L’Orient (Gautier)/Missions évangéliques. — Religions et superstitions

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Fasquelle (2p. 1-14).

MISSIONS ÉVANGÉLIQUES.

RELIGIONS ET SUPERSTITIONS.

On remarque à l’Exposition universelle, non loin de ces constructions élégantes, pittoresques, bizarres, okkels, conacks, kiosques, mosquées, temples égyptiens, palais arabes, qui donnent au jardin une physionomie exotique si attrayante, plusieurs bâtiments de la nudité la plus sévère : c’est la section des missions protestantes évangéliques. D’abord l’on est un peu surpris de voir parmi les prodiges de l’industrie humaine figurer les choses de la religion, étonnement prévu par les missionnaires et auquel ils répondent dans la préface de leur catalogue : « L’homme ébloui, captivé par les merveilleuses richesses de l’Exposition et tenté de se glorifier lui-même, se souviendra peut-être ici que tous les prestiges de la magnificence et toute la grandeur du monde ne sont qu’un pâle rayon de la grandeur de Dieu ! » Ce rappel au spiritualisme au milieu de cet immense épanouissement de la matière a bien, l’on en conviendra, son opportunité. La terre enorgueillie pourrait, en effet, oublier que la lumière lui vient du ciel.

À l’entrée du bâtiment consacré aux missions wesleyennes, un négrillon et une petite négresse d’une douzaine d’années, vêtus d’une blouse quadrillée noir et blanc, débitent des notices et de petits livres. Ce sont des enfants convertis de l’Afrique centrale dont les parents peut-être mangent encore de la chair humaine. Ils n’ont pas l’air de regretter beaucoup leur aimable patrie. Leur large sourire découvre à chaque instant leurs dents blanches et pointues et leurs yeux pétillent d’insouciante gaieté.

La première chose qui frappe les yeux en pénétrant dans la salle, c’est une énorme carte du monde tendue au plafond en guise de velarium. Comme sur ces cartes de France où le baron Dupin marquait d’une teinte plus ou moins foncée les divers départements selon leur degré d’instruction, les religions qui se partagent la terre sont désignées par des nuances spéciales : le rouge désigne la religion catholique, le blanc les différentes sectes protestantes, le jaune la religion grecque, et le vert l’islamisme : le noir est réservé aux cultes idolâtres ou qui ne reconnaissent pas l’unité de Dieu. Chose affligeante, le noir domine. L’Afrique n’est qu’une immense tache d’encre, sauf quelques petites mouchetures de vert, de blanc et de rouge. L’Inde, le Thibet, la Chine, l’Australie, l’Archipel polynésien, à part quelques points disséminés, sont couverts de la teinte sombre. Il en est de même pour l’Amérique du Nord et du Sud : la plaque noire y attriste les vastes terrains où errent encore les tribus indiennes. Le rouge et le blanc ne forment le long des côtes qu’une lisière dont la largeur varie et se proportionne à la marche de la civilisation. D’après cette carte, les deux tiers du globe plongent encore dans les ténèbres de l’idolâtrie. Des religions monothéistes, l’islam réunit le plus grand nombre de fidèles ; le catholicisme vient ensuite, la religion grecque se place en troisième, et les communions protestantes en dernier. Après cela, il faut dire, pour l’honneur du genre humain, que la teinte noire s’étend presque toujours sur des pays sauvages, incultes, entrecoupés de vastes solitudes, où les habitants sont très-disséminés et en fort petit nombre pour l’espace qu’ils occupent sur la mappemonde. Il est vrai qu’en revanche l’Inde et la Chine sont extrêmement peuplées ; mais, quoique cela soit exact au point de vue strictement orthodoxe, nous avons quelque peine à ranger les brahmanistes et les bouddhistes dans la même catégorie que les papous de la Polynésie adorant une bûche enjolivée de coquilles, de dents de squale et de plumes d’oiseaux. Il y a idolâtrie et idolâtrie, comme il y a fagots et fagots. En dehors de la révélation, la conception indienne de la Divinité est une des plus belles qu’ait pu atteindre l’homme réduit à ses propres forces. — Une idolâtrie de cette sorte méritait au moins les honneurs du gris foncé.

Rien de plus étrange que le spectacle dont les yeux sont frappés dans cette vaste salle qu’on pourrait appeler le panthéon de la sauvagerie. Là se trouvent les idoles, les manitous, les grigris, les amulettes, tout le difforme musée de la superstition rapporté des contrées les plus barbares, les plus inconnues, les plus extravagantes par les missions wesleyennes. On est effrayé quand on songe aux affreux déserts, aux marécages pestilentiels, aux forêts obstruées de lianes et peuplées de bêtes fauves, aux îles innommées émergées à peine du fond des ondes qu’ont dû parcourir à travers mille dangers, avec des fatigues accablantes, loin de toute relation humaine, ces intrépides pionniers de l’Évangile, ces trappeurs de la civilisation. Quel courage il faut pour affronter ces périls lointains, ces privations incessantes, la faim, la soif, la misère, ces martyres horribles où la stupidité du sauvage devient ingénieuse et raffinée comme la cruauté des proconsuls romains au temps des persécutions ! Se sentir seul au milieu de ces noires fourmilières pour lesquelles l’homme n’est qu’un gibier, n’ayant d’autre arme que la parole de Dieu traduite dans des langues qui ressemblent à des grommèlements de bêtes, à trois ou quatre mille lieues de sa patrie, sans aide, sans secours possibles, quelle atroce situation et quelle force d’âme est nécessaire pour la subir et pour l’aller chercher ! car ces pasteurs auraient pu rester en Europe, dans quelque riant presbytère aux murs de brique, égayé de palissades d’églantiers, et débiter tranquillement leurs sermons du dimanche à un honnête auditoire de mœurs paisibles et douces.

Derrière les vitrines, on distingue toutes sortes d’ustensiles barbares et farouches ; la gigantesque fourchette à trois dents qui sert à retirer du four les quartiers de chair humaine rôtie a un aspect tout à fait formidable, on dirait la fourche d’un Pluton cannibale. On s’en servait naguère aux îles Fidji avant l’introduction du christianisme. Et le catalogue ajoute avec une effrayante placidité : « Ces morceaux, se détachant sans peine par la cuisson, étaient recherchés surtout par les personnes âgées. » Bons vieillards, aimables patriarches, hommes de la nature que n’a point corrompus la civilisation ! Les casse-têtes de bois dur, les haches de silex, les flèches à pointe empoisonnée, les frondes dont les pierres tordent ou faussent les canons de fusils, les étoffes en fibre d’arbre, les aiguilles en os humains, montrent les premiers efforts de l’homme se dégageant du singe. Les idoles même, quelque horribles quelles soient, témoignent d’une sorte de préoccupation de l’inconnu, du supérieur, de l’au delà, mais à quel état encore monstrueux et sauvage ! Parmi ces fétiches et ces armes, nous avons remarqué des colliers en cowries, en dents de baleine, en grains de corail, des peignes, des nattes pour ceinture, enjolivées de brimborions, et une énorme perruque de jeune fille avec une mèche rougeâtre retombant entre les yeux. — Vous voyez que les paquets de faux cheveux et même la teinture rousse ne sont pas le monopole des élégantes européennes. — Ce qui distingue l’homme de la brute, c’est l’amour de l’ornement. Aucun orang-outang n’a eu l’idée de se mettre des boucles d’oreilles, nul animal ne se tatoue ou ne colore son poil d’une nuance autre que la naturelle. Il se trouve bien comme il est et n’a pas la conception d’une beauté supérieure. Le sauvage le plus primitif, le plus abruti, le plus immonde, fétichiste, cannibale, mangeant des vers de terre et de la terre glaise, allant tout nu, habitant des terriers, gloussant à peine quelques syllabes, passe Une arête de poisson dans la cloison de ses narines, attache à une fibre d’arbre ou d’animal des coquillages, des baies rouges, des griffes d’ours, et il s’en fait un collier, il dessine des arabesques sur son corps, il se peint le visage de couleurs vives, bleu, écarlate, vert, jaune, pour être plus beau. En dehors de lui, il a une espèce de grossier idéal qu’il essaye d’atteindre. En outre, il fume, il s’enivre de mixtures capiteuses pour sortir de la vie réelle ; il se fait, comme eût dit Baudelaire, un paradis artificiel, et comme il sent confusément qu’un grand mystère l’entoure, il invente des dieux informes qu’il taille péniblement dans le bois ou la pierre, joignant au sentiment religieux le sentiment de l’art.

Il y a dans ce pandémonium sauvage un dieu de la guerre qui est bien le plus étrange fantoche qu’on puisse imaginer. Ce Mars polynésien est entièrement couvert de petites plumes rouges de perroquet. Ses yeux sont figurés par une plaque de nacre où un bouton représente la prunelle. Sa bouche effroyablement fendue découvre une double rangée de dents de requin acérées comme des dents de scie. Quant au nez, il faut renoncer à le décrire. On n’en trouverait un semblable que dans les dessins des songes drôlatiques de maître Alcofribas Nasier. Une autre idole, sorte de bûche grossièrement ébauchée, à la fois risible et monstrueuse, a quitté le temple qu’elle habitait pour venir dans une cuisine faire l’office de billot. On hache des épinards sur la tête du fétiche auquel jadis on sacrifiait des victimes humaines. L’art n’a rien à regretter dans cet avilissement du dieu tombé.

La déesse Dourga, avec son collier de crânes, son corps peint en bleu, foulant aux pieds son époux Shiva, est passablement effroyable ; mais quelle charmante statuette que celle de ce jeune dieu indien presque beau comme un dieu grec, qui joue mélancoliquement de la flûte, une jambe repliée sur l’autre dans une pose de Faune antique ! Dans les vitrines on voit des figurines de terre cuite colorée, représentant les pénitences des Richis et des Mounis et la procession du char de Jaggernath, sous les roues duquel se précipitent et se font écraser les pèlerins fanatiques. Sur les étagères grimacent les dieux Poussahs de la Chine avec leur air enfantin et sénile, leurs yeux bridés et leur sourire équivoque ; mais ce n’est là que le côté amusant de cette exhibition qui défie les plus riches magasins de curiosités. On y voit toute une bibliographie pieuse des plus singulières : la Bible et l’Évangile y figurent traduits en patois cannibales. Au point de vue de la linguistique, les missions wesleyennes ont rendu des services importants : elles ont révélé et fixé les idiomes inconnus de ces peuplades dispersées dans les déserts des continents et les innombrables archipels du monde polynésien. Les noms mêmes de ces langues ont des physionomies bizarres et farouches et l’on croit y entendre les vagissements de l’homme primitif.

Ce n’est pas seulement chez les idolâtres et les anthropophages que les missionnaires wesleyens font de la propagande. Ils cherchent à ramener les juifs au christianisme. De l’ancien Testament au Nouveau, la route est moins longue, mais les israélites tiennent à leur vieille foi, et il faut, pour les conquérir, une grande ardeur de prosélytisme. Un bâtiment voisin de celui que nous venons de décrire, et dont la forme rappelle un peu l’aspect des synagogues, renferme de nombreuses vues de Jérusalem pittoresques et topographiques ; des modèles de l’église du Saint-Sépulcre, du jardin des Oliviers, du Golgotha et des lieux illustrés par la Passion de Notre-Seigneur y sont exposés. On y remarque aussi un plan en relief de Jérusalem et une représentation très-exacte de l’arche sainte, de la mer d’airain, de l’autel des sacrifices, animée de figurines représentant les prêtres et les lévites dans l’exercice de leurs fonctions. Une nombreuse collection de bibles hébraïques n’est pas la moindre curiosité de cette salle, où l’on nous a montré une copie du Pentateuque de Moïse, écrite sur cinq peaux de mouton cousues ensemble, et achetée aux derniers colons juifs à K’ae-fung-foo, province de Honan, en Chine.

Non loin de là s’élève le kiosque où se trouvent les publications anglaises suivantes ; le British Workman, le Band of Hope Review, le Children’s Friend, l’Infant Magazine, le Tract Repository, l’English Monthly Tract Society de Londres, feuilles populaires illustrées, destinées à répandre les bonnes doctrines. Ces journaux se tirent à des centaines de mille d’exemplaires.

Terminons par la salle évangélique. La description n’en sera pas bien longue, car elle n’offre aux yeux que quatre murailles nues, avec une chaire ou une tribune au fond. On y célèbre, chaque dimanche, le service religieux en français, en anglais, en allemand et aussi en hollandais, danois, suédois, espagnol et portugais. Dans cette réunion de tous les peuples, le culte se fait cosmopolite et parle toutes les langues.