L’Orme du mail/XIV

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XIV


Quand M. Bergeret entra dans la boutique, le libraire Paillot, un crayon fiché sur l’oreille, rassemblait les « retours ». Il empilait des volumes dont la couverture jaune, longtemps exposée au soleil, avait bruni et subi l’injure des mouches. C’étaient les exemplaire méprisés, qu’il renvoyait aux éditeurs… M. Bergeret reconnut dans les « retours » des ouvrages qu’il aimait. Il ne s’en affligea pas, ayant trop de goût pour souhaiter à ses auteurs préférés la faveur du vulgaire.

Il s’enfonça, comme il avait accoutumé, dans le coin des bouquins, prit par habitude le XXXIII tome de l’Histoire générale des voyages. Le livre, relié en basane verte, s’ouvrit de lui-même à la page 212, et M. Bergeret lut une fois encore ces lignes fatales :


« ver un passage au nord. « C’est à cet échec, dit-il, que nous devons d’avoir pu visiter de nouveau les îles Sandwich… »


Et M. Bergeret s’enfonça dans la mélancolie.

M. Mazure, archiviste du département, et M. de Terremondre, président de la Société d’agriculture et d’archéologie, qui tous deux avaient leur chaise de paille dans le coin des bouquins, vinrent à propos se réunir au maître de conférences. M. Mazure était un paléographe de grand mérite. Mais ses mœurs n’étaient point élégantes. Il avait épousé la servante de l’archiviste, son prédécesseur, et se montrait dans la ville avec un chapeau de paille défoncé. Il était radical et publiait des documents sur l’histoire du chef-lieu pendant la Révolution. Il invectivait volontiers les royalistes du département ; mais ayant demandé les palmes académiques et ne les ayant pas obtenues, il commençait d’invectiver ses amis politiques et particulièrement M. le préfet Worms-Clavelin.

Injurieux par nature, l’habitude professionnelle de découvrir des secrets le disposait à la médisance et à la calomnie. Néanmoins, il était d’un commerce agréable, surtout à table où il chantait des chansons à boire.

— Vous savez, dit-il à M. de Terremondre et à M. Bergeret, que le préfet va voir des femmes dans la maison de Rondonneau jeune. On l’a surpris. L’abbé Guitrel y fréquente aussi. Et précisément la maison est dite, dans un cadastre de 1783, maison des deux satyres.

— Mais, dit M. de Terremondre, il n’y a pas de femmes de mauvaise vie dans la maison de Rondonneau jeune.

— On en fait venir, répliqua l’archiviste Mazure.

— À propos, dit M. de Terremondre, j’ai appris, mon cher monsieur Bergeret, que vous scandalisez, sur le Mail, mon vieil ami Lantaigue par l’aveu cynique de votre immoralité politique et sociale. On dit que vous ne connaissez ni frein ni loi…

— On se trompe, répondit M. Bergeret.

— … que vous êtes indifférent en matière de gouvernement.

— Non pas ! mais, à vrai dire, je n’attache pas une importance excessive à la forme de l’État. Les changements de régime ne changent guère la condition des personnes. Nous ne dépendons point des constitutions ni des chartes, mais des instincts et des mœurs. Rien ne sert de changer le nom des nécessités publiques. Et il n’y a que les imbéciles et les ambitieux pour faire des révolutions.

— Voilà seulement dix ans, répliqua M. Mazure, je me serais fait casser la tête pour la République. Aujourd’hui, je la verrais faire la culbute, que je rirais en me croisant les bras. Les vieux républicains sont méprisés. On n’accorde de faveur qu’aux ralliés. Je ne dis pas cela pour vous, monsieur de Terremondre. Mais je suis dégoûté. J’en arrive à penser comme M. Bergeret. Tous les gouvernements sont ingrats.

— Ils sont tous impuissants, dit M. Bergeret, et j’ai là dans ma poche un petit récit que je voudrais bien vous lire. Je l’ai composé sur une anecdote que mon père m’a plusieurs fois contée. On y voit que le pouvoir absolu est l’impuissance même. Je voudrais avoir votre avis sur cette bagatelle. Si elle ne vous déplaît pas, je l’enverrai à la Revue de Paris.

M. de Terremondre et M. Mazure rapprochèrent leur chaise de celle de M. Bergeret qui tira de sa poche un cahier de papier et se mit à lire d’une voix faible mais claire :

« un substitut ».

« Les ministres étaient réunis… »

— Permettez-moi d’écouter, dit M. Paillot, libraire. J’attends Léon qui ne revient pas. Quand il est en course, il ne revient plus. Il faut que je garde la boutique et que je réponde aux clients. Mais j’entendrai au moins une partie de la lecture. J’aime à m’instruire.

— Fort bien, Paillot, dit M. Bergeret.

Et il reprit :


« un substitut. »


Les ministres étaient réunis en conseil, sous la présidence de l’Empereur, dans un salon des Tuileries. Napoléon III, silencieux, faisait des marques au crayon sur un plan de cité ouvrière. Son visage allongé et blême semblait étrange, dans sa douceur triste, parmi ces têtes carrées d’hommes pratiques et ces faces colorées d’hommes laborieux. Il souleva à demi les paupières, promena autour de la table ovale son regard vague et doux, et demanda :

— Messieurs, il n’y a plus d’autre affaire sur le tapis ?

Sa voix sortait un peu étouffée et sourde à travers d’épaisses moustaches, et elle semblait venir de très loin.

À ce moment, le garde des Sceaux fit à son collègue de l’Intérieur un signe que celui-ci ne parut pas remarquer. — Le garde des Sceaux était alors M. Delarbre, magistrat de naissance, qui avait montré dans de hautes fonctions judiciaires une souplesse décente, interrompue çà et là brusquement par les raideurs d’une dignité professionnelle que rien ne faisait fléchir. On disait que, devenu l’homme de l’Impératrice et des ultramontains, le jansénisme des grands avocats, ses ancêtres, guindait parfois son âme. Mais ceux qui l’approchaient le jugeaient seulement pointilleux, un peu fantasque, indifférent aux grandes affaires que sa pensée n’embrassait point, et entêté de vétilles auxquelles s’ajustait la petitesse de son esprit d’intrigue.

Les deux mains sur les bras dorés de son fauteuil, l’Empereur était prêt à se lever. Delarbre, voyant que le ministre de l’Intérieur, le nez dans des dossiers, évitait son regard, prit le parti de l’interpeller :

— Excusez-moi, mon cher collègue, de soulever une question qui, pour relever de votre département, n’en intéresse pas moins le mien. Mais vous m’aviez vous-même manifesté l’intention de saisir le Conseil de la situation extrêmement délicate créée à un magistrat par le préfet d’un département de l’Ouest.

Le ministre de l’Intérieur souleva un peu ses larges épaules et regarda Delarbre avec quelque impatience. Il avait cet air à la fois jovial et bourru, propre aux grands remueurs d’hommes.

— Oh ! dit-il, ce sont des commérages, des cancans ridicules, des potins que je serais honteux de porter aux oreilles de l’Empereur, si mon collègue de la Justice n’y croyait voir un intérêt que, pour ma part, je ne parviens pas à découvrir.

Napoléon se remit à crayonner.

— Il s’agit du préfet de la Loire-Inférieure, poursuivit le ministre. Ce fonctionnaire a dans son département la réputation d’homme à bonnes fortunes. Et cette légende de vert-galant, qui s’est attachée à son nom, jointe à son aménité bien connue et à son dévouement au Régime, n’a pas peu contribué à la popularité dont il jouit dans les campagnes. Ses assiduités auprès de madame Héreau, la femme du procureur général, ont été remarquées et commentées. Je reconnais que M. le préfet Pélisson a donné aliment à la chronique scandaleuse de Nantes, et qu’on a tenu sur son compte des propos sévères dans les cercles bourgeois du chef-lieu, notamment dans les salons fréquentés par la magistrature. Assurément l’attitude de M. le préfet Pélisson à l’égard de madame Méreau, que sa situation devait protéger contre toute tentative équivoque, serait regrettable si elle se prolongeait. Mais les informations que j’ai recueillies me permettent d’affirmer que madame Méreau n’a pas été positivement compromise et qu’aucun scandale n’est à prévoir. Il suffira d’un peu de prudence et d’attention pour que cette affaire n’ait pas de suites fâcheuses.

Le ministre de l’Intérieur, ayant parlé de la sorte, forma son portefeuille et se renversa dans son fauteuil.

L’Empereur se taisait.

— Permettez, mon cher collègue ! dit sèchement le garde des Sceaux, la femme du procureur général près la cour de Nantes est la maîtresse du préfet de la Loire-Inférieure ; cette situation, connue dans tout le ressort, est de nature à porter préjudice au prestige de la magistrature. C’est sur cet état de choses qu’il importe d’attirer l’attention de Sa Majesté.

— Sans doute, reprit le ministre de l’Intérieur, — le regard tourné vers les allégories du plafond, — sans doute, de tels faits sont regrettables ; pourtant il ne faut rien exagérer ; il est possible que le préfet de la Loire-Inférieure ait été un peu imprudent et madame Méreau un peu légère, mais…

Le ministre envoya le reste de sa pensée aux figures mythologiques qui flottaient dans le ciel peint. Il y eut un moment de silence, pendant lequel on entendit le piaillement impudent des moineaux perchés dans les arbres du jardin et sur les corniches du château.

M. Delarbre mordillait ses lèvres minces, et tirait ses favoris austères, pourtant coquets. Il reprit :

— Excusez-moi d’insister : les rapports secrets que j’ai reçus ne laissent aucun doute sur la nature des relations qu’entretiennent l’un avec l’autre M. Pélisson et madame Méreau. Ces relations étaient déjà établies il y a deux ans. En effet, au mois de septembre 18**, M. le préfet de la Loire-Inférieure fit inviter M. le procureur général à chasser chez le comte de Morainville, député de la troisième circonscription du département, et, en l’absence du magistrat, il s’introduisit dans la chambre de madame Méreau. Il était entré par le potager. Le jardinier vit le lendemain des traces d’escalade et avertit la justice. On fit des recherches ; on arrêta même un vagabond qui, n’ayant pu établir son innocence, fit quelques mois de prison préventive. Il était, d’ailleurs, très mal noté et peu intéressant. Aujourd’hui encore, M. le procureur général persiste, à la tête d’une minime fraction de l’opinion publique, à le croire coupable de bris de clôture et d’effraction. La situation n’en est pas moins fâcheuse et préjudiciable, je le répète, au prestige de la magistrature.

Le ministre de l’Intérieur jeta sur la discussion, selon sa coutume, de ces phrases massives qui la ferment et la tiennent close sous leur poids. Il avait, dit-il, ses préfets dans la main ; il saurait bien amener M. Pélisson à une appréciation juste des choses, sans prendre aucune mesure rigoureuse contre un fonctionnaire intelligent et zélé qui avait réussi dans son département, et qui était précieux « au point de vue de la situation électorale ». Personne ne pouvait se dire plus intéressé que le ministre de l’Intérieur à maintenir la bonne harmonie entre l’autorité départementale et le pouvoir judiciaire.

Cependant l’Empereur gardait cet air de rêve dont s’enveloppait ordinairement son silence. Il songeait, sans doute, à des choses passées, car il dit tout à coup :

— Ce pauvre M. Pélisson, j’ai connu son père. Il s’appelait Anacharsis Pélisson. Il était fils d’un républicain de 1792 ; républicain lui-même, il écrivait dans les journaux de l’opposition sous le gouvernement de Juillet. Durant ma captivité au fort de Ham, il m’adressa une lettre amicale. Vous ne pouvez vous imaginer la joie que procure à un prisonnier le moindre témoignage de sympathie. Depuis, nous avons suivi des voies différentes. Nous ne nous sommes pas revus. Il est mort.

L’Empereur alluma une cigarette, resta un moment songeur. Puis, se levant :

— Messieurs, je ne vous retiens plus.

De l’allure gauche d’un oiseau à grandes ailes qui marche, il regagna ses appartements particuliers ; et les ministres sortirent l’un après l’autre, par la longue enfilade des salons, sous le regard morne des huissiers. Le maréchal ministre de la Guerre tendit son porte-cigares au garde des Sceaux.

— Monsieur Delarbre, faisons-nous quelques pas dehors ? J’ai besoin de me dégourdir les jambes.

Tandis qu’ils longeaient tous deux, par la rue de Rivoli, la grille qui borde la terrasse des Feuillants :

— En fait de cigares, dit le maréchal, je n’aime que les cigares d’un sou, bien secs. Les autres me tout l’effet de confitures. Vous concevez ?…

Il cessa de penser, puis :

— Ce Pélisson dont vous parliez tout à l’heure au Conseil, n’est-ce pas un petit homme sec, noiraud, qui était sous-préfet à Saint-Dié, il y a cinq ans ?

Delarbre répondit qu’en effet Pélisson avait été sous-préfet dans les Vosges.

— Aussi je me disais : Je connais Pélisson. Et je me rappelle très bien madame Pélisson. J’ai dîné à côté d’elle à Saint-Dié, où je m’étais rendu pour l’inauguration d’un monument. Vous concevez ?…

— Quel genre de femme est-ce ? demanda Delarbre.

— Petite, noire, mince. Une fausse maigre. Le matin, en robe montante elle n’avait l’air de rien. Le soir à table, décolletée avec des fleurs dans le creux, très agréable.

— Mais moralement, maréchal ?

— Moralement ?… Je ne suis pas un imbécile, n’est-ce pas ? Eh bien ! je n’ai jamais rien compris au moral d’une femme. Tout ce que je peux vous dire, c’est que madame Pélisson passait pour sentimentale. On disait qu’elle aimait les beaux hommes.

— Elle vous l’a laissé deviner, mon cher maréchal ?

— Pas le moins du monde. Elle m’a dit au dessert : « Je raffole de l’éloquence. Un noble langage me transporte. » Je n’ai pas pu prendre cette déclaration pour moi. Il est vrai que j’avais prononcé le matin une allocution. Mais je l’avais fait rédiger par mon aide de camp, officier d’artillerie, myope. Il avait écrit si fin que je ne pouvais pas lire… Vous concevez ?…

Ils avaient atteint la place Vendôme. Delarbre tendit sa petite main sèche au maréchal, et se coula sous la voûte du ministère.



La semaine suivante, à l’issue du Conseil, quand déjà les ministres se retiraient, l’Empereur posa la main sur l’épaule du garde des Sceaux :

— Mon cher monsieur Delarbre, lui dit-il, j’ai appris par hasard — dans ma position, on n’apprend rien que par hasard — qu’un poste de substitut était vacant au parquet de Nantes. Je vous prie de songer pour cette place à un jeune docteur en droit très méritant, qui a fait une thèse remarquable sur les Trade’s unions. Il se nomme Chanot. C’est le neveu de madame Ramel. Il doit vous demander audience aujourd’hui même Si vous me la proposez, je signerai sa nomination avec plaisir.

L’Empereur avait prononcé tendrement le nom de sa sœur de lait, qu’il n’avait cessé d’aimer, tandis que, républicaine parmi des républicains, elle repoussait ses avances, refusait, veuve et pauvre, les offres du maître, et dans son grenier s’indignait librement du coup d’État. Mais après quinze ans, cédant enfin à la bienveillance obstinée de Napoléon III, elle était venue, en témoignage de réconciliation, solliciter du prince une faveur, non pour elle, mais pour son neveu le jeune Chanot, docteur en droit, l’honneur de l’École, disaient ses professeurs. Encore était-ce une faveur austère que madam Ramel demandait à son frère de lait ; l’accès du parquet ouvert au jeune Chanot ne pouvait sembler un passe-droit. Mais madame Ramel désirait vivement que son neveu fût envoyé dans la Loire-Inférieure où il avait ses parents. Cette circonstance revint à l’esprit de Napoléon, qui la fit connaître à son ministre de la Justice.

— Il y aurait grand intérêt, dit-il, à ce que mon candidat fût nommé à Nantes, dont il est originaire et où ses parents habitent. Cette considération est importante pour un jeune homme peu fortuné et qui aime la vie de famille.

— Chanot… laborieux, méritant et peu fortuné… reprit le ministre.

Il ajouta qu’il s’empresserait d’agir conformément au désir exprimé par Sa Majesté. Il craignait seulement que le procureur général ne lui eût déjà soumis une liste de propositions sur laquelle, naturellement, ne figurait point le nom de Chanot. Ce procureur général était précisément M. Méreau, dont il avait été question au précédent Conseil. Le garde des Sceaux avait à cœur d’user envers lui de bons procédés. Mais il s’efforcerait de donner à cette affaire une suite conforme aux intentions exprimées par Sa Majesté.

Il s’inclina et prit congé. C’était son jour d’audience. Sitôt entré dans son cabinet, il demanda à Labarthe, son secrétaire, s’il y avait beaucoup de monde dans l’antichambre. Il y avait deux présidents de cour, un conseiller à la Cour de cassation, le cardinal-archevêque de Nicomédie, une foule de juges, d’avocats et de prêtres. Le ministre demanda s’il y avait aussi un nommé Chanot. Labarthe fouilla dans le plateau d’argent et découvrit, dans la multitude des cartes, celle de Chanot, docteur en droit, lauréat de la Faculté de droit de Paris. Le ministre le fit appeler le premier, recommandant seulement qu’on le lui amenât par les couloirs de service, afin de ne pas offenser la magistrature et le clergé.

Le ministre s’assit devant sa table et murmura tout seul : « Sentimentale, a dit le maréchal, aimant les beaux hommes, et qui parlent bien… »

L’huissier introduisit dans le cabinet un grand jeune homme long, courbé, à lunettes, le crâne pointu, dont tout l’être disgracieux exprimait à la fois la timidité des solitaires et l’audace des penseurs.

Le garde des Sceaux l’examina de la tête aux pieds et vit qu’il avait des joues d’enfant et pas d’épaules. Il lui fit signe de s’asseoir. Le solliciteur, s°étant mis au bord du fauteuil, ferma les yeux et commença à parler avec abondance.

— Monsieur le Ministre, je viens solliciter de votre haute bienveillance l’accès de la magistrature. Peut-être Votre Excellence jugera-t-elle que les notes que j’ai obtenues aux divers examens que j’ai subis, et un prix qui m’a été décerné pour un travail sur les Trade’s unions sont des titres suffisants, et que le neveu de madame Ramel, sœur de lait de l’Empereur, n’est pas tout à fait indigne…

Le garde des Sceaux l’arrêta d’un geste de sa petite main jaune.

— Sans doute, monsieur Chanot, sans doute, une auguste protection, qui ne se serait pas égarée sur un sujet indigne, vous est acquise. Je le sais, l’Empereur vous porte beaucoup d’intérêt. Vous demandez un siège de juge suppléant, monsieur Chanot ?

— Votre Excellence, répondit Chanot, mettrait le comble à mes vœux si elle me nommait substitut à Nantes, où j’ai ma famille.

Delarbre fixa sur Chanot ses prunelles de plomb et dit sèchement :

— Il n’y a pas de vacance au parquet de Nantes.

— Que votre Excellence me pardonne, je croyais…

Le ministre se leva.

— Il n’y en a pas.

Et tandis que Chanot gagnait gauchement la porte et cherchait, tout en faisant des saluts, une issue à travers les lambris blancs, le garde des Sceaux lui dit avec un air persuasif et d’un ton presque confidentiel :

— Croyez-moi, monsieur Chanot, dissuadez madame votre tante de nouvelles sollicitations qui ne pourraient que vous nuire, loin de vous être de quelque profit. Sachez que l’Empereur s’intéresse à vous, et comptez sur moi.

Dès que la porte fut refermée, le ministre appela son secrétaire :

— Labarthe, amenez-moi votre candidat.



Le soir, à huit heures, Labartbe entra dans une maison de la rue Jacob, monta l’escalier jusqu’aux toits et cria du palier :

— Es-tu prêt, Lespardat ?

La porte d’un petit grenier s’ouvrit. Il y avait là, sur une étagère, quelques livres de droit et des romans débrochés ; au-dessus du lit, un loup de velours noir à barbe de dentelle, un bouquet de violettes séchées et des fleurets. Au mur, un mauvais portrait de Mirabeau, gravé en taille-douce. Au milieu de la chambre, un grand garçon brun faisait des haltères. Il avait les cheveux crépus, le front bas, des yeux marron extrêmement doux et riants, un nez frémissant comme des naseaux de cheval, et, dans sa bouche agréablement ouverte, des dents de loup.

— Je t’attendais, dit-il.

Labarthe le pressa de s’habiller. Il avait faim. À quelle heure dîneraient-ils ?

Lespardat, ayant posé ses haltères sur le plancher, ôta son veston, et découvrit la nuque d’hercule qui attachait sa tête ronde à ses larges épaules.

— Il a l’air d’avoir au moins vingt-six ans, pensa Labarthe.

Dès que Lespardat eut passé sa jaquette dont le drap mince laissait suivre le jeu puissant et facile des muscles, Labarthe le poussa dehors.

— Nous serons chez Magny dans trois minutes. J’ai le coupé du ministère.

Au cabaret, ils demandèrent un cabinet particulier, ayant à causer.

Après la sole et le pré-salé, Labarthe résuma nettement la question :

— Écoute-moi bien, Lespardat. Tu verras mon ministre demain, ta nomination sera proposée par le procureur général de Nantes jeudi, et soumise lundi à la signature de l’Empereur. On la lui fera donner par surprise, au moment où il s’occupera avec Alfred Maury de déterminer l’emplacement d’Alésia. L’Empereur signe tout ce qu’on veut quand il étudie la topographie des Gaules au temps de César. Mais sache bien ce qu’on attend de toi. Il faut que tu plaises à madame la préfète. Il faut que tu lui plaises jusqu’au bout. C’est seulement à cette extrémité que la magistrature sera vengée.

Lespardat dévorait et écoutait, content, souriant, dans sa fatuité ingénue.

— Mais, dit-il, quelle idée a germé dans la tête de Delarbre ? Je le croyais austère.

Labarthe, levant son couteau, l’arrêta :

— D’abord, mon ami, je te prie de ne pas compromettre mon ministre, qui doit demeurer étranger à tout ce dont il s’agit ici. Mais puisque tu as nommé Delarbre, je dirai que son austérité est une austérité janséniste. Il est arrière-neveu du diacre Pâris. Son grand-oncle maternel était ce M. Carré de Montgeron qui défendit devant le Parlement les convulsionnaires du cloître Saint-Médard. Or, les jansénistes exercent volontiers leur austérité autour des alcôves ; ils ont du penchant pour les polissonneries diplomatiques et canoniques. C’est l’effet de leur pureté parfaite. Et puis ils lisent la Bible. L’Ancien Testament est plein d’histoires du genre de la tienne, mon cher Lespardat.

Lespardat n’écoutait pas. Il nageait dans une joie naïve. Il se demandait : « Que dira le père ? que dira la mère ? » songeant à ses parents, épiciers grandioses et peu fortunés d’Agen. Et il associait vaguement sa fortune naissante à la gloire de Mirabeau, son grand homme préféré. Il avait, depuis le collège, rêvé une destinée pleine de femmes et d’éloquence.

Labarthe ramena à lui l’attention de son jeune ami.

» Vous savez, monsieur le substitut, que vous n’êtes pas inamovible. Si après un délai normal vous n’avez pas été agréable à madame Pélisson, je dis tout à fait agréable, vous tombez en disgrâce.

— Mais, demanda Lespardat avec candeur, combien de temps me donnes-tu pour plaire excessivement à madame Pélisson ?

— Jusqu’aux vacances, répondit gravement le secrétaire du ministre. Nous te donnons en outre toutes sortes de facilités, missions secrètes, congés, etc. Tout, excepté de l’argent. D’abord nous sommes un gouvernement honnête. On ne le croit pas. Mais on saura plus tard que nous n’étions pas des tripoteurs. Ainsi Delarbre : il a les mains propres. Et puis les fonds secrets sont à l’intérieur, du côté du mari. Ne compte que sur tes deux mille quatre cents francs d’appointements et ta bonne mine pour séduire madame Pélisson.

— Est-elle jolie, ma préfète ? demanda Lespardat.

Il fit cette question négligemment, sans en exagérer l’importance, tranquille comme un très jeune homme qui trouve toutes les femmes belles. En manière de réponse, Labarthe jeta sur la table la photographie d’une dame maigre en chapeau rond, avec de doubles bandeaux tombant sur un cou brun.

— Voici, dit-il, le portrait-carte de madame Pélisson. Le cabinet l’a demandé à la préfecture de police, qui l’a expédié après y avoir apposé le timbre de la Sûreté, comme tu vois.

Lespardat le saisit vivement entre ses doigts carrés :

— Elle est belle, dit-il.

— As-tu un plan ? demanda Labarthe, un système de séduction raisonnée ?

— Non, répondit simplement Lespardat.

Labarthe, qui était intellectuel, objecta qu’il fallait pourtant prévoir, combiner, ne pas se laisser prendre au dépourvu par les circonstances.

— Il est certain, ajouta-t-il, que tu seras invité aux bals de la préfecture et que tu danseras avec madame Pélisson. Sais-tu danser ? Montre-moi comment tu danses.

Lespardat se leva et, tenant sa chaise embrassée, fit un tour de valse, avec un air d’ours gentil.

Labarthe l’examinait, très grave, à travers son lorgnon.

— Tu es lourd, gauche, sans cette morbidesse irrésistible qui…

— Mirabeau dansait mal, dit Lespardat.

— Après tout, dit Labarthe, c’est peut-être que la chaise ne t’inspire pas.

Quand ils se retrouvèrent tous deux sur le trottoir humide de l’étroite rue Contrescarpe, ils rencontrèrent des filles qui allaient et venaient du carrefour Buci aux débits de liqueurs de la rue Dauphine. Comme l’une d’elles, épaisse et lourde, dans sa triste robe noire, passait morne, les jambes molles, sous un réverbère, Lespardat la saisit brusquement par la taille, la souleva et lui fit faire deux tours de valse sur le pavé gras et dans le ruisseau, avant qu’elle eût pu se reconnaître.

Remise de son étonnement, elle hurla les plus sales injures à son cavalier qui l’emportait d’un élan irrésistible. Il faisait lui-même l’orchestre, de sa voix de baryton chaude et entraînante comme une musique militaire, et tournoyait avec la fille si furieusement qu’éclaboussés par toute l’eau et la boue de la rue, ils heurtaient ensemble les brancards des fiacres rôdeurs et sentaient à leur cou le souffle des chevaux. Après quelque temps de valse, elle, sans colère, la tête abandonnée sur la poitrine du jeune homme, lui murmura à l’oreille :

— Tu es tout de même un joli garçon, toi. Tu dois les rendre heureuses, hein ? les femmes de Bullier !

— C’est assez, mon ami, cria Labarthe. Ne te fais pas mettre au poste. Viens, tu vengeras la magistrature !



À quatre mois de là, dans la lumière dorée d’un jour de septembre, M. le ministre de la Justice et des Cultes, passant avec son secrétaire sous les arcades de la rue de Rivoli, reconnut M. Lespardat, substitut à Nantes, au moment même ou le jeune magistrat entrait précipitamment à l’hôtel du Louvre.

— Labarthe, demanda le ministre, saviez-vous que votre protégé fût à Paris ? N’a-t-il donc rien qui le retienne à Nantes ? Voilà quelque temps déjà, ce me semble, que vous ne me communiquez plus de notes confidentielles le concernant. Ses débuts m’intéressaient, mais je ne sais pas encore s’il répond entièrement à l’opinion avantageuse que vous aviez conçue de lui.

Labarthe prit la défense du substitut ; il rappela au ministre que Lespardat était en congé régulier ; que tout de suite, à Nantes, il avait gagné la confiance de ses supérieurs hiérarchiques, et qu’en même temps il s’était concilié les bonnes grâces du préfet.

— M. Pélisson, ajouta-t-il, ne peut plus se passer de lui. C’est Lespardat qui organise les concerts de la Préfecture.

Cependant le ministre et son secrétaire poursuivaient leur chemin, vers la rue de la Paix, le long des arcades, s’arrêtant çà et là devant les vitrines des marchands de photographies.

— Il y a trop de nudités exposées à ces devantures, dit le ministre. Il conviendrait de réprimer la licence des étalages. Les étrangers nous jugent sur les apparences, et de tels spectacles sont de nature à nuire au bon renom du pays et du régime.

Soudainement, au coin de la rue de l’Échelle, Labarthe avertit son ministre de regarder une femme qui venait vers eux rapide et voilée. Mais Delarbre, l’ayant examinée, la trouva tort ordinaire, trop menue, pas élégante.

— Elle est mal chaussée, dit-il ; c’est une provinciale.

Quand elle les eut croisés :

— Votre Excellence ne se trompe pas, dit Labarthe. C’est madame Pélisson.

À ce nom, le ministre, intéressé, retourna vivement sur ses pas. Par un vague sentiment de sa dignité, il n’osait la suivre. Mais sa curiosité perçait dans son regard.

Labarthe l’encouragea.

— Je parie, monsieur le ministre, qu’elle ne va pas bien loin.

Ils hâtèrent tous deux le pas, et virent madame Pélisson suivre les arcades, longer la place du Palais-Royal, puis, ayant jeté à droite et à gauche des regards inquiets, disparaître dans l’hôtel du Louvre.

Alors le ministre se mit à rire du fond de sa gorge. Ses petites prunelles de plomb s’enflammèrent. Et il prononça entre ses dents cette parole que son secrétaire devina plutôt qu’il ne l’entendit :

— La magistrature est vengée !



Le même jour, l’Empereur, en résidence à Fontainebleau, fumait des cigarettes dans la bibliothèque du Palais. Il se tenait immobile, de l’air d’un mélancolique oiseau de mer, contre l’armoire où l’on garde la cotte de mailles de Monaldeschi. Violet-le-Duc et Mérimée, tous deux ses familiers, étaient à ses côtés.

Il demanda :

— Monsieur Mérimée, pourquoi aimez-vous les ouvrages de Brantôme ?

— Sire, répondit Mérimée, j’y retrouve la race française avec ses bons et ses mauvais côtés. Elle n’est jamais pire que lorsqu’elle est sans chef pour lui montrer un noble but.

— Vraiment, dit l’Empereur, on voit cela dans Brantôme ?

— On y voit aussi, reprit Mérimée, l’influence des femmes dans les affaires de l’État.

À ce moment madame Ramel entra dans la galerie. Napoléon avait donné l’ordre qu’on la laissât venir à lui, dès qu’elle se présenterait. En voyant sa sœur de lait, il fit paraître autant de joie que son visage muet et triste en pouvait contenir.

— Ma bonne madame Ramel, demanda-t-il, comment se trouve votre neveu à Nantes ? Est-il satisfait ?

— Mais, Sire, dit madame Hamel, il n’y a pas été envoyé. Un autre a été nommé à sa place.

— C’est bizarre, murmura le souverain pensif.

Puis posant sa main sur l’épaule de l’académicien :

— Mon cher monsieur Mérimée, on croit que je règle le sort de la France, de l’Europe et du monde. Et je ne peux pas faire nommer un substitut de sixième classe, à deux mille quatre cents francs d’appointements.