L’Or des Pinheiros

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L’OR
DES PINHEIROS.

La dernière moitié du xvie siècle constitue l’époque la plus remarquable de l’histoire du Brésil après celle de la découverte. Ceux qui ont étudié à fond cette histoire, ou qui ont lu simplement Southey, connaissent seuls le courage dont il faut s’armer pour en affronter la longue monotonie. Les Portugais ne se trouvèrent pas en face de demi-civilisations capables de résistance, telles que celles du Pérou et du Mexique ; les riches dépouilles qui affluèrent tout à coup en Espagne, et qui faillirent la rendre maîtresse de l’Europe, ne furent point leur partage. Il leur fallut gagner pied à pied le sol brésilien, et demander des richesses à l’agriculture plutôt qu’aux mines que la nature avait placées loin du littoral. C’est ce qui explique l’aridité de leurs annales en Amérique : de petits et interminables combats contre des peuplades barbares dont les noms sont tout ce qui en reste aujourd’hui ; quelques explorations aventureuses dont les déserts qui en furent le théâtre connaissent seuls les détails ; çà et là un petit nombre de grandes et généreuses actions ; puis, dominant tout cela, le spectacle perpétuel de l’oppression, de tout ce que le fort peut se permettre contre le faible ; tel est, en peu de mots, l’esquisse historique des premières années du Brésil.

On doit pourtant rendre cette justice aux Portugais que leur conduite en Amérique ne fut ni plus violente ni plus cruelle en général que celle des Français, des Anglais et des autres nations européennes, autres que les Espagnols. Ils ne furent pas toujours les agresseurs dans leurs guerres avec les indigènes, et ils n’eussent pas demandé mieux que de les civiliser. Les Martim Affonso de Souza, les Mendez de Sà, les Albuquerque, les Coutinho, sont des hommes dont le nom est passé avec honneur jusqu’à nous. On trouverait même difficilement, parmi les premiers colons portugais, quelques-uns de ces hommes de sang et de dévastation à mettre en parallèle avec ceux que l’Espagne vomissait à cette époque, avec une si déplorable fécondité, sur la malheureuse Amérique.

Vers la fin donc du xvie siècle, les premières difficultés de la colonisation étaient vaincues au Brésil. Les peuplades du littoral résistaient bien encore sur un grand nombre de points, mais les plus redoutables d’entre elles, telles que les Tapuyas, les Goytacazes, les Tupinambas, étaient en partie exterminées, ou s’étaient retirées dans l’intérieur. Déjà commençait, parmi la plupart de ces nations abruties, cette émigration gigantesque qui, des bords de l’Atlantique, les a conduites jusque sur ceux de l’Amazone, où leurs débris se sont conservés jusqu’à nos jours. Celles de mœurs plus douces s’étaient réunies dans des villages à la voix des missionnaires, ou supportaient patiemment le joug des Portugais ; ceux-ci, en un mot, commençaient à respirer. Néanmoins la civilisation, comme une plante étrangère transportée dans un sol rebelle, avait peine à prendre racine ; une étroite lisière du littoral en offrait seule des traces incontestables.

Ce que cette lisière perdait en profondeur, elle le gagnait en étendue. Pendant six cents lieues, un navire qui eût longé la côte à vue de terre, eût aperçu çà et là des éclaircies dans les forêts, apparaissant comme des taches sur leur sombre verdure, des colonnes de fumée s’élevant du sein des plantations naissantes, des sucreries en pleine activité, quelques bâtimens transportant d’un point à un autre les produits de l’Europe ; puis, séparées par d’énormes distances, un petit nombre de cités, d’apparence encore modeste, mais déjà assez florissantes. Au nord, Itamarica, Olinda, Pernambuco, Bahia, alors capitale de la colonie entière ; plus bas, Porto-Seguro, Rio-Janeiro, qui commençait à se développer au bord de sa magnifique baie ; enfin, aux dernières limites du territoire déjà colonisé, Santos et San-Vicente en face l’une de l’autre, sans compter d’autres points moins importans où se déployait également l’activité européenne.

De l’intérieur, les colons ne connaissaient presque rien encore. Quelques missionnaires, un petit nombre d’aventuriers intrépides s’étaient, il est vrai, enfoncés à d’assez grandes distances dans le pays ; mais la plupart avaient péri massacrés par les sauvages, ou succombé à leurs fatigues ; à quelques lieues de la côte, il n’y avait aucune sûreté pour le voyageur. On savait seulement qu’aussi loin qu’on s’avançât à l’ouest, rien ne changeait d’aspect dans le désert : les forêts succédaient aux forêts, les montagnes aux montagnes, et une fois lancé dans ces solitudes sans bornes, l’homme était, comme le navire en plein océan, perdu pour ses semblables, sous la main seule de Dieu.

Dans les premières années du xviie siècle, le mouvement colonial continua de progresser ; de nouvelles tribus indiennes disparurent ou furent mises hors d’état de nuire ; un grand nombre d’autres établissemens se formèrent ; les villes fondées dans le siècle précédent échangèrent leurs maisons en pisé et aux toits de chaume contre des édifices réguliers ; des églises surtout, que n’eût pas désavouées l’Italie, s’élevèrent dans les villes les plus importantes, à Bahia, entre autres, qui plus tard devait posséder une magnifique cathédrale qui long-temps n’eut point de rivale en Amérique. La connaissance de l’intérieur s’accrut dans la même proportion. Des aventuriers affamés d’or se dispersèrent dans toutes les directions, et le succès couronna plus d’une fois leurs recherches, que le gouvernement encourageait de tout son pouvoir.

Entre tous se signalèrent les habitans de la province de Saint-Paul, alors San-Vicente. Récemment encore, sur la foi de Charlevoix et d’autres écrivains qui eux-mêmes avaient copié les missionnaires jésuites du Paraguay, les Paulistas étaient représentés comme ayant été dans l’origine un ramas de déserteurs de toutes les nations, de criminels fuyant le châtiment dû à leurs forfaits, de brigands en un mot. Il a fallu que, vers la fin du siècle dernier, un moine brésilien, Fray Gaspar de Madre de Deos, zélé pour l’honneur de son pays, vînt laver ses compatriotes des accusations portées contre leurs pères[1] : cependant Fray Gaspar n’a réussi complètement qu’à réhabiliter les premiers fondateurs de Saint-Paul, qui, en effet, n’a pas eu l’origine impure qu’on lui attribuait.

En 1555, deux missionnaires d’une vie admirable, les pères Nobrega et Anchieta, partirent de Santos pour reconnaître l’intérieur du pays. Après avoir franchi une âpre chaîne de montagnes dont les chemins encore aujourd’hui sont à peine praticables, ils virent s’étendre devant eux une vaste plaine entrecoupée de collines et d’ondulations de terrains, de, savanes et de forêts. À l’ouest, les flancs escarpés et noirâtres de la Serra de Mantiqueira servaient de cadre au tableau. Rendant graces à Dieu de ce qu’ils voyaient, les deux missionnaires résolurent d’établir là le centre de leurs travaux, et en hommes d’action qu’ils étaient, se mirent aussitôt à l’œuvre. Au sommet d’une éminence en pente douce, située au milieu de la plaine, et au pied de laquelle coulait le Piratininga, ils élevèrent de leurs propres mains, et à l’aide d’un petit nombre d’Indiens convertis, quelques huttes en branchages et en terre. Treize autres missionnaires, envoyés de Bahia, vinrent bientôt se joindre à eux, et la nouvelle-ville prit le nom de Piratininga, de la rivière qui serpentait à ses côtés, nom qu’elle échangea plus tard contre celui de Saint-Paul, qu’elle porte aujourd’hui. Vasconcellos, qui a écrit la vie d’Anchieta, nous a laissé un tableau intéressant du genre de vie de ces premiers missionnaires. Une étoffe grossière de coton composait tout leur vêtement ; leurs sandales étaient faites des fibres rudes d’une espèce de chardon sauvage ; une natte de paille, suspendue à la toiture de leurs huttes, en défendait seule l’entrée ; des feuilles de bananier, étalées à terre, servaient à la fois de table et de serviettes ; leur nourriture frugale dépendait des Indiens, qui leur apportaient les produits de leur pêche et de leur chasse, et qui souvent les laissaient manquer du strict nécessaire. Cependant, sous ces misérables cabanes, le luxe de la civilisation s’était glissé en même temps que la religion. Anchieta, qui avait fait de bonnes études à Coïmbre, enseignait le latin aux enfans de quelques créoles du voisinage, et même à ceux des Indiens. Manquant de livres, il passait les nuits à écrire ses leçons, faisant autant de copies de chacune qu’il avait d’élèves. Lui-même apprenait la langue des Indiens, et la sut bientôt assez pour composer des chants qui devinrent aussitôt populaires. On lui doit une des meilleures grammaires de cette langue qui ait été publiée, sans parler d’un poème latin de cinq mille vers qu’il composa pendant un séjour de plusieurs mois au milieu des Indiens, et qu’il grava dans sa mémoire jusqu’à ce que, de retour à Saint-Paul, il pût le jeter sur le papier.

La plaine de Piratininga n’était cependant pas entièrement déserte, lorsque les missionnaires vinrent s’y établir. Depuis peu d’années, quelques colons s’y étaient fixés, ou plutôt y menaient une vie intermédiaire entre celle de l’Indien et de l’homme civilisé, négligeant la culture, sauf celle du manioc, absolument indispensable à leurs besoins, suppléant au reste par la chasse, sans cesse en quête de mines, et se battant avec les peuplades indiennes qu’ils réduisaient en esclavage, quoique la plupart d’entre eux eussent pris femme parmi elles. Il est à peu près certain, malgré l’autorité de Fray Gaspar, que ces premiers colons étaient un mélange d’hommes de toutes les nations, qu’une vie désordonnée avait conduits naturellement à embrasser cette existence sauvage.

La ville naissante attira sur les lieux un grand nombre d’autres colons qui, pour la plupart, imitèrent ceux dont je viens de parler. Il paraît même, d’après une attaque que les Paulistas de la campagne firent contre ceux de la ville, en 1590, qu’il existait une violente inimitié entre ces deux classes de la population, inimitié dont les missionnaires étaient la cause indirecte. À Saint-Paul, en effet, comme dans le reste de l’Amérique, les missionnaires s’interposaient sans cesse entre les Indiens et leurs oppresseurs. Occupés seuls sérieusement de la civilisation des premiers, il leur fallait sans relâche arrêter la main des seconds, qui, en quelques instans, détruisaient, par un acte de violence, le fruit de longues années de travaux. Ces luttes n’étaient pas sans dangers pour ces religieux, qui assez souvent couraient risque de la vie malgré le respect qu’inspirait alors leur habit. L’attaque dont il vient d’être question était principalement dirigée contre eux, et un chef indien se signala en les défendant.

Quoi qu’il en soit, en moins d’un demi-siècle, il se forma dans la province de Saint-Paul une population mélangée de Portugais qui avaient conservé la pureté de leur sang, d’Indiens et de métis issus des alliances des deux races. Ces derniers, presque aussi nombreux à eux seuls que les autres, reçurent le nom de Mamalucos ou Mamelucs que les historiens de l’Amérique appliquent quelquefois sans distinction à tous les Paulistas de cette époque.

Les mœurs de cette race de fer, son courage indomptable, sa haine pour toute espèce de joug, ses courses gigantesques dans l’intérieur du pays, ont fait de son histoire un épisode à part dans celle du Brésil. Les Paulistas, pendant un siècle et demi, furent sur terre ce que, dans le même intervalle, les flibustiers furent sur les côtes de l’Océan et de l’Amérique espagnole : se procurer des esclaves, et chercher des mines, telles étaient à peu près leurs seules occupations. Lorsqu’ils eurent découvert le petit nombre de celles qui existaient dans leur voisinage, et réduit à rien les peuplades indiennes qui les environnaient, ils étendirent leurs excursions plus loin. Vers 1620 environ, ils commencèrent à envahir les célèbres Réductions indiennes que depuis près de quarante ans les jésuites avaient fondées sur les frontières du Paraguay, et pendant un demi-siècle il ne se passa guère d’années sans qu’ils y fissent des apparitions, pendant lesquelles ils pillaient les riches églises des missionnaires, et emmenaient en captivité tous les Indiens qu’ils pouvaient saisir, sans distinction d’âge ni de sexe. Ce fut une des raisons qui engagèrent les jésuites à armer leurs néophytes, et qui leur ont fait peindre les Paulistas sous de si noires couleurs. Plus tard ces derniers s’avancèrent jusqu’aux frontières du Haut-Pérou, et traitèrent de la même façon les missions naissantes du Gran-Chaco et de Santa-Cruz de la Sierra. Enfin au nord, quelques-uns d’entre eux atteignirent, dans leurs aventureuses excursions, les bords du fleuve des Amazones. C’est à peu près comme si, l’Europe étant couverte de forêts sans chemins tracés, un habitant de la France se frayait une route jusqu’au centre de la Sibérie.

Une ressemblance de plus entre les Paulistas et les flibustiers, c’est la manière dont s’organisaient leurs expéditions, et le mélange de superstition, de mépris de la vie, et de férocité qui formait le fonds de leur caractère. De même que chez les frères de la côte, c’était ordinairement quelque vieux coureur des bois, bronzé de corps et d’ame, et initié à tous les secrets du désert, qui concevait le plan de l’expédition, ou bien quelque jeune débutant dans la carrière, désireux de se signaler. Il ne manquait jamais de volontaires pour s’enrôler sur leurs pas. Les conditions de partage du butin futur arrêtées et tous les préparatifs terminés, une dernière formalité restait à remplir, celle de régler ses comptes avec le ciel et d’attirer sa faveur sur l’entreprise. Une messe, à laquelle assistaient avec recueillement tous les intéressés, faisait ordinairement l’affaire. Les plus dévots allaient ensuite purifier leur ame de ses vieux péchés auprès d’un prêtre, qui souvent recevait en même temps leur vœu de consacrer aux autels une partie du produit de l’expédition. Si le moine était sévère, avant de donner l’absolution, il s’enquérait soigneusement de l’objet de l’entreprise, et n’absolvait qu’autant qu’il était simplement question de découvrir des mines ; mais le plus grand nombre passaient prudemment cette question sous silence, recommandant seulement, en termes généraux, de traiter avec douceur les Indiens qui se présenteraient sur la route, afin de les attirer au giron de l’église. Le pénitent n’avait d’ordinaire en ce moment aucune objection à faire ; une fois en route, Dieu sait comment il tenait ses promesses !

Enfin, soit par terre, soit par eau, l’expédition se mettait en campagne. Les parens, les amis, l’accompagnaient à quelque distance, faisant des vœux pour sa réussite : tous savaient le peu de chances qu’ils avaient de se revoir. Alors commençait dans toute son énergie la lutte de l’homme avec la nature sans frein et terrible du désert. Il fallait souvent, la hache à la main, s’ouvrir une route dans l’épaisseur des forêts, camper pendant des semaines entières dans des terres noyées et pestilentielles, affronter les rivières débordées, les chutes d’eau, la flèche de l’Indien caché en embuscade, les feux d’un soleil vertical pendant l’été, les pluies diluviennes de la saison opposée, la famine, les maladies ; braver en un mot tout ce que l’imagination peut se représenter de dangers de toute espèce. Partout où la terre était rouge et offrait certains indices à lui connus, le chef de l’expédition faisait fouiller le sol : si un peu d’or s’offrait à ses regards, les fatigues passées étaient oubliées, et les travaux d’exploitation commençaient aussitôt ; dans le cas contraire, on poussait plus avant. Des mois, des années entières se passaient de la sorte ; enfin on voyait arriver à Saint-Paul quelques malheureux hâves, méconnaissables aux yeux mêmes de leurs proches, restes de l’expédition déjà à moitié oubliée. S’ils avaient de l’or à montrer, des promesses brillantes à faire, peu importait la distance ; une fièvre générale s’emparait de toute la province ; des familles entières, y compris les femmes et les enfans, se mettaient en route pour le nouvel Eldorado. Ce qui survivait aux dangers du trajet s’établissait sur les lieux, et une nouvelle colonie était fondée. Quelquefois, lorsque les expéditions se composaient d’un petit nombre d’individus, on n’en entendait plus jamais parler. Cependant tous n’avaient pas péri ; mais séparés de leur patrie par un intervalle immense, les aventuriers se dispersaient de côté et d’autre, et chacun d’eux s’établissait là où lui en venait la fantaisie. C’est ainsi que dans les provinces les plus éloignées du Brésil, on rencontre assez souvent des familles qui, loin d’avoir oublié leur origine, rappellent encore avec une sorte de fierté que le sang des Paulistas coule dans leurs veines.

De retour dans ses foyers, le Paulista y rapportait une humeur altière, une indépendance sauvage, hostile à tous les liens sociaux. Il était rare qu’il n’eût pas quelque compte à régler avec ses voisins, soit à propos d’esclaves enlevés, soit pour toute autre offense reçue, et l’on savait qu’il eût été dangereux pour les objets de sa haine de le rencontrer le soir, à la brune, dans un lieu écarté. Un long stylet, caché dans l’une de ses bottes ou sous le cuir de sa selle, eût alors inévitablement vu le jour, et n’eût pas brillé en vain dans l’ombre. Si l’occasion favorable ne se présentait pas, malgré son irritabilité naturelle, il savait l’attendre long-temps. Maintes fois il est arrivé qu’après des années d’attente mutuelle, deux ennemis de cette espèce se rencontrèrent inopinément dans les forêts loin de tout séjour habité. L’un d’eux devait alors renoncer à la vie ; le vainqueur, après le combat, omettait rarement de déposer le vaincu dans sa dernière demeure ; il s’agenouillait ensuite sur la fosse, y récitait quelques prières, et après y avoir planté une croix formée à la hâte de deux morceaux de bois, il s’éloignait sans y penser davantage. Le désert gardait fidèlement le secret, et tout était dit.

Des individus, ces haines implacables s’étendaient aux familles qui épousaient fidèlement la cause de chacun de leurs membres, quel que fût le degré de parenté. Presque sans interruption, la ville était remplie de troubles et de dissensions ; ce que la vendetta produit encore de nos jours en Corse, se voyait donc alors à Saint-Paul, avec cette différence néanmoins qu’elle empruntait aux mœurs rudes de ce siècle une énergie dont notre époque est à peine susceptible.

Hâtons-nous d’ajouter que cette esquisse incomplète des Paulistas d’autrefois ne convient en aucune façon à ceux d’aujourd’hui. Ces derniers n’ont hérité de leurs pères qu’une noble fierté, une bravoure d’autant plus remarquable, que cette qualité n’est pas la vertu dominante des Brésiliens, et une certaine ardeur aventurière qui s’épanche en louables entreprises. Saint-Paul, par beaucoup d’endroits, ressemble à une ville de l’Andalousie : par la molle sérénité de son climat, son amour de la danse et la gaieté franche qui anime les réunions de ses habitans. Il n’est pas rare d’y entendre, comme à Cadix, les sons de la guitare, à une heure avancée de la nuit, sous quelque fenêtre grillée qu’entr’ouvre à demi une main incertaine. Les femmes qui reçoivent ces hommages sont célèbres dans tout le Brésil par la vivacité de leurs graces, témoin le triple proverbe qui dit pour Pernambuco : elles et non eux ; pour Bahia : eux et non elles ; enfin pour Saint-Paul : elles et encore elles.

Les premiers Paulistas s’entendaient mieux à manier l’épée ou le marteau du mineur que la plume, et n’ont laissé aucune relation de leurs exploits, ainsi que l’ont fait quelques-uns des flibustiers, Raveneau de Lussan entre autres. Faute, sans doute, de documens précis, les historiens du Brésil n’ont parlé qu’en termes généraux des expéditions de cette peuplade ; on peut juger seulement, par la foule de mines dont ils lui attribuent la découverte, combien elles furent nombreuses. Le reste se trouve dans l’histoire des Missions, que les Paulistas envahissaient souvent, ainsi que nous l’avons vu plus haut. On chercherait vainement dans ces récits quelques traces d’itinéraires d’une précision satisfaisante, et encore moins d’aventures personnelles ; on ne peut que deviner, par la nature et l’audace de ces entreprises, les épisodes romanesques dont elles devaient être remplies.

Je dois donc m’estimer heureux d’avoir fait, pendant mon séjour au Brésil, la connaissance d’un vénérable père du couvent de San-Bento de Rio-Janeiro, homme instruit, curieux surtout de vieilles relations concernant les premières années de sa patrie. Parmi les marques de bienveillance que je reçus de lui, je mets au premier rang la libre disposition d’une bibliothèque assez vaste, qu’il avait formée à la longue de ses modestes économies. La partie la plus précieuse en était, sans contredit, un assez grand nombre de manuscrits, presque tous écrits par des missionnaires. Bien peu, à dire vrai, eussent mérité de voir le jour : c’étaient de monotones et interminables récits de conversions de sauvages, de miracles et autres faits semblables, de nature à intéresser seulement le couvent auquel appartenait l’auteur. Enfin, je tombai sur un véritable trésor, un mince cahier d’une centaine de pages environ, écrit en latin, une espèce de chronique de la province de Saint-Paul. L’absence de date me mit d’abord en défaut ; mais je reconnus bientôt que cette chronique ne pouvait être que du premier quart du xviie siècle. Un passage faisait allusion à la première expédition des Hollandais au Brésil, qui eut lieu en 1624 ; il y était en outre souvent question du père Anchieta, mort, comme on sait, en 1596, et que l’auteur paraissait avoir connu. Je ne crois pas me tromper beaucoup en fixant la date de ce curieux manuscrit aux environs de l’année 1630.

Par une rare exception, il y était peu question de miracles et beaucoup des mœurs privées des Paulistas, ainsi que de quelques-unes de leurs expéditions. En maints endroits, le bon père qui avait composé cette histoire, après avoir rapporté quelque énormité, priait le ciel de ne pas se hâter de punir cette race perverse, et d’attendre qu’elle vînt à résipiscence. Un fait, entre autres, me frappa en ce qu’il me donna l’explication de plusieurs dictons populaires qui avaient souvent frappé mon oreille sans que je pusse remonter à leur origine. On entend assez fréquemment dire à Saint-Paul, et même dans la province de Rio-Janeiro, d’un homme qui s’est enrichi subitement, et sans moyens ostensibles, qu’il a trouvé l’or des Pinheiros, de celui qui tente une entreprise difficile, qu’il cherche l’or des Pinheiros, et ainsi du reste. Voici l’évènement tragique qui a donné naissance à ces proverbes. Les notes que j’en pris à l’instant, et le souvenir fidèle qu’en a gardé ma mémoire, me permettent de le rapporter, à peu de chose près, dans les termes mêmes du manuscrit.

À aucune époque, depuis sa colonisation, la province de Saint-Paul n’avait été remplie de plus de troubles qu’à celle dont il s’agit ici. Deux familles, les plus puissantes du pays, les Ramalhos et les Pinheiros, mettaient tout en combustion par leurs discordes et leurs querelles particulières. On n’entendait parler que d’attaques contre les personnes et les propriétés, et nul n’eût été si imprudent que de s’aventurer quelque part, même en plein jour, sans être armé jusqu’aux dents, et entouré d’esclaves pourvus pareillement de moyens de défense. Une singulière conformité de position régnait entre ces deux familles. Toutes deux remontaient aux premiers temps de la colonie. Le chef de la première était le fils de ce Joao Ramalho qui était déjà établi dans la plaine de Piratininga avant l’arrivée des missionnaires, et qui dès 1553 avait été nommé alcaide môr de la Villa de Santandré. Celui des Pinheiros se vantait, de son côté, que son père avait élevé la première maison de Saint-Paul après les missionnaires. Tous deux avaient eu, de femmes indiennes, une postérité nombreuse, avaient passé leurs années de vigueur en excursions dans les bois ; tous deux, enfin, avaient acquis des richesses égales en or, en diamans et en esclaves.

Il fallait que la cause qui avait donné naissance à la haine des deux vieillards fût bien grave et bien ancienne, car jusque-là ils s’étaient montrés inflexibles à toutes les tentatives qu’on avait faites pour les rapprocher. « L’arbre de l’oubli ne peut plus croître là où le sang a coulé. » Ce proverbe, emprunté aux Indiens, avait été leur seule réponse à toutes les propositions de paix. Il eût fallu d’ailleurs que le compte des morts fût égal entre eux suivant la loi de la vendetta, et il paraît que les Ramalhos devaient, sous ce rapport, un solde assez considérable à leurs adversaires. Dans les premières années d’une colonie, il est rare que les liens du sang ne s’étendent pas à tous les habitans. Ceux de Saint-Paul se trouvaient donc, qui plus, qui moins, alliés à l’une ou à l’autre des deux familles, de sorte que la ville, divisée en deux camps ennemis, ressemblait moins, au dire du manuscrit, à une réunion de chrétiens qu’à une horde de Tapuyas.

L’autorité civile avait fait de vains efforts pour réprimer ces fureurs et ces discordes intestines. Dans un moment d’énergie, le gouverneur ayant voulu faire pendre un des Pinheiros pris en flagrant délit de meurtre, les parens du coupable s’étaient réunis en armes, l’avaient arraché au supplice, et pendant deux jours le gouverneur s’était vu assiégé dans son logis, où il serait mort de faim sans une vieille esclave qui trouva moyen de lui faire passer quelques fruits. L’évêque, de son côté, eût volontiers lancé une excommunication contre les fauteurs de troubles ; mais il n’était rien moins que sûr de l’effet des armes de l’église contre ces mécréans, quoique le premier venu d’entre eux eût répondu par un bon coup de poignard à quiconque l’eût traité d’hérétique.

Le mal devint cependant intolérable à ce point qu’il fallut à tout prix y trouver un remède. Le gouverneur ne vit rien de mieux que de mettre à profit l’ardeur des deux partis pour les aventures, et de leur proposer une double expédition dans l’intérieur, espérant qu’au moins quelques-uns des plus turbulens ne reparaîtraient jamais à Saint-Paul.

Le soin de négocier avec les chefs des deux familles fut confié à un religieux universellement respecté pour ses vertus, le père Rafaël Macedo, ancien compagnon d’Anchieta dans ses derniers travaux au milieu des Indiens. La chronique ne disait cependant pas qu’il eût, comme ce dernier, le don de prophétie, ni celui d’entendre le langage des oiseaux, encore moins la faculté de rester pendant trois quarts d’heure au fond de l’eau en lisant paisiblement son bréviaire[2] ; mais elle vantait son zèle infatigable pour la conversion des indigènes. Pris en effet une fois par ceux-ci avec deux de ses compagnons, le père Macedo avait vu ces derniers attachés à des arbres et tués à coup de flèches par les sauvages. — Lui-même n’avait dû son salut qu’à un caprice de leur part, et en avait été quitte pour quelques mois de captivité, pendant lesquels il avait opéré des changemens miraculeux dans les mœurs de ces barbares.

La négociation fut longue et faillit plus d’une fois échouer. Après de nombreux pourparlers, l’éloquence du père Macedo réussit néanmoins à persuader les deux vieillards qui craignaient quelque perfidie secrète de la part du gouverneur. Chacun d’eux jura solennellement, pour lui et pour les siens, de suspendre toute hostilité envers ses adversaires jusqu’au départ et au retour des deux expéditions. Cette trêve de Dieu réglée, on tira au sort la route que prendrait chacune d’elles. Afin d’éviter tout conflit dans le désert, l’une devait se diriger à l’ouest, l’autre au nord, sans s’écarter de cette double direction jusqu’à ce qu’elles fussent parvenues à une distance qui fut fixée. La première s’engageait en outre, sous peine d’excommunication, à respecter les Indiens des Missions qu’elle pourrait rencontrer ; celle-ci tomba en partage aux Ramalhos.

Saint-Paul respira lorsque le père Macedo annonça que tout était terminé. Pendant un mois que durèrent les préparatifs de départ, on n’entendit en effet parler ni de sang répandu ni d’attaques contre les propriétés. Les Ramalhos mirent sur pied soixante-quinze hommes, et les Pinheiros environ quatre-vingts ; ces derniers étaient sous les ordres d’un neveu du vieux Pinheiro c’est le seul dont la chronique ait conservé le nom ; il s’appelait Jose Manoel Cabral.

À peu de jours l’un de l’autre, les deux partis quittèrent Saint-Paul. Les Ramalhos se rendirent sur les bords du Tiete, qui coule à quelques lieues de la ville, et s’embarquèrent dans un lieu alors inhabité, le même probablement où existe aujourd’hui le petit hameau de Porto Feliz, destiné par sa position à prendre un jour quelque importance. Le Tiete devait les conduire en peu de temps dans le Parana, auquel il porte ses eaux. Là commençaient les déserts inconnus dans lesquels ils devaient s’enfoncer. Les Pinheiros, de leur côté, se mirent en route par terre, se dirigeant sur le vaste territoire qui forme aujourd’hui la province de Minas.

Le calme dont jouit Saint-Paul après le départ des deux expéditions fut un témoignage suffisant de la sagacité du gouverneur. Les mois s’écoulèrent, et aucune nouvelle de l’intérieur ne vint rassurer ceux qui étaient restés ; c’était chose accoutumée en pareil cas, et nul n’en conçut d’inquiétude. Un an, puis quinze, puis dix-huit mois se passèrent. Ceci devenait plus grave : avaient-ils péri sans qu’un seul eût survécu pour en apporter la nouvelle ? L’or, l’or surtout qu’ils devaient infailliblement avoir trouvé était-il à jamais perdu ? Des rumeurs vagues commencèrent à circuler de toutes parts et à prendre crédit sur les esprits. Tantôt on apprenait que loin, bien loin dans l’intérieur, des dépouilles ayant appartenu à des blancs avaient été vues entre les mains de quelque horde indienne ; tantôt un moine avait fait un rêve horrible, qui s’appliquait évidemment aux deux expéditions ; enfin un miracle eut lieu publiquement, qui remplit d’effroi les plus intrépides. Des nègres chantant un soir des cantiques, suivant l’usage du pays, devant une madone placée dans une niche au coin d’une rue, virent la sainte image changer plusieurs fois de couleur et finir par fondre en larmes. Toute la ville accourut pour voir ce prodige, qui persista pendant une demi-heure entière.

À mesure que ces bruits prenaient de la consistance, la haine des deux partis se réveillait plus ardente que jamais ; leurs armes, qu’ils négligeaient souvent de porter depuis le départ de leurs frères, ne les quittaient plus. Sur ces entrefaites, un Pinheiro frappa en pleine rue un Ramalho d’un coup de stylet, à la suite d’une dispute. À partir de ce moment, les deux familles semblèrent plus acharnées que jamais à leur destruction mutuelle.

Trois ans s’étaient écoulés, tout espoir de revoir les absens était perdu, lorsque, vers la fin d’une de ces admirables journées qui n’existent que sous les tropiques, au moment où le soleil disparaissait derrière le rideau de palmiers qui couronnent la cime de la Serra de Mantiqueira, un canot indien aborda sur la rive méridionale du Tiete, au lieu même où les Ramalhos s’étaient embarqués long-temps auparavant. Dans le fond de l’embarcation gisait étendu un homme en apparence accablé par la maladie, qu’à son teint cuivré et à sa nudité presque complète on eût pris pour un Indien, si ses traits, quelques haillons qui couvraient son corps, et sa longue barbe, n’eussent indiqué clairement son origine en partie européenne. Au moment où le canot toucha la terre, la secousse sembla le tirer de sa stupeur ; il leva péniblement la tête et adressa quelques mots dans leur langue aux Indiens qui le conduisaient. Sur la réponse de ceux-ci, ses forces parurent renaître subitement ; il s’élança hors du canot, tomba à genoux sur la terre, l’embrassa en fondant en larmes, et perdit connaissance. Quand il fut revenu à lui, les Indiens le placèrent dans un hamac qu’ils avaient tendu entre deux arbres, et se dispersèrent de côté et d’autre, en quête de quelque gibier et de poisson pour le repas du soir. Cette petite troupe paraissait devoir passer la nuit dans ce lieu désert.

Le lendemain de cet évènement si insignifiant en apparence, une étrange agitation régnait dans Saint-Paul. Une foule nombreuse était rassemblée sur la grande place de la ville ; les deux familles ennemies se trouvaient en présence, comme si un engagement décisif allait avoir lieu entre elles. Malgré la confusion qui semblait exister au premier coup d’œil entre les groupes, les partisans de l’une ne se mêlaient pas à ceux de l’autre ; tous les regards se portaient vers le centre de la place, où les Pinheiros entouraient un homme hâve, décharné, ayant peine à se tenir debout. Cet homme était Jose Manoel Cabral, débarqué la veille sur les bords du Tiete. L’aspect du sol natal et l’impatience de revoir les siens avaient agi si vivement sur lui, qu’après quelques heures de repos il s’était senti la force de se remettre en route. Porté dans un hamac par les Indiens qui l’avaient conduit jusque-là, il avait franchi, pendant la nuit, les neuf lieues environ qui le séparaient de Saint-Paul. Le bruit de son arrivée s’était répandu aussitôt avec la rapidité de l’éclair, et avant d’avoir pu gagner le logis de son oncle, Manoel s’était vu entouré d’une foule, moitié amie, moitié ennemie, avide d’entendre le récit de ses aventures. Ses pareils avaient évidemment seuls ce droit ; mais les Ramalhos paraissaient décidés à le leur contester, et à exiger une explication publique sur ce qui s’était passé dans le désert.

Le vieux Pinheiro, entouré des siens, était cependant parvenu à s’emparer momentanément de son neveu. Il n’était guère d’usage, parmi ces hommes rudes, de perdre le temps en de longs embrassemens ; et, allant droit au fait, le vieillard avait adressé coup sur coup ces trois questions à Manoel : — Où sont tes compagnons ? Avez-vous trouvé de l’or ? Qu’est-il devenu ?

— Tous sont morts, avait répondu Manoel ; après dix-huit mois de courses, incertains des lieux où nous errions, réduits à moitié par les maladies et les combats avec les Indiens, nous avions découvert des mines telles que le Brésil n’en connaît pas encore ; nous revenions chargés de richesses, lorsque nous avons rencontré les Ramalhos, égarés comme nous, de moitié moins nombreux qu’au moment de leur départ, et furieux de n’avoir rien trouvé ; ils nous ont attaqués : la bataille n’a fini qu’avec le dernier d’entre eux. Resté seul avec six des nôtres, j’ai enfoui nos richesses dans un lieu que je reconnaîtrais entre mille. Mes six compagnons sont morts ensuite de leurs fatigues et de leurs blessures, et moi je suis mourant ; au nom du ciel ! tirez-moi d’ici.

Le vieillard se tourna vers la foule, et s’adressant aux Ramalhos :

— Depuis quand, leur dit-il, les Pinheiros ne peuvent-ils s’entretenir de leurs affaires sans que des étrangers viennent prêter l’oreille et chercher à surprendre leurs secrets ? Place donc, et qu’un Ramalho s’oppose à notre passage, s’il l’ose.

Ces paroles devinrent le signal d’un grand tumulte. Les Ramalhos accueillirent avec des huées la menace indirecte du vieillard, et loin de livrer un passage, le pressèrent davantage lui et les siens. C’était plus qu’il n’en fallait des deux côtés pour qu’on en vînt aux voies de fait. Cent rapières sortirent aussitôt de leurs fourreaux, et brillèrent au soleil. Ceux qui avaient oublié leurs armes coururent en toute hâte les chercher, car un Paulista de cette époque eût rougi d’assister en témoin oisif à des coups d’épée tels que ceux qui se préparaient. En un clin d’œil la mêlée devint générale. Au bruit, le père Macedo, qui se trouvait dans une maison voisine, assistant un malade, devina ce dont il s’agissait, et saisissant un grand crucifix appendu à la muraille, il s’élança dans la rue. Intrépide en ce moment, comme il l’avait été sous les flèches des Indiens, il courait se précipiter au milieu de la mêlée dans l’espoir d’en imposer par l’autorité de son habit à ces insensés. Mais leur fureur avait produit ses effets plus vite que ne pouvait accourir le charitable père. Lorsqu’il arriva sur la place, Manoel venait de tomber d’un coup d’escopette tiré à bout portant dans la poitrine. Son oncle, qui, malgré son grand âge, avait déjà porté de rudes estocades aux Ramalhos, l’avait reçu dans ses bras, et l’emportait hors de la mêlée.

La blessure était mortelle. Le moine, voyant un homme si près de trépasser, courut à lui comme au plus pressé ; mais le vieillard le repoussa avec violence,

— Un instant, père ! lui cria-t-il, cet homme possède un secret qui vaut le royaume des cieux pour celui qui l’obtiendra ; qu’il le livre et je te l’abandonne.

— Les choses du ciel avant celles de la terre ! répondit le moine ; par ton Dieu que je porte dans mes mains, tu n’oserais charger ta conscience de la damnation de ton neveu !

— Fais donc vite, reprit Pinheiro : je te donne cinq minutes ; je vais prier en même temps pour son ame.

Le père, se baissa sur le mourant, lui soutenant la tête d’une main, et de l’autre approchant le crucifix de sa bouche pour qu’il le baisât. Il lui adressait les paroles de consolation et d’exhortation à bien mourir, en usage en pareils cas. Manoel s’efforçait évidemment d’y répondre : il avait sans doute commis, dans le cours de sa vie errante, plus d’une action dont il eût voulu purger sa conscience ; mais le râle de la mort entrecoupait ses paroles et les rendait inintelligibles.

Le vieux Pinheiro, l’œil à la fois sur lui et sur les combattans, roulait entre ses doigts les grains d’un immense chapelet pendu à sa ceinture et murmurait des pater et des ave entremêlés de juremens d’impatience. Il ne s’était interrompu qu’une seule fois dans cette pieuse occupation pour abattre d’un revers de sa lame un des Ramalhos qui s’était approché de trop près. Il frappait la terre du pied à chaque instant. Enfin, voyant que son neveu n’avait plus que le souffle, il ne put se contenir plus long-temps, et quoique les cinq minutes ne fussent pas écoulées, il prit le père par sa robe, et l’arracha à son saint ministère.

— Manoel !… mon enfant !… disait-il au moribond déjà plus d’à moitié dans l’autre monde, cet or !… Fais un dernier effort, mon fils !… Cet or, où l’as-tu laissé ?… Il a répondu, je crois !… Ne dis-tu pas sur les bords du Parana ?… Malédiction sur moi ! il expire !… Sans toi, moine de l’enfer ! je savais son secret !… Ce sont ces chiens qui l’ont tué ; à moi les Pinheiros ! à feu et à sang les Ramalhos !…

Et il s’élança en furieux au plus fort de la mêlée, où presque aussitôt il tomba percé d’un grand coup d’épée au travers du cœur.

La mort d’un homme aussi considérable produisit sur les combattans un effet que toute l’éloquence du père Macedo n’aurait pu obtenir. Ils cessèrent à l’instant leur sanglant démêlé, qui d’ailleurs était désormais sans but ; Manoel avait emporté son secret avec lui. Une douzaine de morts étaient étendus sur le carreau sans parler des blessés. Privés de leur chef, les Pinheiros ne purent désormais contrebalancer l’influence toujours croissante de leurs adversaires : ils abandonnèrent insensiblement Saint-Paul, et long-temps après, lorsque fut fondée à trente lieues de là la petite ville de Taubaté, la plupart de leurs descendans y cherchèrent un asile. Ceux-ci y portèrent la haine des Paulistas que leur avaient léguée leurs pères, et l’ont transmise fidèlement à leur postérité. Elle subsiste encore aujourd’hui ; seulement le temps, qui use tout à la longue, l’a changée en une simple antipathie dont les deux villes auraient peine à préciser la cause.

Quant à l’or des Pinheiros, il gît encore dans le lieu où il fut abandonné, et les génies du désert ont fait si bonne garde à l’entour, que jamais homme n’a pu se vanter de l’avoir découvert. Et comme s’il eût dû être fatal jusqu’au bout aux Paulistas, il leur coûta par la suite plus de sang qu’il n’en avait déjà fait répandre lors de l’échauffourée dont je viens de parler. Pendant près d’un quart de siècle, cette nouvelle toison d’or devint l’objet des ardentes recherches d’une foule d’aventuriers. Dire combien jonchèrent de leurs os les forêts vierges du Brésil, combien peu revirent les bords du Piratininga, serait inutile après ce qui précède. Saint-Paul eût fini par se dépeupler dans cette vaine poursuite, si les magistrats n’eussent usé de tout leur pouvoir pour y mettre un terme ; et même leurs efforts eussent été inutiles sans la superstition qui vint à leur aide. Ne voyant revenir presque aucun de ceux qui s’enfonçaient dans le désert à la recherche du trésor, le peuple finit insensiblement par croire qu’il était enchanté. Aujourd’hui encore il vous dira que certains oiseaux qui, dans les forêts, poursuivent le voyageur de leurs cris, sont les ames de ceux qui ont péri dans ces tentatives, et qui préviennent ainsi les passans de ne pas les imiter.


Th. Lacordaire.
  1. Memorias para a historia da capitània de San Vincente, etc. 1 vol. in-4o, Lisboa, 1797.
  2. Voyez Vida de Joseph Ancheta, 1 vol. in-18, Salamanca, 1610.