher de Versailles a refusé hier à une pratique de vingt-deux ans un petit beefsteak dans le filet qu’elle demandait pour un jeune malade. Le boucher prétendait ne pouvoir le faire, parce que les deux énormes filets qu’il possédait étaient destinés au Roi de Prusse et au Chancelier fédéral, auxquels il les vendait un bon prix. La cliente de vingt ans offre alors de payer le même prix que le Roi et le Chancelier. Le boucher, sans être ébranlé, refusa.

Mercredi 7 décembre.

M. Franchet d’Espérey, étant forcément porteur de mauvaises nouvelles, puisqu’il est, pour être agréable et utile à la Ville, continuellement au milieu des Prussiens, a été nommé : Franchement Désespérant.

Versailles est littéralement encombré de Juifs allemands, attirés ici par le pillage des maisons de campagne des environs occupées par les Prussiens. Nous sommes maintenant édifiés sur ces chariots de meubles que nous voyons continuellement entrer en ville.

Samedi 10 décembre.

Un officier prussien répondit à quelqu’un qui lui disait que leur conduite inqualifiable pendant cette guerre en ôtait tout le côté glorieux :

« La gloire, peu nous importe ; nous ne nous occupons que du but. »

Des officiers prussiens, dans la nuit de mercredi à jeudi, ont attaché à la poignée du sabre de la statue du général Hoche la pancarte-affiche d’un marchand de bière anglaise.

Mardi 13 décembre.

Comme un officier prussien était chargé, auprès du Conseil municipal, de faire une réquisition qui paraissait étrange, un membre dit assez haut : « Si cela continue, ils finiront par nous demander nos redingotes. » — « Ah ! répondit le Prussien sans se décontenancer, si nous ne les avons pas encore demandées, c’est que nous n’en avons pas encore eu besoin. »

Mercredi 14 décembre.

Le Café du Globe est affectionné par les officiers prussiens, qui, chaque soir, s’y livrent à de copieuses libations, qui sont d’autant plus abondantes et répétées que l’inquiétude est plus grande et les préoccupations plus pressantes. On a remarqué que tous les officiers sur leur départ ne quittaient le café qu’en état complet d’ébriété.

Samedi 17 décembre.

Les Prussiens, qui nous traitent avec tant de mépris dans leurs familles, y sont un peu autorisés quand ils voient la masse énorme d’hommes, surtout de jeunes gens, qui restent inactifs ici, quand leur présence dans les armées serait si bien justifiée.

Lundi 19 décembre.

Le prince Adalbert, grand-amiral de Prusse, a abordé M. Piot, rue Labruyère projetée, et lui a demandé ce que c’était que les deux cages vertes superposées dans lesquelles voltigent des pigeons. Mon voisin lui ayant répondu que c’était un pigeonnier, il s’informa s’il n’était pas en verre, ce qui lui semblait prodigieux et avait attiré son attention depuis son arrivée ici.

Sur l’affirmation que cette construction grêle est, non pas en verre, mais en bois peint en vert, le prince s’est retiré après mille remerciements et paraissant enchanté.

Mercredi 21 décembre.

M. Émile Deschamps définit ainsi l’officier prussien :

« Le Prussien, c’est Attila avec une année d’École normale et quelques accessits. »

Dimanche 25 décembre.

Un officier prussien, en quittant la maison où il était logé depuis deux mois et dans laquelle il s’était comporté de façon à se faire regretter, a dit : « Si nous sommes chassés de France, nous brûlerons tout, nous détruirons tout sur notre passage. »

Jeudi 29 décembre.

Des officiers prussiens disent qu’ils ne comprennent pas comment la France a l’inhumanité de continuer à se battre par un temps pareil.

Le thermomètre marque neuf degrés au-dessous de zéro.

Lundi 2 janvier 1871.

La correspondance venant d’Allemagne, adressée au commandant en chef de l’artillerie allemande, demeurant 37, avenue de Paris, est ainsi libellée :

« Général Herkt, Commandant en chef l’artillerie allemande, Paris. »

C’est, paraît-il, afin de calmer nos prisonniers qui sont turbulents, puis aussi, pour ne pas trouver des résistances chez les troupes nouvellement levées.

À plusieurs reprises, on leurra les Prussiens de l’espoir d’une prochaine entrée à Paris, même des officiers supérieurs et généraux.

Jeudi 5 janvier.

Quelques professeurs du Lycée ont été invités par le proviseur à reprendre leurs cours pour quelques élèves. Ils ont dû s’installer dans les bâtiments de la pension Hueber, le Lycée étant encombré de malades.

Lorsque les simples soldats croient pouvoir s’épancher, ils montrent peu d’enthousiasme pour la continuation de la guerre.

L’un d’eux, brosseur d’un gros bonnet, a déclaré que, quand il allait retourner au feu, il se ferait faire prisonnier….. Il est assez disposé à traiter légèrement son officier.

Lundi 9 janvier.

C’est no 3, carrefour de Montreuil, au premier étage, que demeure le Grand-Prévôt des armées allemandes. C’est dans son appartement qu’ont lieu les séances de son tribunal. Le locataire du rez-de-chaussée me raconte que ses voisins d’au-dessus sont pour lui un baromètre sûr des bonnes et des mauvaises nouvelles : mauvaises quand il y a calme plat, mais le brouhaha est en raison de la bonté des nouvelles.

Mercredi 18 janvier.

Deux soldats prussiens sont rentrés hier de sous Paris et ont jeté leurs armes, déclarant ne plus vouloir aller aux avant-postes.

Il paraît qu’aujourd’hui, le roi Guillaume s’est donné la satisfaction de se faire proclamer Empereur d’Allemagne. Dès la pointe du jour, les musiciens allemands soufflaient à tout rompre pour célébrer ce beau jour, et ce soir, cette petite fête se termine par un dîner chez le Roi et un dîner à l’Hôtel des Réservoirs. Vers 4 h. 1/2, j’ai vu un grand nombre de casques se rendant à la Préfecture. Pendant que les gros casques festoient, les moyens casques s’indignent de ce que le Roi ne se préoccupe pas de la situation de l’Allemagne et des Allemands, qui est loin d’être bonne.

Vendredi 20 janvier.

Dans la maison dite : « Le Caleçon de bains », près le pont du chemin de fer, à droite, rue de Clagny, ils ont brûlé non seulement les placards et les volets, mais encore la porte d’entrée. M. Gauthier, le propriétaire, a pu, à grand’peine, sauver les glaces.

Un matelot français, fait prisonnier la veille à Buzenval, attendait sa destination avec quatorze de ses compagnons, devant la Mairie. Un officier prussien l’aborde et lui dit : « Que mangiez-vous à Paris ? Du bœuf, peut-être ? — Non, pas de bœuf. — Du cheval, alors ? — Non, pas de cheval. — Quoi alors ? — Les prisonniers. »

L’officier disparut…

Le Château et, surtout, la Galerie des Glaces sont bondés de blessés prussiens.

Dimanche 22 janvier.

Il est impossible de se figurer l’horrible situation dans laquelle la déroute prussienne de jeudi soir 19 nous a mis pendant quarante-huit heures. En présence des vingt et un soldats prussiens fourrés dans la maison Roger, c’est-à-dire en face de nous, les habitants de Monrêve étaient dans la position d’un lapin en face d’un boa… Enfin, ils sont partis, c’est partie remise jusqu’à la première venette.

Deux jeunes officiers prussiens ont dit, en revenant de Buzenval : « Notre bataillon a perdu sept officiers et cent quarante hommes. Vos mobiles se sont battus comme des lions. »

Mardie 24 janvier.

De tous côtés, on se quitte en se disant : la Paix est signée ! Espérons que non ; il vaut mieux tous périr que de céder ou d’accepter une paix honteuse.

Dimanche 29 janvier.

L’armistice a fait taire le canon ; on peut s’imaginer combien ce silence nous pèse ; le bruit du canon, dans nos malheurs, entretenait l’espérance.

Quel va être notre sort ? À quel degré d’humiliation allons-nous descendre ? Oh ! ma belle patrie ! Oh ! mon cher pays ! Que de braves cœurs tes malheurs font battre ! Que de lâches et d’égoïstes tes souffrances laissent indifférents !

Mardi 31 janvier.

Toujours jobards, ces bons Français, oui, toujours jobards, car, depuis l’entrée des Prussiens en France, je mets au défi que l’on me cite un seul trait généreux émanant d’eux, tandis que leur barbarie, leur canaillerie et leur vandalisme se font voir à chaque pas.

Jeudi 2 février.

Le Grand-Duc de Saxe-Altenburg et un autre prince de Saxe (ce dernier en plein Hôtel Vatel) ont dit qu’un des buts de la guerre était de « ruiner » la France.

Dimanche 5 février.

Le chef de gare de la Rive-Droite et quelques employés sont rentrés hier au soir.

Vendredi 10 février.

Deux trains, aller et retour, sont mis en service à la gare Rive-Droite.

Jeudi 16 février.

Un jeune officier de cavalerie prussienne avait été surnommé : « Peau de satin », à cause de son teint blondasse. Un soir, il entra dans la loge des concierges du 32, avenue de Paris, se soulagea sur leur poêle en leur décochant un chapelet d’ignobles injures.

Mardi 21 février.

Réquisition par les Prussiens de douze manches de plumes à 0 fr. 05 chaque.

Dimanche 26 février.

Ce matin, rue Duplessis, j’ai rencontré un prêtre catholique prussien, en soutane, la poitrine bardée de décorations et coiffé d’un petit feutre mou noir. Il s’est arrêté et, sans plus se préoccuper du nombreux public qui passait en ce moment, se rendant à la messe, il s’est mouché avec ses doigts, très proprement, ma foi ; on voyait qu’il était coutumier du fait.

Mardi 28 février.

Un officier prussien disait hier : « C’est bien malheureux pour la Prusse que l’on n’ait pas fait une paix honorable après le désastre de Sedan. Nous voici engagés de telle façon que, d’ici à dix ans, il éclatera une nouvelle guerre dans laquelle l’Europe entière sera contre nous ; cette guerre aura pour issue de faire disparaître de l’Europe la Prusse, dont l’empire sera partagé entre les vainqueurs. »

Mercredi 1er  mars.

À 2 h. 1/2, j’ai vu le Roi de Prusse, en voiture à quatre chevaux, conduite en daumont, passant par la rue Saint-Pierre, venant de l’avenue de Saint-Cloud, casque en tête, et accompagné d’une nombreuse suite.

Il allait passer une revue à Longchamp ; les Versaillais étaient tous humiliés et anxieux des événements.

Jeudi 2 mars.

Le prince Karl de Prusse, frère du Roi, est le coq de la famille, malgré ses soixante-douze ans.

On dit de lui en Prusse :

« L’homme le mieux élevé, le panier le plus percé, le père de tous les bâtards de Prusse. »

Sur la grille de la maison où loge le prince Adalbert, il est un écriteau portant : « Ici, demeure l’amiral suisse. » Son aide de camp est un hussard ; aussi l’a-t-on surnommé : « Le plongeur à cheval ».

Quand il quitta la petite maison Salleron qu’il occupait, on retira de ses appartements plus d’un tombereau d’immondices.

Le prince avait l’air d’un excellent bonhomme ; il était complètement dominé par son aide de camp et son valet de chambre.

Mardi 7 mars.

Les Versaillais désignés sous le nom de : « Royal Fileurs » commencent à réintégrer leurs domiciles.

Vendredi 10 mars.

« Notre Fritz » (le Prince Royal) est parti, ainsi que le préfet prussien : de Brauchitsch (dit : Bonchique).

Samedi 11 mars.

Départ de Bismarck.

Il dit à Mme Jessé, qui faisait un mouvement de dégoût et d’indignation en voyant les dégâts causés dans sa propriété : « Eh quoi, Madame, vous vous plaignez. Que diriez-vous si vous aviez été à Saint-Cloud ! » Il voulut lui acheter la pendule devant laquelle avait été signé l’armistice, mais il essuya un refus. Il donna 30 francs de pourboire à la jardinière et remit 40 francs au jardinier « pour faire faire les réparations nécessaires » !  !  !

Le départ de l’Empereur d’Allemagne a fait dire : « Il a beau s’en aller avec cinq milliards, il ne fera jamais Charlemagne. »

Un Versaillais n’ayant trouvé que du fumier pour coucher des voituriers prussiens, a dit : « Ils sont si sales qu’ils ont sali le fumier. »

Dimanche 12 mars.
174e et dernier jour de l’occupation prussienne.

Complète évacuation à midi. Trois cents artilleurs et sapeurs français entrent en ville à 5 heures. Une foule énorme et émue les attendait.

Avant de partir, des officiers prussiens se sont mis à vendre des marchandises qui restaient au dépôt de la gare Rive-Droite. La Ville, prévenue, a fait cesser ce honteux trafic.