L’Orme du mail/XVII

La bibliothèque libre.
◄  XVI   ►


XVII


Devant la porte bâtarde de Rondonneau, M. le préfet regarda de droite et de gauche s’il n’était pas épié. Il avait appris qu’on disait par la ville qu’il allait à des rendez-vous galants dans la maison de l’orfèvre, et que madame Lacarelle avait été vue entrant derrière lui dans cette maison, dite des Deux-Satyres. Il en ressentait de la mauvaise humeur. Il avait un autre sujet de mécontentement. Le Libéral, qui l’avait longtemps ménagé, l’attaquait brusquement à propos du budget départemental. Il était blâmé par la feuille conservatrice d’avoir fait un virement et dissimulé des dépenses de propagande électorale. M. le préfet Worms-Clavelin était d’une probité parfaite. L’argent lui inspirait le respect en même temps que l’amour. Il ressentait devant des « valeurs » ce sentiment de religieuse terreur que la lune donne aux chiens. Il avait la religion de la richesse.

Son budget était très honnêtement bouclé. Et, hors les irrégularités devenues régulières par l’effet d’une mauvaise administration commune à toute la République, rien de condamnable ne s’y pouvait découvrir. M. Worms-Clavelin le savait. Il se sentait fort de son intégrité. Mais les polémiques de presse l’impatientaient. L’animosité de ses adversaires et la rancune des partis qu’il croyait avoir désarmés l’attristait dans son âme. Il souffrait de n’avoir pas conquis, après tant de sacrifices, l’estime des conservateurs, qu’il mettait intérieurement à plus haut prix que l’amitié des républicains. Il fallait inspirer au Phare des réponses habiles et énergiques, conduire une polémique vive et peut-être longue. Cette idée troublait la paresse profonde de son esprit et alarmait sa sagesse qui redoutait toute action comme une source de périls.

Aussi était-il de fort mauvaise humeur. Et c’est d’un ton sec qu’en se jetant dans le vieux fauteuil de cuir, il demanda à Rondonneau jeune si M. Guitrel était arrivé. M. Guitrel n’était pas encore venu. Et M. Worms-Clavelin, tirant brusquement un journal de dessus le bureau de l’orfèvre, essaya de lire en fumant son cigare. Mais ni les idées politiques ni la fumée du tabac n’effaçaient les sombres images amassées dans son âme. Il lisait des yeux et songeait aux attaques du Libéral : Un virement ! Il n’y a pas cinquante personnes dans le chef-lieu qui sachent ce que c’est qu’un virement. Et je vois d’ici tous les imbéciles du département hochant la tête et répétant avec gravité la phrase de leur journal : « Nous regrettons de voir que M. le préfet n’a pas rompu avec la pratique détestable et condamnée des virements. » Il songeait. La cendre de son cigare tombait abondamment sur son gilet. Il songeait : « Pourquoi le Libéral m’attaque-t-il ? J’ai fait passer son candidat. Je suis le département qui compte le plus de ralliés dans les fonctions électives. » Il tourna le feuillet du journal. Il songeait : « Je n’ai pas masqué de déficit. Les sommes votées dans l’ouverture des crédits n’ont pas été dépensées d’une façon différente de celle qu’on avait prévue. Ces gens-là ne savent pas lire un budget. Et ils sont de mauvaise foi. » Il haussa les épaules ; et sombre, indifférent à la cendre du cigare qui lui couvrait la poitrine et les cuisses, il s’enfonça dans la lecture de son journal.

Son regard rencontra ces lignes :

« Nous apprenons qu’un incendie s’étant déclaré dans un faubourg de Tobolsk, soixante maisons de bois ont été la proie des flammes. Plus de cent familles se trouvent, par suite du sinistre, sans pain et sans abri. »

À cette lecture, M. le préfet Worms-Clavelin poussa un cri profond, quelque chose comme un grognement triomphal, et, allongeant un coup de pied dans le bureau de l’orfèvre :

— Rondonneau, dites donc : Tobolsk, c’est une ville russe, n’est-ce pas ?

Rondonneau levant sur le préfet sa tête innocente et chauve, répondit qu’en effet Tobolsk était une ville de la Russie d’Asie.

— Eh bien ! s’écria M. le préfet Worms-Clavelin, nous allons donner une fête au profit des incendies de Tobolsk.

Et il ajouta entre ses dents :

— Je leur f… une fête russe. J’aurai la paix pendant six semaines et l’on ne parlera plus de virements.

À ce moment, M. l’abbé Guitrel, l’œil inquiet, son chapeau sous le bras, entra dans le magasin de l’orfèvre.

— Savez-vous, monsieur l’abbé, lui dit le préfet, que, sur la demande générale, j’autorise des fêtes au bénéfice des incendies de Tobolsk, concert, représentation de gala, vente de charité, etc. ? J’espère que l’Église s’associera à ces fêtes de bienfaisance.

— L’Église, monsieur le préfet, répondit l’abbé Guitrel, a les mains pleines de consolations pour les affligés qui viennent à elle. Et sans doute ses prières…

— À propos, mon cher abbé, vos affaires ne vont pas du tout. Je viens de Paris. J’ai vu des amis que j’ai aux bureaux des Cultes. Et je rapporte de mauvaises nouvelles. D’abord vous êtes dix-huit.

— Dix-huit ?…

— Dix-huit candidats à l’évêché de Tourcoing. Il y a en première ligne l’abbé Olivet, curé d’une des plus riches paroisses de Paris, candidat de la présidence. Il y a ensuite l’abbé Lavardin, vicaire général à Grenoble. Celui-là est appuyé ostensiblement par le nonce.

— Je n’ai pas l’honneur de connaître M. Lavardin, mais je ne crois pas qu’il soit le candidat de la nonciature. Il se peut que le nonce ait son préféré. Mais certainement ce préféré demeure inconnu. La nonciature ne sollicite pas en faveur de ses protégés. Elle se les fait imposer.

— Ah ! ah ! monsieur l’abbé, ils sont malins à la nonciature !

— Monsieur le préfet, les hommes n’y sont pas tous éminents par eux-mêmes ; mais ils ont pour eux la tradition et la durée et leur conduite est soumise à des règles séculaires. C’est là une force, monsieur le préfet, une grande force.

— Bigre oui ! Mais nous disions qu’il y avait le candidat de la présidence et le candidat de la nonciature. Il y a aussi le candidat de votre propre archevêque. On a d’abord annoncé, et j’ai cru moi-même que c’était vous… Nous nous trompions, mon pauvre ami. Le protégé de monseigneur Charlot, je vous défie de le deviner.

— Ne me défiez pas, monsieur le préfet, ne me défiez pas. Je gagerais que le candidat de Monseigneur le cardinal-archevêque est son vicaire général, M. de Goulet.

— Comment le savez-vous ? Je ne le savais pas, moi.

— Monsieur le préfet, vous n’ignorez point que Monseigneur Charlot redoute de se voir donner un coadjuteur et que cette crainte assombrit sa vieillesse, d’ailleurs si auguste et si sereine. Il a peur que M. de Goulet n’attire, pour ainsi dire, sur lui cette désignation, tant par ses mérites personnels que par la connaissance qu’il a acquise des affaires du diocèse. Et Son Éminence est d’autant plus désireuse, et même impatiente de se séparer de son vicaire général, que M. de Goulet appartient par sa naissance à la noblesse de la région et brille par là d’un éclat dont Monseigneur Charlot est trop prompt à s’offusquer. Que Monseigneur ne se réjouit-il au contraire d’être le fils d’un honnête artisan qui, comme saint Paul, exerça le métier de tapissier !

— Vous savez, monsieur Guitrel, qu’on parle aussi de M. Lantaigne. Il est le protégé de la générale Cartier de Chalmot. Et le général Cartier de Chalmot, quoique clérical et réactionnaire, est très estimé à Paris. Il est reconnu pour un des plus habiles et des plus intelligents de nos divisionnaires. Ses opinions mêmes le servent en ce moment plutôt qu’elles ne lui font de tort. Avec un ministère de concentration, les réactionnaires obtiennent tout ce qu’ils veulent. On a besoin d’eux : ils sont l’appoint. Et puis l’alliance russe et l’amitié du tsar ont contribué a rendre à l’aristocratie et à l’armée de notre nation une partie de leur ancien prestige. Nous aiguillons la République sur une certaine distinction d’esprit et de manières. De plus une tendance générale à l’autorité et à la stabilité s’affirme. Je ne crois pas pourtant que M. Lantaigne ait de grandes chances. D’abord j’ai donné sur son compte les renseignements les plus défavorables. Je l’ai représenté, en haut lieu, comme un monarchiste militant. J’ai signalé son intransigeance, son mauvais caractère. Et j’ai tracé de vous, mon cher Guitrel, un portrait sympathique. J’ai fait ressortir votre modération, votre souplesse, votre esprit politique, votre respect des institutions républicaines.

— Je vous suis bien reconnaissant de votre bonté, monsieur le préfet. Et que vous a-t-on répondu ?

— Vous voulez le savoir ? Eh bien ! on m’a répondu : « Nous les connaissons les candidats comme votre M. Guitrel. Une fois nommés, ils sont pires que les autres. Ils montrent plus de zèle contre nous. Cela s’explique. Ils ont plus à se faire pardonner dans leur parti. »

— Se peut-il, monsieur le préfet, qu’on ait ainsi parlé en haut lieu ?

— Hé ! oui. Et mon interlocuteur a dit encore : « Je n’aime pas les candidats à l’épiscopat qui montrent trop de goût pour nos institutions. Si l’on m’écoutait, l’on choisirait parmi les autres. Que dans l’ordre civil et politique on préfère les fonctionnaires les plus dévoués, les plus attachés au régime, rien de mieux. Mais il n’y a pas de prêtres dévoués à la République. Dans ce cas, l’habileté est encore de prendre les plus honnêtes. »

Et M. le préfet, jetant le bout mâché de son cigare au milieu du parquet, conclut en ces mots :

— Vous voyez, mon pauvre Guitrel, que vos affaires ne vont pas bien.

M. Guitrel balbutia :

— Je ne vois pas, monsieur le préfet, je ne distingue pas ce qui, dans de tels propos, est de nature à vous causer cette impression de… découragement. J’y puiserais au contraire un sentiment de… confiance.

M. le préfet Worms-Clavelin alluma un cigare et dit en riant :

— Qui sait s’ils n’ont pas raison, dans les bureaux ?… Mais rassurez-vous, mon cher abbé, je ne vous abandonne pas. Voyons, qui avons·nous pour nous ?

Il ouvrit la main gauche, pour compter sur ses doigts.

Tous deux ils cherchèrent.

Ils trouvèrent un sénateur du département qui commençait à sortir des difficultés que lui avaient créées les derniers scandales, un général en retraite, politicien, publiciste et financier, l’évêque d’Ecbatane, assez connu dans le monde des arts, et Théophile Mayer, l’ami des ministres.

— Mais, mon cher Guitrel, s’écria le préfet vous n’avez pour vous que la fripouille.

M. l’abbé Guitrel supportait ces façons, mais il ne les aimait pas. Il regarda M. le préfet d’un air attristé et pressa l’une contre l’autre ses lèvres sinueuses. M. Worms-Clavelin, qui était sans méchanceté, regretta la vivacité de ses paroles et prit soin de consoler le vieillard :

— Allons ! allons ! ce ne sont pas les plus mauvais protecteurs. D’ailleurs, ma femme est pour vous. Et Noémi est de force à faire un évêque.