L’Oiseau blanc, conte bleu/3

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L’Oiseau blanc, conte bleu
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 393-406).


TROISIÈME SOIRÉE.


C’était une étiquette des soirées de la sultane, que le conteur de la veille ne poursuivait point le récit du lendemain. C’était donc au second émir à parler ; ce qu’il fit après que la sultane eut remarqué que rien n’appelait le sommeil plus rapidement que le souvenir des premières années de la vie, ou la prière à Brama, ou les idées philosophiques.

« Si vous voulez que je dorme promptement, dit-elle au second émir, suivez les traces du premier émir, et faites-moi de la philosophie. »


le second émir.

Un soir que l’oiseau blanc se promenait le long d’une prairie, moins occupé de ses desseins et de la recherche de Vérité, que de la beauté et du silence des lieux, il aperçut tout à coup une lueur qui brillait et s’éteignait par intervalles sur une colline assez élevée. Il y dirigea son vol. La lumière augmentait à mesure qu’il approchait, et bientôt il se trouva à la hauteur d’un palais brillant, singulièrement remarquable par l’éclat et la solidité de ses murs, la grandeur de ses fenêtres et la petitesse de ses portes. Il vit peu de monde dans les appartements, beaucoup de simplicité dans l’ameublement, d’espace en espace des girandoles sur des guéridons, et des glacis de tout côté. À l’instant il reconnut son ancienne demeure, les lieux où il avait passé les premiers et les plus beaux jours de sa vie, et il en pleura de joie ; mais son attendrissement redoubla, lorsque, achevant de parcourir le palais, il découvrit la fée Vérité, retirée dans le fond d’une alcôve, où, les yeux attachés sur un globe, et le compas à la main, elle travaillait à constater la vérité d’un fameux système.

la sultane.

Un prince élevé sous les yeux de Vérité ! Émir, êtes-vous bien sur de ce que vous dites là ? Cela n’est pas assez absurde pour faire rire, et cela l’est trop pour être cru.

le second émir.

L’oiseau blanc vola comme un petit fou sur l’épaule de la fée, qui d’abord ne le remarqua pas ; mais ses battements d’ailes furent si rapides, ses caresses si vives et ses cris si redoublés, qu’elle sortit de sa méditation et reconnut son élève ; car rien n’est si pénétrant que la fée.

la sultane.

Un prince qui persiste dans son gout pour la vérité ! en voilà bien d’une autre ! Peu s’en faut que je ne vous impose silence ; cependant continuez.

le second émir.

À l’instant Vérité le toucha de sa baguette ; ses plumes tombèrent ; et l’oiseau blanc reprit sa forme naturelle, mais à une condition que la fée lui annonça : c’est qu’il redeviendrait pigeon jusqu’à ce qu’il fût arrivé chez son père ; de crainte que s’il rencontrait le génie Rousch (ce qui signifie dans la langue du pays, Menteur), son plus cruel ennemi, il n’en fût encore maltraité. Vérité lui fit ensuite des questions auxquelles le prince Génistan, qui n’est plus oiseau, satisfit par des réponses telles qu’il les fallait à la fée, claires et précises : il lui raconta ses aventures ; il insista particulièrement sur son séjour dans le temple de la guenon couleur de feu ; la fée le soupçonna d’ajouter à son récit quelques circonstances qui lui manquaient pour être tout à fait plaisant, et d’en retrancher d’autres qui l’auraient déparé ; mais comme elle avait de l’indulgence pour ces faussetés innocentes…

la sultane.

Innocentes ! Émir, cela vous plaît à dire. C’est à l’aide de cet art funeste, que d’une bagatelle on en fait une aventure malhonnête, indécente, déshonorante… Taisez-vous, taisez-vous ; au lieu de m’endormir, comme c’est votre devoir, me voilà éveillée pour jusqu’à demain ; et vous, madame première, continuez.

la première femme.

La fée rit beaucoup des petits esprits qu’il avait laissés là. « Et cette belle princesse qui vous a pensé faire mettre à la basilique ? lui dit-elle ironiquement.

— Ah ! l’ingrate, s’écria-t-il ; la cruelle ! qu’on ne m’en parle jamais.

— Je vous entends, reprit Vérité ; vous l’aimez à la folie. »

Cette réflexion fut si lumineuse pour le prince, qu’il convint sur-le-champ qu’il aimait.

« Mais que prétendez-vous faire de ce goût ? lui demanda Vérité.

— Je ne sais, lui répondit Génistan ; un mariage peut-être.

— Un mariage ! reprit la fée, tant pis ! Je vous avais, je crois, trouvé un parti plus sortable.

— Et ce parti, demanda le prince, quel est-il ?

— C’est, dit la fée, une personne qui a peu de naissance, qui est d’un certain âge, et dont la figure sévère ne plaît pas au premier coup d’œil ; mais qui à le cœur bon, l’esprit ferme et la conversation très-solide. Elle appartenait à un jeune philosophe qui a fait fortune à force de ramper sous les grands, et qui l’a abandonnée : depuis ce temps, je cherche quelqu’un qui veuille d’elle, et je vous l’avais destinée.

— Pourrait-on savoir de vous, répondit le prince, le nom de cette délaissée ?

— Polychresta dit la fée, ou toute bonne, ou bonne à tout ; cela n’est pas brillant ; vous trouverez là peu de titres, peu d’argent ; mais des millions en fonds de terre, et cela raccommodera vos affaires, que les dissipations de votre père et les vôtres ont fort dérangées.

— Très-assurément, madame, répondit le prince ; vous n’y pensez pas : cette figure, cet âge, cette allure-là, ne me vont point, et il ne sera pas dit que le fils du très puissant empereur du Japon ait pris pour femme une princesse de je ne sais où : encore, s’il était question d’une maîtresse, on n’y regarderait pas de si près… »

la sultane.

On en change quand on en est las.

la première femme.

« … Quant à mes affaires, j’ai des moyens aussi courts et plus honnêtes d’y pourvoir. J’emprunterai, madame : le Japon, avant que je devinsse oiseau, était rempli de gens admirables qui prêtaient à vingt-cinq pour cent par mois tout ce qu’on voulait.

— Et ces gens admirables, ajouta Vérité, finiront par vous marier avec Polychresta.

— Ah ! je vous jure par vous-même, lui dit le prince, que cela ne sera jamais ; et puis votre Polychresta voudrait qu’on lui fît des enfants du matin au soir, et je ne sache rien de si crapuleux que cette vie-là.

— Quelles idées ! dit la fée : vous passez pour avoir du sens ; je voudrais bien savoir à quoi vous l’employez.

— À ne point faire de sots mariages, répondit le prince.

— Voilà des mépris bien déplacés, lui dit sérieusement Vérité : Polychresta est un peu ma parente ; je la connais, je l’aime et vous ne pouvez vous dispenser de la voir.

— Madame, répondit le prince, vous pourriez me proposer une visite plus amusante ; et s’il faut que je vous obéisse, je ne vous réponds pas que je n’aie la contenance la plus maussade.

— Et moi, je vous réponds, dit Vérité, que ce ne sera pas la faute de Polychresta : voyez-la, je vous en prie, et croyez que vous l’estimerez, si vous vous en donnez le temps.

— Pour de l’estime et du respect, je lui en accorderai d’avance tant qu’il vous plaira ; mais je vous répèterai toujours qu’il ne sera pas dit que je me sois entêté de la délaissée d’un petit philosophe ; ce serait d’une platitude, d’un ridicule à n’en jamais revenir.

— Eh ! monsieur, lui dit Vérité, qui vous propose de vous en entêter ? Épousez-la seulement ; c’est tout ce qu’on vous demande.

— Mais attendez, reprit le prince, j’imagine un moyen d’arranger toutes choses. Il faut que j’aie Lively, cela est décidé ; je ne saurais m’en passer : si vous pouviez la résoudre à n’être que ma maitresse, je ferais ma femme de Polychresta, et nous serions tous contents. »

La fée, quoique naturellement sérieuse, ne put s’empêcher de rire de l’expédient du prince. « Vous êtes jeune, lui dit-elle, et je vous excuse de préférer Lively.

— Ah ! elle me sera plus nécessaire encore, quand je serai vieux.

— Vous vous trompez, lui dit la fée, Lively vous importunera souvent quand vous serez sur le retour ; mais Polychresta sera de tous les temps.

— Et voilà justement, reprit le prince, pourquoi je les veux toutes deux : Lively m’amusera dans mon printemps, et Polychresta me consolera dans ma vieillesse. »

la sultane.

Ah ! ma bonne, vous êtes délicieuse ; je ne connais pas d’insomnie qui tienne là contre : vous filez une conversation et l’assoupissement avec un art qui vous est propre ; personne me sait appesantir les paupières comme vous ; chaque mot que vous dites est un petit poids que vous leur attachez ; et, quatre minutes de plus, je crois que je ne me serais réveillée de ma vie. Continuez.

la première femme.

Après cette conversation, qui n’avait pas laissé de durer, comme la sultane l’a sensément remarqué, le prince se retira dans son ancien appartement ; il passa plusieurs jours encore avec la fée, qui lui donna de bons avis, dont il lui promit de se souvenir dans l’occasion, et qu’il n’avait presque pas écoutés. Ensuite il redevint pigeon à son grand regret : la fée le prit sur de poing, et l’élança dans les airs sans cérémonie ; il partit à tire-d’aile pour le Japon, où il arriva en fort peu de temps, quoiqu’il y eût assez loin.

la sultane.

Il n’en coûte pas autant pour s’éloigner de Vérité, que pour la rencontrer.

la première femme.

La fée qui sentait que le prince aurait plus besoin d’elle que jamais, à présent qu’il était à la cour, se hâta de finir la solution d’un problème fort difficile et fort inutile…

la sultane.

Car nos connaissances les plus certaines ne sont pas toujours les plus avantageuses.

la première femme.

… Le suivit de près, et l’atteignit au haut d’un observatoire, où il s’était reposé.

la sultane.

Et qui n’était pas celui de Paris.

la première femme.

Elle lui tendit le poing. L’oiseau ne balança pas à descendre ; et ils achevèrent ensemble le voyage.

la sultane.

À vous, madame seconde.

la seconde femme.

L’empereur japonais fut charmé de l’arrivée de la fée Vérité, qu’il avait perdue de vue depuis l’âge de quatorze ans. « Et qu’est-ce que cet oiseau ? lui demanda-t-il d’abord ; car il aimait les oiseaux a la folie : de tout temps il avait eu des volières ; et son plaisir, même à l’âge de quatre-vingts ans, était de faire couver des linottes.

— Cet oiseau, répondit Vérité, c’est votre fils.

— Mon fils ! s’écria le sultan ; mon fils, un gros pigeon pattu ! Ah ! fée divine, que vous ai-je fait pour l’avoir si platement métamorphosé ?

— Ce n’est rien, répondit la fée.

— Comment ? ventrebleu ! ce n’est rien ! reprit le sultan ; et que diable voulez-vous que je fasse d’un pigeon ? Encore s’il était d’une rare espèce, singulièrement panaché : mais point du tout, c’est un pigeon comme tous les pigeons du monde, un pigeon blanc. Ah ! fée merveilleuse, faites tout ce qu’il vous plaira des gens durs, savants, arrogants, caustiques et brutaux ; mais pour des pigeons, ne vous en mêlez pas.

— Ce n’est pas moi, dit la fée, qui ai joué ce tour à votre fils ; cependant je vais vous le restituer.

— Tant mieux, répondit le sultan : car, quoique mes sujets aient souvent obéi à des oisons, des paons, des vautours et des grues, je ne sais s’ils auraient accepté l’administration d’un pigeon. »

Tandis que le sultan faisait en quatre mots l’histoire du ministère japonais, la fée souffla sur l’oiseau blanc ; et il redevint le prince Génistan. Ces prodiges s’opéraient dans le cabinet de Zambador, son père ; les courtisans, presque tous amis du génie Rousch (dans la langue du pays, Menteur), furent fâchés de revoir Le prince ; mais aucun n’osa se montrer mécontent, et tout se passa bien.

Zambador était fort curieux d’apprendre de quelle manière son fils était devenu pigeon. Le prince se prépara à le satisfaire, et dit ce qui suit :

« Vous souvient-il, très respectable sultan, que quand l’impératrice, ma mère, eut quarante ans, vous la reléguâtes dans un vieux palais abandonné, sur les bords de la mer, sous prétexte qu’elle ne pouvait plus avoir d’enfants ; qu’il fallait assurer la succession au trône, et qu’il était à propos qu’elle priât les pagodes, en qui elle avait toujours eu grande dévotion, de vous en envoyer avec la nouvelle épouse que vous vous proposiez de prendre ? La bonne dame ne donna point dans vos raisons, et ne pria pas ; elle ne crut pas devoir hasarder la réputation dont elle jouissait, d’obtenir d’en haut de la pluie, du beau temps, des enfants, des melons, tout te qu’elle demandait : elle craignit qu’on ne dît qu’il ne lui restait de crédit, ni sur la terre, ni dans les cieux ; car elle savait bien que, si elle n’était plus assez jeune pour vous, vous seriez trop vieux pour une autre.

— Mon fils, dit Zambador, vous êtes un étourdi ; vous parlez comme votre mère, qui n’eut jamais le sens commun. Savez-vous que tandis que vous couriez les champs avec vos plumes, j’ai fait ici des enfants ? »

la sultane.

Cela pouvait n’être pas exactement vrai ; mais quand de petits princes sont au monde, c’est le point principal ; qu’ils soient de leur père ou d’un autre, les grands-pères en sont toujours fort contents.

la seconde femme.

Le prince répara sa faute, et dit à son père qu’il était charmé qu’il fût toujours en bonne santé ; puis il ajouta : « Prenez donc la peine de vous rappeler ce qui se passa à la cour de Tongut. Lorsque vous m’y envoyâtes avec le titre d’ambassadeur, demander pour vous la princesse Lirila, ce qui signifie dans la langue du pays, l’Indolente ou l’Assoupie, vous m’en voulûtes assez mal à propos, de ce que ne trouvant pas Lirila digne de vous, je la pris pour moi. Mais écoutez maintenant comme la chose arriva.

« Quelque jours après ma demande, je rendis à Lirila une visite, pendant laquelle je la trouvai moins assoupie qu’à l’ordinaire. On l’avait coiffée d’une certaine façon avec des rubans couleur de rose, qui relevaient un peu la pâleur de son teint. Des rideaux cramoisis, tirés avec art, jetaient sur son visage un soupçon de vie ; on eût dit qu’elle sortait des mains d’un célèbre peintre de notre académie. Elle n’avait pas la contenance plus émue, ni le geste plus animé ; mais elle ne bâilla pas quatre fois en une heure. On aurait pu la prendre, à sa nonchalance, à sa lassitude vraie ou fausse, pour une épousée de la veille. »

la sultane.

Madame ne pourrait-elle pas aller un peu plus vite, et penser qu’elle n’est pas la princesse Lirila ?


Ce mot de la sultane désola les deux femmes et les deux émirs : ils étaient tous quatre attendus en rendez-vous ; et Mirzoza, qui le savait, souriait entre ses rideaux de leur impatience.

la seconde femme.

Il devait y avoir bal ; et c’était l’étiquette de la cour de Tongut, que celui qui l’ouvrait se trouvât chez sa dame au moins cinq heures avant qu’il commençât. Voilà, seigneur, ce qui me fit aller chez la princesse Lirila de si bonne heure.

la sultane.

La fée Vérité n’était-elle pas à cette séance du prince et de son père ?

la seconde femme.

Oui, madame.

la sultane.

Je ne lui ai pas encore entendu dire un mot.

la seconde femme.

C’est qu’elle parle peu en présence des souverains.

la sultane.

Continuez.

la seconde femme.

« J’eus donc une fort longue conversation avec elle, pendant laquelle elle articula un assez grand nombre de monosyllabes très distinctement et presque sans effort, ce qui ne lui était jamais arrivé de sa vie. L’heure du bal vint. Je l’ouvris avec elle, c’est-à-dire que la princesse commença avec moi une révérence qui n’aurait point eu de fin, par la lenteur avec laquelle elle pliait, lorsque ses quatre écuyers de quartier s’approchèrent, la prirent sous les bras, et m’aidèrent à la relever et à la remettre à sa place. »


Ici la chatouilleuse, qui avait peut-être aussi quelque, arrangement, s’arrêta, et la maligne sultane lui dit : « Je ne vous conseille pas mademoiselle, de vous lasser si vite : cet endroit m’intéresse à un point surprenant ; je n’en fermerai pas l’œil de la nuit. Seconde, continuez. »

la seconde femme.

Je crus qu’il était de la décence de l’entretenir de votre amour et du bonheur que vous vous promettiez à la posséder. Je m’étais étendu sur ce texte tout à mon aise, lorsqu’elle me demanda quel âge vous pouviez avoir. C’était, à ce qu’on m’a rapporté, une des plus longues questions qu’elle eût encore faites. Je lui répondis que je vous croyais soixante ans.

— Vous en avez bien menti, dit Zambador à son fils ; je n’en avais pas alors plus de cinquante-neuf. »

Le prince s’inclina et continua, sans répliquer, l’histoire de son ambassade. « À ce mot, dit-il, Lirila soupira ; et je continuai à lui faire votre cour avec un zèle vraiment filial ; car je vous observerai qu’elle était nonchalamment étalée, qu’elle avait les yeux fermés, et que je lui parlais presque convaincu qu’elle dormait, lorsqu’il lui échappa une autre question. Elle dit, éveillée, ou en rêve, je ne sais lequel des deux : « — Est-il jaloux ?…

« Madame, lui répondis-je, mon père se respecte trop et ses femmes, pour se livrer à de vils soupçons. »

— Voilà qui est bien répondu, dit Zambador. La première Pagode vacante, j’y nommerai votre précepteur.

« — Mais, continua le prince, lorsqu’il s’avise de s’alarmer, bien ou mal à propos, sur la conduite de quelqu’une de ses femmes, il en use on ne peut mieux. On leur prépare un bain chaud ; on les saigne des quatre membres ; elles s’en vont tout doucement faire l’amour en l’autre monde, et il n’y paraît plus. »

— Cela est assez bien dit, reprit Zambador ; mais il valait encore mieux se taire. Et comment la princesse prit-elle mon procédé ?

— Je ne sais, répondit le prince ; elle fit une mine… »

Zambador en fit une autre, et le prince continua.

« J’interprétai la mine de Lirila ; c’était un embarras qu’on avait souvent avec une femme paresseuse de parler, et je crus qu’il convenait de la rassurer.

— Vous crûtes bien, ajouta Zambador.

— Je lui dis donc que ce n’était point votre habitude ; et que, depuis quarante-cinq ans que vous aviez dépêché la première, pour un coup d’éventail qu’elle avait donné sur la main d’un de vos chambellans, vous n’en étiez qu’à la dix-huit ou dix-neuvième.

— Ah ! mon fils , dit Zambador au prince, ne vous faites pas géomètre ; car vous êtes bien le plus mauvais calculateur que je connaisse. »

Puis s’adressant à la fée : « Madame, ajouta-t-il, vous deviez, ce me semble, lui apprendre un peu d’arithmétique ; c’était votre affaire ; je ne sais pourquoi vous n’en avez rien fait. »

la sultane.

Je me doute que la fée représenta à Zambador qu’on ne savait jamais bien ce qu’on n’apprenait pas par goût ; et que Génistan son fils avait marqué, dès sa plus tendre enfance, une aversion insurmontable pour les sciences abstraites.

la seconde femme.

« Lirila ne vous dit-elle plus rien ? demanda Zambador à son fils.

— Pardonnez-moi, seigneur, répondit le prince. Elle me demanda si ma mère était morte. « Madame, lui répondis-je, elle jouit encore du jour et de la tranquillité dans un vieux château abandonné sur les rives de la mer, où elle sollicite du ciel, pour mon père et pour vous, une nombreuse postérité ; et il faut espérer que vous irez un jour partager les délices de sa solitude, sans qu’il vous arrive aucun fâcheux accident ; car mon père est le meilleur homme du monde, et à cela près qu’il fait baigner et saigner ses femmes pour un coup d’éventail, il les aime tendrement, et il est fort galant. Madame, ajoutai-je tout de suite, venez embellir la cour du Japon ; les plaisirs les plus délicats vous y attendent : vous y verrez la plus belle ménagerie ; on vous y donnera des combats de taureaux ; et je ne doute point qu’à votre arrivée il n’y ait un rhinocéros mis à mort, avec un hourvari fort récréatif… »

« Il prit, en cet endroit, à la princesse, un bâillement. Ah ! seigneur, quel bâillement ! Vous n’en fîtes jamais un plus étendu dans aucune de vos audiences. Cela signifiait, à ce que j’imaginai, que nos amusements n’étaient pas de son goût ; et je lui témoignai qu’on s’empresserait à lui en inventer d’autres.

« — Y a-t-il loin ? demanda la princesse.

« — Non, madame, lui répondis-je. Une chaise des plus commodes que Falkemberg ait jamais faites, vous y portera, jour et nuit, en moins de trois mois.

« — Je n’aime point les voyages, dit Lirila en se retournant, et l’idée de votre chaise de poste me brise. Si vous me parliez un peu de vous, cela me délasserait peut-être. Il y a si longtemps que vous m’entretenez de votre père, qui a soixante ans, et qui est à mille lieues !… »

« La princesse s’interrompit deux ou trois fois en prononçant cette énorme phrase ; et l’on répandit que votre chaise l’avait furieusement secouée pour en faire sortir tant de mots à la fois. Pour surcroît de fatigue, en les disant, Lirila avait encore pris la peine de me regarder. Je crois, seigneur, vous avoir prévenu que c’était une de ces femmes qu’il fallait sans cesse deviner. Je conçus donc qu’elle ne pensait plus à vous, et qu’il fallait profiter de l’instant qu’elle avait encore à penser à moi ; car Lirila s’était rarement occupée une heure de suite d’un même objet. »

la sultane.

Cela est charmant ! Premier émir, continuez.


Le premier émir dit qu’il n’avait jamais eu moins d’imagination que ce soir ; qu’il était distrait sans savoir pourquoi ; qu’il souffrait un peu de la poi­trine, et qu’il suppliait la sultane de lui permettre de se retirer. La sultane lui répondit qu’il valait mieux, pour son indisposition, qu’il restât ; et elle ordonna au second émir de suivre le récit.

le second émir.

« Le bal finit. On porta la princesse dans son appartement, où j’eus l’honneur de l’accompagner. On la posa tout de son long sur un grand canapé. Ses femmes s’en emparèrent, la tournèrent, retournèrent, et déshabillèrent à peu près avec les mêmes cérémonies de leur part et la même indolence de la part de Lirila, que si l’une eût été morte, et que si les autres l’eussent ensevelie. Cela fait, elles disparurent. Je me jetai aussitôt à ses pieds, et lui dis de l’air le plus attendri et du ton le plus touchant qu’il me fut possible de prendre :

« Madame, je sens tout ce que je vous dois et à mon père, et je ne me suis jamais flatté d’obte­nir de vous quelque préférence ; mais il y a si loin d’ici au Japon, et je ressemble si fort à mon père !

« — Vrai ? dit la princesse.

« — Très-vrai, répondis-je ; et à cela près que je n’ai pas ses années, et qu’en vous aimant il ne risquerait pas la couronne et la vie, vous vous y méprendriez.

« — Je ne voudrais pourtant pas vous prendre l’un pour l’autre à ce prix. Je serais bien aise de vous avoir, vous, et qu’il ne vous en coutât rien. »

« Pendant cette conversation, une des mains de Lirila, entraînée par son propre poids, m’était tombée sur les yeux ; elle m’incommodait là : je crus donc pouvoir la déplacer sans offenser la princesse, et je ne me trompai pas. J’imaginai que nous nous entendions : point du tout, je m’entendais tout seul. Lirila dormait. Heureusement on m’avait appris que c’était sa manière d’approuver. Je fis donc comme si elle eût veillé ; je l’épousai jusqu’au bout, et toujours en votre nom.

— Ah ! traître, dit le sultan.

— Ah ! seigneur, dit le prince, vous m’arrêtez dans le plus bel endroit, au moment où j’avançais vos affaires de toute ma force.

— Avance, avance, ajouta le sultan ; tu fais de belles choses. »

Génistan, qui craignait que son père ne se fâchât tout de bon, lui représenta qu’il pouvait entrer dans tous ces détails sans danger ; et lui les écouter sans humeur, puisqu’il ne se souciait plus de Lirila.

— Mon fils, dit Zambador, vous avez raison ; achevez votre aventure, et tâchez de réveiller votre assoupie.

« Seigneur, continua le prince, je fis de mon mieux ; mais ce fut inutilement. Je me retirai après des efforts inouïs ; car s’il n’y a pas de pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre… »

la sultane.

Il n’y a pas de pires endormies que celles qui ne veulent pas s’éveiller, ni de pires éveillées que celles qui ne veulent pas s’endormir.

le second émir.

« Cela est surprenant, dit le sultan ; car on a tant de raisons pour veiller en pareil cas !

— Lirila, dit le prince, s’embarrassait bien de ces raisons ! J’interprétai son sommeil comme un consentement de préparer son voyage. On se constitua dans des dépenses dont elle ne daigna pas seulement s’informer ; et nous ne sûmes qu’elle restait qu’au moment de partir, lorsqu’on eut mis les chevaux à cette admirable voiture que vous nous envoyâtes. Alors, Lirila, ne sachant pas bien positivement ce qu’il lui fallait, me tint à peu près ce discours :

« Prince, je crois que vous pouvez aller seul, et que je reste.

« — Et pourquoi donc, madame ? lui demandai-je.

« — Pourquoi ? Mais c’est qu’il me semble que je ne veux ni de vous, ni de votre père.

« — Mais, madame, d’où nait votre répugnance ? Il me semble, à moi, que vous pourriez vous trouver mal d’un autre. 

« — Tant pis pour lui ; je me trouve bien ici.

« — Restez-y donc, madame… »

« Et je partis sans prendre mon audience de congé de l’empereur, qui s’en formalisa beaucoup, comme vous savez. Je revins ici vous rendre compte de mon ambassade, vous courroucer de ce que je ne vous avais pas amené une sotte épouse, et obtenir l’exil pour la récompense de mes services.

— Mon fils, mon fils, dit sérieusement Zambador au prince, vous ne me révélâtes pas tout alors, et vous fîtes sagement.


La sultane dit à sa chatouilleuse :

« Assez. »

Les émirs et ses femmes lui proposèrent obligeamment de continuer, si cela lui convenait.

« Vous mériteriez bien, leur dit-elle, que je vous prisse au mot ; mais j’ai joui assez longtemps de votre impatience. Assez. Et vous, premier émir, songez à ménager pour demain votre poitrine ; car je ne veux rien perdre, et votre tâche sera double. Quelle heure est-il ?

— Deux heures du matin.

— J’ai fait durer ma méchanceté plus longtemps que je ne voulais. Allez, allez vite.