L’Odyssée d’un prétendant birman

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L’Odyssée d’un prétendant birman
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 678-708).

L’ODYSSÉE D’UN PRÉTENDANT BIRMAN


À Saïgon, dans une vaste maison aux persiennes toujours closes, habite un personnage mystérieux dont nos compatriotes d’Extrême-Orient connaissent à peine aujourd’hui l’existence et qui joua cependant un rôle considérable dans notre histoire coloniale. Cet homme, qui s’entoure d’une barrière presque infranchissable faite de souvenirs et de désillusions, est le prince Myngoon Min, héritier des Allomphra, prétendant légitime au trône birman.

Pendant un instant, on put croire que son pays allait faire partie de notre empire indo-chinois. Quelques Français entreprenans, tels que MM. Vossion, Dru, La Bourdonnais et Deloncle avaient démontré au roi Min Doon et à son successeur Thibau les avantages de notre protectorat ; mais leurs efforts, précipitant les événemens, eurent des résultats qu’ils n’avaient pas prévus. Le traité Deloncle fut sans effet contre l’habileté de lord Dufferin et les canons du général Premdergast. Le royaume d’Ava[1] était supprimé le 1er  janvier 1886, et le prince Myngoon, que les hasards d’une vie aventureuse et les calculs de la diplomatie faisaient depuis six ans notre hôte, devenait presque notre prisonnier.

Le moment n’est pas encore arrivé de faire l’étude critique des négociations dont le fils de Min Doon fut le pivot en Indo-Chine et dont le succès aurait probablement placé la péninsule tout entière sous notre influence. Mais le lecteur trouvera sans doute intéressant le récit de l’existence extraordinairement agitée d’un prétendant qui, proscrit, sans ressources, inquiéta longtemps le gouvernement anglais, et dont le rôle n’est peut-être pas encore terminé.


I

En 1806, le roi Min Doon régnait depuis treize ans sur la Birmanie déjà diminuée de ses beaux territoires du Sud qui formaient une province anglaise dont Rangoon était la capitale. Indolent et faible, il n’avait pas oublié la révolution de palais à laquelle il devait le pouvoir et, pour ne pas être à son tour victime d’ambitions prématurées, il ne se hâtait pas de désigner, suivant la coutume, son successeur parmi ses nombreux enfans. Il consacrait son temps aux multiples exercices de la piété bouddhiste et laissait le soin des affaires publiques à son frère Kanoung Meng, homme avide et cruel, dont il avait fait son premier ministre et l’éducateur de ses fils.

Cette apathie devait avoir les plus graves conséquences. Deux partis en effet se partageaient les ministres et les courtisans : celui de Kanoung Meng qui, à défaut de testament royal, était Aengshée Min (héritier du trône), et celui des princes dont l’aîné, Myngoon Mïn, avait acquis, grâce à son caractère affable et son entrain, la sympathie des Birmans. Tandis que l’Aengshée Min, se posant comme le champion des revendications nationales, fermait le pays aux étrangers et méditait une guerre avec l’Angleterre pour effacer le traité de Yandabo et les empiétemens de 1851, le prince Myngoon, d’accord avec le roi, estimait que le salut de la Birmanie serait au contraire dans la réforme complète du royaume et l’adaptation des idées européennes à la mentalité du pays.

Le fils de Min Doon n’était pas un de ces princes ignorans, amollis par la paresse et les plaisirs, que l’on a coutume de rencontrer en Asie. Aujourd’hui encore, ceux de nos compatriotes que le hasard ou la curiosité mettent en sa présence à Saigon sont toujours surpris de voir un homme élégant et souple dans ses habits de coupe européenne, au turban jaune adroitement drapé sur une tête intelligente. L’œil est vif, la démarche fière, le verbe impérieux et caressant. Quand il parle, tout s’anime, et le geste énergique accentue la pensée. La noblesse instinctive, la majesté naturelle percent dans son urbanité parfaite et sa simplicité ; la bonté, l’audace paraissent dans le regard qui se fixe franchement. On reconnaît en lui l’être né pour commander et pour agir, le chef qui rayonne de la sympathie, qui entraîne et qui séduit. On devine dans la prosternation de ses Birmans qui se traînent sur les coudes et les genoux, le front dans la poussière, non pas seulement un vain cérémonial d’étiquette, mais une adoration enthousiaste pour celui qu’ils suivront aveuglément quand il voudra renouveler les exploits d’Allomphra[2]. Et cependant, Myngoon est vieux ; il est usé par une réclusion volontaire de vingt ans en Cochinchine ; on peut donc comprendre quel était son prestige, voilà bientôt un demi-siècle, quand, âgé de vingt-trois ans, il apparaissait au peuple de Mandalé comme l’espoir du royaume et le rival de Kanoung Meng.

Tout d’abord, celui-ci sembla l’emporter. Mais l’opposition de la famille royale à ses projets belliqueux, les instances de ses amis, le souvenir du rôle qu’il avait joué dans le coup d’Etat de 1851[3], donnèrent à Kanoung Meng le désir de s’emparer du trône en supprimant tous les obstacles qui l’en séparaient Myngoon comprit bientôt qu’il fallait gagner de vitesse son perfide parent. Le patriotisme autant que le soin de sa sécurité, la rancune de multiples affronts, les mœurs du pays et du temps rendaient inévitable une solution violente du conflit. Elle fut résolue par le jeune prince, qu’un avertissement secret avait déjà prévenu de la conjuration qui se préparait. Il s’assura du concours de son frère Myngoon Din, à peine âgé de seize ans, de quelques fidèles dont le sort était lié au sien et, pour mieux se défendre, il décida de se transformer en agresseur audacieux.

Kanoung Meng avait fixé au 2 août 1866 l’exécution de son complot contre la famille royale. Les princes, mandés à la séance du Conseil des ministres, dont plusieurs étaient favorables aux desseins de l’Aengshée Min, devaient se trouver arrêtés en route par une échauffourée soigneusement préparée, séparés de leur escorte et massacrés. Un pareil sort était réservé au Roi dont le palais serait envahi par les représentans bien stylés des volontés populaires, qui offriraient alors le pouvoir à Kanoung-Meng. La farouche énergie de Myngoon fit échouer ces combinaisons. Au jour fixé, accompagné de son frère et d’une trentaine d’amis déguisés, armés de poignards cachés sous leurs vêtemens, il partit pour le palais de son oncle et fut assez heureux pour éviter la troupe d’émeutiers soudoyés qui l’attendait sur le chemin. Suivi de ses compagnons il pénétra dans le palais, fut reconnu trop tard par la garde, et força les portes de la salle où l’Aengshée Min entouré des ministres attendait les nouvelles en escomptant le succès de sa conspiration.

Myngoon ne s’attarda pas à d’éloquens discours ; les instans étaient précieux, car l’on entendait accourir les soldats de Kanoung Meng. Tandis que le prince clouait d’un coup de poignard son oncle sur la table du Conseil, sa troupe massacrait sans pitié la plupart des conjurés ; les autres, ayant pu s’enfuir, courent jusqu’au palais royal où ils épouvantent le vieux souverain par des récits mensongers sur les causes et le but du coup de force que ses fils avaient accompli. Min Doon, qui savait l’histoire de sa dynastie, craignit à son tour pour sa propre existence. Il quitta aussitôt sa résidence d’Amarapoura, rentra précipitamment presque seul, à pied, dans la capitale et s’enferma dans son palais sous la protection d’une garde fidèle pour échapper à l’assassinat qu’il redoutait.

Cependant l’événement était connu à Mandalé. La foule manifesta sa joie d’être délivrée de la tyrannie de l’Angshée Min dont les fils furent presque tous assassinés par leurs propres soldats, en pillant sa résidence, en massacrant ses serviteurs et ses cliens. Myngoon et son frère, acclamés comme les libérateurs du peuple qui aurait applaudi à leur mort si le complot de Kanoung Meng avait réussi, comprirent qu’ils devaient sans retard se justifier auprès de leur père, calmer ses appréhensions en lui démontrant qu’il leur devait la couronne et la vie, et se proclamer ses sujets les plus dévoués. Mais, en recherchant le Roi dans le palais abandonné d’Amarapoura, ils perdirent un temps précieux. Lorsqu’ils se présentèrent au palais de Mandalé, escortés de leurs amis et d’une foule en délire, le commandant de la garde les considérant comme des chefs de factieux s’opposa vigoureusement à l’exécution de leur projet ; le vieux souverain, à qui le tumulte de sa capitale rappelait trop la révolution de 1851 et la déposition de son frère Pagan Min, refusa d’accorder à ses fils l’entrevue qu’ils sollicitaient. Cette décision malheureuse changea les destinées de la Birmanie : Myngoon, placé dans l’alternative d’accepter à son profit les conséquences de sa popularité ou de s’exiler volontairement, quitta le pays ; son absence rendit possible l’usurpation de Thibau dont le règne éphémère et sanglant devait se terminer par l’expédition de 1885 et l’annexion de la Birmanie à l’Empire des Indes.

La situation des princes était en effet très délicate. S’ils essayaient de joindre leur père que les assurances les plus loyalistes transmises par des émissaires empressés ne pouvaient fléchir, la population aurait vite renversé les barrières ; le Roi pouvait être massacré dans la bagarre par quelque fanatique partisan de ses fils ou renvoyé dans la bonzerie dont cette même foule l’avait fait sortir quinze ans auparavant pour le placer sur le trône. S’ils demeuraient à Mandalé jusqu’à ce que leur père ait plus justement apprécié leur rôle, l’effervescence de la capitale gagnerait le pays tout entier, et leur popularité grandissante alarmerait davantage le Roi. Il fallait donc se décider sans perdre un instant. Devant la porte de ce palais qu’il ne pouvait plus franchir comme sujet fidèle et fils respectueux, mais qu’un signe de lui ferait céder sous l’irrésistible élan d’une foule enthousiaste acclamant son nouveau souverain, Myngoon prit aussitôt la résolution de quitter la capitale et d’attendre du temps sa justification. Malgré les instances de ses amis, il se dirigea, toujours accompagné de son frère, vers sa maison pour faire sur-le-champ ses préparatifs de départ ; sans chef et sans but, l’émeute devait cesser aussi promptement qu’elle avait commencé.

Sur leur chemin, les princes rencontrèrent le capitaine Sladen, alors représentant de l’Angleterre auprès du gouvernement birman, qui venait du palais royal et s’efforçait, non sans peine, de rentrer à la Résidence. Après avoir calmé la populace qui voulait lui faire un mauvais parti, Myngoon fit connaître à Sladen son rôle et ses projets. Le capitaine lui expliqua les causes de l’obstination du Roi qui, dans son ignorance des événemens, pleurait la mort de son frère, maudissait ses enfans dont il se préparait à punir le crime et la rébellion. Il leur démontra les difficultés d’un séjour dans les États de leur père et leur exposa qu’il croyait avoir les pouvoirs nécessaires pour leur offrir au nom de son gouvernement un asile à Rangoon, jusqu’à ce que Min Doon mieux instruit ait compris le caractère du service qu’ils venaient de lui rendre à son insu.

Les deux frères n’hésitèrent pas à suivre ce conseil. Le soir même ils quittaient Mandalé à bord d’une jonque royale que, grâce à l’anarchie de la capitale, ils avaient réquisitionnée. Toutefois, leur voyage ne s’accomplit pas sans incidens. Le fils aîné de Kanoung Meng, prince Padin, à qui le départ de Myngoon et la pusillanimité du Roi laissaient le champ libre, avait cru l’occasion favorable pour venger la mort de son père en essayant de réaliser ses ambitieux projets. Myngoon, que ses amis de Mandalé avisaient chaque jour des événemens, dut rebrousser chemin pour s’opposera cette nouvelle conspiration. Il y réussit. Malheureusement, cet épisode ne suffit pas à convaincre le Roi du loyalisme de son fils et, tandis que Padin par ses habiles intrigues obtenait un pardon généreux[4], Myngoon et son frère continuaient par prudence leur voyage jusqu’à Rangoon, abandonnant leur pays qu’ils ne devaient plus revoir.

Le capitaine Staden, sans le savoir peut-être, venait de rendre à l’Angleterre un service éminent : les deux princes étaient désormais des otages précieux que la diplomatie britannique emploierait suivant ses besoins. Myngoon, en acceptant l’hospitalité anglaise, faisait preuve d’une grande inexpérience et de généreuses illusions. Le roi Min Doon traita comme des fils rebelles et dénaturés ceux qui étaient ses plus dévoués défenseurs. Cette habileté, cette confiance et cette erreur coûtèrent à la Birmanie son indépendance, à Myngoon sa couronne et sa liberté.


II

Le colonel Phayre, alors Chief Commissioner de la Birmanie anglaise, accueillit avec de grands égards les hôtes imprévus dont Sladen lui avait annoncé l’arrivée. Il installa les deux frères dans un logement confortable et pourvut largement à leurs besoins ; mais il ne tarda pas à s’en trouver fort embarrassé. Les souvenirs des guerres de 1826 et de 1851 n’étaient pas effacés dans le delta de l’Irraouaddy ; la domination anglaise était encore discutée ; les hésitations et les erreurs du début de l’occupation avaient fait bien des mécontens qui rêvaient l’expulsion des étrangers et le l’établissement de l’autorité des Allomphra sur les provinces enlevées à l’ancien royaume d’Ava. La présence de deux princes de la famille royale, dont les exploits, déjà connus, étaient amplifiés par la distance et l’exagération asiatique, les manières captivantes de Myngoon qui s’annonçait déjà comme un entraîneur de foules, eurent des conséquences que n’avaient pus prévues les fonctionnaires anglais. Les Birmans venaient en masse manifester leur foi monarchique devant le logement de Myngoon ; les notabilités indigènes complotaient le soulèvement de l’Arrakan, du Pegou et du Tenasserim et la formation d’une principauté dont le fils de Min Doon serait le chef ; ils l’assuraient de tout leur dévouement et le prouvaient par des dons généreux qui permettaient aux deux fugitifs de soutenir un train princier et d’acheter en cas de besoin d’utiles complicités.

Myngoon et son frère ne semblent pas avoir voulu profiter de cette situation ; mais l’exaltation grandissante de la population alarma le colonel Phayre qui crut devoir prendre quelques précautions. En interdisant leurs relations avec les habitans, il fit surveiller discrètement les deux princes et plaça des espions jusque dans leur entourage. Myngoon, avec son caractère chevaleresque et fier, vit un outrage dans cette méfiance. Comme à Mandalé, il comprit que son départ ferait cesser les inquiétudes, mais cette fois il voulut partir seul, car son frère Myngoon Din eût été trop jeune pour soutenir jusqu’au bout sans faiblir le rôle pénible de fils rebelle et d’hôte dangereux qu’on leur attribuait à tous deux.

Un matin d’octobre 1866 il quitta Rangoon, déguisé en marchand, accompagné de quelques fidèles serviteurs. Tantôt sur une barque, tantôt en charrette à bœufs, il se dirigea sans être reconnu vers les territoires du Siam qu’il atteignit après un voyage de trois semaines sans incidens. Mais sa présence à Xieng Mai où il comptait se fixer inquiéta bientôt le commissaire royal en résidence auprès du sobo de la région : l’invasion birmane et la prise d’Aynthia étaient encore trop récentes, les princes chans de Nan, Xieng Mai regrettaient trop la révolte qui leur avait fait échanger leur vassalité nominale envers le débonnaire gouvernement d’Ava contre le contrôle sans cesse plus tatillon et plus envahissant de Bangkok, pour que l’arrivée du prince Myngoon ne partit pas présager des troubles redoutables et prochains. Myngoon ne voulut pas être la cause de graves embarras pour l’hospitalier sobo de Xieng Mai. Après un court séjour dans la ville, il se remit en route et, franchissant la frontière incertaine qui séparait alors les États de Min Doon et de Chulah long Korn, il pénétra dans le pays Karini.

Cette région, comprise entre la Se Louen et le bassin du Mé-Nam, était divisée en une foule de principautés dont les chefs ou sobos reconnaissaient la suzeraineté des souverains birmans qui entretenaient un délégué dans chacune de leurs capitales. L’influence de ces délégués était d’ailleurs plus nominale que réelle. Protégés par la nature montagneuse des pays, par la difficulté des communications, les sobos étaient presque indépendans ; ils dévastaient la contrée par leurs incessantes querelles, négligeaient d’envoyer à Mandalé les fleurs d’or et d’argent témoignages de leur vassalité. Myngoon trouva chez le plus puissant d’entre eux, le chef de Moné, un cordial accueil. Les témoignages de respect que lui prodiguait son hôte, les protestations de dévouement que lui apportaient les envoyés des sobos voisins dès son arrivée à Moné, la faiblesse des liens politiques rattachant la région au roi de Birmanie firent concevoir au prince un projet audacieux. Il rêva de pacifier le pays Karini par le groupement de ses nombreux chefs en une confédération indépendante dont il serait le souverain et dont les destinées pourraient être brillantes : le nouvel État ne tarderait pas à progresser vers l’Est et vers le Nord, réunissant sous la suprématie d’un prince aussi actif qu’intelligent les pays chans de Birmanie et du Siam. Mais les négociations préparatoires que Myngoon essayait d’engager furent bientôt connues du commissaire royal en résidence à Moné. Ses rapports alarmèrent le roi Min Doon qui, tranquille désormais dans le bassin de l’Irraouaddy depuis la deuxième révolte et l’exécution de Padan Min, voulut prévenir ou combattre ce qu’il croyait être une nouvelle rébellion de son fils aîné. Par son ordre, 8 000 hommes environ de troupes royales se concentrèrent sur les frontières septentrionales du pays Karini pour s’opposer à la réalisation des desseins de Myngoon.

Celui-ci néanmoins n’était pas aussi redoutable qu’on le croyait à Mandalé. Son projet de confédération des sobos chans et karini s’annonçait déjà comme impraticable. Si les populations éprouvaient pour le prince une vive sympathie, leurs chefs ne désiraient pas se donner un maître qu’ils devinaient impérieux ; ils ne s’accoutumaient pas à l’idée de vivre en paix avec leurs voisins, alors que tant d’anciennes querelles n’étaient pas terminées. Myngoon avait donc à vaincre des méfiances, calmer des susceptibilités ; l’approche des troupes royales compliquait encore sa tâche en modérant l’ardeur de ses partisans.

Sur ces entrefaites, des nouvelles inattendues apportées par des émissaires venus de Rangoon modifièrent ses projets : son frère Myngoon Din était prisonnier des Anglais ; la population de la Basse-Birmanie, difficilement contenue, préparait un soulèvement contre ses maîtres européens. La situation était en réalité beaucoup moins grave. Les manifestations, dont les policiers anglais exagéraient l’importance, avaient inquiété le colonel Fychte récemment nommé Chief Conunissioner ; afin doter aux fauteurs de désordre tout prétexte d’agitations, il avait fait enlever le prince Myngoori Din pour le transporter, à l’abri des tentations et des mauvais conseils, d’abord aux îles Andaman, ensuite à Bhangalpore, dans l’Inde, où une résidence et un traitement convenables lui étaient assignés. Mais Myngoon, sans indications précises sur le sort de son frère, abandonna sans regret les Karinis. Accompagné de vingt-cinq serviteurs et courtisans, il se mit en route à marches forcées pour Rangoon où sa présence lui semblait indispensable. Il devait souvent regretter cette détermination.

Après un voyage d’une dizaine de jours, il arriva près de la capitale de la Birmanie anglaise et fit halte à Keemendyne pour laisser souffler son escorte accablée de fatigue et prendre quelques renseignemens. Tandis qu’il interrogeait les notables accourus pour le saluer, le colonel Duncan, chef de la police du district, cernait sans bruit le village et faisait ensuite irruption dans la sala où s’abritaient le prince et ses serviteurs, dont il opérait l’arrestation d’après les ordres du Chief Commissioner. Myngoon et sa suite, conduits aussitôt dans la prison de Rangoon, furent mis au secret, pendant que la magistrature anglaise déterminait les élémens d’un complot contre la sûreté de l’Etat, dont on accusait le fils du roi Min Doon.

On retrouve dans cette affaire, qui passionna longtemps la population indigène de l’Indo-Chine occidentale, tous les procédés employés de tout temps par tous les gouvernemens qui veulent se débarrasser juridiquement d’un adversaire ou d’un hôte gênant. Des policiers subalternes, obéissant à de secrètes, instructions ou désireux de prouver leur intelligence et leur zèle, s’attachent à la personnalité qu’il faut perdre, écoutent ses propos, épient ses fréquentations, commentent ses actes, et leurs informations adroitement interprétées forment un faisceau de présomptions suffisantes pour justifier une arrestation et un jugement. Des domestiques mécontens, des intrigans démasqués, des ambitieux déçus qu’on trouve toujours dans l’entourage des princes errans ou des tribuns populaires dont ils escomptent la fortune, viennent alors apporter la preuve décisive dont le prix varie suivant les circonstances, et démontrent aux juges qu’il faut convaincre la sagesse des précautions prises, la nécessité des sanctions réclamées par le gouvernement. C’est ainsi que Myngoon, accusé d’être venu du pays Karini pour s’emparer de Rangoon, fut condamné à la déportation par la Haute Cour d’après les rapports de quelques policiers et les sermens de deux anciens serviteurs qui certifièrent l’existence d’un complot pour l’enlèvement de la ville et le massacre de la garnison.

Pendant le procès, le prince s’était défendu noblement. Il affectait de ne pas craindre une accusation ridicule qui le montrait sur le point de s’emparer avec vingt-cinq Birmans d’une cité défendue par de nombreux canons et des milliers de soldats anglais. Mais cette accusation servait trop bien les méfiances du Chief Commissioner qu’effrayait la présence dans sa capitale d’un prince aimé de la population, entreprenant et résolu. La sentence d’exil prononcée par la Haute Cour, les généreuses gratifications données aux policiers qui avaient signalé le complot, les emplois officiels accordés aux accusateurs dont le témoignage fut décisif semblent justifier les protestations de Myngoon. Plus de trente ans après cet événement, il affirme encore la duplicité du gouvernement indien qui supprimait ainsi le principal obstacle à l’exécution de ses projets, vagues encore, sur le royaume d’Ava.

La rigueur déployée par le colonel Fychte dans l’exécution du jugement montre bien d’ailleurs l’inquiétude inspirée aux fonctionnaires britanniques par le prince fugitif, dont le prestige sur les masses populaires augmentait chaque jour. Embarqué sans délai sur le vapeur qui faisait le service de Port Blair où se trouvait le pénitencier des condamnés de droit commun, il fut gardé à vue dans une cabine que fermait en outre un solide grillage destiné à déjouer les tentatives d’amis ou de complices dévoués. Ce luxe de précautions, plus encore que le lieu choisi pour sa résidence, indigna Myngoon qui se plaignit hautement d’être traité « comme un tigre du Bengale et non comme un prince royal d’Ava. » Le roi Min Doon eut ainsi connaissance de la situation ignominieuse dans laquelle on avait placé son fils. Malgré son amour de la paix, il comprit qu’il devait intervenir. Le moment n’était pas encore venu où les causes les plus mauvaises seraient âprement défendues, où les intérêts des nationaux et protégés anglais seraient soutenus contre tout droit, où, grâce aux fautes de ses dirigeans, la Birmanie indépendante allait « tomber comme un fruit mûr » entre les mains de la Grande-Bretagne qui n’aurait qu’à « secouer l’arbre. » Le vice-roi des Indes pressentit que l’opinion publique n’approuverait pas un conflit prématuré. Il estima plus sage de blâmer au moins officiellement le zèle de ses subordonnés et de céder aux représentations du vieux roi. Après une courte captivité à Port Blair, Myngoon fut donc dirigé par Calcutta sur Chunar où il devait être interné dans le Pynyragarut que les souverains de Delhi employaient jadis comme prison royale.

Les précautions contre une évasion ne furent pas moins minutieuses qu’aux Andaman. Pendant deux ans, Myngoon ne cessa de protester contre cette contrainte, affirmant ses intentions pacifiques et réclamant la présence de son frère Myngoon Din qui se trouvait encore à Bhangalpore. On les réunit enfin et la méfiance diminua. Les deux frères habitèrent ensemble à Chunar pendant un an, puis le gouvernement indien ordonna leur transfert sous escorte à Bénarès où ils arrivèrent en 1870.


III

Or, ce n’étaient plus des prisonniers d’Etat que les cipayes conduisaient dans cette ville. Myngoon et son frère se trouvèrent, presque sans transition, traités comme des hôtes de distinction qu’on voulait ménager. Le gouvernement n’avait encore pris au sujet des destinées d’Ava aucune résolution définitive, et les opinions les plus variées se manifestaient dans les conseils du vice-roi. Tandis que le Chief Commissioner de la Birmanie anglaise, poussé par la Chambre de commerce de Rangoon, réclamait l’annexion prochaine du royaume, le ministère anglais préconisait une politique de conciliation et de bon voisinage que la faiblesse de Min Doon rendait possible. Lord Mayo, très hésitant, ne pouvait que réserver l’avenir en laissant au gouvernement de Calcutta les moyens d’intervenir suivant les événemens dans les affaires de Birmanie. La santé déjà chancelante du Roi rendait en effet imminente une orientation nouvelle de la politique anglo-indienne dans le bassin de l’Irraouaddy. Le prince Myngoon considéré comme héritier du trône était un otage précieux. Sa situation permettrait, soit de l’annihiler, si le parti de l’annexion triomphait, soit de le préparer habilement au rôle éventuel de souverain protégé, si l’on adoptait résolument en Indo-Chine le maintien du statu quo territorial. Dans tous les cas, il était habile d’apaiser ses rancunes et de gagner sa reconnaissance en usant à son égard de procédés plus généreux. On installa donc les deux frères dans une résidence confortable ; le gouvernement indien pourvut largement à leurs besoins et le service de surveillance fut modifié de façon à leur laisser l’illusion de la liberté ; un délégué du vice-roi fut accrédité auprès d’eux comme intermédiaire et conseil ; les courriers birmans circulèrent sans difficulté entre Bénarès et Mandalé, apportant aux princes le pardon, les subsides et les avis de leur père, au Roi les sermens de repentir et de fidélité de ses fils que des amis mettaient en outre au courant des intrigues du palais.

Myngoon fut bientôt séduit par cette courtoisie. Il voulut prouver sa reconnaissance en profitant de son séjour forcé dans les Indes pour apprendre le rôle de souverain ami de la Grande-Bretagne qu’il songeait maintenant à remplir. Son éducation, tout asiatique, l’y avait mal préparé. Il rêva d’être plus tard un monarque réformateur, mettant d’accord les traditions séculaires de ses futurs sujets avec les méthodes occidentales de gouvernement. Il considéra le commissaire anglais comme un précepteur politique ; pour mieux s’initier aux idées européennes, il lut et médita les revendications, les critiques, les projets des baboos indiens. Il comprit tout le mal que pouvait faire un interprète dans un entretien diplomatique entre le représentant du gouvernement indien et le roi de Birmanie, et, pour l’éviter, il étudia l’anglais. Mais ses belles résolutions et ses efforts eurent une conséquence inattendue. Lorsqu’il fut assez savant pour discuter sans traducteur un sujet important, son ami le commissaire lui démontra les avantages d’une combinaison que le vice-roi lui faisait proposer : Myngoon et son frère abdiqueraient tous leurs droits sur le trône de Birmanie, et recevraient en échange une pension de 100 000 roupies, une liberté relative et de grands honneurs.

Les nouvelles de Mandalé avaient inspiré cette tentative de négociation. La dysenterie dont souffrait Min Doon s’aggravait, et l’on prévoyait à Calcutta la fin prochaine du Roi ; la renonciation de Myngoon mettrait le désarroi dans la population déjà travaillée par les agens du représentant anglais. L’annexion réclamée par les Chambres de commerce pourrait s’effectuer sans peine, et l’importance du résultat justifiait la générosité apparente des offres faites aux princes birmans. Myngoon devina le piège qu’on lui tendait. Il s’emporta, jeta ses livres au vent, jura de ne jamais parler anglais, et ne songea plus qu’à s’échapper.

Ce refus était prévu. La discrète surveillance de naguère s’exerça, plus active ; l’hôtel des princes fut entouré d’espions qui se glissaient jusque dans leur personnel domestique ; des postes de soldats en gardèrent les abords, et Myngoon reçut même l’ordre de ne pas sortir seul dans la ville. Mais cet excès de précautions, en lui montrant la valeur qu’on attribuait à sa personne, le confirma dans ses projets de fuite immédiate. Les renseignemens que des amis fidèles réussirent à lui transmettre faisaient d’ailleurs de son départ une urgente nécessité. Min Doon était mort en octobre 1879, et sa fin avait été le signal de la plus sanglante révolution de palais dont l’histoire de Birmanie fasse mention. La troisième reine, Alayuan Dau, que la mort des deux premières et la faiblesse du souverain faisaient toute-puissante depuis 1876, voulait mettre sur le trône un roi qu’elle pourrait dominer pour continuer ses exactions. Grâce à ses intrigues, elle avait empêché le choix du successeur qui devait être Myngoon et que, suivant la coutume. Min Doon aurait dû désigner officiellement avant sa mort. Soutenue par un groupe de cliens dont l’intérêt lui assurait le dévouement, elle arracha au Conseil des ministres la proclamation de son gendre Thibau, fils adultérin de la neuvième reine et d’un bonze, que le vieux roi, dans son aveuglement, avait conservé à la Cour avec le rang de prince du sang. Malgré le scandale, l’intrigue d’Alayuan Dau réussit. Thibau, choisi comme successeur de Min Doon, supprima les protestations en faisant massacrer tous ses compétiteurs et leurs plus notables partisans. Soixante-sept personnes de la famille royale périrent ainsi en novembre et décembre ; l’événement fut si imprévu que le gouvernement indien ne fit rien pour empêcher l’hécatombe et ne put que recueillir les fugitifs.

Avec ces tristes nouvelles, les amis de Myngoon lui envoyaient des sommes considérables sous la forme de joyaux, pierres précieuses, ornemens et lingots d’or, pour lui permettre de préparer sa fuite et d’obéir à l’appel pressant qu’ils lui adressaient au nom du peuple tout entier, terrorisé par les pillages et les exécutions. Il apparaissait à tous comme le seul capable de rallier les timides et les hésitans, de faire cesser l’anarchie, l’injustice et la tyrannie en chassant l’usurpateur. Dès ce moment, Myngoon se déclara prétendant au trône birman. Il notifia sa qualité d’héritier légitime au gouvernement indien et fit prévenir ses fidèles de se tenir prêts à tout événement.

Il songeait à rentrer en Birmanie par un débarquement inopiné sur les côtes d’Arrakan ; mais il devait, pour réussir, traverser une partie de l’Inde, fréter un bateau à Calcutta, quitter ce port sans donner l’éveil. Certain d’être arrêté par les autorités anglaises s’il était reconnu, il comprit que l’exécution de ce programme laissait une part trop grande au hasard. Après en avoir longuement conféré avec son frère, il adopta un nouveau projet qui faisait honneur à sa perspicacité. Il connaissait l’antagonisme séculaire de l’Angleterre et de la France, que nos aspirations coloniales récentes allaient raviver. Les négociations laborieuses causées par les affaires d’Egypte, par l’expédition de Tunisie, mais surtout le problème des Zônes d’influence qui commençait à se poser en Indo-Chine, faisaient prévoir un conflit[5]. Myngoon devina qu’il augmenterait ses chances de succès s’il pouvait obtenir dans ses revendications l’appui officiel ou secret, mais efficace, du gouvernement français. Chandernagor était, dans ces conditions, la première étape obligatoire sur la route de Mandalé. Il résolut de l’atteindre sans délai.

La vente des pierres précieuses que lui envoyaient, en guise de subsides, ses fidèles de Birmanie l’avait mis en relation avec plusieurs Indiens parsis, qui l’exploitaient d’ailleurs avec leur traditionnelle avidité. L’un d’eux cependant lui avait plu par la modération relative de ses exigences et sa haine raisonnée des conquérans anglais. Le prince n’hésita pas à se confiera lui, car il avait besoin de son concours pour la classique substitution de personnages employée dans plusieurs évasions célèbres, et sa confiance ne fut pas déçue. Un matin, l’Indien, accompagné d’un coolie choisi pour sa vague ressemblance avec le prétendant, arrivait chez Myngoon qui l’avait fait mander ostensiblement, afin de traiter d’une vente de pierres précieuses reçues depuis peu ; le coolie était gardé en lieu sûr par un serviteur dévoué ; le prince endossait ses habits et, suivant son maître improvisé, s’embarquait avec lui sur le vapeur qui faisait le service du Gange. Quelques heures après, il descendait à Chandernagor, se mettait sous la protection de la France et demandait à l’administrateur français les moyens de continuer son voyage.

L’administrateur fut d’abord très embarrassé. En attendant les instructions qu’il avait réclamées à Pondichéry par télégraphe, il craignait de se compromettre par un acte d’initiative sévèrement jugé à Paris. Chandernagor, petite enclave en plein territoire indien, à 35 kilomètres de Calcutta, n’était d’ailleurs pas un asile sûr pour un prince fugitif, et les rapports de police y signalaient déjà la présence de personnalités douteuses. Le commissaire de Bénarès avait eu connaissance, en effet, de la fuite de Myngoon quatre jours après son départ, et les ordres du-vice-roi prescrivaient d’arrêter à tout prix le prétendant. Des agens déguisés se tenaient en permanence à la gare, sur les routes, dans la ville, et le prince qui les connaissait bien pouvait même les voir de sa fenêtre, observant les abords de sa maison ; enfin, deux chaloupes sur le Gange surveillaient les mouvemens du fleuve, prêtes à perquisitionner les bateaux suspects.

Myngoon n’avait donc fait qu’élargir sa prison. Mais le gouvernement français, malgré de pressantes réclamations, ne consentit pas à violer les lois de l’hospitalité en accordant l’expulsion du prétendant. On estimait à Paris que sa présence sur notre territoire pourrait nous être de quelque utilité, lorsqu’il faudrait résoudre le problème du partage de l’Indo-Chine, et déterminer les frontières communes après les annexions du Tonkin et de la Haute-Birmanie qu’on devinait imminentes. En vain le gouvernement anglais affirmait-il la droiture de ses intentions ; son insistance à s’opposer au retour dans son pays du prince Myngoon devenu le souverain légitime et qui pouvait seul y rétablir l’ordre par son prestige, son caractère et la foi monarchique des Birmans, démontrait bien l’astuce de la politique suivie par le vice-roi : la dépravation et la sanguinaire folie du roi Thibau plongeant le pays dans une anarchie préjudiciable aux intérêts européens, l’Angleterre devrait « intervenir au nom de l’humanité. » Ce prétexte a souvent servi et toujours avec le même résultat.

Cependant le temps s’écoulait. Depuis dix-huit mois, les rares émissaires qui franchissaient le cercle de surveillance apportaient à Myngoon des appels de plus en plus pressans. La situation du Tonkin commençait à préoccuper le gouvernement français qui ne voulait pas augmenter ses embarras, alors nombreux sur toutes les parties du globe, par un appui matériel donné au prétendant birman. Des ordres formels de neutralité absolue, qui devaient être trop fidèlement exécutés, avaient été envoyés au gouverneur de nos établissemens dans l’Inde. Myngoon comprit qu’il ne pouvait plus compter que sur lui-même. Il décida de continuer sa route en se fiant à son étoile et d’atteindre la Birmanie en passant par la vallée du Mékhong ou par celle du Fleuve Rouge. Ce nouvel itinéraire, plus long, mais plus sûr, l’obligeait à gagner Colombo pour y prendre l’un des courriers français d’Extrême-Orient, qui le transporterait à Saigon ou même à Shang-Haï, si un détour à travers la Chine lui était imposé par les circonstances.

M. Larmit, juge à Chandernagor, connaissait le dessein du prince dont il était devenu l’ami et le confident. Comme presque tous nos compatriotes établis à l’étranger et surtout dans l’Inde, il avait peu de sympathie pour l’Angleterre, que ses ambitions extérieures faisaient alors partout notre rivale. L’occasion lui sembla bonne pour aider au départ du prétendant qui s’affirmait résolu à soutenir, par reconnaissance autant que par nécessité, les intérêts français dans ses futurs États. Il semblait toutefois impossible, grâce aux extraordinaires précautions de la police anglaise, de conduire sans encombre Myngoon à Calcutta pour l’embarquer sur le courrier des Messageries maritimes qui faisait le service de Colombo correspondant à la grande ligne d’Extrême-Orient ; mais le plan imaginé par M. Larmit était d’une élégante simplicité.

On sut bientôt dans la ville que le juge voulait expédier en France une grande malle pleine de cadeaux, armes et soieries birmanes, vases de cuivre et d’argent, offerts par le prince à son ami. Cette manœuvre préparatoire devait permettre à M. Larmit d’enfermer Myngoon dans une caisse qu’il transporterait avec une charrette jusqu’au fleuve où elle serait chargée sur un remorqueur du gouvernement. Après avoir navigué sur le Gange pendant la nuit, on accosterait directement à Calcutta le Tigre, courrier annexe de Colombo, dont M. Larmit connaissait bien tout l’état-major et, dans les préparatifs du démarrage, le transbordement du précieux colis, son dépôt dans une cabine retenue depuis la veille par l’intendant français du prétendant s’effectueraient sans éveiller (es soupçons. En pleine mer, Myngoon sortirait de sa caisse et pourrait désormais narguer les agens du gouvernement indien.

L’imprudence du prétendant devait seule empêcher le succès complet de ce plan audacieux. Le remorqueur qui transportait M. Larmit et le prince caché dans sa malle percée de petits trous pour la respiration[6], gêné dans sa marche par la nuit et par les innombrables embarcations qui sillonnaient le fleuve, se trouvait en retard sur l’horaire prévu. Tandis qu’il se frayait lentement un passage dans le port encombré, M. Larmit comprit qu’il ne pourrait atteindre à temps le Tigre dont les torrens de fumée aperçus au loin annonçaient le départ imminent. Sans hésiter, il fit accoster à quai son bateau, héla un fiacre, y fit charger la malle et donna l’ordre au cocher indien de le conduire promptement au courrier français. Le prince dans sa caisse ignorait le retard et la nécessité de cette modification à l’itinéraire d’abord adopté. Le bruit des roues sur le sol l’effraya ; il soupçonna que son guide allait le livrer aux autorités anglaises. À tout prix il voulut éviter au moins le ridicule d’une situation qu’il devinait critique, et cette préoccupation lui inspira une fâcheuse décision. À coups de pied, à coups de poing, il se démena si fort dans sa malle que le cocher terrorisé, abandonnant son équipage, s’enfuit éperdu. En vain M. Larmit s’efforça de calmer le malheureux Myngoon ; celui-ci ne voulut rien écouter. Après avoir accablé son protecteur d’injures et de reproches, il bondit hors de la caisse entr’ouverte et, franchissant à toutes jambes le cercle de curieux qui commençait à se former et que son apparition dispersa, il courut à l’aventure vers l’embarcadère des Messageries. Il y arriva par hasard au moment où le capitaine du Tigre donnait le signal du départ.

Sur le quai, dans la foule assez peu nombreuse d’ailleurs, qui malgré l’heure matinale assistait aux préparatifs du démarrage, le prince aperçut quelques physionomies bien connues ; c’étaient celles de cinq espions qu’il avait vus rôder pendant longtemps autour de sa maison de Bénarès et qu’il savait être spécialement chargés de surveiller tous les dix jours le courrier français de Colombo. Il était trop tard pour reculer et la moindre hésitation pouvait le perdre. Myngoon, instinctivement, paya d’audace : d’un pas résolu il traversa la foule, sauta sur le navire et les yeux vigilans des détectives en faction ne surent pas le discerner au milieu de la masse grouillante des blanchisseurs, bijoutiers, fournisseurs, marchands de curiosités qui encombrent le pont des bateaux dans les escales asiatiques.

Il était déjà dans sa cabine lorsque M. Larmit arriva plein d’inquiétude pour prévenir l’intendant des incidens du voyage et lui annoncer la disparition du prince ; l’excellent homme éprouva une joyeuse surprise en apprenant la présence du prétendant à bord du courrier. Myngoon n’eut que le temps de le remercier avec effusion pour son dévouement, de lui témoigner son chagrin pour ses injustes soupçons, et le Tigre, larguant ses amarres, fit route pour Colombo.

Malheureusement, la police anglaise connaissait déjà l’aventure du cocher de Calcutta. L’histoire de La malle abritant un fugitif avait provoqué des commentaires fantastiques dans la population indigène ; malgré les précautions prises par M. Larmit, elle concordait avec de vagues rumeurs signalées par les agens de Chandernagor. Une enquête habile et rapide fit changer les soupçons en certitude et, deux jours après le départ, le gouvernement anglais était informé de l’événement. Il pouvait avoir de si graves conséquences que l’ambassadeur d’Angleterre à Paris reçut l’ordre d’attirer l’attention du gouvernement français sur « cet acte anti-amical. »

Le ministre des Affaires étrangères démontra aussitôt notre loyauté : à peine le Tigre arrivait-il à Colombo que le consul de France montait à bord et notifiait ses instructions au prince Myngoon : le commandant du navire était invité à s’opposer au transbordement du prétendant sur le courrier de Saigon et à le ramener à Pondichéry qui devenait désormais sa résidence. La déception du prince fut grande, mais il dut obéir. Malgré la sympathie que le commandant et le personnel du Tigre éprouvaient pour sa personne, l’ordre du gouvernement ôtait à sa tentative toute chance de succès. Myngoon ne pouvait plus en effet continuer sa route sur un bateau français dont l’accès lui était interdit ; le temps et les complicités nécessaires lui manquaient pour combiner sur-le-champ une nouvelle évasion. Après avoir vu disparaître vers le Sud le courrier sur lequel il avait tant espéré prendre passage, le prétendant comblé d’égards par l’état-major du Tigre débarquait à Pondichéry, plus résolu que jamais à faire triompher ses revendications.

S’il avait éprouvé quelque inquiétude sur le sort qui l’y attendait, il fut promptement rassuré. La population française tout entière lui fit un accueil cordial. Le gouvernement lui accorda une pension convenable et le traita avec distinction ; dans son hôtel affluèrent librement les émissaires de Birmanie qui lui apportaient les larges subsides de ses partisans, enthousiasmés par les récits romanesques de ses aventures. Ce va-et-vient constant, le luxe princier qui en était la conséquence, la grande allure et l’indomptable énergie du prétendant eurent vite prouvé à M. Richaud, gouverneur de nos établissemens dans l’Inde et, plus tard, à ses successeurs, que leur hôte était une personnalité dont il fallait tenir compte. D’autre part, les rapports de nos agens à Mandalé, les appréciations de quelques Français que les affaires ou le goût des voyages avaient attirés dans la vallée de l’Irraouaddy, étaient unanimes à certifier la popularité grandissante de Myngoon en Birmanie. Il en résulta que le gouvernement français songea plusieurs fois à l’utiliser pour faire échec aux prétentions anglaises. Cette constatation explique les allées et venues du prince entre Pondichéry et Colombo : suivant l’état des négociations au sujet des Zones respectives d’influence en Indo-Chine, on donnait tacitement au prétendant une autorisation de départ que, sous divers prétextes, on annulait dès qu’elle avait produit à Londres son effet attendu.

Myngoon, un instant abattu par la perte de son frère Myngoon Din mort à Bénarès après une courte maladie, ne cessait d’ailleurs d’exposer ses doléances et de réclamer sa liberté d’action. Les bons offices de notre gouvernement qui avait même obtenu de l’Angleterre l’autorisation pour la famille et les serviteurs des deux princes de quitter Bénarès et de rejoindre le prétendant à Pondichéry, les promesses d’une aide efficace au moment favorable, avaient tout d’abord calmé son impatience ; mais depuis la nouvelle orientation des événemens, il affirmait ne plus vouloir attendre un appui peu probable. Le général Premdergast avait envahi la Birmanie, Thibau était enfin détrôné, lord Dufferin proclamait l’annexion du royaume d’Ava à l’Empire des Indes. Aux rebelles que les Anglais qualifiaient dédaigneusement de dacoïts[7], et que leur désunion vouait à l’impuissance, il fallait un chef. Myngoon était le seul qui pouvait se mettre à leur tête comme un souverain légitime accepté par tous, et diriger avec intelligence et fermeté la lutte contre l’envahisseur.

Cependant, l’impossibilité dans laquelle il se trouvait d’affréter un bateau pour se faire conduire sur la côte d’Arrakan et de traverser presque seul cette province, anglaise depuis soixante ans, pour entrer dans le bassin de l’Irraouaddy, faisait toujours de Colombo un point de passage obligatoire. En réclamant son transfert à Saigon, le prince qui avait officiellement accepté les avantages et les restrictions de l’hospitalité française, espérait obtenir une résidence plus commode pour l’exécution de ses projets : par le Laos que les Siamois occupaient avec de faibles forces, ou par le Tonkin, l’accès des États chans birmans ne présentait pas de sérieuses difficultés. Mais le gouvernement français ne se hâtait pas de le satisfaire : l’envoi de Myngoon en Cochinchine pouvait paraître une provocation aux chauvins de Londres, de Rangoon et de Calcutta.

M. Richaud connaissait les ambitions du prince et s’était employé avec persévérance à les faire approuver ; il n’y réussit pas. La situation politique de la Haute Birmanie, désormais possession anglaise, obligeait à plus de prudence. Les gouverneurs de nos établissemens indiens, livrés à eux-mêmes, ne craignirent pas les responsabilités. Les souvenirs historiques les y encourageaient : ils rêvaient de donner à Pondichéry, dans les destinées des Allomphra, le même rôle que, grâce à l’évêque d’Adran, la ville avait joué un siècle plus tôt dans la fortune des Nguyên d’Annam. On peut donc admettre que leur officieux appui ne fut pas inutile à Myngoon dans ses nombreuses tentatives pour atteindre la Birmanie. Aux observations britanniques, le gouverneur pouvait faire une réponse indiscutable : les Anglais qui étaient plus intéressés que lui-même à garder chez eux le prétendant, n’avaient pas su empêcher sa fuite ; on ne devait donc pas s’étonner s’il réussissait à tromper la surveillance des Français.

Lorsqu’il fut décidé à s’enfuir, il mit dans l’exécution de son projet la finesse et la ténacité dont il avait déjà donné tant d’exemples ; mais, malgré ces qualités et l’indifférence probablement systématique de la police qui ne mettait aucun obstacle à son départ, ses premières tentatives n’eurent aucun résultat. Un jour, ses préparatifs étaient faits : on l’avisa de la présence du gouverneur du Bengale sur le courrier de Colombo qu’il devait prendre le lendemain matin ; il dut donc différer son départ. Une autre fois, il sembla plus heureux. Il s’était embarqué sans encombre, mais en arrivant à Colombo, le représentant des Messageries maritimes le prévint secrètement que des policemen déguisés en coolies circulaient sur des sampans autour du Tigre pour l’arrêter pendant son transbordement sur le courrier de Saïgon mouillé en pleine rade à plusieurs centaines de mètres. La vérification de ce renseignement lui sembla dangereuse ; il revint à Pondichéry par le même bateau qui l’avait amené.

Une troisième tentative réussit enfin. Le 5 octobre 1889, il s’embarquait de nouveau après avoir pris les précautions indispensables pour que le secret fût bien gardé. Le Tigre arrivait à Colombo ; déguisé en baboo indien, Myngoon flânait sur le pont en attendant la fin des formalités d’usage, lorsqu’il se vit observé avec attention par un passager anglais, fonctionnaire de haut rang qui, après avoir fait à voix basse quelques recommandations à son domestique et prescrit au commandant de surseoir au transbordement jusqu’à son retour, sauta dans la chaloupe de la Santé pour se faire conduire à terre. Myngoon comprit qu’il était reconnu, que le domestique était chargé de l’épier, que le passager était allé prévenir la police, qu’on tenterait encore de l’arrêter s’il quittait le Tigre et qu’il devrait retourner une troisième fois à Pondichéry. Ce dernier parti lui sembla déshonorant. Il rentra dans sa cabine, choisit dans le lot de déguisemens variés qu’il avait emportés un uniforme de matelot indien dont il se vêtit prestement, et remonta sur le pont. Il constata que son espion se tenait au bastingage près de l’échelle et que M. Ruinat, agent principal des Messageries à Colombo, se disposait à descendre dans sa chaloupe pour se rendre à bord du courrier de Saïgon. Il se glissa derrière lui sans hésiter, lui souffla son nom à l’oreille, lui enleva le volumineux portefeuille qu’il tenait sous son bras et le suivit comme un serviteur bien stylé. M. Ruinat estimait et connaissait le prince ; avec une rare présence d’esprit il devina qu’un danger le menaçait ; il ne manifesta aucune surprise et lui laissa jouer le rôle inattendu qu’il s’était attribué. Myngoon put ainsi gagner sans danger le courrier de Saigon où, grâce à son maître improvisé qui le présenta et raconta son histoire, on lui fit un enthousiaste accueil.

Cependant le passager anglais avait fait part de ses soupçons au gouverneur de Ceylan ; la surveillance du Tigre s’organisait promptement. Mais la déception fut grande lorsqu’on apprit du domestique la fuite de Myngoon qu’il avait reconnu trop tard sous son nouveau déguisement quand la chaloupe des Messageries maritimes s’éloignait déjà du bord. Le gouverneur supposa que l’arrestation, manquée à Colombo, pourrait être faite à Singapour, Il crut que cette ville était, grâce à ses facilités de communication avec la Birmanie, le but immédiat du prétendant. Mais les instructions que le Cabinet anglais se hâta de télégraphier au gouverneur des Strait’s Settlements furent inutiles. Myngoon se garda bien de descendre à terre pendant l’escale et, le 21 octobre 1889, il arrivait sans incident à Saigon.


IV

Le gouvernement français avait appris, trop tard pour l’empêcher, le succès de sa tentative. Son passage à Colombo avait mis en émoi le cabinet de Londres et le gouvernement indien. Aussi, le courrier était-il à peine accosté, que le prétendant se trouvait en présence d’une situation imprévue. Un envoyé du gouverneur de la Cochinchine montait sur le pont et signifiait au prince les nouvelles intentions du gouvernement français à son égard ; pour des raisons diplomatiques il devait retourner sans retard à Pondichéry. Myngoon se révolta contre cette exigence ; il cria sa réponse que traduisit scrupuleusement l’interprète officiel et qu’entendirent de nombreux passagers : « Je suis l’hôte de la France et non son prisonnier. J’ai promis de ne pas faire de ses territoires la base d’une agitation en Birmanie et je tiens ma promesse ; je veux seulement rentrer dans mon pays, et c’est pour cela que je me suis enfui de Pondichéry. Si vos lois vous autorisent à m’enchaîner pour m’y ramener comme un malfaiteur, faites-le, vous êtes les plus forts ; mais ne comptez pas que je m’y rendrai volontairement. »

L’envoyé, stupéfait, rapporta cette réponse avec les commentaires que lui inspirait sa rapide, mais exacte observation du personnage. On comprit que la résolution du prétendant était inébranlable ; on le laissa débarquer et séjourner librement à l’hôtel ; entre Saigon, Paris, Pondichéry et Londres le télégraphe fonctionna. Le résultat de cette agitation fut un modus vivendi que le résident général, M. Picquet, proposa au prétendant et que celui-ci accepta. Le prince Myngoon recevrait une pension de 15 000 francs, la libre disposition d’une vaste et confortable maison de Saigon ; les frais de l’éducation de ses enfans seraient à la charge de la Cochinchine, ainsi que le traitement d’un interprète indien spécialement attaché à sa personne ; il pourrait circuler librement dans les possessions françaises d’Indo-Chine en indiquant à l’avance son itinéraire au gouverneur ; il promettait de ne pas faire de nouvelle tentative contre la domination anglaise en Birmanie sans l’assentiment du gouvernement français.

En se soumettant à ces obligations, Myngoon espérait que sa demi-captivité serait de courte durée. Les discussions entre la France et l’Angleterre au sujet de la Haute Vallée du Mékhong enlevaient toute cordialité aux relations des deux pays. Le prince, renseigné par ses agens et ses amis sur tous les incidens de politique générale, supposait que la guerre ne tarderait pas à éclater et que le gouvernement français le lancerait en Birmanie pour lui faire opérer une puissante diversion. Des explorateurs, des diplomates, plusieurs notables personnalités de Saigon l’entretenaient dans cette illusion, que partageaient d’ailleurs tous nos compatriotes d’Extrême-Orient. Pendant cette période d’attente, qui dure encore, Myngoon ne cessa de prêcher la patience à ses fidèles, dont les émissaires accouraient nombreux pour le conjurer de continuer malgré tout son voyage et de prendre la direction de la résistance nationale. Les sobos des Etats chans, surtout, se rendaient compte des progrès lents, mais sûrs, effectués par les Anglais ; ils voyaient le temps diminuer les chances de succès d’une insurrection que les autorités chinoises de la frontière proposaient alors de soutenir pour les mêmes raisons qu’au Tonkin. Des chefs de bande qui avaient longtemps guerroyé contre nous dans la région de Lao-Kay offrirent même de se mettre à la solde du prétendant et de reprendre la campagne contre les Anglais. Toutes ces instances furent inutiles. Myngoon s’était cloîtré dans son hôtel de la rue Richaud, dont il ne sortait que pour de rares visites de courtoisie aux gouverneurs généraux et aux lieutenans-gouverneurs de Cochinchine ; on ne le voyait pas aux heures élégantes « faire le tour d’Inspection, » ni dans les fêtes officielles se donner en spectacle à la curiosité des Européens. Jamais il ne quitta sa retraite pour voyager dans nos possessions, malgré les invitations de ses amis qui redoutaient pour sa vigueur et son énergie les conséquences d’une farouche réclusion. Cette passivité apparente, cette résignation et cette réserve dont ils ne comprenaient pas la dignité lassèrent vite la sympathie et l’intérêt de nos compatriotes, et l’opinion commune fut que le prince était trop satisfait de sa situation présente pour l’échanger contre les risques et les fatigues d’une insurrection.

Et cependant, il ne s’était jamais senti si près du but. Depuis la campagne de 1893 qui nous donna la partie orientale du Laos, nous avions les Anglais comme voisins immédiats dans le bassin supérieur du Mékhong. Les incidens diplomatiques se multipliaient. M. Pavie, l’habile président français de la Commission mixte désignée pour la délimitation du Haut-Laos, proposait la création d’un Etat-tampon neutralisé, dont son ami Myngoon serait le chef héréditaire et qui s’étendrait entre les bassins du Fleuve Rouge et de la Sé Louen. Le délégué anglais n’accepta pas cette solution ; mais jusqu’à la signature de la Convention de Janvier 1896, le prince put croire que les deux gouvernemens se mettraient d’accord pour récompenser dignement sa réserve et sa soumission.

L’échec de ces négociations surexcita le dévouement des sobos chans qui préféraient leur vassalité nominale de jadis à la sujétion étroite dont les progrès de la domination anglaise les menaçaient. La campagne des Afridis, qui inspira pendant plusieurs mois de sérieuses craintes au gouvernement indien, augmentait en outre le zèle des partisans d’une restauration monarchique, encouragés par le retrait partiel des troupes anglaises que nécessitaient les événemens du Nord-Ouest. Dans l’hôtel de la rue Richaud, c’était un va-et-vient constant d’Asiatiques aux costumes bariolés. Les chefs de la colonie birmane de Paï Lin, au Siam, enrichie par l’exploitation des mines de rubis et de saphirs et qu’une Société anglaise tentait de spolier, renouvelant pour leur compte les propositions d’un agent allemand, invitaient le prétendant à venir par Chantaboun mal surveillé se mettre sous la protection d’une escorte nombreuse et bien armée qui le conduirait, à travers le Laos siamois, jusqu’au pays de Xieng-Tong. L’auteur de ces lignes se souvient d’avoir vu passer sur le Mékhong de nombreux émissaires de la Haute-Birmanie allant apporter au prince des subsides qui, pour la sécurité, la facilité du transport, consistaient en pierres précieuses enchâssées sous la peau : quelques incisions faisaient jaillir rubis, topazes et saphirs que Myngoon vendait aux chettys de Saigon. Les supérieurs d’importantes bonzeries eux-mêmes accouraient témoigner du loyalisme des peuples divers soumis aux anciens rois d’Ava, et sommaient le prince de renouveler les exploits de son aïeul Allomphra.

Parmi tous ces agens de révolte, si plusieurs apportaient des messages de réelle importance, quelques-uns étaient des espions au service du gouvernement indien ; d’autres étaient des pauvres gens qui ne pouvaient offrir que leur personne et qui faisaient un long voyage pour contempler avant de mourir « leur roi. » Tous étaient accueillis et recevaient une hospitalité sans limites ; à tous Myngoon donnait des audiences où revivait en partie l’antique cérémonial d’Ava. Ils repartaient ensuite : les émissaires avec des instructions, les espions avec de faux renseignemens, les autres avec des habits neufs et le viatique du retour. Le prince dépensait ainsi sans compter. Aux respectueuses observations du fidèle Sinassamy, son interprète et son intendant, lui démontrant parfois que les voyages et l’entretien d’une centaine de domestiques, courriers, courtisans étaient une lourde charge pour ses ressources, Myngoon répondait qu’en Birmanie, comme en Annam, « le roi est le père et la mère de son peuple, » et que Bouddha y pourvoirait.

Mais bientôt le ton des appels adressés par les sobos des Etats chans et les populations de l’irraouaddy se modifia. Les partisans de l’indépendance, les chefs des dacoïts, étonnés de l’inaction du prince, tout en s’affirmant aussi dévoués, cessèrent de lui envoyer des subsides pour l’obliger à quitter Saigon. Ils dénombraient leurs fusils, leurs munitions, leur guerriers ; ils rendaient compte des progrès militaires et moraux des Anglais dans le pays et terminaient invariablement leurs messages par cette formule : « Quand vous serez dans le royaume, tout sera votre propriété ; nous vous donnerons nos biens et nos vies, mais nous ne voulons plus vous aider à rester chez les Français. » Myngoon connut alors la gêne. Sa pension était insuffisante pour l’entretien d’un nombreux personnel que sa bonté l’empêchait de diminuer ; il fut obligé de vendre peu à penses derniers bijoux et ses dernières pierreries pour payer les intérêts usuraires des prêts que lui consentaient les chettys ; parfois même il dut solliciter du gouvernement une avance de quelques centaines de piastres pour satisfaire ses créanciers ; ses fils, qui grandissaient, suivaient en qualité d’externes les cours du collège Taberd, et rien ne les distinguait de leurs condisciples qu’un simple turban jaune, insigne de leur rang. Dans ce changement de fortune, il conserva intacte sa dignité ; il ne fit pas entendre ses doléances et ses récriminations, mais il écouta plus volontiers les conseils d’action que lui donnait depuis quelques mois un jeune officier d’infanterie de marine, le lieutenant I...., en garnison à Saigon.

Les circonstances étaient d’ailleurs favorables : la guerre des Afridis avait commencé ; l’on prévoyait celle du Transvaal ; le chemin de fer projeté de Kunlôn Ferry inquiétait les princes chans ; les émissaires de Birmanie se montraient plus pressans et plus impérieux. On étudia donc le plan d’un soulèvement auquel Myngoon devait donner son nom et sa personne, mais qui aurait une direction française dans l’exécution. Les enquêtes contradictoires faites soigneusement dans le pays avaient donné des conclusions encourageantes. Les concours éventuels qu’on s’était assurés permettaient de résoudre le problème du ravitaillement des armes et des munitions ; la date, la région et la nature des premières opérations étaient choisies de manière à donner confiance aux insurgés par des succès partiels sur les troupes anglaises placées dans l’impossibilité de circuler et de combattre ; l’organisation et l’instruction ultérieures de gros effectifs pour une lutte sérieuse et des combats décisifs étaient prévues ; les deux fils aînés du prétendant étaient sommairement préparés au rôle de collaborateurs militaires et politiques des chefs de l’insurrection.

Pendant ces conférences où l’on jouait sa couronne et sa vie, Myngoon était plein d’une superbe confiance. Il n’accordait qu’une médiocre valeur à la tactique particulière dont son ami lui montrait la nécessité ; dans son langage imagé il affirmait que chaque arbre, chaque rocher produirait un fusil dès qu’il frapperait du pied le sol de son pays. Mais cette condition était la plus difficile à remplir. On arrivait à la fin de 1896 et l’on avait fixé la date du mouvement au début de la saison des pluies de l’année suivante. Une première tentative de départ avait échoué par l’imprudence d’un émissaire envoyé à Paï Lin et qui laissa prendre ses papiers par des policiers anglais. On fut avisé à temps que la voie du Mékhong, si longue et si propice aux embûches, était surveillée sur le territoire siamois ; malgré l’aide généreuse de M. Blanchy, maire de Saïgon et de M. Blanchet, directeur des Messageries fluviales de Cochinchine, qui offraient, l’un des passeports d’Indiens, l’autre les moyens de transport pour le prince déguisé en chetty, il sembla prudent d’attendre une autre occasion. Elle ne tarda pas à se présenter.

La libre circulation depuis longtemps accordée aux courriers de Myngoon suggéra un nouveau projet. Le prince demanda et obtint trois passeports officiellement destinés à des émissaires, mais qui devaient en réalité être utilisés par le prétendant, son fils aîné, un Birman dévoué cumulant les emplois d’interprète et de serviteur. La voie du Mékhong étant barrée, les fugitifs s’embarquaient à Saïgon pour Haïphong, le 14 janvier, sur le vapeur Canton de la Compagnie nationale, comme passagers de pont ; ils traverseraient, toujours déguisés, le Tonkin et passeraient à Laï-Chau ; Deo-van-Tri, chef absolu de la haute Rivière Noire, qu’on avait prévenu, faciliterait leur voyage à Xieng Hong, sur la frontière de Chine, où les attendaient des amis sûrs. Myngoon y renforcerait son escorte et pénétrerait sur le territoire birman de Xieng-Tong où devait le rejoindre le lieutenant L…, qui, sous prétexte de recherches géographiques, se préparait à traverser le Siam.

Enfin, pour se préserver contre les conséquences prématurées d’une visite indiscrète faite au prince après son départ, on imagina le stratagème suivant : Myngoon, chef du bouddhisme birman, faisait à chaque nouvelle année[8], suivant les rites nationaux, une retraite absolue d’une quinzaine de jours dans une cabane spécialement construite pour cet usage ; connaissant le respect officiel professé par les Français pour toute autre religion que la leur, on avança au 10 janvier la date de la retraite ; le prince entra ostensiblement dans sa cabane où l’on était sûr que nul agent du gouvernement n’oserait troubler ses méditations ; le fidèle Sinassamy, chargé de veiller sur la famille du prince, saurait d’ailleurs avec un prétexte aussi respectable éconduire tous les visiteurs ; on s’assurait ainsi un répit d’une dizaine de jours, suffisant pour dépister éventuellement les recherches.

Une heureuse circonstance vint au dernier moment augmenter les chances de succès. Le lieutenant D…, passager du Canton, accepta de cacher dans sa cabine le prince et ses deux compagnons, et de les guider pendant leur voyage à travers le Tonkin. Les fugitifs éviteraient ainsi la possibilité d’une reconnaissance Par la police saïgonnaise qui, suivant les règlemens très sévères de la colonie, devait contrôler sur les bateaux en partance les passeports d’Asiatiques, délivrés par le service de l’immigration.

Le 14 janvier, à trois heures du matin, Myngoon, son fils et son serviteur quittèrent l’hôtel de la rue Richaud qu’ils espéraient bien ne plus revoir. Sans rencontrer personne, ils arrivèrent à l’appontement de la Compagnie Nationale où le lieutenant D… les attendait fiévreusement. Tout dormait à bord ; aucun agent n’apparaissait sur le boulevard et le quai déserts, et le matelot de garde à l’échelle ne s’étonna pas de voir un passager rentrer « avec ses domestiques » à cette heure indue.

Le départ du Canton était fixé à neuf heures, mais on eut auparavant une vive émotion. La police réclamait les trois Birmans dont elle n’avait pu, seuls de tous les passagers asiatiques, vérifier l’identité. Les agens, pris sans doute d’un soupçon, parlaient de faire une perquisition dans le navire afin de retrouver ces mystérieux voyageurs. L’instant était critique et l’on n’avait pas le choix des moyens. Le lieutenant I…, accouru depuis le matin pour saluer ses amis et qui se réjouissait du succès de ses combinaisons, n’hésita pas à mettre le commandant du Canton au courant de la situation. Cet excellent homme, en sa qualité de marin, fut ravi du bon tour qu’on voulait jouer aux Anglais : « Soyez tranquille, dit-il ; à neuf heures précises, quoi que fassent les policiers, je largue les amarres et, si l’on m’interroge par télégraphe au passage du Cap Saint-Jacques, je signalerai que les trois Birmans, comme de véritables sauvages, s’étaient perdus dans les profondeurs du navire, où les matelots les ont retrouvés. » Il tint en effet sa promesse, et son explication sembla toute naturelle au commissaire central de Saïgon.

Tandis que le conseiller du prince remontait le Mékhong et tentait de gagner le Laos siamois dont l’échec du complot devait lui interdire l’entrée, le lieutenant D… dirigeait avec habileté le voyage de Myngoon. L’arrivée à Haïphong, la traversée d’Hanoi, grâce aux précautions prises, s’effectuèrent sans incident. Après avoir franchi le delta tonkinois, on entra dans le quatrième territoire militaire où l’on pouvait voyager plus librement. Les fugitifs, désormais livrés à eux-mêmes, trouvèrent à tous les postes un accueil cordial, des chevaux rapides et des guides sûrs. Doublant les étapes, ils étaient dans les premiers jours de février à Laï Chau, chez Deo-van-Tri qui les reçut avec distinction et se hâta d’expédier des émissaires à tous les sobos des pays riverains du Mékhong pour leur annoncer la bonne nouvelle. En attendant la réunion de la troupe nombreuse et bien armée qui devait l’escorter à Xieng-Hong et qui se rassemblait par petits groupes arrivant chaque jour à Laï Chau, Myngoon contrôlait avec soin ses renseignemens sur la situation politique et militaire des États chans, et se reposait des fatigues de son pénible et rapide voyage. Malgré son extraordinaire vigueur, il subissait l’influence de ses cinquante-trois ans et de ses dix années de réclusion complète à Saigon. Cet arrêt d’une quinzaine de jours était indispensable ; il causa la perte du prétendant.

Un matin, le chef d’un petit détachement de milice devançant à marches forcées le Commissaire de la Rivière Noire arrivait à l’improviste à Laï Chau et remettait au prince une longue missive du Gouverneur Général par intérim qui remplaçait M. Rousseau mort depuis deux mois. On lui rappelait ses engagemens et on l’invitait avec de belles formules à rentrer de gré ou de force à Saïgon. Myngoon fut atterré. Il pouvait déjà disposer de quatre-vingts fusils environ et ce nombre augmentait sans cesse ; Deo-van-Tri lui promettait son appui. Mais il songea qu’il avait laissé en Cochinchine sa famille presque sans ressources et dont l’expulsion serait la réponse à sa résistance ; qu’il devrait se frayer un passage par la force et massacrer les soldats d’une nation dont il avait si longtemps accepté l’hospitalité. Les yeux humides, malgré son énergie, il se soumit à l’ultimatum qu’on lui présentait. Il déclara renoncer à ses projets si près de réussir, envoya des contre-ordres à ses partisans[9], congédia son escorte qu’il eut grand’peine à calmer, et reprit la route de Saïgon.

La découverte de sa fuite et de sa présence à Laï Chau était due à des causes bien imprévues. Pendant le passage du prince à Yen Bay, l’interprète annamite du colonel commandant le territoire avait reconnu son fils dont il avait été le condisciple au collège Taberd. Cet incident concordait avec des renseignemens communiqués par la Légation de France à Bangkok qui avait signalé, d’après la Légation anglaise, une agitation insolite dans la colonie birmane de Paï-Lin. Un agent français de la police saïgonnaise, chargé d’aller constater la présence de Myngoon dans son hôtel, avait été victime du stratagème imaginé pour dissimuler sa fuite et, gravement, il avait rendu compte que les craintes n’étaient pas fondées, car le prince accomplissant sa retraite annuelle ne songeait qu’à de religieuses méditations. Les soupçons étaient déjà dissipés et le prétendant se trouvait depuis quelques jours à Laï Chau lorsque la vérité se dévoila. Un soir, dans un diner officiel offert par le lieutenant-gouverneur de Cochinchine aux notabilités de Saïgon, les convives causaient du permanent conflit entre les polices municipale et judiciaire ; la discussion entre les chefs de ces deux services ne tarda pas à s’aigrir ; on se reprocha mutuellement des négligences et des erreurs. Le maire, M. Blanchy, que l’interprète Sinassamy avait récemment consulté au nom du prince absent pour le règlement de quelques questions financières, connaissait ainsi le départ de Myngoon dont il s’était toujours montré l’ami sûr. Il crut pouvoir se servir de cet argument pour terrasser son adversaire : « Oui, votre police est mal faite, affirma-t-il au procureur général ; elle dort ; elle n’avait guère qu’une personne à surveiller en Cochinchine : c’était le prince Myngoon. Or, le prince Myngoon est parti depuis quinze jours et vous n’en savez, rien. Et si je vous l’apprends, c’est qu’il doit être aujourd’hui hors de votre atteinte. » Au milieu de la stupéfaction générale, M. Blanchy se montra si affirmatif et si précis que, le lendemain, le lieutenant-gouverneur devait se rendre à l’évidence. L’émotion fut considérable. On rechercha les traces des fugitifs ; la saisie des correspondances adressées à l’hôtel de la rue Richaud fit surprendre un télégramme adressé à sa femme par le serviteur du prince ; on apprit ainsi que Myngoon préparait à Laï Chau sa dernière et décisive étape. On prescrivit alors à plusieurs chefs de poste une marche concentrique sur cette ville pour arrêter le prétendant. Un officier cambodgien, qui se trouvait par hasard dans la région, devait seul exécuter sa mission avec plus de zèle que d’intelligence et donner ce jour-là, pour toujours peut-être, la Birmanie aux Anglais.

Heureusement pour Myngoon et son conseiller, M. Doumer arrivait à Saïgon. Le nouveau Gouverneur Général était trop intelligent pour approuver les mesures de rigueur qu’on lui proposait. Après avoir interrogé lui-même l’instigateur du complot, il décida que l’affaire n’aurait de conséquences désagréables pour personne. Myngoon, dont on avait projeté l’internement à Poulo-Condor, vit même s’améliorer singulièrement sa situation. Sa pension fut augmentée par de généreuses allocations du budget général ; M. Doumer, qui l’avait pris en affection et qui, par deux fois, emmena ses fils en France, lui fit aménager une confortable résidence à Hanoï où le prince alla désormais passer l’hiver avec sa famille pour échapper aux fâcheuses influences d’un séjour trop prolongé à Saïgon.

Depuis cette époque, sauf pendant la guerre du Transvaal où les Boers n’osèrent pas souscrire au traité d’alliance qu’on leur présenta, le prince n’a plus tenté la fortune. Malgré ses soixante-quatre ans, les angoisses et les fatigues d’une existence si agitée, il a conservé une extraordinaire vivacité d’esprit et une vigueur physique étonnante. Entouré de ses trois fils, il attend maintenant avec résignation et confiance l’époque des grandes convulsions politiques de l’Asie dont il observe les préliminaires avec sagacité. Les progrès menaçans du Svadéçisme dans l’Inde, à défaut d’une assistance française dont l’improbabilité lui est aujourd’hui démontrée, suffiraient d’ailleurs à le soutenir dans ses illusions ou ses espérances. Il sait qu’au moment favorable ses fidèles Birmans obéiront à son appel ou à ceux du représentant de sa dynastie : la foi monarchique est tenace en Asie où les familles royales déchues conservent, même après des siècles, de zélés partisans[10].


Pierre Khorat.
  1. Ava était le nom officiel de la Birmanie indépendante.
  2. Allomphra, pauvre cultivateur, délivra la Birmanie du joug des Pégouans, conquit le Pégou et fonda la dernière dynastie birmane vers 1750.
  3. Le roi Padan Min avait été détrôné dans une révolution du palais. Son frère Min Doon qui s’était cloîtré dans une bonzerie en fut retiré par Kanoung Meng et proclamé roi.
  4. Il n’en profita pas. Quelque temps après, il se compromit dans de nouvelles intrigues et fut exécuté.
  5. Voir pour les détails historiques de cette époque l’ouvrage bien documenté de M. Philippe Lehault, la France et l’Angleterre en Asie.
  6. Myngoon a soigneusement conservé cette malle qu’il montre encore avec orgueil à ses visiteurs.
  7. De même qu’au Tonkin nous appelions pirates les insurgés annamites ; mais de même qu’au Tonkin les dacoïts firent éprouver en détail d’énormes pertes aux conquérans.
  8. L’année des peuples d’Extrême-Orient commence à une date variable, pendant notre mois de février.
  9. Quelques-uns arrivèrent trop tard, et dans maintes localités, à Mandalé, notamment, il y eut aujourd’hui des échauffourées dont la violence est suggestive.
  10. Par exemple, la famille « les Ming en Chine, dépossédée au XVIIe siècle : celle des Lê en Annam, chassée par les Nguyén à la fin du XVIIIe siècle : celle des rois de Vien Chan, détrônée par les Siamois en 1828.