L’Outaouais supérieur/L’établissement du Témiscamingue

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C. Darveau (p. 114-146).


CHAPITRE IV



L’ÉTABLISSEMENT DU TÉMISCAMINGUE




I


L’aspect de Mattawa n’a rien de pittoresque ni d’attrayant. Son seul mérite est d’être située au confluent de la rivière qui porte son nom avec celle des Outaouais. Elle doit à cette situation d’être un centre commode et tout indiqué d’avance. La physionomie, le caractère et le relief lui font complètement défaut. C’est un endroit sauvage, banal, morose. Peut-être qu’avec le temps, des constructions et des embellissements il finira par s’améliorer, mais en attendant, il n’est pas autre chose qu’un point d’arrêt et d’approvisionnement sur la grande route de l’Outaouais supérieur.

L’œil ne voit tout autour que des forêts rachitiques, trouées de noires éclaircies par des feux périodiques, que des hauteurs dénudées, à peine recouvertes çà et là de quelques lambeaux de verdure, de quelques plis d’arbres rabougris, descendant tristement sur leurs flancs jusqu’à la bordure de rochers granitiques qui n’abandonne pas un instant la rivière. Le village, ou si l’on veut, la ville elle-même est assise sur un lit d’énormes cailloux, qu’il a fallu soulever et reculer à grand’peine pour donner passage aux chemins et aux rues. Ces cailloux, isolés, en nombre infini, ont été laissés là, sur place, par le retrait des glaciers qui couvraient, lors de l’époque glaciaire, le lit de la rivière beaucoup plus large alors qu’aujourd’hui. Il faudrait faire un travail prodigieux et dépenser des sommes énormes pour en débarrasser cet endroit dont les perspectives d’avenir ne permettent pas de récompenser un si colossal labeur, surtout si l’on met à exécution le chemin de fer projeté entre North Bay, sur le lac Nipissingue, et le Témiscamingue. Ce chemin de fer, en effet, enlèverait à la ville de Mattawa tout le commerce de bois de la région du Témiscamingue et du lac Kippewa, dont elle dépend aujourd’hui pour sa subsistance.

En face de Mattawa, de l’autre côté de la rivière, se dresse une montagne chenue, aux trois quarts pelée, semblable au dos d’un chien galeux, qui laisse pousser entre les intervalles de ses rochers cagneux quelques rares sapins et bouleaux qui ont l’air d’être retenus là plutôt que d’y croître, et sur l’un de ses côtés, quelque peu adouci, un essai grimaçant de feuillage qui n’arrive pas à donner l’illusion.

À défaut d’arbres et de verdure, on avait cru l’an dernier que cette montagne contenait au moins de l’or ou de l’argent, nous ne savons trop, et l’on avait essayé de former, pour exploiter cette mine inattendue, une compagnie comme il s’en forme tant de nos jours, sur le moindre indice, et pour la captation des badauds. Mais cette tentative avorta aussitôt conçue, et l’on n’en a plus entendu parler, ce qui ne l’empêchera pas probablement d’être renouvelée avant peu.


II


En quittant Mattawa pour remonter l’Outaouais, on prend un des petits bateaux à vapeur de la compagnie du Témiscamingue, longs de quarante-cinq pieds environ, qui font le service intermédiaire entre les différents rapides jusqu’au pied du lac. C’est tout un système que ce service des petits bateaux de l’Outaouais supérieur. Grâce à lui et au chemin de fer du Pacifique, Montréal n’est plus qu’à vingt heures du lac Témiscamingue, quand il en était auparavant à quinze jours. Il y a dix-huit mois à peine qu’il a


BATELET À VAPEUR DU TÉMISCAMINGUE.


TÊTE DU LONG SAULT.

été introduit, et déjà il a opéré toute une révolution

dans le mouvement et dans la circulation de cette contrée.

De Mattawa au Long Sault, rapide de six milles environ de longueur qui sert de décharge au lac Témiscamingue, il y a une navigation de trente-deux milles, interrompue par trois rapides espacés à des distances presque égales de cinq milles, et qui s’appellent respectivement, le premier La Cave, le deuxième Les Érables, le troisième La Montagne. Naguère, avant l’introduction des minuscules bateaux à vapeur, il fallait « faire portage » à chacun de ces rapides et remonter alternativement, à force de rames, chacun des espaces intermédiaires. Aussi longtemps qu’on était sur l’eau, cela allait assez bien, quoiqu’on fût obligé de remonter la rivière ; mais, nous l’avons vu dans un chapitre précédent, l’Outaouais, heureusement, a un courant très faible ; sa descente ne s’accentue guère que dans les cascades et les chutes ; là, l’opération devenait ardue, pénible, parfois impraticable à raison des circonstances de temps et autres. C’est quand il fallait « portager » le long des rapides, c’est-à-dire, après avoir débarrassé le canot ou la barge de son bagage et de ses provisions, distribué le tout sur les épaules de chacun des voyageurs, retenu et fixé la charge ainsi fractionnée au moyen d’une bande de cuir passée en anneau autour du front et dont l’extrémité, retombant sur le dos, soutenait un objet de poids proportionné à la force de chacun, c’était, après tout cela, disons-nous, de remonter à pied les bords du rapide. On soufflait, on suait, on pliait sous le faix par des sentiers tortueux, rocailleux, hérissés d’obstacles, quelquefois entièrement bouchés par la chute récente d’un tronc d’arbre, ou d’autrefois, embarrassés tellement par les détritus de forêts de toute espèce qu’y avait précipités l’orage de la veille, qu’on n’avait d’autre alternative que de se frayer un chemin, soit dans la vase détrempée de la rive, soit en escaladant les rochers les uns après les autres, en s’aidant de son mieux des obstacles mêmes de la route.

On appelait cette aimable opération « remonter les rapides à la cordelle. » L’un portait au bout de sa lanière de cuir une boîte de thé surmontée de divers menus objets, l’autre un sac de farine, celui-ci un baril de lard, celui-là un poèle ou d’autres articles de ménage ; les femmes, car il y en avait aussi quelquefois, portaient ce qu’elles pouvaient ; et enfin, deux ou trois hommes, tenant le bout d’un cable solidement attaché à l’embarcation, la remontaient ainsi dans le rapide le long des bords, dans l’eau jusqu’aux genoux, sur des lits de cailloux, sur les escarpements ou les pentes glissantes des rochers, à travers les taillis et les broussailles emmêlées, et, tout le temps, occupés, par dessus toutes choses, à empêcher le choc des billots que le rapide emportait avec lui dans sa course irrésistible.

C’est de cette façon et par cette seule voie qu’ont été transportées, pendant de longues années, les provisions destinées aux hommes de chantier du haut Outaouais ; c’est ainsi que des familles entières de hardis et courageux colons se sont transportées, depuis l’établissement du Témiscamingue, dans cette région lointaine, déserte, inhabitée. Et qu’avaient-elles en perspective, une fois parvenues à destination ? Des privations de toute nature, un abîme entre elles et les lieux aimés qu’elles ne reverraient peut-être jamais, l’éloignement et la solitude dont la lourde étreinte serrait les cœurs et abattait les courages, enfin, la misère elle-même, sous vingt formes différentes et toujours menaçantes, sans aucun moyen d’y remédier où même de la combattre.

Sur la route, pas une maison pour les accueillir, pas un abri pour se reposer ou échapper aux orages. Une fois engagé dans ce chemin implacable, il fallait marcher toujours jusqu’à ce qu’on fût arrivé au terme, et quel terme ! Un emplacement nu, souvent ravagé par le feu, et toutes les images de la désolation s’offrant en foule pour abattre, dès la première heure, les plus viriles natures. Que de fois la Mission des Oblats n’a-t-elle pas recueilli, hébergé et nourri des familles entières sans ressource aucune ! Que de fois des colons, venus seuls, n’ont pas eu le courage de retourner chercher leurs femmes et leurs enfants, et sont-ils restés une année, deux années, dans un isolement complet, préparant péniblement une demeure primitive et arrosant de sueurs un sol fertile, sans doute, mais qui exigeait tant de travaux préliminaires avant de donner la plus maigre subsistance !

Mais dans notre siècle de prodigieuses entreprises, de marches précipitées, jamais interrompues ni ralenties, vers un avenir qui grandit sans cesse, et dans des proportions centuplées, à mesure qu’il se découvre ; dans ce siècle où la terre, tant les distances se sont effacées, semble déjà trop petite pour l’homme qui songe à gravir l’espace lui même, afin d’agrandir en quelque sorte la sphère de son domaine ou pour conquérir des mondes inconnus ; dans ce siècle où la vapeur, sifflant par des millions de bouches, emplit l’atmosphère d’une sorte de fièvre qui met en feu tous les cerveaux et donne des ailes de flamme à toutes les volontés, où l’on ne compte déjà plus les efforts à faire, mais seulement les résultats à obtenir, les victoires à remporter sur l’espace et sur la nature, où les projets de la veille sont le fait accompli du lendemain, où l’on ne mesure plus ses pas par la distance à parcourir, mais par la distance parcourue, il était évident qu’une colonisation aussi primitive, aussi pénible et aussi lente que celle dont nous venons de voir ci-dessus les premiers essais, serait ou irrévocablement abandonnée ou transformée du faîte à la base, qu’elle changerait entièrement d’aspect et serait poussée vigoureusement en un très court espace de temps, s’il était démontré qu’elle était réellement profitable et valait la peine d’être entreprise avec de puissants moyens et sur une vaste échelle.

Notre pays est jeune ; il manque de population et de capitaux. Nous ne sommes que cinq millions d’âmes disséminées sur un territoire presque aussi grand que l’Europe, mais nos richesses naturelles sont incalculables, illimitées. Illimitée aussi notre confiance dans nos forces et dans nos destinées. Un sang nouveau semble avoir pénétré dans nos veines depuis quinze à vingt ans, au spectacle des énormes enjambées du progrès scientifique ; un ferment d’audace et d’ambition nous agite, nous enflamme et nous pousse incessamment vers de nouvelles entreprises que nous n’aurions pas conçues autrefois, même dans nos rêves. Ce n’est pas en vain que nous respirons l’air puissant de la libre Amérique : avec nos voisins des États-Unis, nous sommes emportés dans le même torrent qui précipite hommes et choses vers des rivages toujours nouveaux, toujours plus reculés. L’action, l’exécution rapide, telle est la condition actuelle de notre nature. Le développement du pays dans toutes ses parties, son accès rendu facile dans toutes les directions et sous toutes les formes, voilà ce que nous voulons aujourd’hui et ce que les gouvernements sont tenus de vouloir avec nous, sous peine d’une déchéance prompte et irrévocable.


III


Le chemin de fer du Pacifique venait d’atteindre le village de Mattawa déjà transformé, de simple poste qu’il était naguère, en un grand entrepôt, en un centre d’activité commerciale et de va-et-vient ininterrompus. De nombreuses rumeurs circulaient déjà, au sein de la capitale fédérale, sur une grande région inconnue, déserte mais fertile, qu’arrosaient le lac Témiscamingue et ses affluents, tels que la rivière Montréal, la Kippewa, la Loutre, la Blanche… Jusque-là, aucune colonisation sérieuse, méthodique, suivie, n’y avait été tentée et la forêt n’avait encore retenti que du bruit des grands pins tombant sous la hache des bûcherons enrégimentés au service des marchands de bois. Alors se présenta un jeune prêtre, un modeste Oblat, dévoré d’une ambition patriotique que ne pouvait contenir la sphère où l’emprisonnaient ses humbles fonctions de missionnaire, et dont l’intelligence, écartant les voiles de l’avenir, lui avait révélé ce que pouvait devenir, avec les développements récents et les communications nouvelles, la vaste contrée où il avait jusque là exercé obscurément son ministère.

Le Père Paradis, tel était cet homme dont le nom devait bientôt se trouver en butte à d’implacables ressentiments, conçut le projet d’explorer en entier la vallée du Témiscamingue, et, après une étude approfondie, il revint avec la conviction que cette vallée pouvait non-seulement contenir une quarantaine de paroisses d’un établissement facile, mais qu’il était possible en outre de faire disparaître les rapides qui interceptent la navigation de l’Outaouais en abaissant simplement le niveau du lac. Il suffirait pour cela d’enlever les battures qui forment la tête du Long Sault, d’y creuser suffisamment pour abaisser de vingt-deux pieds les eaux du Témiscamingue, et, en même temps, d’élever les eaux de l’Outaouais de trente-deux pieds en construisant une digue à Mattawa, la chute de la rivière par les différents rapides, entre le lac et Mattawa, étant évaluée à 54 pieds. De la sorte, le Long Sault et les autres rapides se trouveraient noyés et l’on aurait une navigation non interrompue de 115 milles depuis l’embouchure de la Mattawan jusqu’à celle de la rivière Blanche, et de vingt milles de plus sur celle-ci, sans compter cinq autres milles sur la rivière des Quinze, ce qui donnerait cent trente-cinq milles dans un sens, du côté d’Ontario, et cent vingt dans l’autre, du côté de la province de Québec.

L’exécution de ce plan devait, non seulement donner une navigation non interrompue, comme nous venons de le voir, mais encore assécher, à la tête du lac Témiscamingue, des milliers d’acres de terre d’une fécondité incomparable, de larges et grasses prairies de foin sauvage, actuellement baignées par les eaux. Mais le gouvernement fédéral, après avoir fait faire une exploration sur les lieux et une étude du projet par un ingénieur, crut devoir y renoncer à cause des frais énormes auxquels on en évaluait l’exécution. Il n’est pas du tout improbable néanmoins qu’on reprenne un jour ce projet, concurremment avec la canalisation du reste de la rivière des Outaouais.

Les récits chaleureux et l’active propagande du Père Paradis avaient commencé à exciter les imaginations et l’intérêt le plus vif à l’égard de la région du Témiscamingue. Sur ces entrefaites, le 22 mars 1884, l’ardent missionnaire présentait à Mgr Duhamel, évêque d’Ottawa, un rapport succinct de ses explorations, dans lequel il disait entre autres choses :

«  Le sol du Témiscamingue est d’une richesse sans égale dans toute la vallée de l’Outaouais. Terre grise, noire et jaune ; pas une seule pierre sur des étendues de vingt à trente milles carrés. D’autres étendues aussi considérables ne sont que des prairies


CAMPEMENT TEMPORAIRE PENDANT LA DESCENTE DES BILLOTS, Rivière Rouge.

faciles à égoutter, ou bien encore de vastes « brûlés » où les arbres

sont déracinés et jetés à la renverse. Chose remarquable ; en très peu d’endroits la terre paraît avoir souffert des ardeurs de l’incendie, l’humus y est parfaitement intact et d’une profondeur dépassant partout 6 à 8 pouces ; cette riche couche de terre noire repose toujours sur une terre grise très friable et douée elle-même d’une grande fertilité. Dès la première année on enlève facilement toutes les souches qui sont, du reste, peu nombreuses, et sur les fermes ouvertes le printemps, la moissonneuse se promène à l’automne à travers de beaux champs d’épis.

« Le climat est favorable à la culture de toute espèce de céréales et ne présente pas de différence avec celui d’Ottawa, si ce n’est que les chaleurs de l’été y sont délicieusement tempérées par le voisinage des grandes eaux…

« Le réseau des chantiers qui entoure le lac et qui, chaque année va s’élargissant vers le haut des nombreux tributaires, assure progressivement à l’habitant du Témiscamingue un marché plus avantageux que celui des grandes villes. Ainsi, dès la première année, le pauvre colon se voit récompensé de ses labeurs, et, après deux ans d’économie, l’aisance est assise à son foyer.

« Le gouvernement a fait bâtir à Témiscamingue un excellent moulin à farine. Deux bateaux à vapeur de bonne dimension font le service du lac sur un parcours de 80 milles, sans compter trente milles sur la rivière Blanche, à travers les terrains les plus fertiles qu’il y ait dans tout le Canada.

« Le canton Duhamel est déjà comparativement avancé en colonisation. Depuis un an surtout que le gouvernement de Québec l’a fait arpenter, les colons s’y portent avec entrain. Le fait est que la terre est de première qualité, arrosée çà et là par de jolis petits ruisseaux, et exposée en pente douce au soleil du midi. Les grains y mûrissent à merveille. De presque tous les points on y jouit de la vue du lac, qui apparaît comme une véritable mer. Le canton est traversé par une route voiturable qui part du Témiscamingue et va rejoindre le grand lac des Quinze, vers le nord, à 27 milles plus loin. C’est la route des chantiers, un débouché commercial par conséquent.

« Enfin, le gouvernement d’Ontario a voté la somme de $15,000 pour la construction, dès cet été, d’un chemin de la Mattawan à la tête du Long Sault. Tout fait donc présager un bel avenir pour la région du lac Témiscamingue. »

Pour donner suite au rapport qu’il avait présenté à l’évêque d’Ottawa, sous forme de notes générales et concises, le Père Paradis demanda que le Père Gendreau, procureur du collège d’Ottawa, fût chargé de faire à son tour une exploration du pays qu’il venait de parcourir. Il faisait ainsi choix du Père Gendreau, parce que celui-ci était un homme exceptionnellement compétent en ces sortes de matières, ayant déjà établi, lorsqu’il était simple prêtre séculier, une dizaine de paroisses dans les cantons qui forment le diocèse de Sherbrooke, et ayant acquis, dans ce ministère, une expérience consommée.

Le Père Gendreau fit l’exploration qui lui avait été demandée ; il confirma entièrement les dires du Père Paradis, mais insista, d’un autre côté, sur les difficultés que l’absence de communications apporterait à l’établissement du Témiscamingue.

Il y eut réunion chez l’évêque d’Ottawa et l’on commença à discuter les bases générales de cet établissement.

Dans l’automne de cette même année 1884, deux Français de distinction s’étant rendus à Ottawa pour traiter de la colonisation de grandes étendues de terres, le Père Paradis profita de leur présence pour organiser une excursion au Témiscamingue. Tous ceux qui firent partie de cette excursion, entre autres M. Laperrière, qui devait jouer un rôle considérable dans les événements ultérieurs, en revinrent enchantés et firent aussitôt toutes les démarches nécessaires pour conduire à une action pratique et décisive.

On se réunit de nouveau à l’évêché d’Ottawa vers le milieu de novembre, et séance tenante, un comité fut chargé d’élaborer la constitution d’une société de colonisation du Témiscamingue. Peu de temps après, les règlements de la société étaient adoptés et 85 personnes, en dehors des organisateurs de l’entreprise, se faisaient inscrire au nombre de ses membres.

Le 12 décembre 1884, la société était définitivement constituée, le nombre de ses membres fixé à 54, et son bureau de direction composé de la manière suivante :

Président, le Rév. Père P. E. Gendreau, O. M. I.

Vice-président, M. P. H. Chabot.

Directeurs, MM. Aug. Laperrierre, F. R. E. Campeau, Alph. Benoit, Chs. Desjardins, Rév. Père U. Poitras, O. M. I.

Secrétaire-trésorier, M. J. L. Olivier.



Une fois la société organisée, on se mit à l’œuvre sans retard. Le grand obstacle était toujours dans la difficulté des communications. L’exécution du projet du Père Paradis ayant été abandonnée, comme on l’a vu plus haut, la société s’adressa de nouveau au gouvernement fédéral et lui demanda une subvention pour la construction d’un chemin de fer de six milles, destiné à éviter le rapide le plus long et le plus difficile, celui du Long Sault. M. Laperrierre avait eu, le premier, l’idée de faire construire un tramway le long de ce rapide et de tous les autres rapides qui interceptent la navigation entre le Témiscamingue et l’embouchure de la Mattawan, afin de transporter, sans les décharger, les bateaux dont on se servait alors pour communiquer entre les différends rapides. « Deux petits vapeurs, disait-il, l’un sur le lac, l’autre entre le Long Sault et le rapide de la Montagne, pourraient touer ces bateaux ; de cette façon les transports se feraient facilement, à peu de frais et en moitié moins de temps qu’il n’en faut aujourd’hui. Une compagnie qui tenterait cette entreprise, pourrait l’exécuter avec un capital très restreint et ferait une très bonne affaire. Les colons pourraient faire venir leurs provisions et transporter leurs récoltes pendant la saison de la navigation, au lieu d’attendre les chemins d’hiver. Les nombreux chantiers qui se font dans cette région alimenteraient aussi pour une bonne part l’entreprise… »

Mais le ministre des chemins de fer, M. Pope à qui M. Laperrière s’était adressé, lui répondit que le gouvernement construisait des chemins de fer et non des tramways. Alors intervint le Père Gendreau, ami personnel du ministre, pour décider celui-ci à favoriser la construction immédiate d’un véritable chemin de fer le long du Long Sault, et des tramways le long des autres rapides beaucoup plus courts que ce dernier. Il obtint sans difficulté du parlement fédéral une subvention de $3,200 par mille, et du gouvernement provincial une somme de $2,500 pour commencer sans retard les opérations.

M. Paul Dumais, ingénieur civil, fut chargé de faire le tracé du chemin, et ses plans ayant été acceptés, la société entreprit avec vigueur les travaux qui étaient terminés au printemps de 1887, en même temps qu’elle faisait construire un bateau à vapeur destiné à desservir plus tard tous les postes du lac Témiscamingue, et qu’elle en installait un autre sur le lac des Sept-Lieues, entre le rapide de la Montagne et celui du Long Sault. Ce dernier bateau, qui avait cinquante pieds de longueur, inaugurait ses voyages quotidiens, aller et retour, dès le mois de septembre 1885, et ne les finissait que l’année suivante, à la clôture de la navigation, pour faire place à la ligne régulière des batelets à vapeur qui, alternant avec les tramways, fait aujourd’hui le service entier entre Mattawa et le pied du Long Sault.

Dès lors, le Père Gendreau était devenu l’âme de l’entreprise. Il venait d’obtenir six mille dollars de plus du gouvernement pour la construction des tramways, et comme la société de colonisation n’avait pas les moyens par elle-même de mener à terme l’exécution de ces divers travaux, elle avait autorisé le Père Gendreau à former une compagnie distincte qui se chargerait de compléter le chemin de fer, d’acheter les bateaux à vapeur nécessaires à un service régulier, et qui serait substituée aux droits et pouvoirs de la société de colonisation, pour toutes les fins autres que les fins agricoles et pour que la direction des travaux, rassemblée en quelques mains seulement, pût se faire avec plus de promptitude, de vigueur et d’efficacité.

En vertu d’un acte passé par le parlement fédéral, en 1886, cette compagnie était incorporée sous le nom de « Compagnie du chemin de fer de Témiscamingue, » et, dès l’année suivante, elle recevait une nouvelle subvention de $12,000 pour compléter les tramways et pour pousser le chemin de fer du Long Sault jusqu’au lac Kippewa, qui est le foyer par excellence des opérations forestières dans l’Outaouais supérieur. Mais, d’autre part, elle était tenue au remboursement envers la société de colonisation de toutes les sommes dépensées par celle-ci, et au paiement d’une indemnité de $3000.

Là se terminait la série des opérations financières qui allait assurer l’établissement du Témiscamingue, et que le Père Gendreau avait conduites depuis l’origine avec une habileté de premier ordre, une activité jamais ralentie et une intelligence vraiment admirable des conditions si difficiles, si peu sûres et offrant si peu de garanties, dans lesquelles se trouve nécessairement toute région inexploitée.

Mais il n’en était pas moins resté tout le temps et reste-t-il encore aujourd’hui à la tête de la société de colonisation qu’il dirige dans l’accomplissement de la mission qu’elle s’est donnée à elle-même, et dont le succès, sans parallèle dans l’histoire de la colonisation de la province, n’a de comparable que les établissements fondés par le curé Labelle dans la vallée de la rivière Rouge.



IV


La société, à ses débuts, trouva dans la région du Témiscamingue deux cantons partiellement arpentés ; c’étaient ceux de Guigues et de Duhamel. Elle en obtint la concession entière du gouvernement, à la condition de compléter les arpentages. Elle en chargea sans retard M. Paul Dumais qui, dans le compte rendu de ses opérations, fit un brillant tableau du pays parcouru et mesuré par lui :

« Il n’y en a pas, disait-il, où le colon ait plus de facilité à mettre la terre en culture. Un peu de bois à ramasser, quelques souches à arracher, à faire brûler, et vous avez de suite un sol prêt à recevoir la charrue. Jamais je n’ai vu, entre autres, une terre aussi riche que celle du canton Guigues, même dans les prairies si renommées du Nord-Ouest. La vallée de la rivière « La Loutre » est incomparable pour la culture des grains et principalement du foin.

La région des bonnes terres s’étend bien au-delà des cantons Duhamel et Guigues, jusqu’au lac des Quinze, du côté est de l’Outaouais, et sur un immense espace qu’arrose, de l’autre côté, la rivière Blanche. Je calcule qu’il y a au-delà de 300,000 acres de terre arable dans les environs de la partie supérieure du lac Témiscamingue, du côté de la province de Québec, et je ne crains pas d’ajouter qu’il y en a autant, sinon plus, dans la partie correspondante de la province d’Ontario, ce qui peut permettre l’établissement de huit à dix mille âmes sans difficulté. »

De son côté, le Père Gendreau, présentant son premier rapport à la société, le 17 juillet 1885, s’exprimait ainsi :

« Nous avons exploré le canton Duhamel. Ce canton forme une superficie d’environ 60,000 acres, dont 12,000 sont impropres à la culture, à cause des montagnes, des lacs et des rivières, ce qui laisse 38,000 acres de terre de première qualité, sans une roche ni une côte où un cheval ne puisse monter 1500 à 2000 livres pesant.

« Il n’y a pas de chaînes de montagnes dans ce canton, mais seulement des monticules de forme presque ovale, séparés les uns des autres par de riches vallées dans lesquelles les roches ne se montrent que très exceptionnellement, ce qui rendra facile l’ouverture de chemins dans toutes les directions.

« Voici maintenant un tableau comparatif de la condition du canton Duhamel pendant les années 1875, 1882 et 1885 :

1875 1882 1885
Acres en culture 10 15 130 144 850 1097
Acres en prairie 5 14 247
Minots de semence 18 101 1131
Bâtisses construites 6 24 67
Lots avec défrichements 3 18 70
Familles résidentes 3 11 37

Ces chiffres, dont je puis garantir l’exactitude, parlent d’eux mêmes et n’ont pas besoin de commentaires. Cependant, malgré ce beau succès, je vous avouerai que j’ai été loin d’encourager les colons à se rendre immédiatement au Témiscamingue. J’ai voulu d’abord faire disparaître les deux grands obstacles qui s’opposent à notre colonisation : 1o absence de communications ; 2o absence d’une ligne régulière de transport. »

Mais, de 1885 à 1886, le mouvement de la colonisation avait pris de l’allure et le Père Gendreau pouvait dire, avec une patriotique effusion, dans son deuxième rapport annuel, présenté le 4 février :

« Depuis l’an dernier, 128 acres de plus ont été défrichés par la société et les colons ; ce qui porte à 1225 acres l’étendue de terre actuellement en état de culture dans le canton Duhamel. Dans le canton Guigues, cette étendue n’est encore que de 140 acres.

Si je passe maintenant au chiffre des familles résidentes, je trouve qu’il est de 51, soit une augmentation de 14 depuis juillet dernier.

Il en est de même des lots en état de défrichement qui sont au nombre de 125 dans le canton Guigues.

J’ai obtenu que le gouvernement fasse construire au printemps une maison destinée à servir de refuge aux colons et à leurs familles durant le temps qu’il leur faudra pour s’établir sur leurs lots. Elle sera probablement prête à recevoir des hôtes dès le mois de juin prochain. »



L’établissement du Témiscamingue entrait évidemment dans une phase nouvelle, à la sphère agrandie, aux horizons considérablement élargis. Des éléments nouveaux et importants venaient s’y ajouter. L’image lointaine, mais sensible, d’une France maternelle s’offrait à la jeune colonie comme pour veiller sur son berceau et soutenir ses débuts.

M. Onésime Reclus, un des plus nobles esprits de France, un homme qui a élevé la science de la géographie à la hauteur d’une morale, qui l’a dramatisée, qui l’a humanisée en quelque sorte en lui donnant une âme et en lui apportant la sienne toute vibrante de patriotisme, constamment émue du spectacle de l’univers et passionnée pour le bien-être et le perfectionnement de tous les peuples, M. Onésime Reclus, qui a suivi pendant des années le développement de la race franco-canadienne, qui connaît mieux qu’aucun d’entre nous les plus petits détails de la géographie de notre pays et qui en a mesuré l’avenir avec le coup d’œil sûr de ceux qui ont bien étudié le passé, venait, dès la première heure, sans que personne pût s’attendre à son concours, apporter à une colonie naissante, perdue dans les forêts, le prestige de son nom et l’appui de sa généreuse et puissante collaboration.

Déjà il avait réussi à intéresser substantiellement à la colonie du Témiscamingue un certain nombre de personnes choisies dans la meilleure classe sociale de France, mais il venait de faire encore beaucoup plus en déterminant l’accession à cette entreprise de M. Lucien Bonaparte Wyse, un ingénieur français de grande distinction. M. Onésime Reclus avait écrit au Père Gendreau, dès le 15 décembre 1885, une longue lettre comprenant toute une liste d’actionnaires à la colonisation du Témiscamingue, et qui se terminait ainsi :

« Lucien N. B. Wyse, mon frère Armand et M. Carunac se proposent d’aller en juin 1886 visiter le lac. M. Bonaparte Wyse s’intéresse beaucoup au pays, et c’est un homme d’une activité passionnée. Ce serait un bonheur pour le Canada s’il lui consacrait une partie de son temps et de son argent. Moi, j’irai plus tard, quand je le pourrai. Pour l’instant, je ne le puis. Res angusta domi. Les rapports que nous feront ces messieurs à leur retour nous décideront sur le parti que nous devrons tirer de nos lots.

Mon intention présente, pour ce qui me concerne, est de garder les deux lots à pied de flot et les deux lots au bord de l’Outaouais pour mes garçons, et de vous prier, le moment venu, de me vendre les autres moyennant une juste rétribution ; ce qu’ils me rendront pourra être employé à vous aider encore, si votre œuvre se développe ou si votre activité se porte ailleurs, dans le territoire dévolu à notre race, au Nippissingue, au Nepigon ou ailleurs, qui sait ?  ?

Onésime Reclus.

P. S. — Lundi, 21 décembre, on mettra à la poste un gros livre que je viens de publier, La terre à vol d’oiseau, où je parle longuement du Canada. J’en fais hommage à la société de Témiscamingue dont vous êtes le président.

D’un autre côté, le journal La Minerve, de Montréal, recevait d’un correspondant de Paris, entre autres choses sur le Témiscamingue, le paragraphe suivant au sujet de M. Bonaparte Wyse :

« M. Wyse ne sera bientôt plus, ou plutôt, n’est déjà plus un étranger au Canada. Il appartient à cette pléiade de Français intelligents et dévoués qui suivent d’un œil anxieux le progrès de notre race en Amérique et qui veulent s’associer à nos luttes et triomphes. Si nos renseignements sont exacts, M. Lucien N. B. Wyse aurait déjà consacré une assez jolie somme à s’assurer des lots sur les rives enchanteresses du lac Témiscamingue, à côté de son savant ami M. Onésime Reclus et autres Français de distinction. On nous dit même que l’été prochain nous ménage le plaisir de le voir visiter notre pays. Espérons que rien ne viendra entraver son projet. »

Le 3 février 1886, M. Onésime Reclus envoyait au Père Gendreau une nouvelle liste d’actionnaires de la colonisation du Témiscamingue, parmi lesquels on voyait figurer des noms comme les suivants :

Paul de Canne, directeur du grand dictionnaire encyclopédique de France,

Louis Rousselet, directeur du dictionnaire de Géographie Universelle,

Franz Schrader, directeur du grand atlas universel,

Général Turr, président de la société du percement de l’isthme de Corinthe,

Désiré Brissaud, professeur agrégé d’histoire, président de la commission d’examen militaire de Saint-Cyr.

Cette liste, avec celle qu’avait précédemment envoyée M. Reclus, formait un total de 64 noms. « Avec 36 encore, disait l’auteur de la lettre, nous arriverons au chiffre 100, qui est notre ambition. »



Comme l’avait annoncé M. Reclus, M. Bonaparte Wyse venait au Canada en 1886 et se mettait aussitôt en frais de parcourir toute la région du Témiscamingue, dans le but, disait-on alors, de jeter les bases d’un grand chemin de fer qui traverserait tout le nord de la province.

M. Bonaparte Wyse est un ancien lieutenant de vaisseau, auteur d’une étude et d’un projet sur la canalisation de l’isthme de Panama qui l’ont associé à la gloire de M. de Lesseps ; c’est un homme doué d’un esprit d’entreprise infatigable, toujours prêt à consacrer sa fortune et son intelligence à de grandes œuvres utiles, et cherchant partout sur la carte du monde des champs à son activité.

Reçu avec un véritable enthousiasme par les directeurs de la société de colonisation, il put se rendre compte de ce qu’avait perdu la France en perdant le Canada, « perte irréparable, » disait-il au banquet qui lui avait été offert, le 19 août, à l’hôtel Russell d’Ottawa, « politiquement parlant, mais que nous pouvons réparer d’une autre façon en appuyant tous vos efforts pour l’extension du nom et du génie français. »

Deux jours après, M. Bonaparte Wyse, voulant parcourir d’un bout à l’autre la grande ligne nouvelle du Pacifique, qui comptait encore à cette époque beaucoup d’incrédules, se rendait à la Colombie Anglaise, et c’est de là qu’il écrivait au Père Gendreau, le 3 septembre, une lettre dont les quelques passages suivants font voir quelle lumière un esprit attentif peut porter, par un simple coup d’œil, sur l’état réel d’une situation et les espérances qu’elle peut faire naître :

Victoria de Vancouver,
3 septembre 1886.

Arrivé au terme de ma longue et rapide course à travers tout le Canada, je m’empresse de profiter d’un instant de répit pour vous exprimer de nouveau mon entière gratitude pour les attentions de toutes sortes dont vous nous avez comblé, ma famille et moi, pendant la très intéressante excursion que nous avons faite sur les bords pittoresques du Témiscamingue. L’impression que j’emporte de la région si variée comprise entre le rapide du Long Sault, au sud, et la première chute de la rivière des Quinze, au nord, est des plus favorables. L’élargissement si remarquable de la rivière Outaouais, qui forme le lac Témiscamingue proprement dit, me paraît surtout apte à une culture fort rémunérative, à partir du point où se trouve la factorerie de la compagnie de la Baie d’Hudson, en face de la mission catholique. Comme c’est précisément dans la portion orientale de cette zone féconde que la société que vous présidez si habilement possède les deux townships Guigues et Duhamel, il est certain que vous parviendrez très promptement à ouvrir à la civilisation une région jusqu’ici beaucoup trop inconnue.

Vous avez compris en effet, avec un esprit d’entreprise aussi éclairé que patriotique, qu’il fallait à tout prix changer les conditions d’accès au Témiscamingue, si l’on voulait en faire ce qu’il doit être ; un centre agricole important. Vos efforts persévérants sont à la veille d’aboutir. Le succès a couronné vos travaux et les colons, attirés par vous, peuvent maintenant se rendre de la station de Mattawa à leurs terres en moins de douze heures. Ce résultat inespéré, qui ouvre définitivement une contrée fertile, est suffisant pour le moment, mais je ne doute pas que l’on ne soit contraint bientôt (entraîné par la force même des choses) à améliorer et à agrandir les moyens de communication que vous avez sagement aujourd’hui appropriés aux besoins croissants du pays où vous avez fait suivre la croix par la charrue.

Je vous félicite d’autant plus de tout ce que vous avez fait que vous avez pu ainsi venir en aide à de nombreuses et intéressantes familles du Canada-français qui végétaient aux États-Unis, et auxquelles vous donnerez en peu de temps une honorable aisance. Je suis heureux en ce qui me concerne de contribuer encore plus efficacement que je ne l’ai fait jusqu’à présent, avec le concours de mes amis de France et, en particulier, M. Onésime Reclus, à un résultat si excellent au point de vue humanitaire, moral et intelligemment patriotique.

Retourné en France peu de temps après, M. Bonaparte Wyse réunissait les souscripteurs français à l’entreprise du Témiscamingue et leur faisait un rapport de son voyage. Il s’en suivit de nouvelles adhésions et une demande de cent autres lots aux mêmes conditions que celles qui avaient été précédemment consenties :

« Nous avons hésité et même refusé pour le moment, » dit le Père Gendreau dans son troisième rapport annuel, présenté le 10 mars 1887, « parce que nous voulions attendre le résultat de nos premières opérations. Mais tout dernièrement, M. Reclus est revenu à la charge. Il demande avec instances que je lui promette de nouveaux terrains. Plusieurs de ses amis, incertains de l’avenir de la France, veulent avoir un pied à terre au Canada. Ils ne s’arrêtent pas à la question d’argent. Si mille francs ne suffisent pas, ils donneront davantage. Puis M. Reclus m’avertit que si je m’obstine à refuser, il s’en ira dans les cantons de M. le curé Labelle, tout en préférant notre Témiscamingue. Je lui ai répondu que je soumettrais la chose à notre prochaine assemblée du bureau. »

Suit un exposé du budget de la société de colonisation et le Père Gendreau continue en ces termes :

«« Aujourd’hui, dans nos cantons Guigues et Duhamel, nous avons 69 familles résidentes, sans compter les familles qui vont arriver à l’ouverture de la navigation et pour lesquelles les constructions et défrichements ont été faits l’automne dernier. Au mois de juillet 1885, je vous avais adressé un rapport où j’avais donné un tableau statistique. Je répète ce même tableau et y ajoute le rapport de cette année. »»

1885 1887
Acres en culture 850 1085
Acres en prairies 247 450
---- ----
Minots de semence 1131 1836
Bâtisses construites 67 110
Lots avec défrichements 70 108
Familles résidentes 37 69

« Ce sont là des chiffres que j’ai recueillis lors de mon voyage à Témiscamingue, au mois de janvier 1887. »

En outre, il s’était formé à Montréal, dans le cours de l’année 1886, une société dite « Société de colonisation des marchands de Montréal, » avec l’objet d’établir une colonie sur les terres du Témiscamingue.

Cette société demandait qu’on mît le plus tôt possible à sa disposition une cinquantaine de lots sur lesquels elle ferait les défrichements exigés par la loi et dirigerait dès le printemps de 1887 un premier groupe de vingt à trente colons. Le Père Gendreau lui avait assigné aussitôt, pour commencer, neuf lots sur les bords du lac, dans le canton Guigues, et les travaux préliminaires avaient été immédiatement entrepris et poussés avec vigueur.



Dans le cours de 1887, le gouvernement provincial a fait arpenter deux cantons nouveaux, l’un appelé Laverlochère, du nom du plus célèbre missionnaire du Témiscamingue, l’autre baptisé d’après le nom de l’archevêque actuel de Montréal, monseigneur Fabre. Il a aussi envoyé, pour parcourir toute cette région, l’inspecteur des forêts, M. Bureau, qui a rapporté que les terres du Témiscamingue sont des plus faciles à cultiver et des plus fertiles qu’il y ait dans toute la province de Québec.[1]

De son côté, le gouvernement fédéral a établi un bureau de poste à la Baie des Pères où il y a déjà un commencement de village florissant.

Ce village n’existait même pas il y a deux ans, et l’on ignorait jusqu’au nom de la Baie des Pères. Dans un chapitre subséquent le lecteur en trouvera l’historique et une description complète. Pour le moment, qu’il nous suffise de dire que la Baie des Pères renferme déjà vingt familles. La corporation des Pères Oblats y a fait construire l’an dernier une église en briques, de 45 pieds sur 90, un presbytère de 36 pieds sur 45, et un couvent de 45 pieds sur 95 pour les Sœurs Grises qui se vouent à l’éducation des enfants et au soin des malades.

En outre, des particuliers ont entrepris la fabrication de la brique, et il en est résulté que la brique, au lieu de coûter $40.00 le mille, lorsqu’on la faisait venir de Mattawa, ne coûte plus maintenant sur les lieux que $7.00 le mille.

La compagnie du chemin de fer du Témiscamingue a fait construire à la Baie des Pères un quai qui lui a coûté $3,000. Les commerçants de bois en ont profité pour faire décharger à ce quai toutes les provisions dont leurs chantiers avaient besoin, et, dans le cours de l’hiver, les colons ont pu faire de l’argent par le transport de ces provisions à leurs destinations respectives.

On a vu aussi des entreprises privées, telles que la construction d’un moulin à farine et des machines à scier, à embouveter le bois, à faire des lattes, etc., etc.

La société de colonisation a perçu, durant l’année 1887, la somme de $10,000 pour vente de terres dans les cantons Duhamel et Guigues.

À la demande du bureau de direction, M. Bellemare, un des colons du lac Témiscamingue, a fait un recensement de la population et des produits de l’année.

Il a constaté qu’il y avait quatre-vingt-douze familles résidentes dans le canton Duhamel et vingt dans le canton Guigues, quatre-vingt-quinze maisons, cent seize granges et 2,200 acres de terre en culture.

On remarquera que le rapport annuel présenté par le Père Gendreau à la Société, le 10 mars 1887, ne mentionnait que 1,085 acres en culture ; il y avait donc une augmentation d’environ 1110 acres en une année, et le nombre des familles résidentes, de 69 était porté à 112 : augmentation, 43. Il n’y avait enfin en 1887 que 110 constructions, comprenant maisons et granges, et l’on trouvait maintenant 95 maisons et 116 granges, ce qui donnait une augmentation de cent dans le nombre général des bâtisses.

Ajoutons que la récolte de l’automne de 1887 a été d’environ 1,000 minots de blé, 5,000 minots d’avoine, 250 tonnes de foin et 2,000 minots de pommes de terre. Ces produits sont vendus par les colons au personnel employé par les marchands de bois dans les chantiers avoisinants : ils rapportent, le foin $35 la tonne, l’avoine 80 centins le minot, les pommes de terre $1.50 le sac, les fèves $3.00 le minot, etc., etc.

Disons enfin, pour terminer, que les cantons Guigues et Duhamel viennent d’être érigés en municipalités, événement que justifient l’importance qu’ils ont si rapidement acquise et le nombre toujours croissant de leurs habitants.



Voilà où en était la situation, telle que résumée par le dernier rapport du Père Gendreau, en date du 7 février de l’année présente.

Nous avons conduit le lecteur pas à pas dans l’historique de l’établissement du Témiscamingue, depuis son origine, qui remonte à trois ans à peine, jusqu’à nos jours, au printemps même de 1888. Nous n’avons pas craint d’entrer dans bon nombre de détails qui ont paru peut-être à la lecture quelque peu minutieux, mais on aimera à les retrouver plus tard, en jetant un regard rétrospectif sur les commencements humbles et les premiers essais, si laborieux, si longtemps incertains, de ce qui sera devenu une colonie prospère, contenant des paroisses en pleine maturité et des campagnes couvertes de riches moissons. On y retrouvera sous des traits modernes l’histoire de l’enfance de notre pays, moins les luttes à main année contre les sauvages Peaux Rouges toujours prêts à porter le massacre et la ruine dans des établissements presque sans défense : on y verra une reproduction exacte, faite sous nos yeux, des rudiments de notre existence nationale, des conditions successives par lesquelles a dû passer ce pays qui va bientôt prendre rang dans la grande famille des nations, et, à la vue de ce spectacle qui évoquera tout un monde de souvenirs chers au peuple canadien, on éprouvera, au lieu de la répugnance pour des détails nécessaires, un intérêt toujours grandissant pour les moindres faits, pour les plus légers incidents, pour les plus petits progrès de la colonie naissante que l’historien aura signalés. Nous n’avons fait, dans le chapitre qu’on vient de lire, que tracer d’une main rapide l’établissement proprement dit, la fondation et les premiers développements de la région du Témiscamingue ; il nous reste maintenant à présenter le tableau de cette région elle-même et à l’étudier, non seulement sous ses aspects actuels, mais encore sous les formes que lui réserve l’avenir, un avenir incontestablement magnifique, comme le lecteur pourra s’en convaincre par l’exposé consciencieux qu’il trouvera dans les pages suivantes.

  1. Sur une carte nouvelle du Témiscamingue que vient de publier la société de colonisation, nous trouvons encore d’autres noms indiquant les endroits où seront les futurs cantons Mercier, Gendreau, Tabaret, Shehyn, Mazenod, Campeau, Boiscière, sur la rive orientale du lac et de l’Outaouais, jusqu’à Mattawa, et les cantons Wyse, Poitras, Eddy et Antoine, sur la rive occidentale, dans Ontario.