L’Opinion allemande pendant la guerre/04

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L’Opinion allemande pendant la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 91-117).
L’OPINION ALLEMANDE
PENDANT LA GUERRE

IV [1]
LA SUPRÊME DÉSILLUSION. — LE DÉSESPOIR


L’OFFENSIVE FRANÇAISE

Le 15 juillet 1918, l’offensive allemande échoua sur le front de Champagne. L’opinion eut le pressentiment de la catastrophe. Elle ne conçut pas du premier coup le naufrage où allait sombrer l’Allemagne, mais la nouvelle des premiers revers l’épouvanta, et, dès lors, les doutes qui depuis longtemps l’obsédaient, se changèrent en une angoisse, toujours plus douloureuse, toujours plus étouffante à mesure que se multipliaient les signes du désastre.

Les administrateurs de l’esprit public recourent tout de suite à ce système de mensonges, d’atténuations et de réticences, grâce auquel on a jadis caché les défaites de la Marne et de l’Yser, pallié celles de Verdun et de la Somme. Pendant la seconde quinzaine de juillet, les communiqués officiels et les notes non moins officielles de l’agence Wolff renouvellent la « manœuvre morale » que le Grand Quartier a si souvent pratiquée dans les jours difficiles. Le communiqué du 16 juillet constate qu’à l’Est de Reims, l’ennemi a pu se dérober à l’attaque, mais il annonce le glorieux passage de la Marne, la capture de 13 000 prisonniers, d’innombrables exploits d’aviateurs ; c’est un bulletin de victoire. Le lendemain, le ton est encore le même. Seulement, comme, après les précédentes offensives, on avait évalué triomphalement le nombre des kilomètres conquis, et que, cette fois, chacun peut, sur une carte, vérifier la médiocrité du résultat, les journaux sont chargés de développer les raisons d’une avance aussi lente. « Ainsi que tout le monde peut le voir, les chiffres qui expriment le gain de terrain réalisé par nous dès le premier jour de l’attaque et qui montrent l’importance de notre percée, sont plus faibles qu’au cours de nos dernières offensives. Il serait erroné de vouloir en tirer dès maintenant des conclusions positives, mais il ne faut pas oublier que le terrain d’attaque était extrêmement difficile et que, cette fois-ci, la conquête des premières positions ennemies a été particulièrement hérissée de difficultés, car, d’une part la Marne, d’autre part des positions montagneuses ralentissaient forcément l’élan des troupes d’attaque. Il est certain également qu’en franchissant la Marne d’un mouvement rapide et heureux, nos troupes ont obtenu un succès stratégique de la plus haute importance. » (Frankfurter Zeitung, 17 juillet.) D’autres journaux, rééditant, une vieille formule qui déjà leur a souvent servi, affirment que, si le Haut Commandement ne pousse pas l’offensive plus vigoureusement, c’est pour épargner le sang des soldats.

Deux jours plus tard, contre-offensive de l’armée française. L’Etat-major déclare qu’elle était « attendue depuis longtemps, » que, grâce à leurs tanks, les Français ont pu pénétrer dans les premières positions allemandes, mais que leur tentative de percée a été déjouée. Quand l’armée allemande est forcée de repasser la Marne, Wolff se surpasse. « La traversée de la large rivière que les Allemands viennent d’effectuer pour la deuxième fois, sans que l’ennemi se soit aperçu de rien, constitue un nouveau et magnifique fait d’armes. Les buts que la poussée allemande se proposait sur la rive Sud de la Marne ont été pleinement atteints... La grave menace que notre avance faisait peser sur l’ennemi, a enfin déclenché la contre-attaque française attendue depuis si longtemps ! » Et le même jour : « On sait que jamais le commandement allemand ne s’est proposé de buts géographiques ; détruire l’ennemi est son seul objectif ; l’initiative qu’a prise le général Foch n’a donc fait que hâter ce résultat. » Et, durant tous les jours qui suivent, WoIff ne cesse d’annoncer d’éclatantes victoires.

Cette fois, la « manœuvre morale » de l’État-major n’est pas plus heureuse que la manœuvre stratégique ; ces fantasmagories ne trompent plus personne, même en Allemagne ; l’imposture est par trop grossière. Les pessimistes qui, au mois de mars, condamnèrent tout projet d’offensive, vont répétant l’éternel : « Nous l’avions bien dit ! » La presse tâche de les faire taire en soutenant que, si l’offensive est ralentie, elle n’est pas arrêtée, que les pertes de l’ennemi sont énormes, qu’il faut avoir confiance en Hindenburg et que, d’ailleurs, la propagande de l’Entente a démesurément grossi des succès sans lendemain. La France, ajoute-t-on, en maintenant ses troupes dans Reims, les sacrifie bien inutilement. « Les méthodes du commandement français sont cruelles, inhumaines, dépourvues de toute intelligence, indignes des principes d’humanité et de civilisation dont l’Entente se glorifie d’être le champion. » Mais les pessimistes se moquent de savoir si les méthodes de l’Entente sont ou non conformes à l’humanité, ils constatent simplement que les Français sont toujours dans Reims. D’ailleurs, la censure qui, au milieu du désarroi général, ne reçoit plus que des « directives » incertaines, laisse quelques journaux souligner « la gravité » de la situation. « Il importe, écrit le critique militaire des Münchner Neuste Nachrichten (21 juillet), que le pays se rende compte de la vérité : la France est encore très forte ; l’Amérique dispose en France de plus d’un demi-million d’hommes ; la guerre sous-marine ne suffit pas à l’empêcher de transporter de façon incessante son matériel et ses troupes sur le continent ; enfin l’armée anglaise est en bon état et prête à rentrer dans l’arène avec des effectifs renouvelés. Plus notre peuple se mettra en face de ces réalités, plus il rendra hommage aux prodigieux exploits de nos troupes, mieux il sera en mesure de se garder de tout jugement superficiel et d’examiner avec une calme assurance la véritable situation. Jamais il n’a été funeste à un peuple fort de regarder la réalité en face Peut-être se passera-t-il des semaines avant que l’initiative des opérations dont Foch s’est emparé puisse lui être arrachée. Toute hâte serait un danger et une faute de dilettante qui ne sera certainement pas commise. Toute nervosité à l’intérieur est sans objet. » Or, le peuple allemand n’a pas attendu ces conseils pour « regarder la réalité en face, » et c’est justement là ce qui cause sa nervosité.

On lui a répété que les réserves de Foch avaient depuis longtemps disparu, si elles avaient jamais existé : il les voit affluer sur les champs de bataille. On lui a raconté qu’avant l’offensive de mars, grâce aux troupes ramenées de Russie, les Puissances centrales possédaient désormais la supériorité numérique ; depuis, au cours de l’offensive, il a lu les bulletins officiels relatant les pertes extraordinaires des armées de l’Entente et les pertes insignifiantes des armées allemandes ; il en a conclu que, maintenant plus que jamais, les forces de l’Allemagne doivent surpasser celles de l’ennemi. Or, voici qu’à chaque nouveau repli, on lui explique, pour justifier la retraite, que les Allemands se sont trouvés en face d’ « une quantité stupéfiante de divisions ! » On lui jurait, il y a quatre mois, que la victoire était certaine, que la paix serait conclue en automne, et, le 31 juillet, il peut lire dans un de ses journaux : « Nous ne pouvons plus espérer que la campagne d’été, — au cours de laquelle nous porterons certainement de nouveaux coups très durs à la puissance militaire ennemie, — puisse finir la guerre. Nous devrons combattre encore l’hiver et l’été prochains. » Le 3 août, c’est Ludendorff lui-même qui déclare froidement : « Notre offensive du 15 juillet n’a pas réussi au point de vue stratégique... » Pour relever les courages, le prince Henri de Prusse affirme, il est vrai, que l’attaché militaire turc lui a dit : « Je considère cette bataille de la Marne comme une victoire allemande. » Malheureusement, dans toute l’Allemagne, il ne reste plus que ce Turc pour partager l’optimisme de l’agence Wolff.

L’offensive franco-britannique du 12 août accroît encore l’inquiétude. Les militaires s’en prennent au brouillard, les pangermanistes à Kühlmann, qui a découragé les soldats par ses propos défaitistes, les socialistes aux pangermanistes, qui, au mois de mars, ont exigé la continuation de la guerre sur le front occidental. La foule, de plus en plus désemparée, accueille les rumeurs les plus sinistres.

Les journaux la morigènent.


Aux jours critiques de la guerre qui ne sont épargnés à aucun des belligérants, et que malheureusement, malgré la puissance incomparable, l’esprit de sacrifice et le génie du Haut Commandement, l’Allemagne doit aussi connaître, des bruits pessimistes tendent à se répandre. Ils prennent une telle ampleur qu’ils constituent un véritable danger pour la pairie... A l’heure où nous vivons, répandre de tels bruits, c’est proprement seconder l’ennemi, car nous avons aujourd’hui besoin de tout notre courage et de toute notre confiance... (Morgen Post, 11 août.) — A Essen, comme à Cologne et à Dusseldorf et partout, il se trouve des mécontents qui se plaignent de tout, qui ne font ressortir que le côté défavorable et fâcheux des choses, qui ne s’intéressent qu’aux détails, qui ne voient pas l’ensemble, qui méconnaissent la grandeur et la beauté de ce qu’a réalisé le peuple allemand avec son empereur, ses chefs et son armée... Et l’on se dit... Voici que nous venons de subir un nouvel échec, l’ennemi a pénétré dans nos positions, tant et tant de soldats ont été faits prisonniers ; nous avons perdu la partie ! Et ces mêmes gens et d’autres disent : Nous n’avons rien à manger, nous n’avons plus de vêtements ni de chaussures, nous allons mourir de faim et périr misérablement ! Tout homme raisonnable doit s’élever contre de tels propos. (Kœlnische Volkzeitung, 15 août.) — Des bruits circulent. Savez-vous que Hindenburg a été assassiné ? Avez-vous appris que le Kronprinz a été victime d’un attentat ? Une femme dit : Nos soldats sur le front en ont assez. Nous voulons nos maris, nos enfants. Quelqu’un ajoute : Que ceux qui nous gouvernent soient anglais ou français ou allemands, peu importe ! Pourvu que le peuple soit au pouvoir, que nous ayons nos revenus, notre vie paisible ! Nous sommes au cœur de l’été. C’est le moment de l’année où les nerfs sont épuisés et où les suicides sont les plus fréquents. Dans cette période de transition entre l’ancienne et la nouvelle récolte, la nourriture se fait rare dans les grandes villes. Nous ressentons vivement nos pertes en hommes et en argent. Des conseillers inconsidérés ont annoncé, comme pour la guerre sous-marine, un développement rapide, régulier et toujours plus fort de notre offensive à l’Ouest. Au lieu de donner au peuple une conviction fondée sur le raisonnement, on a éveillé en lui une foi aveugle en une marche ininterrompue des événements, alors qu’il faut compter avec des hauts et des bas... (Stuttgarter Neues Tagblatt, 16 août.)


Toutes ces admonestations sont accompagnées d’un rappel des victoires passées et d’un éloge de Hindenburg et Ludendorff : décidément, la confiance du peuple en ses chefs militaires commence à chanceler. Puis ce sont tous les thèmes que la presse ressasse depuis deux ans à chaque nouvelle défaillance de l’opinion ; mais aujourd’hui remontrances et exhortations prennent un accent plus pressant, plus impérieux. Les dirigeants sentent que leurs dupes sont à bout de crédulité et de patience. Ils doivent même inventer de nouveaux arguments, et en trouvent de bien singuliers. Eux qui ne parlaient jamais de la France qu’avec haine ou commisération, ils la proposent en exemple à leurs compatriotes ; tantôt ils regrettent de ne pas posséder chez eux un homme de la trempe de Clemenceau, un homme qui « fasse la guerre » et « dresse au premier plan la volonté nationale pure et simple ; » tantôt ils souhaitent à l’Allemagne ce courage, cette ténacité dont la France a donné de si belles preuves. Ce qui ne les empêche pas, le lendemain, — toujours pour rassurer leurs lecteurs, — de soutenir que cette même France, lasse et épuisée, ne songe qu’à jeter Clemenceau par terre et à conclure une bonne « paix de conciliation. » Au public de se reconnaître au milieu de ces incohérences ! Tout le monde perd la tête, la nation et ses dirigeants.

Les échecs incessants subis sur le front occidental ne sont pas la seule cause de trouble. Ceux qui, au début de 1918, redoutaient les grands desseins de Ludendorff, pensaient que, si l’Allemagne échouait dans l’Ouest, elle pourrait, du moins, se dédommager en Russie ; mais, de ce côté-là aussi, les espoirs s’évanouissent. L’Allemagne n’a pu obtenir aucune réparation pour le meurtre de son ambassadeur, Mirbach. Les Tchéco-Slovaques poursuivent leur avance. Des troupes anglaises et françaises ont débarqué sur la côte mourmane. La diplomatie allemande hésite, tâtonne, négocie avec les Cadets, sans cesser de soutenir les Bolcheviks, se rend suspecte à tous les partis. En Ukraine, des bandes armées s’opposent aux réquisitions, le général Eichhorn est assassiné, les employés des chemins de fer se mettent en grève. En Finlande, la comédie de l’élection d’un roi n’est prise au sérieux par personne. En Pologne, les germanophobes remportent. Enfin la pitoyable mésaventure de Helfferich qui, après huit jours d’ambassade, s’enfuit précipitamment de Moscou à Berlin, marque la ruine de toutes les ambitions allemandes en Russie.

A tant de motifs d’alarme, il faut joindre les divisions et les embarras qui réduisent l’Autriche-Hongrie à l’impuissance et annoncent son écroulement prochain.

La paix souhaitée, la paix qu’on avait cru tenir quand les armées allemandes se ruaient sur Paris, s’éloigne chaque jour davantage. Nous devrons combattre encore l’hiver et l’été prochains : cette parole, tous les Allemands se la répètent avec désespoir. Et alors se présente à leur esprit l’idée d’une paix de défaite, d’une paix coûte que coûte.


LE SENTIMENT DE LA DEFAITE

Il a suffi d’un mois pour ruiner toutes les espérances de l’Allemagne, rompre le « front intérieur. » Vers le milieu d’août, le découragement a envahi toutes les classes de la société. Chaque jour de fausses nouvelles circulent dans la foule, plus nombreuses et plus désastreuses. Soupçonnant enfin qu’il a été berné par son gouvernement, le peuple refuse d’ajouter foi aux informations officielles, mais sa crédulité est inépuisable, il accueille maintenant les rumeurs les plus folles, les plus menaçantes : Hindenburg s’est suicidé ; sur le front, des régiments ont passé à l’ennemi, d’autres se sont mutinés ; les Anglais ont attaqué Heligoland ; les itinéraires des sous-marins ont été dévoilés par des officiers, et les traîtres ont été fusillés... Un autre jour, l’alarme vient des milieux financiers : les anciens emprunts de guerre auraient baissé de moitié. Hindenburg lui-même est forcé d’intervenir et de mettre solennellement la nation en garde contre « la propagande ennemie. » Rien n’y fait : les fausses nouvelles continuent d’empoisonner les imaginations, d’énerver les courages.

Les voiles sont déchirés. Cette France que l’on disait « saignée à blanc, » reconquiert pied à pied son territoire perdu. Cette Italie qu’on prétendait exténuée, a reconstitué ses armées. La guerre sous-marine est de jour en jour moins efficace, moins dangereuse pour l’ennemi. La Russie, d’où devaient affluer les céréales, n’a fourni à l’Allemagne que des ressources dérisoires. L’Amérique qui, au dire des « experts militaires, » ne devait faire passer en Europe qu’un petit nombre de régiments inaptes à la grande guerre, déverse de magnifiques armées sur le continent. Les experts militaires continuent, il est vrai, de soutenir que si « les Etats-Unis ont fait peut-être un effort dont plus d’un, même en Amérique, ne les croyait pas capables, » ils ne pourront pas « engager le plein de leur force militaire avant 1919 ou peut-être 1920. » Mais l’Allemagne ne croit plus en ses « experts militaires. » D’ailleurs, avant 1920, la partie sera jouée et perdue : chacun en est désormais convaincu.

Les « dirigeants » rappellent à la nation qu’elle a, depuis quatre ans, traversé des crises aussi terribles et qu’elle a toujours surmonté le péril grâce à la bravoure des soldats, à la solidité de l’organisation, au génie de Hindenburg et de Ludendorff. — Mais alors la foi était intacte. L’Allemagne ne doutait pas d’elle-même. Aux jours sombres de 1917, elle avait vu lui échapper le triomphe que ses chefs lui avaient promis en 1914 ; elle avait désespéré d’être victorieuse, mais elle restait certaine de ne pas être vaincue. Aujourd’hui il se trouve encore des gens pour écrire : « Un peuple tel que le peuple allemand ne peut pas être vraiment battu ; » mais chacun a sous les yeux la réalité de la défaite. Le Grand Etat-major s’efforce de donner le change à l’opinion. Ses scribes raillent les « stratèges de brasserie » qui apprécient les avantages de l’ennemi d’après les gains de terrain, comme si Hindenburg et Ludendorff attachaient la moindre importance à ces considérations géographiques ! Ils supplient leurs lecteurs de n’accorder aucune créance aux communiqués de l’adversaire, ils se demandent même s’il ne serait pas préférable de cesser la publication de ces bulletins mensongers qui égarent l’opinion et alimentent le pessimisme. A chaque nouveau progrès des troupes franco-britanniques, ils affirment que celles-ci ont misérablement échoué, puisqu’elles se proposaient de « percer » le front allemand et n’y ont pas réussi, et ils jurent que » cette fois, l’armée allemande va s’arrêter et tenir sur ses positions. Quelques jours plus tard, les franco-britanniques continuant d’avancer et les Allemands de reculer, ils rééditent imperturbablement la même explication. Pour mieux illustrer ces « victoires défensives, » ils ajoutent que les Alliés ont mis un mois à reprendre le terrain que l’offensive allemande avait naguère conquis en huit jours. Enfin ils publient d’interminables dissertations rétrospectives pour démontrer que la grande attaque du mois de mars avait été opportune, indispensable... Peine perdue. Des dogmes qui, depuis le début de la guerre, ont soutenu, consolé, réconforté l’Allemagne, celui qui semblait le plus solide, l’invincibilité de l’armée allemande, s’est effondré. Tout s’effondre avec lui. L’Allemagne n’est plus agitée que d’une passion, celle de la paix, mais d’une paix à laquelle personne n’avait encore osé songer, d’une paix à laquelle on sacrifiera, s’il le faut, l’honneur du pays et la personne de l’Empereur.

C’est alors qu’apparaissent les premiers symptômes d’une agitation antidynastique. Certains Allemands pensent qu’on pourrait conjurer le péril de l’invasion en se débarrassant du gouvernement impérial, ils espèrent que la « démocratisation » complète serait un bon moyen de faciliter la paix et de rendre l’Entente plus traitable. Afin de calmer les politiciens démocrates et intimider les conservateurs intransigeants, Hertling s’engage à démissionner, si la Chambre des Seigneurs ne vote pas la réforme électorale, « il y va, dit-il, de la défense et du salut de la couronne aussi bien que de la dynastie. » L’Empereur lui-même adresse à ses « chers amis » les ouvriers d’Essen une harangue extraordinaire où, à travers des effusions sentimentales et des rabâchages de vieux prédicant, perce une mortelle inquiétude.

A travers les objurgations de la Kœlnische Zeitung, il est facile de discerner quel est alors l’état moral de l’Allemagne.


Nous n’avons pas le choix aujourd’hui : il faut tenir jusqu’à ce que nos ennemis soient persuadés que, malgré tous les sacrifices, ils ne nous abattront pas. Alors, mais alors seulement, ils seront prêts à entrer en pourparlers. Toute autre altitude de notre part aboutirait à une soumission complète en face d’un ennemi impitoyable qui nous ferait sentir tout le poids du Væ victis ; celui qui sait ce que cela voudrait dire, en frissonne à l’avance.

Il faut continuer la lutte, non pour accroître notre puissance ou notre gloire, mais tout simplement pour vivre, pour le pain de nos enfants ! Nos ennemis n’en veulent pas à une dynastie, à un système politique ; une république allemande verrait se dresser contre elle les mêmes adversaires impitoyables que l’Empire allemand actuel. C’est à notre peuple en tant que peuple, à notre force, à notre nombre, à notre travail, à notre bien-être, à chacun de nous qu’ils en veulent. C’est pour éloigner de nous ces calamités que nous combattons, que nous souffrons tous, au front comme à l’arrière. Rien n’y fait ! Il faut voir les choses comme elles sont. Il faut que tous nous reconnaissions que la patrie allemande et chacun de nous avec elle, se trouvent absolument dans la situation d’un navire au milieu de la tempête furieuse et mugissante.

Il n’y a point pour nous d’autre salut, de quelque côté que nous regardions ; il faut tendre toutes nos énergies ; il faut que toute pensée s’efface devant celle-ci : maintenir la force de résistance du navire et alléger la tâche du pilote. Personne ne peut quitter l’embarcation ; nous ne pouvons qu’atteindre le port ou périr avec elle. Les plaintes et les gémissements ne peuvent que hâter le naufrage ; la mutinerie amène la catastrophe avec une certitude mathématique. Toutes les discussions sur la construction du navire, sur ce qu’il faudrait améliorer, sur les machines, sur quelques pièces trop vieilles sont absurdes, tant que le navire lutte contre l’ouragan. Et il est plus fou encore de se quereller pour savoir comment il a été surpris par la tempête... Nous n’avons plus besoin que d’une chose : que chacun travaille inlassablement à la place qui lui a été assignée... Surtout ne faisons rien tant que les vagues n’auront pas cessé d’assaillir le navire... (Kœlnische Zeitung, 10 septembre.)


Ces sages conseils viennent trop tard. L’heure n’est plus à l’héroïsme. Déjà, dans l’espoir d’apaiser les dieux, une partie de l’équipage parle de jeter le pilote par-dessus bord... Et la tempête redouble de violence. Les armées ont été ramenées sur les lignes d’où elles étaient parties, six mois auparavant, pour leur « grande offensive, » et chacun s’attend à voir les troupes de Foch poursuivre leurs assauts. Personne ne prend au sérieux la proposition de paix de l’Autriche-Hongrie, et, du reste, l’accueil qu’elle a reçu des chefs de l’Entente, et en particulier de M. Clemenceau, ne laisse place à aucun espoir. A Berlin, la succession de Hertling est virtuellement ouverte. Les socialistes se préparent à s’emparer du pouvoir, affirmant que seul un gouvernement populaire pourra proclamer la levée en masse ou faire la paix, au choix. Quant aux pangermanistes, ils sont à la recherche d’un « homme fort ; » ils continuent de célébrer les vertus du militarisme prussien, comme si leurs armées étaient toujours aux portes de Paris. C’est le 13 septembre 1918, qu’on peut lire dans un des principaux journaux de Berlin : « Le caractère spécifique allemand est l’union de l’esprit grec et de la force romaine... Le militarisme allemand n’est pas la force brutale contre laquelle s’insurgent nos ennemis. Le peuple des poètes et des penseurs est sans doute armé de pied en cap, mais sous le fer de la cuirasse bat un cœur chaud plein d’enthousiasme pour les plus nobles biens de l’humanité... Le militarisme allemand... c’est l’incarnation de l’impératif catégorique de Kant, c’est la sagesse paulinienne devenue vie... Le militarisme allemand est une puissance civilisatrice au même titre que l’idéalisme de Platon, le christianisme, l’humanisme et la Renaissance. Avant tout c’est une grande et merveilleuse œuvre d’art... Dans cette guerre, nous ne faisons qu’accomplir la mission qui, dès le commencement, a été donnée à notre peuple. Tout ce qui se passait auparavant dans les pays allemands, n’était que la préparation de cette guerre Les générations futures s’en rendront compte... »

Au milieu de la confusion des esprits et de la mêlée des partis éclate, comme un coup de tonnerre, la nouvelle de l’armistice bulgare. C’est le signal de la panique et de la débâcle.


LA DÉFECTION DE LA BULGARIE

Depuis quelques jours déjà, on a reçu de fâcheuses informations de Macédoine : l’armée de Salonique a attaqué avec des forces considérables, les lignes bulgares ont fléchi. Les journaux affirment qu’il ne s’agit pas là d’une opération « de grande envergure » et, que, si l’Entente vise à couper la route de Constantinople, son projet est irréalisable. D’ailleurs, le public s’intéresse médiocrement à ces affaires lointaines et, tout entier aux événements du front occidental, il se console en lisant les récits du dernier raid aérien sur Paris. Cependant on apprend à la fois que les Turcs ont subi une terrible défaite en Palestine, et que les Bulgares ont été bousculés. Enfin, le 26, parvient la nouvelle que les Bulgares ont demandé un armistice.

A Berlin, l’émotion est profonde, et il y a une panique à la Bourse. La presse de province en apporte bientôt la preuve, le trouble se répand dans tout l’empire ; chacun entrevoit les conséquences inévitables de cette catastrophe : l’Allemagne, désormais séparée de Constantinople et de l’Orient, sera réduite à ses seules forces, car fatalement la Turquie et l’Autriche vont suivre l’exemple de la Bulgarie. Quelle banqueroute politique ! quel effet moral dans le monde entier ! C’est l’isolement et l’écrasement. Le gouvernement cherche à cacher la vérité Malinof, annonce-t-il, a agi sans le consentement du tsar de Bulgarie ; la situation est déjà rétablie ; les secours militaires affluent vers le Sud ; le peuple désavoue Malinof, puis, qu’importe l’alliance bulgare ? Pendant la première année de la guerre, l’Allemagne s’est passée de la Bulgarie, elle s’en passera bien pendant la dernière. Mais au bout de deux jours, l’optimisme officiel s’évanouit. Le public est exaspéré de tant de mensonges inutiles, et les journaux ne se gênent plus pour traduire sa déception : il faut que le vieil Hertling disparaisse ; on exige des hommes nouveaux. Un instant, on se raccroche à l’espoir que l’Entente voudra imposer à la Bulgarie des conditions trop rigoureuses et que celle-ci reprendra la guerre. Qu’on envoie tout de suite une armée pour la secourir. Mais où prendre des troupes ? Le gouvernement terrifié voudrait gagner du temps en cachant la signature de l’armistice ; il fait annoncer que des soldats allemands sont à Sofia, que la Turquie expédie des divisions, que Ferdinand proteste de sa fidélité...

Le peuple allemand se sent perdu. Les Anglais viennent de reprendre l’offensive et de dépasser les défenses de la ligne Siegfried. Chacun comprend alors que Ludendorff a trouvé son maître. Les fameux « experts militaires » déclaraient depuis deux mois que le généralissime français montrait une « pauvreté d’imagination stupéfiante » et faisait consister toute la stratégie en un « martelage brutal, » tandis que Hindenburg et Ludendorff avaient fait de la guerre un « art subtil. » Ces calembredaines sont maintenant démodées ; la presse commence à parler avec inquiétude de la « stratégie démoniaque » de Foch. Alors, au sentiment de la défaite s’ajoute la terreur de l’invasion. Le 28 septembre paraît dans le Vorwærts un étrange article où sont évoquées les images les plus sinistres. Ce sont là sans doute arguments politiques destinés à obtenir l’entrée des socialistes dans le ministère ; mais, en même temps, ils expriment l’épouvante qui commence à hanter les imaginations et décidera la nation entière à accepter toutes les capitulations.


Il faut aujourd’hui nous représenter courageusement la situation suivante comme pouvant devenir possible et réelle.

La Bulgarie abandonne la Quadruplice et conclut la paix avec l’Entente. L’Autriche-Hongrie et la Turquie se joignent à elle dans cette démarche. Cela veut dire que, vers le Sud Ouest, nous ne pouvons étendre le bras plus loin que Bodenbach, que nous perdons toute influence sur les parties de la Pologne et de l’Ukraine occupées par l’Autriche. Nous voilà, nous, peuple allemand, seuls en face des Français, des Anglais, des Italiens, des Américains et des autres peuples, leurs auxiliaires ; nous nous battons arc-boutés au mur, avec, devant les yeux, la vision de notre ruine.

Il faut continuer de développer cette image. Le courage abandonne les soldats, le front occidental s’effondre, l’ennemi envahit notre pays. Des villes allemandes disparaissent dans les flammes. Des multitudes de réfugiés affluent vers l’Est ; ces foules se mêlent à l’armée qui, elle, reflue en désordre ; elles pénètrent dans nos cités, remplissent les maisons, débordent, campent à la belle étoile, imposent aux autorités des tâches insolubles, répandent partout le désespoir et l’abattement.

Les transports de ravitaillement qui, depuis quatre ans, n’étaient plus qu’un mince filet coulant à peine, s’arrêtent complètement. Dans les rues, on voit des hommes tourner subitement sur eux-mêmes et s’abattre tués par la faim. Il n’y a plus de charbon, par conséquent plus de lumière et plus de tramways... L’industrie congédie ses ouvriers... Ceux qui fabriquent des munitions se trouvent dans le dénûment le plus complet...

Des centaines de milliers de personnes meurent et une sorte de folie s’empare des survivants. Qui sait combien de temps on a encore à vivre ? On va donc se venger contre ceux qui sont cause de toutes ces misères... Au lieu de la guerre là-bas hors de chez nous, c’est la guerre civile : ce sont des tranchées dans les rues, des mitrailleuses dans les maisons, des cadavres sur le pavé... On meurt, on meurt de toutes les morts : par la faim, par les balles, par les épidémies...

Pendant ce temps, le gouvernement parlemente avec l’ennemi. Comme il sait que, derrière lui, il n’a plus dans le peuple la force de résistance nécessaire, il accorde à l’ennemi tout ce qu’il demande : des territoires, l’or de la Banque d’Empire, et émet des chèques pour plusieurs milliards, signe tous les engagements qu’on lui extorque, car il lui faut la paix à tout prix. Mais cette paix ne sera pas une paix qui nourrit ! Ce sera l’enfer sur terre, ce sera quelque chose de pire que la guerre. (Vorwærts, 25 septembre.)


Pour conjurer de pareilles calamités, le Vorwærts veut que le front occidental tienne encore « quelques semaines » et que la paix soit négociée par un gouvernement démocratique.

Ce gouvernement démocratique, ce sera celui du prince Max de Bade. Mais, bien que Scheidemann en fasse partie, il n’attendra pas quelques semaines pour proposer la paix. Son premier soin sera de demander un armistice. Le peuple tout entier n’a plus qu’une pensée : la paix, n’importe laquelle, à n’importe quel prix ; la plus rapide sera la meilleure ; tout plutôt que l’invasion ; car il sent peser sur lui la menace des représailles. Dès cet instant, il a moralement capitulé.


L’EFFONDREMENT

A cette nation consternée et assoiffée de paix, un gouvernement énergique serait peut-être parvenu à rendre un peu de courage. Lorsqu’on 1917, Hindenburg et Ludendorff s’étaient emparés du pouvoir après la chute de Bethmann-Hollweg, ils étaient arrivés à ressaisir l’opinion qui, alors déjà, était profondément abattue. Au commencement d’octobre 1918, la crise était, sans doute, plus grave, la défaite avait compromis la popularité des deux dictateurs ; cependant les organisations pangermanistes étaient encore puissantes, le nom de Hindenburg n’avait pas perdu tout prestige ; qui sait si, en exploitant la crédulité et l’obéissance du peuple, on ne l’eût pas décidé à faire meilleure contenance et à risquer les chances d’une suprême résistance ? Au lieu d’adresser ce dernier appel au patriotisme de la nation, Ludendorff tenta d’assurer le salut de l’armée et de l’Empire par une machination politique qui acheva la démoralisation de l’Allemagne.

Ludendorff était omnipotent. La section politique du Grand Quartier général formait un gouvernement occulte au service duquel travaillaient la police de la Section des renseignements et la propagande de l’Office de presse. Il est difficile d’apprécier l’action proprement militaire de Ludendorff, car aucun indice sérieux ne permet encore de percer le secret de sa collaboration avec Hindenburg ; mais on sait les tendances et les résultats de sa politique. Il a été le maître des négociations de Brest-Litowsk. C’est lui qui a imposé l’offensive du printemps de 1918. Il a voulu « ordonner le monde par la violence, » pré- tendre à un rôle « héroï-politique ; » son humeur et ses rêves étaient d’un Napoléon. D’ailleurs, pour connaître l’homme et sa mégalomanie, il suffit de lire un rapport officiel et secret qu’il a rédigé en mars 1913, sur le renforcement de l’armée allemande, rapport qui, tombé aux mains du gouvernement français, fut publié dans le Livre jaune.

Comment ce soldat brutal, ce pangermaniste forcené mit-il un jour tout son espoir dans une combinaison aventureuse, dans un pauvre stratagème de politicien ? Ses amis ont conté qu’exténué par le labeur formidable de quatre années de campagne, il avait subi une grave dépression nerveuse à la suite de la défection de la Bulgarie. Ce qui dès maintenant est hors de doute, c’est que la « démocratisation » de l’Allemagne et la demande d’armistice furent décidées au Grand Quartier.

En manigançant cette double comédie, Ludendorff espérait donner une apparence de satisfaction aux socialistes, sauver la dynastie et la caste militaire, jeter le désordre chez l’ennemi par la perspective d’une paix prochaine, permettre aux armées allemandes de se relire sur la Meuse et de s’y reconstituer tranquillement pour de nouvelles opérations. C’était là méconnaître à la fois et l’état moral de l’Allemagne et celui des peuples de l’Entente. Ces derniers ne virent dans la prétendue démocratisation de l’Allemagne qu’un simulacre pour mystifier le président Wilson et dans la demande d’armistice qu’un signe de détresse. Les Allemands, eux, prirent au grand sérieux la démarche de leur gouvernement. Pour hâter cette paix qu’on demandait en leur nom, ils se montrèrent prêts à tout immoler, même la dynastie, même la caste militaire. Et ce fut ainsi que Ludendorff précipita l’effondrement de l’Allemagne.

Après la démission de Hertling, les partis se querellent pour savoir si le prochain gouvernement sera un ministère « de concentration » ou de « majorité. » Mais le Grand Quartier a son plan : les socialistes veulent des portefeuilles, on leur en donnera, et pour chancelier on prendra un fantoche, le prince Max de Bade. Il est sans doute plaisant de voir cet héritier d’une maison régnante, ce général de cavalerie, devenir l’initiateur de la démocratie. Mais les socialistes, satisfaits d’être ministres, feignent de ne pas s’apercevoir de l’ironie du contraste. Quant au public, on lui assure que ce ministère est là pour faire la paix : il ne tient pas à en savoir davantage.

Le 7 octobre, Max de Bade demande officiellement un armistice et la paix, en acceptant toutes les conditions posées par le président Wilson. On ne s’attendait ni à une démarche si soudaine, ni à une adhésion si complète. Les socialistes éprouvent donc le besoin de se disculper : ils font remarquer que le chancelier n’a pas formellement abandonné la Posnanie et l’Alsace-Lorraine. Les pangermanistes, d’abord un peu interloqués, s’emportent contre le gouvernement. Ils ignorent, du reste, que la demande d’armistice est partie du Grand Quartier. La ligue des agrariens, le parti des conservateurs-libres, la société de la patrie allemande font entendre des protestations véhémentes. Mais le peuple a trop de sujets d’anxiété pour prêter l’oreille à ces cris d’indignation ; les Turcs sont écrasés en Palestine, les Slaves d’Autriche sont en pleine insurrection ; l’attitude de la Pologne devient de plus en plus menaçante ; les lignes allemandes ont été enfoncées entre Cambrai et Saint-Quentin. « La situation sur le front occidental a subi soudain de tels changements que, dans le peuple, l’inquiétude grandit chaque jour ; la crainte est générale que notre front ne se désagrège et ne s’effondre, et qu’alors les envahisseurs ne se déversent dans toute l’Allemagne de l’Ouest. » (Mannheimer General Anzeiger, 7 octobre.) Chaque jour, le communiqué annonce un repli nouveau. « Le pays qui, la flamme dans les yeux, suit la marche retentissante des événements, désirerait enfin entendre le mot si ardemment attendu : Halte ! Jusqu’ici et pas plus loin ! Maintenant nous avons atteint la limite de nos principales positions de combat ; c’est ici que nous livrerons la bataille décisive. Ce moment nous paraît proche ; il est déjà peut-être arrivé. » (Berliner Tageblatt, 8 octobre.) — Faux espoir : le lendemain Cambrai est abandonné.

Les 8 et 9 octobre, le bruit se répand a Berlin que le président Wilson s’apprête à répondre par une fin de non-recevoir. C’est un immense désespoir. Les optimistes comptent, malgré tout, sur la modération du Président, et Maximilien Harden rappelle que « jadis Pausanias refusa de laisser sacrifier le cadavre de Mardonius en représailles du traitement infligé à Léonidas : un tel outrage lui semblait une marque de faiblesse. » Mais le souvenir de Pausanias ne suffit pas à rassurer les Allemands, et l’émotion grandit.

Enfin Wilson a répondu. Grande allégresse. Il veut de nouvelles explications : on les lui donnera. Pour la Posnanie et l’Alsace-Lorraine, comme il ne peut s’agir de toucher à « l’intégrité de l’Empire, » on s’arrangera. Dans la joie de voir la conversation continuer, tout le monde s’incline avec déférence devant la haute sagesse de celui que, depuis trois ans, journalistes et caricaturistes ont couvert d’opprobre.

La seconde note de l’Allemagne traduit bien cet état d’esprit. Elle est faite pour entretenir le peuple dans l’illusion que Wilson n’est plus un belligérant, mais un arbitre bienveillant. Un petit tableau tracé par le correspondant berlinois d’un journal badois paraît donner une idée juste du sentiment populaire : « En ce qui concerne l’accueil fait à la note allemande par la population berlinoise, on peut. dire qu’une partie de celle-ci l’a acceptée généralement avec une certaine satisfaction, parce qu’elle fait entrevoir la fin de la guerre. La majorité du peuple ne voit que ce côté, sans se rendre compte, pour le moment, des conséquences de la paix. La partie modérée et réfléchie de la population est pénétrée de l’idée que toutes les démarches faites l’ont été d’accord avec le haut commandement, et par conséquent se résigne au fait accompli... L’attitude calme de la population montre qu’on sait apprécier la gravité de la situation. Mais ce qui s’exprimait surtout, et particulièrement chez les femmes, c’était la joie d’une fin prochaine de la guerre. » (Neue Bädische Landeszeitung , 14 octobre.) Les pangermanistes ne désarment pas. Des groupes manifestent devant la statue de Hindenburg. A Dantzig, lecture est donnée de la note allemande à une séance du Comité de la Défense Nationale, et l’auditoire s’écrie : « Nous sommes trahis ! Jamais l’Aigle blanc ne flottera sur Dantzig ! Nous ferons plutôt sauter nous-mêmes nos maisons. A bas le gouvernement ! A bas le Reichstag ! » Mais les mauvaises nouvelles continuent d’affluer : l’Autriche se disloque, on raconte que le moral de l’armée est atteint ; les troupes se retirent entre l’Oise et l’Aisne. Et c’est avec une fiévreuse inquiétude que la foule attend la réplique de Wilson, espérant qu’elle sera conciliante : l’Allemagne a déjà fait tant de concessions !

La désillusion est terrible. La réponse du président Wilson hautaine, inflexible, et où il est exigé que l’armistice consacre la supériorité militaire de l’Entente, les reproches de barbarie à l’adresse des armées allemandes, le rappel du discours du 4 juillet qui réclamait la disparition du pouvoir impérial, autant de coups assenés à l’orgueil germanique. Le doute n’est plus possible : ce que veut Wilson, c’est faire capituler l’Allemagne ; et il est facile de prévoir quelle paix l’Entente imposera à son ennemie. « Si nous cédons de nouveau, les prochaines démarches de l’Entente, à en juger par ce que nous apprennent les discours de ses hommes d’Etat, seront probablement le désarmement de notre armée et de notre flotte, même avant les pourparlers de paix, la reddition de nos places fortes de l’Ouest, Strasbourg, Metz, Mayence, Coblence et Cologne pendant les pourparlers, l’occupation de nos principales villes jusqu’au paiement d’une indemnité de trente milliards, la cession de l’Alsace-Lorraine, de la marche de l’Est et du Slesvig-Holstein, la neutralisation de la Province rhénane ou son incorporation à la Belgique et peut-être encore cent autres choses inventées par les caprices sadiques de l’Entente... » (Dusseldorfer Nachrichten, 16 octobre.) A partir de ce moment, les Allemands savent à quoi s’en tenir sur les intentions de l’adversaire. Quelques-uns gémissent : quelle affreuse injustice ! ce sont Lloyd George et Clemenceau qui ont poussé Wilson à une pareille violence ! est-ce que l’Allemagne n’est pas suffisamment démocratisée ? D’autres, — de moins en moins nombreux, — prêchent la résistance, réclament un « chef, » serait-il un démocrate, « ressemblerait-il à Gambetta, au besoin à M. Clemenceau ; » ils sont d’autant plus ardents à protester que le Grand Quartier vient de faire une volte-face, et qu’après avoir organisé la « manœuvre de paix, » il combat maintenant le gouvernement et voudrait couper court au colloque qu’il a lui-même engagé avec le président Wilson. Cependant les réunions publiques en faveur d’une paix immédiate se multiplient dans les grandes villes ; à Berlin les socialistes indépendants manifestent dans les rues, et la multitude acclame l’ambassadeur des Soviets. Scheidemann et les politiciens de son clan sentent que le pouvoir va leur échapper, s’ils cessent de causer avec le président Wilson ; ils ne peuvent plus se dérober à la nécessité de conclure la paix. Puis les convulsions de l’Autriche et l’abandon d’une partie de la Flandre par les troupes allemandes augmentent encore l’angoisse de la foule. Enfin, il court des bruits alarmants sur les dispositions du Danemark et de la Hollande.

Ils prêchent dans le désert, tous les vieux sermonnaires dont, depuis trois ans, la fonction était de relever le moral de la nation.


Ne nous laissons pas abattre, s’écrie un rédacteur de la Kœlnische Zeitung. Ne pleurons pas. Si l’ennemi veut notre perte, mourons d’un cœur vaillant et le front haut. Nous avons beaucoup à faire pour rétablir le moral du peuple et réparer les fautes commises... Il faut sans cesse répéter qu’il s’agit de l’Allemagne tout entière, et que la pusillanimité de l’individu compromet le sort de ses concitoyens. En présence de l’ennemi qui nous talonne, il n’y a pas de désertion possible... Devons-nous permettre que les cris d’effroi de quelques-uns provoquent des paniques ?... La misère matérielle que nous avons supportée pendant ces longues années de guerre, est peu de chose comparée à la misère morale où nous nous trouvons maintenant. (Kœlnische Zeitung, 18 octobre.)


Cette « misère morale » se révèle dans la troisième note de l’Allemagne. Le document a été composé de bric et de broc. Theodor Wolf, le rédacteur en chef du Berliner Tageblatt le compare à une malle qu’on n’a cessé de rouvrir et de refermer, jusqu’au dernier instant, pour y glisser quelque objet oublié. La note élude sournoisement les demandes positives du président Wilson, mais l’accent est humble, obséquieux, presque le ton de l’excuse. Dans ses journaux, le gouvernement cherche à reprendre certaines concessions : l’Allemagne ne peut pourtant pas évacuer sans des garanties ! l’évacuation doit être progressive, etc.. Mais ces atténuations tardives et maladroites ne satisfont guère l’opinion publique, qui devient chaque jour plus menaçante. « Dans les rues, dans les ateliers, dans les bureaux et les comptoirs, dans nos foyers, on se demande partout : « Comment ce revirement de la guerre a-t-il pu nous surprendre si subitement ? » On cherche les causes. Mais, comme les Français en 1871, on va plus loin et déjà beaucoup s’écrient : « C’est un tel qui est coupable ! » Et l’on continue, toujours comme les Français en 1871 : « Nous avons été trompés ! On nous a menti pendant toute cette guerre… » (Dusseldorfer Nachrichten, 22 octobre.) Deux jours après, la Frankfurter Zeitung fait savoir à l’Empereur qu’on eût été heureux de le voir « tirer lui-même les conséquences personnelles qu’impliquent certains événements. »

Sur ces entrefaites, le président Wilson annonce qu’il va transmettre aux autres belligérants la proposition d’armistice. La nouvelle est accueillie avec joie : l’heure des négociations semble approcher. En attendant, on juge opportun de faire aux ennemis du militarisme allemand le sacrifice d’une victime illustre. Le gouvernement se débarrasse de Ludendorff, auteur de la désastreuse demande d’armistice. Le peuple, qui a déjà perdu le souvenir des services rendus autrefois par le collaborateur de Hindenburg, est persuadé que l’Entente sera sensible à ce nouveau témoignage de « démocratisation, » et qu’un obstacle à la paix vient de disparaître. Dans tous ces subterfuges par lesquels l’Allemagne terrifiée s’ingénie à conjurer l’inévitable, la sottise le dispute à la lâcheté. Ludendorff écarté, l’on annonce au monde que dorénavant « les autorités militaires sont subordonnées aux autorités civiles. » D’ailleurs, il n’est pas question de toucher à Hindenburg, le chef de Ludendorff, et cette anomalie ne surprend personne, même parmi les plus antimilitaristes.

Les événements se précipitent. Andrassy demande la paix au président Wilson. Des négociations s’engagent entre l’Entente et la Turquie. La Roumanie envahit la Dobroudja. Les troupes de l’Entente arrivent au Danube. Déjà l’on peut entrevoir le jour où, traversant l’Autriche, elles menaceront la Bavière, la Saxe et la Silésie. Chaque jour apporte la nouvelle d’un désastre. Il y a toujours quelques pangermanistes pour compter sur un sursaut de l’opinion publique et vouloir, par la guerre à outrance, sauver au moins le prestige de l’Empire. Ils le disent, ils le crient ; mais, quand on sait de quelles arrière-pensées, de quelles fourberies sont capables des politiciens allemands, on se dît que c’est peut-être la certitude de ne pas être suivis qui les décide à ces gesticulations inutiles : ils n’ignorent pas que leurs compatriotes sont déterminés à tout subir, mais ils pensent qu’eux-mêmes pourront un jour tirer profit de cette glorieuse et vaine intransigeance. Les socialistes indépendants réclament la paix à tout prix, la déchéance de la dynastie et la proclamation de la république. La bourgeoisie vit dans la terreur du bolchevisme. Les socialistes qui ne veulent pas lâcher leurs portefeuilles, font chorus avec les indépendants. Un de leurs principaux journaux tient ce langage : « L’invitation à lutter jusqu’à la mort ne produira aucune impression sur les masses. Un individu peut sacrifier sa vie, les peuples ne veulent pas mourir... Il faut que la guerre finisse. Le peuple allemand a fait tout ce qui était en son pouvoir pour sauver son existence et son honneur. Il n’est pas un adversaire qui osera l’humilier jusqu’à en faire un peuple d’ilotes. Avec courage et confiance dans l’énergie et les capacités du peuple, l’Allemagne vase préparera une nouvelle vie et à une nouvelle prospérité. » (Chemnitzer Volktimme, 28 octobre.) Quant au gouvernement, il donne à tous le même mot d’ordre : se résigner à la capitulation qui est inéluctable. « Il ne nous reste plus rien à faire que de serrer les dents et d’appuyer le gouvernement. » (Schwäbischer Merkur, 29 octobre.) Dans un journal du duché de Bade, le critique militaire ayant affirmé que l’Allemagne « ne se courberait jamais sous une paix imposée par la violence, » la Rédaction fait observer à ce trop bouillant écrivain : « Ceux qui n’assument pas la responsabilité du pouvoir n’ont ni le droit de pousser à la résistance, ni celui de nous exhorter à céder. » (Neue Badische Landeszeitung, 1er novembre.)

Tandis que l’armée bat en retraite devant les Anglais, devant les Français, devant les Américains, et que l’Allemagne perd successivement tous les gages qui jadis devaient lui garantir une « paix de conciliation » fructueuse, tandis que l’Autriche s’écroule et capitule, que la Turquie signe un armistice, l’opinion est moins préoccupée de toutes ces catastrophes, d’ailleurs prévues, que du terrible désordre de la situation intérieure. Durant la première semaine de novembre, la terreur du bolchévisme et le désir de se débarrasser de l’Empereur obsèdent toute l’Allemagne.

Il y eut alors des troubles à Berlin, à Munich, à Stuttgart, à Kiel. Quels en furent le caractère et la gravité ? Il est encore difficile de le savoir d’une façon précise à l’heure où nous écrivons ces lignes. Il semble que seules les mutineries de la flotte furent des tentatives révolutionnaires analogues aux exploits des maximalistes russes. Les autres émeutes paraissent avoir été aisément réprimées par les forces de police. Ioffe, l’ambassadeur des Soviets, fut invité à quitter Berlin et ses agents furent incarcérés. À lire la presse allemande, on a l’impression que la bourgeoisie trembla et que la puissance des ministres socialistes en fut accrue. Mais défions-nous des récits des journaux. Destinés à passer la frontière, ils avaient, sans doute, pour objet d’effrayer les gouvernements de l’Entente et de les décider à conclure la paix le plus rapidement possible, afin que l’ordre se rétablit en Allemagne et que la contagion du bolchévisme ne s’étendit pas à toute l’Europe.

Quant à la question de l’abdication de l’Empereur, elle était ouvertement discutée depuis plusieurs semaines, et il était manifeste qu’une partie de l’opinion publique était prête à accepter la déchéance du souverain, et même de la dynastie, pour parachever la « démocratisation » réclamée par le président Wilson. On avait d’abord espéré que l’Empereur se sacrifierait de gaité de cœur et comprendrait la leçon que lui avait donnée Ludendorff en se laissant « démissionner. » On lui rappelait que « Codrus s’était fait tuer parce qu’un oracle avait promis la victoire au pays dont le souverain disparaîtrait. » (Berliner Tageblatt, 21 octobre.) Et le 31 octobre, le Vorwærts écrivait : « Que fera l’Empereur ? Quand le fera-t-il ? » Mais l’Empereur semblait peu disposé à écouter l’invitation des socialistes. Ceux-ci menacèrent alors de se retirer du ministère, si Guillaume II restait sur le trône. Comment et dans quelles conditions le monarque renonça-t-il à la couronne ? A-t-il même prononcé une abdication formelle ? Il règne un grand mystère sur les péripéties de cette tragédie. Et, après tout, la tragédie ne fut peut-être qu’une comédie : l’avenir nous renseignera.

Si les détails de la retraite de l’Empereur nous sont mal connus, nous sommes édifiés sur l’attitude de son peuple. Nous n’ignorons rien des motifs qui déterminèrent l’Allemagne à congédier son souverain. Elle était, elle est encore le pays le plus monarchiste de l’Europe. Dans une réunion tenue à Carlsruhe, le socialiste Marum s’exprimait ainsi : « Certes, nous autres socialistes, nous sommes républicains et à ce titre nous n’avons pas lieu de prendre la défense des Hohenzollern. Mais ne nous faisons pas d’illusions : dans sa majorité, le peuple allemand est encore monarchiste. Ce qui nous importe, c’est d’obtenir une constitution fondée sur le droit. Que ce soit avec ou sans monarque, la question est secondaire... » (Frankfurter Zeitung, 3 novembre.) Ainsi, même parmi les socialistes, point d’hostilité déclarée contre les Hohenzollern ; quant au reste du peuple, il demeure attaché à la dynastie. Le renvoi de l’Empereur n’a donc été qu’un expédient pour hâter et faciliter la conclusion de la paix. Les adversaires de l’abdication se sont contentés de faire humblement observer qu’après tout, Wilson n’avait jamais exigé la déchéance des Hohenzollern. Les lignes suivantes du grand journal catholique de Cologne, la Kœlnische Volkszeitung, méritent d’être citées : « Les changements constitutionnels auxquels nous procédons, certes non sur les désirs de Wilson, mais tout de même conformément à ses désirs, ont une importance capitale pour Wilson, et influent d’une façon décisive sur son examen des possibilités de paix. C’est ce qui ressort avec toute la netteté désirable de la dernière phrase de sa troisième note. Dans cette dernière phrase, il n’est en aucune manière question de l’abdication de l’Empereur. Même en lisant entre les lignes, on ne voit pas que Wilson exige un tel geste. Il distingue nettement entre deux possibilités : ou bien une paix d’entente avec une Allemagne transformée dans un sens démocratique, ou bien une capitulation si les « maîtres militaires » restent au pouvoir. Si Wilson avait exigé l’abdication, il l’aurait dit nettement, car il proclame souvent qu’il parle un langage franc et sincère. » (Kœlnische Volkszeitung, 3 novembre.) Conclusion : puisque Wilson paraît se contenter de la disgrâce de Ludendorff, nous pouvons nous épargner la honte de lui sacrifier notre Empereur. Le peuple allemand jugea hasardeux le commentaire de la Kœlnische Volkszeitung et crut plus sûr de pousser jusqu’au bout la « démocratisation. »

Guillaume II finit par s’exécuter. Se trouva-t-il des Allemands pour rougir de la lâcheté de leur peuple et de leur souverain ? On le saura plus tard. Des violences et des insurrections déchaînées çà et là par la défaite et par la faim, une troupe de politiciens qui court au-devant de toutes les hontes plutôt que de se laisser évincer du pouvoir, un peuple accablé, silencieux, morne, dont la misère augmente encore la passivité fataliste, voilà, à cette heure suprême, tout ce que nous pouvons distinguer en Allemagne.

Wilson ayant transmis le mémorandum aux Alliés et invité le gouvernement allemand à s’adresser au maréchal Foch, quelques journaux feignirent déconsidérer cette dernière note comme une victoire des Etats-Unis sur l’Entente. Puis, les parlementaires gagnèrent les lignes françaises ; ils allaient, dit-on, non pas capituler, mais discuter. Ce dernier mensonge était bien superflu : Erzberger, tout le monde en était convaincu, partait pour tout signer : il signa tout... Et, dès le lendemain, selon sa vieille méthode, l’Allemagne commença de jouer une nouvelle comédie pour apitoyer ceux qu’elle n’avait pu écraser... Mais, comme on ignore à peu près tout des événements qui, depuis lors, se sont passés en Allemagne, il est, à plus forte raison, impossible de connaître les réactions de l’opinion.


Cet effondrement moral s’est accompli avec une soudaineté qui a étonné l’univers. Nous tous, Français, nous n’avions jamais désespéré de la victoire ; nous savions que le droit finirait par l’emporter et que la miraculeuse sottise de l’Allemagne nous sauverait de sa puissance militaire ; nous avions confiance que la volonté opiniâtre de la France, le courage de ses soldats, le souple génie de ses généraux viendraient à bout de la machine de guerre montée par l’Etat-major allemand, la plus parfaite et la plus redoutable que le monde ait jamais vue. Nous étions sûrs que le dénouement du drame satisferait notre conscience et notre intérêt, mais personne n’avait jamais cru que le dernier acte serait aussi bref, que l’Allemagne serait aussi prompte a s’abandonner : son agonie aura duré moins de quatre mois.

D’où vint cette brusque défaillance d’un peuple qui jusqu’au dernier jour montra sur les champs de bataille une ténacité inlassable, une bravoure intrépide ? Comment tant de vaillance militaire peut-elle se réunir à tant de lâcheté politique ? C’est un des mystères de l’âme germanique, un bon sujet de méditation pour les psychologues ; mais cette déchéance vertigineuse a ses causes morales et physiologiques.

Il faut d’abord se représenter l’immense déception de ce peuple orgueilleux, le jour qu’il sentit la partie perdue. Il faut se souvenir de quelles convoitises il était enflammé, quand la guerre éclata. En 1913, ce même Ludendorff qui devait présider aux triomphes et aux désastres de l’Allemagne, écrivait : « Si l’ennemi nous attaque ou si nous voulons le dompter, nous ferons comme nos frères d’il y a cent ans ; l’aigle provoqué prendra son vol, serrera l’ennemi dans ses serres acérées et le rendra inoffensif. Nous nous souviendrons alors que les provinces de l’ancien Empire allemand : comté de Bourgogne et une belle part de la Lorraine sont encore aux mains des Francs, que des milliers de frères allemands des provinces baltiques gémissent sous le joug slave. C’est une question nationale de rendre à l’Allemagne ce qu’elle a autrefois possédé. » Et le rêve du Grand État-major fut celui de la nation tout entière. Il faut se rappeler les enthousiasmes populaires de 1914, l’extravagant manifeste des intellectuels, les requêtes des grandes associations industrielles et agricoles, le délire annexionniste qui grandissait à chaque victoire, les desseins d’hégémonie universelle, les projets d’un empire asiatique, le plan du Mitteleuropa, etc... Sans doute, aux heures difficiles, l’humeur de ces conquérants devenait un peu plus accommodante, mais, le péril écarté, toutes les ambitions se déchaînaient avec une violence nouvelle : on le vit bien, quand, après Caporetto et la révolution maximaliste, la Germanie se crut maîtresse du monde. Au sortir d’une pareille ivresse, elle resta abasourdie, inerte : tous les ressorts de sa volonté étaient brisés, toutes ses énergies anéanties.

A l’amertume de la désillusion, il convient d’ajouter les terribles effets du blocus. Ils furent à peu près nuls pendant dix-huit mois, et les médecins allemands affirmèrent alors, non sans raison, que cette cure de sous-alimentation profitait à la santé générale. Mais la guerre dura, et chaque jour le peuple souffrit davantage de ne plus manger à sa faim. (L’armée fut, jusqu’au bout, beaucoup mieux nourrie que la population civile, ce qui explique, pour une part, l’endurance des soldats, alors qu’à l’arrière, les corps s’anémiaient et les volontés se détendaient.) Il souffrit de la disette, il souffrit des abus et des injustices provoqués par la spéculation ou l’accaparement, il souffrit des vexations que lui infligeait la complexité des règlements. Atteint dans son bien-être, dans ses habitudes, dans sa santé, il en vint lentement à une sorte de neurasthénie, passa par des alternatives d’irritabilité et d’atonie. Or, jamais la situation économique n’avait été plus grave qu’à l’heure où survinrent les premières défaites de l’armée allemande sur le front occidental, jamais la dépression nerveuse n’avait été plus profonde.

On ne trouvait sur les marchés ni fruits, ni légumes. Les pommes de terre manquaient. La graisse devenait toujours plus rare. Il fallait instituer des semaines sans viande. Le charbon faisait défaut. La pénurie de fourrages était extrême. La Hollande suspendait ses exportations. L’Ukraine n’expédiait pas les céréales promises. Le commerce clandestin rendait illusoire la fixation des prix-limite. Les fraudes les plus scandaleuses exaspéraient le populaire et provoquaient de véritables émeutes. Le délégué des syndicats ouvriers, s’adressant au chancelier, lui tenait ce langage : « A la suite des privations, les forces des ouvriers décroissent d’une façon inquiétante. Ils ne sont plus en état d’exécuter des travaux qui autrefois étaient un jeu pour eux... Il est grand temps d’intervenir, car l’irritation est immense dans le prolétariat... Le gouvernement doit pendre immédiatement les accapareurs, saisir toutes les denrées alimentaires et les rendre accessibles au peuple, supprimer les semaines sans viande et donner plus de pommes de terre... Pour faire contrepoids à la sous-alimentation, il est nécessaire de réduire la durée du travail... » (Frankfurter Zeitung, 13 septembre [2]. Aussi les statistiques des causes de maladies devenaient-elles chaque jour plus alarmantes. Des maladies nouvelles causées par l’insuffisance ou la mauvaise qualité des aliments, surtout par le manque de graisse, faisaient leur apparition. Les cas de tuberculose se multipliaient. Une terrible épidémie de grippe ravageait les grandes villes. Dans les écoles, on constatait que la croissance des enfants était ralentie.

Le manque de certaines matières augmentait encore les difficultés de la vie et les servitudes de chacun. Depuis longtemps il n’y avait plus de cuir pour fabriquer les chaussures. L’État maintenant réglementait l’emploi des étoffes, fixait le nombre et la dimension des poches pour chaque vêtement, prétendait se faire remettre les habits superflus et ordonnait l’inventaire de toutes les garde-robes. Il réquisitionnait le linge des hôtels et, à la dernière foire de Leipzig, les visiteurs étaient prévenus qu’ils devaient apporter leurs draps et leurs serviettes.

La disette, la gêne, les ressentiments, les souffrances et les ennuis développaient tous les instincts malfaisants de ce peuple brutal et pillard. On volait les chiens pour les abattre ; on volait les cartables des écoliers dans la rue, les tableaux dans les musées, les rideaux et les lits dans les hôtels, les courroies de fenêtres dans les wagons. Des bandits en pleine campagne arrêtaient et pillaient des trains de marchandises. Le chiffre des indemnités versées par les Compagnies d’assurance contre le vol, du 1er  janvier au 15 avril 1918, excédait de 370 pour 100 celui de toute l’année 1915. Les enfants, privés de la surveillance paternelle, formaient de véritables associations de malfaiteurs. Tous les jours la presse publiait, le récit de meurtres, d’incendies, d’empoisonnements commis par des mineurs.

Un vent de folie soufflait alors sur l’Allemagne. La foule se chuchotait de fausses nouvelles, et les plus extravagantes étaient les mieux accueillies. Des paniques soudaines se produisaient dans les rues. Partout s’ouvraient des tripots et des cabarets clandestins. Somnambules, devineresses, magiciens et guérisseurs faisaient fortune. Des escrocs spéculaient sur la crédulité publique en se donnant pour d’illustres personnages. La débauche, naguère dissimulée avec tant d’hypocrisie, s’étalait au grand jour. Enfin, comme à l’approche des grandes catastrophes, tout le monde avait soif de plaisir. Au moment où l’Allemagne se sentait sous la menace de l’invasion, les tenanciers de bals publics réclamaient à grands cris la réouverture de leurs salles, fermées depuis le commencement de la guerre.

Ce fut sur cette nation affamée, affaiblie, démoralisée, incapable de maîtriser ses nerfs que fondit la défaite. Hors d’état d’en soutenir le choc, elle s’écroula.


Un écrivain admirablement informé des choses allemandes, a intitulé un de ses ouvrages : Pas d’illusion sur l’Allemagne. Retenons ce conseil. Pas d’illusion sur l’Allemagne, même quand elle signe la plus honteuse des capitulations qu’un peuple ait jamais subies. En retraçant le tableau de l’opinion pendant ces quatre années de guerre, nous avons montré que si, selon les vicissitudes de la bataille, elle a pu varier sur l’opportunité de la paix, jamais cette opinion n’a désavoué ses premiers enthousiasmes, renié ses premières convoitises. « Jamais les partisans d’une « paix de conciliation » n’ont renoncé au rêve d’ « une plus grande Allemagne. » En 1917, ils feignirent de modérer leurs appétits ; mais ils redevinrent annexionnistes en mars 1918, quand ils crurent l’Entente écrasée. Ils le redeviendraient encore, s’ils se trouvaient en état de se jeter sur leurs voisins. Ne restât-il au monde qu’un seul Allemand, il serait pangermaniste. C’est afin de se préparer à la prochaine guerre que l’Allemagne recourt au stratagème de la « démocratisation, » pousse son Empereur hors de l’Empire et accepte, les yeux fermés, les conditions les plus avilissantes. La paix qu’on lui imposera ne sera jamais ni trop dure, ni trop lourde. Toutes les rigueurs sont justes, tous les scrupules absurdes devant tant de mauvaise foi unie à tant de lâcheté.


ANDRE HALLAYS.

  1. Voir la Revue des 1er et 15 novembre et 1er décembre.
  2. Grâce à la nouvelle récolte, la situation alimentaire s’est améliorée dès le commencement d’octobre. A l’heure présente, le rationnement est moins rigoureux, la population mieux nourrie. Jusqu’au printemps, l’Allemagne disposera de provisions largement suffisantes.