L’Union du Midi

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L’UNION DU MIDI.

ASSOCIATION COMMERCIALE DE LA FRANCE AVEC LA BELGIQUE, L’ESPAGNE ET LA SUISSE.

La politique d’égoïsme et d’isolement, qui vient de recevoir une consécration officielle dans le discours de la couronne, n’est pas un fait nouveau chez nous, quoiqu’elle soit un accident dans la carrière de la nation. Elle n’est pas tout entière dans cette phrase : « Le sang français n’appartient qu’à la France ; » elle remonte plus loin que le ministère du 6 septembre et que la réaction du 13 mars. Les auteurs ou éditeurs du juste-milieu s’abusent quand ils revendiquent ce système comme leur création ; c’est un héritage qu’ils ont recueilli, mais qu’un gouvernement antérieur avait fondé dans d’autres circonstances et avec d’autres vues. En cela, du moins, on doit le reconnaître, ils ne font que continuer la restauration.

L’isolement est le système de toutes les aristocraties. La restauration, qui se proposait de rétablir les influences et les positions aristocratiques, était conséquente à son principe en séparant la France des autres peuples, et en prohibant l’échange des marchandises ainsi que des idées. Il était dans la logique de sa situation d’immoler à l’intérêt du petit nombre les intérêts généraux du pays. Mais il n’appartient qu’à un gouvernement qui s’isole lui-même au sein de la nation d’isoler la nation au milieu des peuples en mouvement.

La politique d’égoïsme ne convient ni aux faibles ni aux forts ; c’est l’impossible érigé en maxime de gouvernement. Les nations, comme les individus, ne peuvent quelque chose que par l’association ; c’est leur état normal et leur tendance naturelle, tendance dont elles ne s’écartent jamais sans que l’évènement ne se charge de les punir. La révolution française, cette grande coalition des états du midi contre l’influence du nord, ne fut vaincue, après vingt-cinq années de triomphes et de conquêtes, que du moment où le chef de l’association se crut assez puissant pour faire la guerre à ses alliés du midi. Plus tard, la faiblesse de la France, sous la restauration, ne vint pas tant de ce qu’on l’avait épuisée d’hommes et d’argent ; car, au bout de quelques années de paix, elle avait comblé les vides du trésor, et pouvait mettre en ligne de belles armées. Mais les puissances de l’Europe étaient unies contre la France, et la France était seule. Le peuple le plus mêlé aux affaires du continent n’avait pas d’alliés ; et il ne pesait dans la balance de l’Europe que par le souvenir redoutable à la fois et glorieux de son passé. Pour lui, le drapeau blanc avait été un linceul.

Qui dit alliance dit sacrifice ; mais un sacrifice qui entraîne une solidarité d’intérêts est la semence de l’avenir, c’est l’inspiration de l’intérêt bien entendu. Nous ne pensons pas qu’un peuple doive se dévouer en toutes circonstances ou pour tout le monde ; et nous ne dirons pas, en abusant, par un rapprochement ingénieux, des analogies historiques, que la France est le Christ des nations. Mais ce qui nous paraît vrai, c’est que le rôle d’initiative que la France représente dans l’histoire, elle est appelée plus que jamais à le remplir ; c’est que la solidarité se resserre chaque jour davantage entre les races ; c’est que nous ne pouvons plus marcher seuls dans aucune occasion ; c’est que la France, après avoir été une grande et brillante individualité nationale, est appelée à prendre aujourd’hui la tête d’une famille de nations. Nous avons versé notre sang un peu au hasard, et à la manière des torrens, du pôle à l’équateur, semant ce germe précieux tantôt en Égypte, tantôt en Allemagne et tantôt en Russie ; l’Europe, à son tour, est venue nous inonder ; et l’inondation, à tout prendre, a fertilisé notre sol. Il s’agit maintenant d’étendre, dans des limites régulières et raisonnables, l’influence française sans troubler la paix de l’Europe, comme aussi sans compromettre la richesse, le travail et les habitudes de discussion qui se sont développées chez nous à l’abri de la paix.

Les alliances politiques avaient naguère pour objet la guerre et la conquête ; elles reposent aujourd’hui sur la communauté des principes, ainsi que sur les relations de commerce et d’industrie. La puissance qui, la première, a su prévoir cette nécessité de l’époque présente, et se ménager des alliances commerciales dans les diverses régions de l’Europe, l’Angleterre est devenue la manufacture, l’entrepôt universel. De même que les richesses du monde entier concourent à sa grandeur, elle fait servir les capitaux et la vapeur à remuer le monde. Dans un siècle industriel, l’Angleterre est le lien des peuples, parce qu’elle est le centre et le foyer de la production.

Aucun fait n’est plus propre à mettre en évidence un tel changement dans la situation que l’attitude toute nouvelle de la Prusse depuis quelques années. Un gouvernement, essentiellement militaire, qui doit ce qu’il est à la guerre, et qui n’avait d’influence que par sa nombreuse armée, la Prusse commence à employer d’autres instrumens d’ambition. Cette unité nationale, que l’Allemagne poursuit laborieusement depuis la guerre de trente ans, cette œuvre de Napoléon, que Napoléon n’acheva pas, la Prusse l’entreprend, et pourrait bien l’accomplir. L’association prussienne réunit, dans un seul système de douanes, la Prusse, la Saxe, les deux Hesses, le duché de Bade, la Bavière, le Wurtemberg, le Hanovre, Francfort et Nassau, plus de 25,000,000 d’habitans. Les douanes intermédiaires ont été supprimées ; le principe de l’unité des monnaies, ainsi que des poids et mesures, a été posé dans le traité. Les produits des douanes sont partagés entre les états contractans, dans la mesure de leur population. Que faut-il de plus pour créer entre ces états un intérêt commun ? Des hommes qui parlent la même langue, et dont l’industrie est soumise aux mêmes lois, ne sont pas loin de l’unité de gouvernement.

Et nous, après avoir cessé d’agir sur l’Europe par la guerre, il semble que nous ne puissions exercer aucun autre genre d’action. La paix n’est pour la France que l’immobilité. Dans cette lutte pacifique de commerce et d’industrie, que se livrent, sur tous les points du globe, les peuples producteurs, appelés les premiers par rang d’ancienneté et de puissance, nous n’arrivons plus que les derniers.

Parmi les grandes puissances commerciales, la France est celle qui se déploie avec le plus de lenteur. En 1820, les exportations de l’Angleterre s’élevaient à 910,600,000 fr., celles de la France à 543,100,000 fr., et les exportations des États-Unis à 275,413,633 fr. En 1835, l’Angleterre a exporté des marchandises pour une valeur de 1,184,200,000 fr., la France pour 577,413,633 fr., et les États-Unis pour 539,700,000 fr. Ainsi le développement commercial de quinze années a produit pour la France une augmentation de 6 p. 100, de 30 p. 100 pour l’Angleterre, et, pour les États-Unis, de 96 p. 100. Et, ce qui donne la mesure du degré de prospérité dont jouissent ces trois contrées, le mouvement du commerce a été, chez nous, un peu plus lent que celui de la population ; en Angleterre, il a marché du même pas, et deux fois plus vite aux États-Unis.

Le commerce s’est étendu partout en raison directe de la liberté que les lois lui accordaient. Les tarifs de douanes ne s’élèvent pas, dans l’Amérique du Nord, au-dessus de 20 p. 100 ; l’Angleterre, depuis la réforme de Huskisson, n’a pas de droit qui excède 30 p. 100 de la valeur ; nous en avons fort peu qui soient au-dessous de ce taux. Bien que l’on ait effacé de nos tarifs une certaine quantité de prohibitions, les droits protecteurs représentent encore, pour la plupart, une limite prohibitive de 100 p. 100.

On peut affirmer sans témérité que les relations commerciales de la France se sont établies et s’établissent encore malgré ses lois. La législation de 1817 a élevé autour de nos frontières une sorte de muraille de la Chine, toute crénelée de prohibitions ou de droits protecteurs. On nous a fermé les marchés étrangers, en excluant les produits étrangers de nos marchés. Il semble que l’on ait voulu dire, d’une part : « La consommation de la France n’appartient qu’aux producteurs français ; » et de l’autre : « L’industrie française ne doit travailler que pour la France. »

Si les lois de la restauration, exécutées par une armée de douaniers, n’ont pas suffi pour supprimer le commerce extérieur, elles l’ont certainement fait dévier des voies qui lui étaient tracées par notre situation. À ne comparer que les trois dernières années dont les résultats sont connus, 1833, 1834 et 1835, on reconnaît sur-le-champ que nos relations avec les pays voisins déclinent d’année en année. Ainsi l’Angleterre, où nous exportions pour 67,000,000 de nos produits en 1833, n’en a reçu en 1835 que pour une valeur de 59,000,000. Le commerce d’exportation avec la Belgique est descendu de 43,000,000 à 34 ; de 44,000,000 à 39 avec l’Espagne ; de 37,000,000 à 32 avec l’Allemagne ; et de 30,000,000 à 26 avec la Sardaigne. C’est une diminution de 14 p. 100 en trois années. Nos meilleurs débouchés, au contraire, ceux qui s’étendent tous les ans, sont au-delà de l’Océan, aux États-Unis, au Mexique, au Brésil et dans nos colonies. Nos exportations pour l’Amérique du Nord se sont élevées de 107,000,000, chiffre de 1833, à 145,000,000 en 1835, accroissement de 26 p. 100. Enfin, la somme de nos expéditions transatlantiques représente la moitié de notre commerce total.

Certes, c’est un grand coup de fortune que, dans l’isolement où un pouvoir insensé nous avait réduits, et en dépit de l’infériorité de ses moyens d’échange, le commerce français soit parvenu à se frayer les routes lointaines, et à regagner l’Amérique en perdant l’Asie. Mais les relations éloignées sont incertaines et changeantes ; des peuples adossés l’un à l’autre ont au contraire des rapports nécessaires et continuels, qui ne demandent, pour s’agrandir et pour se consolider, qu’à n’être pas contrariés. C’est de là que vient pour les nations la richesse, lentement, mais sûrement amassée ; le reste participe plus ou moins des chances d’une loterie.

L’Angleterre, placée entre les deux continens, et qui n’a pas de voisins, est libre de choisir sa direction. Ses intérêts ne sont point spéciaux, mais universels ; et comme elle fait l’avant-garde du commerce européen, il lui convient, plus qu’à tout autre peuple, de sonder les mers inconnues, de fonder des colonies, et de servir de facteur, dans un autre hémisphère, à notre civilisation. Si l’Angleterre est, comme on l’a dit admirablement, un vaisseau à la voile, la France est un navire à l’ancre, et qui a sa poupe tournée vers la terre. Si le gouvernement des Bourbons était parvenu à la détacher du continent, le navire eût certainement péri.

Pour démontrer à quel point ces résultats vont contre la pente régulière de la France, nous exposerons encore quelques faits. Dans les exportations de 1835, les produits naturels entrent pour 152,165,096 fr., et les objets manufacturés pour 425,248,537 fr. ; la proportion est de 26 1/2 sur 100 pour les premiers, et de 73 1/2 pour les seconds. Dans les exportations de 1833, les produits naturels étaient aux objets manufacturés, comme 27 1/2 est à 72 1/2 sur 100 ; et dans celles de 1834, comme 28 1/2 est à 71 1/2 sur 100. Ainsi les produits du sol, nos moyens réels d’échange, ne sont pas le principal instrument du commerce de la France à l’extérieur. La proportion tend même à se réduire. Ce fait devient plus sensible dans les détails ; la valeur des boissons exportées, qui était, par exemple de 73,000,000 en 1833, ne compte plus que pour 69,000,000 dans les échanges de 1835 ; la réduction est de 6 pour 100 environ. Et remarquez qu’il s’agit ici de celui de nos produits indigènes qui est le plus échangeable, de celui qui ne redoute aucune concurrence, de celui qui pourrait passer pour la monnaie de nos transactions sur les marchés étrangers.

En Angleterre, les trois cinquièmes des travailleurs sont employés dans les manufactures, et la vapeur vient encore multiplier à l’infini ces forces de la production ; là les objets manufacturés sont le moyen d’échange naturel, et le commerce d’exportation prend la même direction que l’industrie. Les États-Unis, où le travail est presque entièrement agricole, n’exportent, par la même raison, que les produits du sol. Nous sommes le seul peuple au monde dont le commerce se meuve en dehors des voies tracées à l’industrie nationale, par la situation des lieux, par le climat et par les habitudes de la population. 25,000,000 de Français, les trois quarts de la population du royaume, sont occupés à cultiver les champs ; la richesse manufacturière ne représente chez nous, ni en capital, ni en revenu, une valeur égale à celle des produits de l’agriculture, et cependant c’est là que les expéditeurs vont prendre la matière de leurs exportations.

Cette tendance artificielle de notre commerce n’est pas de son choix. C’est le système protecteur qui, repoussant de nos ports les produits européens, ne permet pas aux peuples voisins de rechercher les denrées de notre sol. Par contre, nous sommes réduits à quêter, dans un autre hémisphère, des consommateurs qui veuillent recevoir les ouvrages de nos manufactures, et qui aient à nous envoyer en échange les matières nécessaires à l’industrie. L’Amérique du Nord, qui tient le premier rang parmi les débouchés de notre commerce extérieur, est aussi la nation qui consomme le plus d’objets de manufacture française. Les produits manufacturés, dont la proportion est de 73 sur 100 dans la somme générale des exportations, figurent pour un chiffre de 88 sur 100 dans nos exportations aux États-Unis.

Nous l’avons dit, dans son état actuel, le commerce français se rapproche de l’Amérique et s’éloigne de l’Europe. Les tarifs protecteurs, établis par la restauration dans l’intérêt de la grande propriété, malgré quelques tempéramens récens, ont donc tourné contre nous le blocus continental que Napoléon dirigeait contre l’Angleterre en 1810. Aujourd’hui comme alors, il n’est tempéré que par la contrebande, qui pénètre à travers les lignes de douanes, pour rétablir l’équilibre entre les importations et les exportations ; la fraude roule sur un mouvement annuel de 60 à 70,000,000 fr.

Ce système nous détache insensiblement du continent, auquel nous tenions par de si anciennes et si fortes racines, pour nous lancer vers le Nouveau-Monde, à la recherche de consommateurs dont l’industrie anglaise n’ait pas pris possession. Sans faire mention des grandes nations, telles que l’Angleterre, l’Allemagne et la Russie, notre législation commerciale nous oblige à tourner le dos à des peuples qui sont naturellement comme les satellites de notre sphère politique et les gardiens de notre frontière, à la Belgique, à la Suisse, à l’Espagne et au Piémont ; comme si ces liens, formés par les sympathies d’opinions ou par les relations de bon voisinage, n’avaient pas besoin d’être cimentés par l’échange et par la solidarité des intérêts !

La position de la France est continentale ; elle ne doit ni ne peut séparer ses intérêts de sa position. Ses alliances politiques, si vacillantes et si fragiles, n’auront de solidité que lorsqu’elles s’appuieront sur des relations commerciales librement et largement développées. Entre les peuples les plus solidaires de principes politiques, de mœurs et d’institutions, tant qu’il existera une double barrière de douanes, l’association ne sera jamais entière ni à l’abri d’un retour. Les fleuves, au contraire, et les montagnes ne sont pas des obstacles aux rapports des nations, et il suffit de supprimer les douanes des frontières pour qu’il n’y ait plus entre elles de Pyrénées.

La France n’est ni complètement enfermée dans les terres, comme la Prusse, ni, comme l’Angleterre, isolée au milieu des mers. Elle a ses frontières politiques engagées dans le continent, et ses frontières fiscales ouvertes à l’Océan ainsi qu’à la Méditerranée : le continent pour s’appuyer, la mer pour se mouvoir. Entre le nord et le midi, l’orient et l’occident, la France occupe une position centrale. En regard de chaque frontière de terre, elle présente une frontière de mer, l’Océan en face des Alpes, et à l’opposite de l’Allemagne la Méditerranée, comme pour indiquer le chemin naturel, la voie que suivront dans leurs migrations les peuples, les denrées et les idées.

Par la disposition de son territoire, par le caractère de ses habitans et par la nature de ses institutions, la France sert de lien aux peuples. Elle met en communication avec l’Angleterre et l’Amérique, la Suisse, une partie de l’Allemagne et la Haute-Italie ; avec l’Italie, l’Espagne et l’Afrique, la Belgique, la Suisse et l’Allemagne. Des fleuves navigables, comme de grandes artères, marquent les principales divisions de sa surface, et les pentes y sont presque partout assez ménagées pour que l’on puisse établir des canaux et des chemins de fer. Les mœurs elles-mêmes sont perméables, et facilement accessibles aux influences du dehors. C’est véritablement un pays de transit.

Parmi les états voisins, il en est que l’on peut considérer comme les affluens de la France, et auxquels son histoire la rattache non moins que ses intérêts actuels. Du côté de l’Angleterre, la rivalité a fait place à l’émulation ; l’Allemagne est le champ de bataille où le nord et le midi s’entrechoquent, et nous tendons plutôt à nous en dégager, à fixer des limites toujours indécises, qu’à nous agréger telle ou telle partie du territoire allemand ; l’Italie est la terre promise des Gaulois, terre qu’ils ont envahie et possédée, mais qu’ils ne savent pas garder. L’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie sont donc les affinités éloignées de notre politique. En revanche, la Belgique, la Suisse et l’Espagne nous touchent de plus près. L’histoire de ces peuples les montre gravitant vers la France, qui subit d’abord leur influence, qui réagit ensuite et se les assimile davantage de jour en jour.

La Suisse, dès les premiers temps de son indépendance, fut notre alliée ; elle a combattu avec nous dans toutes nos guerres, et s’est associée à toutes nos gloires ; elle nous a fourni des écrivains et des soldats. Depuis quarante ans, la Suisse a reproduit dans son gouvernement intérieur les phases que la liberté a suivies chez nous, démocratique en 1793, oligarchique en 1815, et définitivement affranchie par la révolution de juillet. La pente des opinions en Suisse est la même que celle des courans fluviatiles et du sol ; c’est vers la France qu’elle descend.

La Belgique a fait partie des Gaules, de la France féodale et de la France révolutionnaire. Les deux peuples sont de la même souche, parlent la même langue, et ont reçu une éducation commune des évènemens. Séparée de la monarchie française ou réunie à ce royaume, la Belgique appartiendra toujours au même système politique. En se détachant de l’Allemagne, elle s’est inévitablement rejetée vers nous.

Une dynastie française règne sur l’Espagne depuis Philippe V ; quand l’alliance, le pacte de famille a été rompu, il l’a toujours été par la faute de notre gouvernement. Comme aurait pu le faire une colonie de la France, l’Espagne adopte nos idées politiques à mesure que ces idées s’usent chez nous ; elle se fait voltairienne aujourd’hui, au moment où il se manifeste dans nos mœurs des dispositions plus impartiales pour le passé. Malgré la guerre de l’indépendance, l’Espagne admire Napoléon, et comprend que l’initiative de la réforme doit lui venir de la France. Deux fois déjà cette impulsion a déterminé dans la Péninsule la crise de liberté qui doit en régénérer le gouvernement. Les deux peuples ont les mêmes intérêts territoriaux et le même avenir d’institutions.

La France est évidemment le centre d’un système politique qui comprend la Belgique, la Suisse et l’Espagne. Ce qui est déjà une tendance positive, il s’agit de le convertir en fait accompli et de l’écrire dans les traités.

Le gouvernement français a vaguement entrevu ces conséquences de sa position, lorsqu’il a concouru avec l’Angleterre à garantir l’indépendance de la Belgique, et lorsqu’il a signé le traité de la quadruple alliance, destiné à protéger dans la Péninsule la cause de la révolution. Mais il n’a rien fait encore que de concert avec la Grande-Bretagne, et n’a point paru soupçonner qu’il y eut pour la France une action spéciale, le rôle d’un chef de famille à remplir.

Ce rôle ne consiste pas seulement à unir par des liens plus étroits à la France les autres membres de l’association, mais à les associer également entre eux, à former de toutes ces forces un faisceau, et à faire que chacun des quatre peuples, et le plus faible ainsi que le plus fort, pèse dans les destinées de l’Europe comme cinquante millions d’hommes.

Avant la révolution de juillet, l’on n’eût conçu cette alliance que sous une seule forme. Quelque négociateur de la vieille école eut regardé comme un beau succès de stipuler que les parties contractantes auraient désormais les mêmes amis et les mêmes ennemis. Ce n’est plus ainsi que les nations se rendent redoutables. À une époque où le travail des peuples est d’ailleurs tout intérieur, les alliances doivent prendre la même direction, associer non les haines, mais les progrès.

La conquête n’est, en définitive, qu’une forme violente d’association ; c’est la force employée à l’agrandissement des intérêts. Le même résultat peut s’obtenir à moins de frais, en épargnant le sang, le temps et l’argent. Il suffit de supprimer les lignes de douanes pour faire de plusieurs peuples un seul et même intérêt, et pour agrandir cet intérêt de tout l’espace rendu libre devant chacun d’eux. En suivant les indications du passé, nous proposons de prendre la France pour centre d’une association commerciale qui grouperait, autour de ce foyer d’action, la Belgique, la Suisse et l’Espagne ; les douanes intermédiaires seraient supprimées ; les frontières extérieures seraient communes aux quatre peuples associés ; un seul et même tarif d’échange réglerait leurs relations avec l’étranger ; enfin le cercle de la nationalité s’élargirait, et, dans l’enceinte de l’association, chaque peuple et chaque individu jouiraient partout des mêmes droits. Ce serait l’union du midi.

On aperçoit, au premier coup d’œil, les avantages de ce système. Il achève de détruire l’édifice élevé par les traités de Vienne ; la question des frontières, la première dans l’ordre politique, celle qui nous tenait le plus au cœur, celle qui renfermait toutes nos humiliations, s’efface sur le plus grand nombre de points. Ce que ne feraient peut-être pas cinquante années de guerre, nous portons les limites de la France commerciale entre les Alpes et l’Océan, à Cadix d’un côté, et de l’autre à Anvers. Nous ouvrons à chacun des peuples associés un marché de 50,000,000 de consommateurs, parmi lesquels la France tient le premier rang ; mais cet avantage qu’elle fait à ses co-associés est compensé, en sa faveur, par le bénéfice du transit.

Les quatre cinquièmes des droits de douane, ou, plus exactement, 78 p. 100, sont perçus en France sur les provenances maritimes ; les douanes de terre, celles qui exigent une surveillance continuelle, un personnel nombreux et des frais énormes, ne reçoivent qu’un cinquième environ de ce revenu. L’intérêt du trésor, autant que la prévoyance politique, déterminera tôt ou tard l’abandon des lignes de terre. En proposant de supprimer celles qui touchent à l’Espagne, à la Suisse et à la Belgique, nous retranchons les plus onéreuses, celles qui sont gardées par une armée de douaniers et attaquées par une armée de contrebandiers.

Les droits perçus à l’importation sur notre frontière de Suisse se sont élevés, en 1835, à la somme de 1,194,832 fr. ; sur les provenances de l’Espagne, le fisc a recouvré 4,026,002 fr., et sur celles de la Belgique, 9,098,375 fr. ; au total, et pour les trois pays, 14,319,229 fr. Les frais de douane, pour 1835, sont évalués au budget, déduction faite de l’administration centrale, à plus de 23,000,000, dont la surveillance exercée sur les frontières absorbe la plus grande partie. Nous n’exagérons nullement, en supposant que la suppression des postes et des bureaux de douane, sur cent cinquante lieues de frontière, et sur les frontières les plus exposées à la fraude, produirait une économie de 8,000,000 de fr. Ce serait donc un déficit de 6,000,000 environ dans les recettes du trésor ; encore faut-il admettre que l’on n’aurait aucune répétition à exercer sur les produits des douanes reportées aux frontières extérieures de l’association. Au reste, cette faible lacune dans le revenu public se trouverait amplement compensée par l’accroissement de la richesse et du travail. Nous croyons rester en-deçà de la vérité, en évaluant cette augmentation à 100,000,000 par an dès les premières années.

Le commerce de la France avec l’Espagne, la Belgique et la Suisse, en y comprenant les valeurs de transit et la contrebande, roule sur un mouvement annuel de 400,000,000. En voici le tableau :


COMMERCE SPÉCIAL


Importations[1]. Exportations.
Belgique 
60,381,376 fr. 34,906,185 fr.
Espagne 
25,509,879 fr. 39,935,026 fr.
Suisse 
44,431,399 fr. 32,841,142 fr.
Total 
100,322,654 fr. 107,682,353 fr.
208,005,007 fr.


COMMERCE GÉNÉRAL


Belgique 
71,934,949 fr. 43,764,891 fr.
Espagne 
38,679,714 fr. 82,151,260 fr.
Suisse 
59,283,817 fr. 73,479,593 fr.
Total 
169,915,880 fr. 199,395,744 fr.
369,311,624 fr.


La différence réelle entre les importations et les exportations est plus grande qu’il ne semble résulter de la comparaison des chiffres bruts. La Belgique n’importe pas en effet naturellement en France pour 60,000,000 de valeurs, tandis qu’elle n’en reçoit que pour 34,000,000. Le chiffre différentiel de 26,000,000 est à peu près, dans un sens inverse, le même qui, dans nos relations avec l’Angleterre, marque l’infériorité des importations sur les exportations. Grace aux dispositions absurdes de nos tarifs, le commerce anglais, repoussé de nos ports, est réduit à monnayer en denrées belges la plus grande partie de ses retours. Les échanges reprendraient la voie naturelle, c’est-à-dire la voie directe, dans le cas où le tarif subirait une notable diminution.

Il existe en réalité, entre les exportations et les importations de la France, dans son commerce avec la Belgique, l’Espagne et la Suisse, une distance de 30,000,000. La différence n’est que de 60,000,000 pour notre commerce total. D’où il faut conclure que la contrebande se fait principalement sur les frontières de ces trois contrées, et que leur association avec la France serait un grand pas vers la destruction de ce commerce immoral.

La fraude est peut-être plus active en Espagne qu’en France. Là, elle livre aux douaniers des batailles rangées, et se cantonne dans certains parages qu’une administration impuissante n’ose pas lui disputer. Un seul fait suffira pour montrer à quel point la contrebande est devenue l’état normal du commerce espagnol. En 1835, la valeur des produits anglais exportés directement en Espagne représentait une somme de 405,065 livres sterl., environ 10,000,000 de francs. Les exportations dirigées sur Gibraltar, qui n’est que l’entrepôt de la contrebande avec l’Espagne, s’élevaient pendant ce temps à 602,580 livres sterl., ou à plus de 15,000,000.

En supprimant les douanes intermédiaires, on ne rendrait pas seulement à l’industrie huit à dix mille préposés, dans la force de l’intelligence et de la santé, mais encore quarante à cinquante mille contrebandiers qui vivent de la fraude comme facteurs ou comme agens du transport. N’est-ce pas là un immense bienfait ? La contrebande est comme le vol, une guerre ouverte contre les lois ; et ici encore, pour rétablir l’ordre, il faut augmenter la liberté.

Mais ce serait peu d’abaisser les barrières qui séparent aujourd’hui les états appelés à faire partie de l’union, si l’on avait la pensée de persévérer dans le système actuel de tarifs et de rendre la frontière commune inaccessible au commerce extérieur. Nous considérons cette association comme l’occasion d’une vaste réforme commerciale qui prendra pour base des droits de douanes, une moyenne de 15 à 20 p. 100. Nous dirons mieux, la réforme commerciale en France n’est possible que de cette manière ; elle se hérisse d’obstacles si l’on veut l’aborder par un autre côté.

Lorsque le gouvernement paraît vouloir traiter avec la Belgique, les exploitans de houille et les fabricans de draps se plaignent d’être sacrifiés à d’autres intérêts ; veut-on chercher des alliances commerciales vers l’Allemagne, s’arranger avec Bade ou avec la Suisse, ce sont les éleveurs de bestiaux, ainsi que les fabricans de Saint-Étienne, de Tarare et de Mulhausen qui se prétendent lésés. À prendre en effet la question par un détail isolé de l’ensemble, la perte, comme le bénéfice, ne rejaillit que sur certaines classes de producteurs ou de consommateurs. Tranchez le nœud gordien par une mesure générale ; entrez dans la réforme commerciale par la voie politique, ce sera travailler au bien de tous, et personne n’aura le droit de réclamer.

Le système protecteur a été institué, sous la restauration, dans un but politique ; il s’est incorporé à la nation électorale ; il est maintenant la base du gouvernement. Le monopole des suffrages et le monopole industriel se prêtent un mutuel appui. S’adressera-t-on aux chambres pour réformer le régime des douanes ? Mais elles n’accorderont que des dégrèvemens insensibles, arrachés à grand’peine à leurs préjugés par la force de l’opinion. Fera-t-on appel au bon sens et au patriotisme des intéressés ? Voyez ce que l’enquête de 1835 a produit.

Il ne s’agissait dans l’enquête que d’examiner si certaines prohibitions pourraient être remplacées par des droits d’entrée, et quelle serait la limite de ces droits.

Les grandes villes de fabrique, à l’exception de Lyon, se prononcèrent pour le maintien de la prohibition. « La levée de la prohibition sur les tissus, disait la chambre de commerce de Rouen, ne serait qu’une cause de calamités pour toute la France. » Reims. — « Nous devons opposer une barrière insurmontable à l’introduction des tissus étrangers. » Amiens. — « Les prohibitions existantes peuvent seules, dans l’état actuel des choses, offrir à l’industrie nationale une protection efficace. » Louviers. — « Que ce système de prohibition, par rapport à la draperie étrangère, soit maintenu. » Lille, Tourcoing, Roubaix. — « Maintien absolu du système prohibitif. » Filateurs de Paris. — « La levée de la prohibition des cotons filés doit être définitivement ajournée, vu qu’en la fixant même à une époque très reculée, elle déprécierait nos établissemens. »

Nous pourrions étendre ces citations et rappeler certaines menaces qui, bien que fort peu patriotiques et fort voisines de l’anarchie, firent alors trop d’impression sur le gouvernement. Mais on concevra, sans autres développemens, que le moyen d’obtenir le sacrifice momentané de quelques intérêts privés n’est pas de les établir juges de la convenance des sacrifices, ni de l’opportunité. De quel droit ferez-vous passer, d’ailleurs, l’intérêt des propriétaires de vignes avant l’intérêt des propriétaires de forges ou des manufacturiers ? Il n’y a qu’une seule manière de proposer et d’opérer des réformes, c’est de partir d’un principe qui n’admette pas la résistance, et qui soit supérieur aux combinaisons de détail. Tel fabricant qui ne consentirait pas à l’introduction des tissus belges ou anglais, si l’on devait la prononcer par une réforme partielle des tarifs, ne songera pas même à discuter les chances plus ou moins heureuses qui resteront à son industrie, en présence d’un intérêt politique aussi élevé que l’acte qui réunirait la France, la Belgique, la Suisse et l’Espagne, dans une même association.

Nous sommes loin d’adopter les préjugés des économistes qui, pour augmenter l’activité des manufactures nationales, voudraient limiter nos échanges au commerce des peuples qui n’ont d’autre valeur échangeable que les produits de leur sol. Les peuples qui ne font pas concurrence à nos fabriques sont en effet les compétiteurs de notre agriculture ; et que signifie d’admettre la concurrence pour telle branche d’industrie, tandis qu’on la repousse pour telle autre nature de produits ? Mais enfin, et aux yeux de ces champions du privilége industriel, la Suisse, la Belgique et l’Espagne doivent présenter, presque au même degré que les États-Unis, cet avantage que nous en tirons beaucoup plus de matières premières et d’objets naturels de consommation que de produits fabriqués. Ces faits ressortent jusqu’à l’évidence du tableau suivant :


IMPORTATIONS.
Matière première. Objets naturels. Objets
manufacturés.
Total.
Suisse 
9,094,326 fr. 1,508,927 fr. 3,828,146 fr. 14,431,399 fr.
Belgique 
37,088,660 fr. 5,860,727 fr. 17,431,989 fr. 60,381,376 fr.
Espagne 
21,324,237 fr. 2,622,032 fr. 1,563,610 fr. 25,509,879 fr.


EXPORTATIONS.
Produits naturels. Objets
manufacturés.
Total.
Suisse 
10,664,896 fr. 22,176,246 fr. 32,841,142 fr.
Belgique 
11,997,382 fr. 22,908,803 fr. 34,906,185 fr.
Espagne 
6,948,700 fr. 32,986,326 fr. 39,935,020 fr.


Mais cette vue d’ensemble, jetée sur des relations qui peuvent se modifier, ne permet d’en apercevoir que l’étendue. Il est nécessaire de les considérer séparément, si l’on veut apprécier les difficultés et les conséquences de l’association. Les situations diffèrent, si le but est commun ; après les avoir envisagées dans leur tendance vers le centre français, il est nécessaire d’étudier les rapports de ce centre avec chacun des membres de l’union.

LA BELGIQUE.

Pendant vingt ans, la Belgique a fait partie de la France ; pendant vingt ans aussi les relations commerciales sont demeurées libres entre les deux pays. Les produits de l’industrie belge étaient alors considérés comme des produits français ; il n’y avait pas plus de frontières industrielles que de frontières politiques. Les capitaux, le travail et les denrées circulaient sans entraves, comme d’une province à l’autre du même empire. Cette liberté des échanges entre la France et la Belgique était devenue une telle nécessité, que ni la séparation politique des deux peuples, ni la divergence politique des deux gouvernemens, ni un régime sévère de douanes, n’ont pu entièrement la déraciner. Nous l’avons dit, nulle part la contrebande n’est aussi active que sur la partie de nos frontières qui s’étend de Mézières à Dunkerque ; quand les hommes ne la font pas eux-mêmes, ils y dressent les chiens. Joignez à cela que les tarifs n’ont pas été combinés précisément de part et d’autre dans l’intérêt des producteurs ; on n’a point cherché à protéger Elbœuf contre Verviers, ni Verviers contre Elbœuf, pas plus que les forges de la Champagne et du Nivernais contre l’usine de Seraing, ni celle-ci contre nos établissemens métallurgiques du centre ou de l’est. On a tout simplement écrit dans les lois commerciales des procédés de dépit et de colère : la France prohibant les draps belges, la Belgique a prohibé, par représailles, les draps français ; autant on a fait de la bonneterie, de la bière et des cristaux.

La langue française est la langue nationale en Belgique ; le même système de monnaies, de poids ainsi que de mesures sert de règle aux transactions commerciales dans les deux pays ; le Code français les régit à Bruxelles comme à Paris, et le principe des deux gouvernemens est sorti pareillement d’une révolution. De plus, la Belgique, terre d’industrie et de capitaux, est comme un levier auquel il faut nécessairement donner quelque chose à soulever. Séparée de la Hollande, qui lui ouvrait pour débouchés ses riches colonies dans l’Inde, elle a besoin de s’appuyer aujourd’hui à l’Allemagne ou à la France, de s’associer au système français ou au système prussien ; et, du côté de la France, il n’y a qu’à reprendre des habitudes à peine interrompues.

On aura beau hérisser la Belgique de forteresses, elle n’a pas plus de frontières qui la défendent du côté de la France, que nous n’en avons de son côté. Les fleuves et les rivières de nos départemens septentrionaux, la Meuse, la Sambre, l’Escaut et la Lys, débouchent dans les provinces belges, comme autant de voies commerciales multipliées encore par les canaux. Point de rivières à traverser, point de montagnes à escalader ; aucune limite naturelle qui dise : « Ici le territoire belge, et là le territoire français. » Quand le chemin de fer, qui doit joindre Bruxelles à Paris, sera terminé, les deux frontières se trouveront confondues ; les lignes de douanes, si tant est qu’on les maintienne jusque-là, tomberont d’elles-mêmes devant la rapidité des communications.

Tant que les deux pays dressent frontière contre frontière, la Belgique est le champ de bataille où la Prusse et la France viendront inévitablement s’entrechoquer : elle est destinée à voir ses travaux suspendus, ses moissons ravagées, ses villes foulées aux pieds des armées, d’un bout à l’autre du pays. Associée à l’intérêt français, elle n’a plus rien à craindre du côté de la France ; elle n’a plus qu’une seule limite à garder ; la guerre est éventuellement reportée sur la Meuse et sur le Rhin. De même pour nous ; Paris, qui était à soixante lieues de la frontière, se couvre d’un royaume entier ; l’invasion s’éloigne de nos départemens les plus riches et les plus industrieux.

En temps de paix, les relations de la France avec la Belgique sont, à quelques différences près, celles qui existent entre l’Angleterre et les États-Unis ; il y a moins une concurrence qu’un échange de produits. La Belgique est industrielle et industrieuse comme la France, mais dans d’autres conditions. On a déjà pu remarquer que, dans les provenances belges, les matières premières et les objets de consommation figuraient pour 43,000,000, ce qui équivaut à la proportion de 71 sur 100, tandis que, dans nos exportations sur cette frontière, les objets manufacturés entrent pour une somme de 23,000,000 ou de 65 sur 100. On reconnaîtra mieux, par quelques détails qu’il existe une véritable division du travail entre les deux pays.

Voici quelle a été, en 1835, la base des échanges pour les produits belges ; nous donnons les sommes rondes pour approcher davantage d’une valeur moyenne : houilles, 10,000,000 de francs ; fontes, 1,000,000 ; charbons de bois et bois de construction, 2,500,000 francs ; toiles, 10,000,000 ; lin et fil de lin, 3,500,000 ; laines, 2,000,000 ; bétail et chevaux, 4,000,000 ; dentelles et étoffes, 2,000,000.

La base des échanges pour la France n’est pas, comme on va le voir, dans les produits similaires ; car la Belgique reçoit principalement en vins français une valeur de 5,000,000 ; en étoffes de soie, 7,000,000 ; en toiles imprimées, 3,500,000 fr. ; en articles de Paris, 5,000,000.

Ce que la Belgique nous fournit, ce sont donc les instrumens du travail : la houille, qui est la force pour produire ; les matériaux de construction et de fabrication ; le bétail pour la nourriture des ouvriers. Ce que nous lui envoyons, ce sont les produits où excellent notre agriculture et nos ateliers : les vins, les soieries, les articles de Paris. Voilà les relations des deux peuples, telles que l’influence des tarifs protecteurs les a faites depuis 1815 ; mais la suppression des douanes ne changerait-elle rien à la nature de ces rapports ? Les objets manufacturés, les fers, les toiles de coton, les draps, que repoussent aujourd’hui de nos frontières, soit la prohibition, soit des droits élevés, n’entreraient-ils pas par masses, dans le cas d’un nivellement commercial, et n’iraient-ils pas encombrer nos marchés ? Les produits de nos ateliers, autres que les objets de goût et les soieries, trouveraient-ils une compensation suffisante à cette redoutable concurrence dans l’ouverture des marchés belges qui leur sont aujourd’hui fermés ?

« Nous nous empressons de reconnaître, disait la chambre de commerce de Sedan, en répondant à la circulaire qui précéda l’enquête de 1835, que la situation commerciale de la Belgique est aussi fausse que fâcheuse. Essentiellement industrielle, cette nation de 3,000,000 d’individus était organisée, avant sa dernière révolution, pour faire produire à ses immenses établissemens en coton et en laine presque autant que tous nos établissemens de France produisent. Nous reconnaissons qu’elle a perdu, par le fait de sa révolution, ses principaux débouchés. Pressée par les douanes hollandaises, prussiennes et françaises, son gouvernement doit attacher beaucoup de prix à la faire participer au marché français ; mais si ses capitaux stagnans, ses grands établissemens, déserts en partie, peuvent jeter d’immenses produits au milieu de nous, la Belgique, avec sa faible population, prendrait alors dans la consommation française la plus forte part sans nous offrir de compensation possible. »

Même objection de la part de la chambre de Dunkerque. « Choisissant la France et la Belgique pour terme de comparaison, supposons les tarifs mis en rapport, les prohibitions abolies de part et d’autre, les droits proportionnés à la valeur vénale des produits de chaque industrie, semblable ou analogue chez l’autre peuple, nous apercevrons d’un côté de la frontière dix fois plus de consommateurs que de l’autre. »

Les termes de la comparaison sont mal posés. L’étendue de la consommation se mesure sur la richesse des peuples bien plus que sur le nombre des habitans. La population urbaine en France consomme au moins autant que la population des campagnes, bien que celle-ci soit à la première dans le rapport de 25 à 8. La Belgique reçoit pour 20,000,000 de marchandises anglaises, tandis que la France n’en importe que pour 31,000,000. Les 3,000,000 d’habitans de la Belgique consomment en soieries, en vins et en articles de Paris, autant que 10 à 12,000,000 de Français. L’ouverture du marché belge n’est donc point un fait sans importance. Au surplus, s’il fallait éviter l’alliance commerciale de tous les pays qui n’ont pas comme nous 34,000,000 d’habitans, nous devrions renoncer à nos relations les plus profitables et notamment à nos rapports avec les États-Unis.

Nous redoutons peu d’ailleurs cette puissance universelle que l’on prête gratuitement à l’industrie belge. Après comme avant la suppression des douanes, la base des échanges restera la même. La Belgique n’a point de meilleure monnaie que ses houilles, ses laines, ses lins, ses toiles et ses bestiaux ; et la supériorité industrielle de la France sera toujours dans ses articles de goût, dans ses soieries, ainsi que dans ses vins. Assurément les houilles de Mons entreront en plus grande quantité, lorsqu’on aura supprimé le droit de 33 centimes par hectolitre ; mais sont-ce les usines à sucre ou les filatures du département du Nord qui s’en plaindront ? Au lieu de gagner 3,000,000 de francs par an, la compagnie d’Anzin réduira ses bénéfices à 2,000,000 pour soutenir la concurrence, et ses actionnaires n’en seront pas plus malheureux. Les droits imposés sur les toiles de Flandre n’empêchent pas aujourd’hui les fabricans de Lille et de Roubaix de les importer pour les blanchir et les revendre ensuite, lorsqu’elles ont laissé un bénéfice de main-d’œuvre dans leurs ateliers. La liberté commerciale donnera une nouvelle impulsion à cette industrie ; fabricans et ouvriers ne peuvent qu’y gagner.

Il est possible que nos filatures de coton et nos ateliers de tissage souffrent un moment par suite de l’introduction des filés et des tissus belges prohibés dans le système actuel. Mais la prohibition ne saurait être éternelle, et elle n’a que trop duré. Dès que les filateurs français obtiendront le combustible et le fer au même prix, les conditions du travail étant les mêmes dans les deux pays, ce sera leur affaire de lutter d’habileté et de progrès. Les fabricans de Mulhausen, qui bravent, selon M. Nicolas Kœchli, la concurrence de l’Angleterre, résisteront sans doute à celle-ci. Il n’y aurait pas grand mal non plus à ce que tel filateur de Bolbec ou de Darnétal, qui gagne 35 à 40 cent, par livre de coton, depuis bientôt quinze ans, vît diminuer quelque peu ses profits.

Les fontes belges entrent en France depuis la réduction des droits. L’association va sans contredit leur donner un grand avantage sur les produits de nos usines. Mais on a fort exagéré les moyens de production de nos voisins ; ils ne pourraient pas fournir plus du quart des quantités nécessaires à la consommation de la France ; et les besoins de cette consommation s’accroîtront en raison directe du bon marché des produits. Le seul effet du monopole accordé aux maîtres de forge par la loi de 1817 a été d’élever outre mesure le prix du bois et celui du charbon ; les maîtres de forges, vendant fort cher, n’ont pas fait pour cela de meilleures affaires ; mais les propriétaires de bois se sont enrichis. Le fer, cette matière première de toute industrie, demeure chez nous à l’état de métal précieux, et n’est pas encore entré dans les habitudes de la consommation. On rendra donc service à tout le monde, et aux producteurs comme aux consommateurs, en étendant le rayon des tarifs.

Nos fabricans de drap affirment qu’il leur est impossible de lutter contre les manufacturiers de Verviers[2] ; ceux-ci, à leur tour, ont adressé une pétition à la chambre des représentans belges pour demander le maintien de la prohibition qui pèse sur les draps français. Qui devons-nous croire ? N’est-il pas permis de supposer que des industries qui ont peur l’une de l’autre ne se feront pas beaucoup de mal ?

La Belgique, a-t-on dit, a sur notre industrie l’avantage des capitaux et de la main-d’œuvre. « L’ouvrier, dans ce pays, est misérable, mal logé, mal vêtu, mal nourri, parce que la moyenne de son salaire est de 40 p. 100 au-dessous de la nôtre…[3]. » Nous ne voulons pas contester l’exactitude de cette assertion pour le moment auquel elle correspond ; mais, depuis 1834, le prix de la main-d’œuvre a considérablement haussé en Belgique, parce que la prospérité, en croissant, a augmenté la demande du travail. La prime des capitaux, engagée dans l’industrie, s’est élevée en même temps. Au reste, nous le répétons, ce sont là des avantages que l’union commerciale doit égaliser entre les deux pays. Lorsque nos industriels auront le fer et la houille au même prix que les fabricans de Gand et de Charleroi, lorsque nos ouvriers, qui sont tout aussi sobres que les charbonniers de Mons et que les tisseurs de la Flandre, ne paieront ni la viande, ni la bière, ni le pain plus cher, ils se contenteront sans doute du même salaire, et leur bien-être ne diminuera point. Quant aux capitaux, nous citerons pour preuve de la tendance qu’ont ceux de la Belgique à se porter vers la France, la tentative récente d’une compagnie de Bruxelles pour instituer une caisse hypothécaire à l’usage de nos propriétaires fonciers. Des capitalistes belges ne sont-ils pas encore intéressés dans l’entreprise du chemin de fer de la frontière à Paris ?

Nous ne prétendons point que l’association commerciale de la France avec la Belgique n’exigera le sacrifice d’aucun intérêt individuel ; il nous suffit de savoir et de montrer qu’elle sera pour le plus grand nombre un immense bienfait. Nous vivons sous l’empire d’un faux système qui consiste à garantir de tout choc et de toute concurrence efficace les intérêts les plus mal assis, à décerner aux existences les plus factices ou les plus rachitiques un brevet de longue vie. Ce malentendu ne saurait cesser trop tôt. Dans l’ordre de l’industrie, comme dans l’ordre de la nature, la faculté de produire n’appartient qu’à la force ; les faibles et les incapables sont à l’avance condamnés. La question est de savoir si l’on veut aujourd’hui les immoler à la société, ou leur immoler la société.

Au nombre des victimes que ferait le traité d’union, il faut compter l’industrie fort peu littéraire et fort peu morale de la contrefaçon. La Belgique ne gagnerait pas moins que la France à détruire ces habitudes de pillage. La contrefaçon ruine les libraires de Paris, et étouffe à Bruxelles toute littérature nationale. Un spéculateur belge qui peut imprimer, sans autres avances que celle du papier et de la main d’œuvre, les poésies de Lamartine, les romans de G. Sand, les travaux historiques de Guizot, de A. Thierry, de Michelet, la Revue des Deux Mondes et la Revue de Paris, n’ira point acheter le manuscrit de quelque poète ou de quelque historien indigène dont le nom n’est pas connu ni le succès certain. D’un autre côté, comment un éditeur parisien pourrait-il rémunérer dignement la pensée et le travail lorsqu’il sait que, pour chaque édition originale, la contrefaçon en publie souvent deux qu’elle répand à vil prix en Belgique, en Allemagne, en Angleterre et en Russie ? La clientelle de notre littérature est à l’étranger au moins autant qu’en France. Que sert cela, si la contrefaçon belge, s’emparant de nos productions, en inonde pour son compte le reste de l’Europe ? En détruisant ce commerce de frelons, nous rendrons à la Belgique son indépendance et sa spontanéité littéraires, à la littérature française tout un domaine de lecteurs et de cliens. Et qu’importe désormais que la France et la Belgique forment deux états séparés, si le commerce, l’industrie et le travail de la pensée y sont placés sous le niveau des mêmes lois et dans les mêmes conditions de développement ?

L’ESPAGNE.

La guerre que soutiennent, avec des chances diverses, mais avec une grande ténacité, les quatre provinces du nord, la Navarre, la Biscaye, l’Alava et le Guipuzcoa[4] contre la monarchie constitutionnelle en Espagne, n’est point une querelle d’opinion. Il n’y a là rien qui rappelle les souvenirs de la Vendée, ni le dévouement féodal, ni le fanatisme religieux. C’est une guerre toute moderne et toute prosaïque, guerre d’indépendance, guerre d’intérêts. Les républicains de la Biscaye ont pris don Carlos pour drapeau ; mais ils n’ont fait de ce prince ni leur maître ni leur chef.

Le fanatisme est tellement étranger aux mœurs de ces populations, que leurs coutumes traditionnelles traitent la religion comme une institution civile. La loi de la Biscaye ne suppose pas que le clergé soit à l’abri des faiblesses humaines, car elle permet aux curés d’avoir à leur service une femme de mœurs suspectes, afin de garantir par là, dit le texte, la tranquillité intérieure des familles. Le roi, pareillement, représente à leurs yeux l’autorité, mais non pas l’action ; c’est un suzerain éloigné et purement nominal. Chez eux, don Carlos règne et ne gouverne point ; ils ont mis le pouvoir exécutif en commission. C’est une junte élective, où siége un député de chaque province, qui règle les subsides et qui dirige les opérations militaires. Entre les provinces insurgées et don Carlos, il existe un véritable contrat ; elles ne se dévouent pour cette seconde restauration qu’à condition de rentrer dans la pleine possession de leurs priviléges, et de former de nouveau, sous la protection de la couronne d’Espagne, un territoire indépendant.

Lorsque l’Angleterre, gouvernée par le système représentatif, s’efforçait de rétablir sur les trônes du continent, en haine de la révolution française, la légitimité du droit divin ; elle ne suivait pas une autre politique que celle des provinces confédérées, qui, pour conserver le droit de s’administrer elles-mêmes, prétendent imposer au reste de l’Espagne la monarchie absolue. C’est le même débat réduit aux proportions d’une guerre civile ; c’est le même égoïsme de liberté.

On a proposé d’ériger les quatre provinces en états neutres et indépendans, de fonder une espèce de Suisse espagnole entre l’Èbre et les Pyrénées[5]. Ce serait le démembrement de la Péninsule. La Catalogne, qui ne tient que par des liens si récens et si faibles à la monarchie, ne tarderait pas à s’affranchir de la suzeraineté du pouvoir central. L’Aragon, les Asturies et le royaume de Valence pourraient bien suivre cet exemple ; l’on aurait détruit l’unité de l’Espagne au moment où elle commence à se fixer.

Ce n’est point en rétablissant leurs priviléges que le gouvernement espagnol pacifiera les provinces du nord, c’est en rendant le droit commun aussi favorable que pouvait l’être le privilége à la prospérité du pays. « Les provinces exemptes, dit M. Viardot, ne sont point soumises aux douanes de ce côté, la frontière fiscale de l’Espagne n’étant pas aux Pyrénées, mais sur l’Èbre. En revanche, elles paient des droits pour l’introduction de leurs denrées ou de leurs produits fabriqués, aussi bien à la frontière de Castille qu’à celle de France ; et ce qui complète leur état de peuple étranger, c’est qu’elles sont soumises aux prohibitions commerciales de même que le reste de l’Europe. Tout commerce avec l’Amérique leur fut toujours interdit, et cette interdiction subsiste encore pour les colonies que l’Espagne a conservées. »

Il est évident que le gouvernement de Marie-Christine, en organisant l’administration provinciale, peut conserver des priviléges ou fueros tout ce qui sera compatible avec le régime constitutionnel. Qu’importe que les municipalités de la Biscaye s’intitulent communes ou républiques ? Si la constitution laisse subsister les assemblées locales, les cortès de Navarre et la junte de l’Alava, ces provinces n’auront-elles pas intérêt à prendre part, au moyen de leurs députés, au gouvernement central ? et si l’on n’exige d’elles qu’un impôt modéré, pourquoi se refuseraient-elles à l’acquitter ?

La difficulté réelle consiste dans la question des douanes. Le gouvernement espagnol ne saurait les reporter à l’Èbre sans injustice ; les peuples de la Catalogne, de l’Aragon et de la Castille auraient le droit de demander si c’est pour les récompenser de leur fidélité qu’on les exclut du privilége de commercer librement avec la France. Il est tout aussi impossible de reculer les barrières fiscales jusqu’aux Pyrénées ; la résistance des Basques et des Navarrais a prouvé que la liberté du commerce était pour eux une question de vie ou de mort.

L’auteur de l’Essai historique sur les Provinces basques[6] rappelle quelques circonstances du passé, où cette détermination n’a pas éclaté avec moins d’énergie. « Tous les ministres, à commencer par Albéroni jusqu’à M. Ballesteros, dernier ministre des finances de Ferdinand VII, ont cherché par des négociations à reculer les lignes de douanes de l’Èbre à la frontière française et à la mer, en y comprenant la Navarre et les trois provinces ; leurs négociations ont toutes échoué. Albéroni a péri à la peine ; et sous M. Ballesteros, un consentement arraché à la Navarre, et dû à quelques bons esprits du pays, fut révoqué par le roi lui-même sur la demande du duc de Grenade et de l’évêque de Tudela, qui l’effrayèrent sur les conséquences de cette mesure. »

Mais dans cette querelle de douanes quel est le principal intérêt ? On remarquera que la partie urbaine des populations basques, échelonnée sur les côtes de l’Océan, a pris peu de part à la révolte. Bilbao, Victoria, Irun, le Passage, Santander et Saint-Sébastien sont des villes dévouées à la cause constitutionnelle ; les milices de Bilbao, pendant deux siéges meurtriers, n’ont pas montré moins de courage que les troupes réglées qui composaient la garnison. Les bataillons de don Carlos se recrutent parmi les montagnards exclusivement engagés dans le commerce avec la France, ces hardis contrebandiers qui franchissent chaque jour nos lignes de douanes, et qui ne veulent pas avoir les mêmes dangers à courir sur leur territoire national. C’est donc moins la liberté du commerce maritime que la liberté du passage à travers les Pyrénées que les insurgés demandent à conserver. Par cela même, la solution de la difficulté dépend bien plus de la France que de l’Espagne. Nous tenons encore une fois le sort de la Péninsule dans nos mains.

La France ne peut pas se dispenser d’intervenir dans la situation intérieure de l’Espagne. La guerre est à nos portes ; c’est à nous aussi que don Carlos la fait ; c’est notre drapeau qu’il combat. Il y a plus, le seul fait de l’insurrection nous cause un dommage notable par le trouble qu’elle apporte dans les relations commerciales. Nos départemens méridionaux y perdent plus de 20 à 30,000,000 par an, et voilà trois longues années que le mal se perpétue. Le gouvernement français a refusé d’intervenir à main armée, du moins quant à présent, disent prudemment ses organes ; mais n’y a-t-il donc qu’une sorte d’intervention, l’intervention des baïonnettes et des canons ? N’est-il pas possible d’assister le cabinet de Madrid, sans lui envoyer des régimens ? Et s’il existe un autre moyen, n’est-ce pas un devoir étroit pour nous de l’employer sans délai ?

Les hommes qui connaissent l’état des esprits dans les provinces basques, s’accordent à penser que l’on ne viendra pas à bout de l’insurrection par la guerre. « Peut-être en ce moment, dit l’auteur de l’Essai déjà cité, le sentiment le plus violent qui agisse sur le cœur des Basques est-il la haine de l’armée qui combat contre eux. Cette guerre a été si mal conduite, que, sans produire aucun résultat militaire, elle a eu des effets politiques extrêmement fâcheux. Les cruautés commises dès l’abord sur les individus, puis la dévastation des maisons et des propriétés par le vol, le pillage et l’incendie, ont excité dans la population une animosité telle contre l’armée, que jamais les Français, même sous la guerre de l’indépendance, n’ont inspiré tant d’horreur et de colère. La présence de l’armée, ne pouvant produire la soumission des provinces, en empêche la pacification. »

Au lieu de se heurter contre l’insurrection, nous proposons que l’on aille droit à son principe ; un traité d’association commerciale entre la France et l’Espagne, qui abolirait les douanes intermédiaires, aurait retranché la cause la plus active de la guerre civile. Les Basques et les Navarrais ne s’amuseront pas à guerroyer par affection pour don Carlos, ou par respect pour la Vierge généralissime de ses armées, quand ils n’auront plus d’intérêts personnels à défendre. Or, la suppression de tout droit d’entrée sur les provenances des deux pays vaudrait aux habitans des provinces des bénéfices bien autrement larges, et bien autrement certains que ceux du privilége pour lequel ils combattent aujourd’hui ; car, sous le régime de leurs fueros, s’ils reçoivent en franchise les produits de la France et ceux de la Castille, les produits de leur sol et de leur industrie sont repoussés des deux côtés par des prohibitions ou par des droits protecteurs ; ils ont beau ouvrir leurs marchés, les marchés de l’Espagne et ceux de l’étranger leur restent fermés.

L’abolition des douanes intermédiaires compléterait cette liberté des échanges pour les provinces exemptes ; la prime offerte au travail serait doublée. Que pourrait leur donner ou leur promettre don Carlos, qui valût ce nivellement des frontières commerciales avec un pays riche et puissant ? En ce qui concerne la France, une intervention aussi efficace dans les affaires de la Péninsule ne lui coûterait ni hommes ni argent. Les droits acquittés par les provenances d’Espagne rapportent au trésor 4,000,000 de francs ; il en coûte au moins autant pour surveiller les passages des montagnes et pour percevoir l’impôt. Ainsi, la dépense et la recette se balancent, à peu de chose près, dans cette partie de nos finances. En supprimant l’une et l’autre, on ne changerait rien à l’équilibre du budget.

Nous avons la confiance que le gouvernement espagnol accueillerait avec empressement une telle mesure. Dans sa position à moitié désespérée, tout expédient qui le délivrera de la guerre civile le sauvera. L’insurrection n’est pas seulement pour lui un embarras, elle met son existence en question, et par conséquent son crédit ; elle ne lui permet ni de se créer des ressources ni d’appliquer les ressources qu’il possède à la réforme du pays. Tout ce que le système représentatif apporte avec soi d’amélioration, reste en Espagne à l’état de germe et d’impuissante velléité ; le peuple ne le connaît encore que par son mauvais côté, qui est l’inconstance des résolutions et le besoin d’argent.

Le revenu des douanes espagnoles est porté au budget de 1823, celui dont se rapproche le plus l’état présent des recettes, pour une somme de 60,000,000 de réaux, soit 16,200,000 francs. En admettant que l’activité commerciale de l’Espagne soit ce qu’elle était en 1829, et qu’elle représente une valeur de 180 à 200,000,000 de francs (exportations et importations), le commerce avec la France, qui s’élève à plus de 65,000,000, entre pour un tiers dans ce mouvement. C’est donc un tiers environ du produit des douanes que l’on retrancherait en ouvrant la frontière des Pyrénées ; mais le gouvernement espagnol aurait bientôt comblé le déficit par une réforme intelligente des tarifs.

L’Espagne n’est pas et ne sera jamais un pays d’industrie : avec un sol riche et fécond qui n’exige pas de grands frais de culture, c’est vers la production agricole que ce peuple doit tourner son activité. Là sont ses moyens d’échange ; il ne se fera jamais manufacturier ni pour son propre usage ni pour le service de l’étranger. Il est des peuples-machines qui semblent nés pour le travail de fabrique, chez qui tout homme se considère lui-même comme une pièce du grand rouage qui met l’atelier en mouvement. Mais l’Espagnol n’a point cette application patiente et de détail ; son caractère est trop indépendant et trop idéal à la fois ; ce n’est pas pour lui qu’a été inventée la division du travail.

Si le commerce de l’Espagne languit, et par suite son agriculture, il faut s’en prendre principalement à ces prohibitions capricieuses et absurdes qui encombrent ses tarifs. Avec un système de droits modérés, l’Espagne ferait un commerce immense, et son trésor appauvri se remplirait. La Péninsule peut moins qu’aucun autre pays adopter un système de restrictions commerciales. Elle a cinq cents lieues de côtes ou de frontières à garder ; traversée et sillonnée par des chaînes de montagnes dans toutes les directions, les mœurs de ses habitans favorisent la contrebande autant que la disposition des lieux. Ces habitudes de pillage, que l’Espagnol a retenues de la domination arabe, ne s’effaceront que sous l’influence d’un régime plus libéral. Le contrebandier ne sera pas long-temps un type d’héroïsme, quand il n’aura plus pour excuse dans sa vie périlleuse la rigueur du fisc et des lois.

Nous en dirons autant de nos tarifs. Quand on voudrait maintenir en France les abus du système protecteur, il conviendrait encore de faire exception en faveur des provenances espagnoles. L’Espagne n’a point d’industrie dont la concurrence menace nos manufactures ; c’est un pays à l’état brut. Sauf quelques fabriques de drap grossier qui sont établies en Catalogne, et quelques ateliers de soieries dans le royaume de Valence, c’est de l’étranger qu’il reçoit tous les tissus. L’Espagne nous envoie les matières premières pour les mettre en œuvre, et nous lui expédions en retour des marchandises fabriquées. Il se fait du reste, entre les deux pays, un échange de denrées alimentaires qui prouve l’harmonie naturelle de ces relations.

Les principaux articles d’importation de l’Espagne en France, en 1835, sont les suivans :


Les oranges, les fruits secs et les ognons, environ. 
2,500,000 fr.
Les peaux 
1,000,000 fr.
Les laines 
8,500,000 fr.
Le liége 
1,000,000 fr.
Le plomb, le cuivre et le mercure 
7,000,000 fr.


Dans les articles d’exportation figurent ;


Les mulets, porcs, bestiaux, pour 
3,000,000 fr.
Le blé, les légumes, le vin 
2,000,000 fr.
Les toiles 
2,000,000 fr.
Les étoffes de laine 
4,000,000 fr.
Les tissus de coton, principalement imprimés 
14,500,000 fr.
La mercerie et les articles de Paris 
2,000,000 fr.


On voit par là que les produits de nos manufactures n’ont pas de meilleur consommateur que l’Espagne. Ces habitudes de son commerce sont tellement enracinées, que la cherté de nos produits ne les a ni détruites ni modifiées. Le peuple espagnol achète jusqu’à celles de nos étoffes que la concurrence anglaise a chassées des autres marchés de l’extérieur ; il s’habille de nos draps, de nos châles et de nos toiles imprimées. Tant il est vrai que les relations commerciales sont déterminées par les mœurs et par les goûts encore plus que par les intérêts.

Nous le demandons, que peut-on gagner à maintenir une ligne de douanes et un système de droits protecteurs entre la France et l’Espagne ? Quelle est la branche d’industrie que l’on pense favoriser ? Les tarifs n’agissent-ils pas au détriment des deux peuples, sans profit véritable pour le fisc ? N’est-il pas bizarre de frapper d’un droit de 20 p. 100 des laines que notre agriculture ne peut pas fournir, et que nos manufactures vont convertir en draps, en couvertures ou en tapis ? Le plomb de guerre, le plomb qui sert aux usages domestiques et aux constructions, n’est-il pas une chose de première nécessité ; et que sert de le surcharger d’un droit qui équivaut encore à 10 p. 100 de la valeur ?

La suppression des douanes, qui créerait un privilége pour les produits agricoles de l’Espagne sur le marché français, nous donnerait en échange sur le marché espagnol une prime égale aux droits du tarif qui deviendrait commun aux deux nations. C’est la plus belle perspective que l’on puisse ouvrir à notre industrie. Si l’Espagne, dans l’état de misère et d’anarchie où l’a laissée le gouvernement absolu, peut recevoir pour 39,000,000 de nos marchandises, que serait-ce de l’Espagne devenue libre et habituée au travail par la liberté ?

La Péninsule est une terre vierge qui renferme les élémens d’une merveilleuse prospérité. La fertilité du sol ne le cède point à celle de l’Italie, et partout où la culture a mis ce sol en valeur, comme dans le royaume de Valence et dans la Catalogne, il donne des produits abondans. M. Canga Arguelles, qui évalue à 8,572,220,592 réaux[7] le revenu du territoire espagnol, pense que le sol, cultivé avec intelligence, rendrait dix fois plus. Les mines de la Galice et des Asturies produisent un fer supérieur à celui de la Suède ; les mines de plomb des Alpujarras sont célèbres ; l’Aragon a des mines de houille fort riches ; le granit et le marbre forment, pour ainsi dire, la charpente de l’Espagne. Cette contrée est réellement dans son ensemble une mine immense à exploiter ; c’est la nation de l’Europe qui a le plus d’avenir. Les Espagnols voient s’étendre devant eux, relativement à leur propre territoire, une marge de développement semblable à celle que présentent aux habitans des États-Unis les vallées du Mississipi, du Missouri et de l’Ohio ; ils ont le désert à combler.

D’où vient que les capitaux de l’Angleterre, qui allaient s’ensevelir, en 1825, dans les mines du Mexique, ne se sont jamais dirigés vers l’Espagne ? D’où vient que les capitaux français, qu’ont successivement absorbés les emprunts des cortès et de Ferdinand VII, ne se portaient pas de préférence sur les mines des Alpujarras ou des Asturies ? C’est que le travail est difficile et la spéculation impossible dans un pays où la législation commerciale n’a rien de certain. L’accession de l’Espagne à l’association française lui donnerait un système permanent et une administration. Ainsi s’ouvrirait pour ce peuple l’avenir qui a déjà commencé pour les nations les plus civilisées : le commerce et le crédit.

Il est une dernière considération. Nous faisons un commerce considérable avec les colonies espagnoles de l’Amérique du Sud, avec celles qui se sont affranchies de la métropole, comme avec celles qui reconnaissent encore son autorité. Nos importations de l’Amérique espagnole se sont élevées en 1835, pour le commerce général, à 24,000,000 de francs, et pour le commerce spécial à 15,000,000. Les chiffres correspondans des exportations représentent, pour le commerce général, une valeur de 40,000,000 de fr., et de 31,000,000 pour le commerce spécial. En sorte que la somme totale du commerce français avec les peuples d’origine espagnole est à peine inférieure à notre mouvement commercial avec les États-Unis. Si l’on réfléchit maintenant que les produits français, entrant librement en Espagne, seraient de là exportés en franchise à Cuba, à Porto-Rico, aux Philippines, on ne doutera pas que le chiffre des rapports commerciaux ne s’élevât promptement et dans une forte proportion. La race française et la race espagnole s’attirent mutuellement par une vive et intime affinité. Ce sont des liens qu’un gouvernement sage doit s’étudier à resserrer.

LA SUISSE.

On peut distinguer trois périodes différentes dans nos relations commerciales avec la Suisse, depuis les grandes guerres de la révolution. Napoléon, qui voulait faire de cette contrée une annexe de l’empire, et à qui elle fournissait d’excellens soldats, établit des douanes pour la forme, avec des droits très modérés entre les deux frontières ; la restauration, redoutant l’importation des mœurs républicaines au moins autant que celle des marchandises fabriquées à peu de frais, sépara la France de la confédération helvétique par une triple ligne de douanes et par un code prohibitif ; le gouvernement de juillet n’a corrigé ce régime de tarifs que par d’insignifiantes atténuations.

La situation des cantons se trouve même aggravée à certains égards. L’Allemagne méridionale, qui tirait de la Suisse une partie de ses approvisionnemens en bétail et en objets manufacturés, depuis son accession à la ligue prussienne, est entrée dans un autre cercle de relations. Les douanes qui existaient entre les états allemands ont été supprimées ; entre les vingt-deux cantons et la Bavière, le Wurtemberg ainsi que le duché de Bade, elles se trouvent au contraire renforcées, et relèvent d’un système plus rigoureux. La Suisse est véritablement enfermée et refoulée dans ses montagnes. L’Allemagne et la France s’accordent à la repousser de leurs marchés ; il faut qu’elle traverse de vastes contrées pour aller chercher des consommateurs au-delà de l’Océan. En adoptant pour elle-même, dans toute son étendue, le système de la liberté commerciale, la Suisse obtient la main-d’œuvre à bas prix ; mais suffit-il d’être placé dans les conditions les plus favorables au travail, si l’on n’a pas la faculté d’en écouler les produits au dehors ?

Séparée de l’Italie par la barrière des Alpes, et échelonnée sur la pente occidentale d’où sortent les grands cours d’eau qui vont se décharger dans la mer du Nord, et, au sud, dans la Méditerranée, la Suisse ne peut subsister que par l’alliance de la France ou par celle de l’Allemagne. Prétendre conserver l’alliance de tout le monde ou ne rechercher l’alliance de personne, c’est une position également fausse ; la neutralité commerciale, pour un pays enclavé dans les terres, n’est pas moins impraticable que la neutralité politique : il faut se décider pour la voie du Rhône ou pour celle du Rhin.

Est-il possible, est-il probable que la Suisse entre jamais dans l’association des douanes prussiennes ? La diète helvétique, sollicitée d’y accéder, a déjà déclaré qu’il ne convenait pas aux cantons d’accepter une solidarité d’intérêts qui pourrait entraîner la solidarité du système politique ; et, en cela, elle a fait preuve de sagesse. Mais si le gouvernement français persistait à fermer ses frontières, la force des choses entraînerait la Suisse dans le système allemand[8].

Il ne faut pas douter que l’association n’ouvrît ses rangs à la Suisse. Sans doute la ligue allemande est, avant tout, une assurance mutuelle contre la concurrence des produits étrangers ; la Prusse et la Saxe ont voulu réserver pour leurs manufactures les marchés de l’Allemagne méridionale, pendant que les états du midi ont espéré approvisionner, de leurs produits agricoles, les provinces du nord. Mais l’intérêt politique domine dans cette conception ; la Prusse fait la loi, une loi que le reste de l’Allemagne subit. Or, la Prusse, déjà maîtresse de Neuchâtel, a un trop grand intérêt à voir la confédération helvétique s’associer à ces tentatives d’unité, et agrandir, par son adhésion, l’unité allemande, pour tenir compte des doléances que pourraient faire entendre la Bavière, Bade et le Wurtemberg.

L’Allemagne a toujours tendu à exercer sur la Suisse un droit de patronage ou de possession. Ce que la guerre n’a pas fait, on le ferait volontiers aujourd’hui par ce monopole commercial. Mais la Suisse n’a pas le même intérêt. Ce n’est pas du côté de l’Allemagne que se dirige son commerce principal ; la ligue prussienne ne pourrait pas, d’ailleurs, lui ouvrir la mer. Le Rhin, français jusqu’à Strasbourg, bavarois et prussien jusqu’à Cologne, tombe ensuite dans le domaine de la Hollande ; et ce n’est ni la voie la plus courte, ni la plus libre vers l’Océan. Les deux stations du commerce helvétique dans sa route à travers les terres, ses deux entrepôts naturels sont Lyon pour le midi, et Paris pour l’occident[9].

L’affinité de l’Allemagne avec la Suisse ne serait donc déterminée, dans le cas d’une association du côté de l’Allemagne, que par un intérêt politique, et, du côté de la Suisse, que par le moindre de ses intérêts commerciaux. La France, au contraire, est à la fois, pour les cantons, un allié politique et un allié commercial, l’appui naturel de leurs institutions, le principal de leurs débouchés et la voie régulière du transit. Ce dernier fait ressort clairement des relations établies entre les deux pays.

COMMERCE SPÉCIAL. COMMERCE GÉNÉRAL.
Années Importations. Exportations. Importations. Exportations.
1826. 11,889,282 fr. 25,660,586 fr. 14,993,321 fr. 38,896,041 fr.
1827. 12,593,275 fr. 24,216,632 fr. 17,226,896 fr. 36,596,226 fr.
1828. 13,328,981 fr. 27,412,877 fr. 19,158,209 fr. 41,114,364 fr.
1829. 13,304,042 fr. 26,726,665 fr. 19,732,840 fr. 39,415,110 fr.
1830. 12,457,704 fr. 26,743,733 fr. 19,479,839 fr. 41,925,035 fr.
1831. 9,408,137 fr. 27,541,593 fr. 24,147,606 fr. 44,146,970 fr.
1832. 9,718,277 fr. 34,980,953 fr. 23,264,843 fr. 55,871,769 fr.
1833. 11,927,713 fr. 32,293,146 fr. 31,168,003 fr. 58,191,499 fr.
1834. 12,713,826 fr. 29,835,960 fr. 39,085,719 fr. 65,071,676 fr.
1835. 14,431,399 fr. 32,841,142 fr. 59,283,807 fr. 73,479,593 fr.

Ainsi le commerce annuel de la France avec la Suisse alimente aujourd’hui un mouvement de 132,000,000 de francs : le commerce spécial entre dans ces résultats pour une valeur de 47,000,000 ; les articles de transit et de réimportation pour 85,000,000. Nous sommes donc encore plus utiles à la Suisse comme facteurs que comme consommateurs. Les relations de transit sont principalement en voie de progrès. De 1826 à 1835, le commerce spécial d’importation s’est accru de 18 p. 100, et le commerce général de 74 p. 100. Mais, quel que soit le chiffre des rapports commerciaux, et en 1826, où il n’était que de 53,000,000, comme en 1832, où il s’élevait à 132,000,000, la différence entre les importations et les exportations est toujours de 14,000,000. C’est là, à peu de chose près, la valeur des quantités importées de la Suisse en France par la contrebande qui rétablit la balance entre les exportations et les importations ; car les remises en numéraire ne forment jamais la base d’un commerce régulier.

Les droits perçus à l’importation sur notre frontière, du côté de la Suisse, ont donné, en 1835, un produit de 1,200,000. Sur une valeur de 14,000,000, c’est, en moyenne, un prélèvement de 8 p. 100. Mais dans le nombre des articles, il en est qui n’acquittent qu’un droit de balance ; et les marchandises les plus maltraitées par le tarif sont introduites par la contrebande, qui prélève une prime de 20 à 25 p. 100. Les frais de perception et de surveillance, sur la même frontière, coûtent annuellement 3 à 4,000,000 de francs. Ce n’est donc pas dans l’intérêt du trésor que les douanes intermédiaires sont maintenues ; car l’état, au lieu d’y gagner, perd environ 2,000,000 par année.

Mais les tarifs agissent-ils du moins comme un stimulant à la production indigène ? il est permis d’en douter. D’abord, la fraude, qui se fait sur une large échelle, change les élémens de la question ; la prime accordée au travail national ne se compose plus du chiffre posé par le droit protecteur, mais de la somme prélevée par les contrebandiers[10]. Cela suffit pour déplacer la base du système. En second lieu, comme l’on repousse également les produits agricoles de la Suisse et ses produits manufacturés, l’effet de la prime est nul : nos manufacturiers n’en jouissent qu’à condition d’employer une main-d’œuvre plus chère ; et les propriétaires fonciers, protégés sur le marché français contre la concurrence des éleveurs de la Suisse, remboursent cet avantage en payant les objets manufacturés un prix plus élevé. Le résultat est une hausse générale et artificielle des salaires, qui ne profite à aucune industrie.

Le docteur Bowring[11] fait remarquer une autre conséquence du système protecteur. L’agriculture de la Suisse s’est modifiée considérablement depuis vingt ans. Depuis que nous prohibons ses bestiaux, ne trouvant plus à les échanger, elle a converti une partie de ses pâturages en terres à blé ; elle a planté aussi des oliviers, et a cessé de demander à la France les huiles ainsi que les blés nécessaires à sa consommation. Ainsi l’on a fermé un débouché à notre agriculture pour lui en conserver un autre. Pendant que l’on élevait artificiellement le prix du bétail, on abaissait forcément celui du blé.

Les fabriques de la Suisse trouvent leurs débouchés dans les pays lointains ; son agriculture ne peut se soutenir et se perfectionner que par des échanges immédiats avec les peuples voisins. Dans ce commerce, qui repose sur des besoins mutuels, la France doit fournir le blé, les huiles et le vin ; la Suisse donner les laines, les fromages, les bestiaux et les bois. Voici un aperçu des principaux articles exportés de la Suisse en 1835, que le Journal du Commerce a publié :


Venant de la Suisse pour l’étranger.
Étoffes de coton (perkales, mousselines, mouchoirs) 
17,000,000 fr.
Rubans 
16,000,000 fr.
Etoffes unies de soie 
6,000,000 fr.
Horlogerie 
3,000,000 fr.


Venant de la Suisse pour la France.
Chevaux et bestiaux 
1,000,000 fr.
Peaux et laines 
1,000,000 fr.
Beurre et fromage 
700,000 fr.
Bois à brûler et de construction 
3,000,000 fr.
Cendres et regrets d’orfèvres 
700,000 fr.
Rubans 
1,700,000 fr.
Horlogerie 
800,000 fr.
Chapeaux et tissus de paille 
400,000 fr.


Notre industrie manufacturière n’a pas à redouter, autant qu’elle le croit, la concurrence de la Suisse ; ce qui le prouve, c’est que nous fournissons à ce pays pour près de 3,000,000 d’étoffes de soie, pour 4,000,000 d’étoffes de laine, et pour 1,500,000 francs de toiles de coton imprimées. Il ne sort guère des petits ateliers, des ateliers de famille établis dans les cantons, que des produits communs, des rubans unis, et des étoffes légères, que la Suisse produit avec un avantage de 10 p. 100 sur les fabriques de Lyon et de Saint-Étienne. Réduisez les impôts de consommation, douanes, impôts indirects et octrois, et vous mettrez Lyon de niveau avec Bâle et Zurich.

En 1835, le commerce suisse présenta au gouvernement français, par l’organe de M. Louis Jaquet, une série de réclamations qui tendaient à obtenir le retour pur et simple au tarif impérial. Ces réclamations ont été admises par les dernières lois de douanes, en ce qui concerne les chevaux et l’horlogerie. Il reste à mettre sur le même pied les étoffes ainsi que les bestiaux, et à corriger les formalités onéreuses qui sont encore imposées chez nous au transit[12]. Mais nous ne considérons toute réduction dans les tarifs des douanes entre la France et la Suisse que comme un palliatif transitoire ; c’est l’entière liberté du commerce que réclame l’intérêt commun des deux pays. Tôt ou tard la Suisse entrera dans l’union commerciale du midi.

Nous ne devons pas dissimuler que la position particulière des cantons crée un obstacle capital à toute association de ce genre. Il est peut-être aussi difficile de revenir de la liberté commerciale au système de douanes le plus modéré, que de sortir de la prohibition pour marcher vers la liberté. Dans un pays naturellement pauvre et peuplé, où le sol est fortement accidenté, où, l’agriculture se mariant à l’industrie, il n’y a guère d’autre manufacture que la chaumière, c’est par le bon marché de la main-d’œuvre seulement que l’on peut d’abord lutter contre des nations chez qui l’industrie déjà ancienne dispose de puissantes machines et d’immenses capitaux ; il faut éviter de gêner le travail par l’impôt qui renchérit les denrées. Les peuples voisins faisaient la guerre à la Suisse par les prohibitions, elle ne pouvait la leur faire que par la liberté absolue du commerce ; c’est à ce système de représailles, suivi avec persévérance, qu’elle a dû sa merveilleuse prospérité.

Mais ce système n’aura qu’un temps. La Suisse a établi des droits de péage sur ses routes ; tôt ou tard elle instituera des douanes par la même raison. Les douanes ne sont qu’un péage au profit du trésor ; et à mesure que le lien fédéral se resserrera pour les cantons, ils éprouveront davantage la nécessité d’un impôt commun. Les tarifs de douanes rempliront alors cette fonction, comme ils la remplissent déjà aux États-Unis. Ce que l’on fera plus tard, la France peut raisonnablement proposer de le faire dès aujourd’hui.

Toutefois, la Suisse n’entrera pas sans résistance dans l’association ; elle y entrera la dernière, et il faudra qu’elle soit comme violentée par sa position. La liberté absolue du commerce convient à l’indépendance ainsi qu’à l’isolement de chaque canton. Tant que le lien fédéral ne sera pas plus fort, il sera difficile de persuader aux habitans d’Appenzel et du Tessin d’élever volontairement une barrière de douanes entre eux et leurs voisins de l’Allemagne et de l’Italie. Les marchands de Bâle et de Genève n’auront pas moins de peine à comprendre, après avoir regardé pendant si long-temps leur territoire comme l’entrepôt naturel des marchandises anglaises, qu’il y ait avantage à les imposer, quelque modéré que soit le droit d’entrée. La démonstration ne peut venir que de l’expérience et du temps.

La Saxe et Francfort étaient à l’égard de l’Angleterre dans la même situation que la Suisse relativement ; cependant ces deux états ont accédé à l’association prussienne. Ces points isolés au milieu des terres, où la Grande-Bretagne mettait garnison commerciale pendant la guerre des tarifs, perdent aujourd’hui leur importance, à mesure que la liberté commerciale gagne du terrain. C’étaient autant de centres pour la contrebande ; mais que deviendra la contrebande en présence de tarifs qui encourageront le commerce direct ? Ce que la Suisse tire d’ailleurs principalement des contrées transocéaniques, ce sont les matières nécessaires à l’industrie ; or celles-là, il est facile de les affranchir de tout droit, par le contrat d’union. Au reste, un avantage tel que celui de contribuer à l’approvisionnement de trois royaumes, vaut bien que l’on s’impose quelques sacrifices. La Suisse ne peut pas tout recevoir, et en échange ne rien donner.

MOYENS D’EXECUTION.

Dans l’association des états méridionaux, dont la France est le centre, tout ne se fera pas en un jour. Il y a déjà communauté d’intérêts ; mais l’éducation politique n’est pas arrivée partout au même degré, et il faut tenir compte de la différence des situations. L’union allemande a mis près de quatre années (de 1829 à 1833) à se constituer définitivement sur les bases proposées par le cabinet de Berlin ; encore tous les peuples qu’elle renferme, les Prussiens, les Saxons, les Bavarois, les Hessois, les habitans de Bade et du Wurtemberg, parlaient-ils la même langue, ce qui était pour eux une première unité.

L’union commerciale de la France avec la Belgique, l’Espagne et la Suisse, rencontrera peut-être de plus grands obstacles, dont le temps seul et la discussion pourront triompher. Qu’importe, si le succès est au bout ? La politique doit porter ses vues au-delà du présent, et il n’y a de résultats durables que ceux auxquels on s’est long-temps préparé.

La difficulté de l’association est purement commerciale du côté de la Suisse, politique et administrative par rapport à l’Espagne, et particulièrement fiscale par rapport à la Belgique, Elle consiste moins dans la suppression des douanes intermédiaires que dans les stipulations du tarif qui devra devenir commun aux membres de l’union, dans leurs relations avec l’étranger.

Mais le tarif des douanes, dans la législation d’un pays, n’est point une chose que l’on puisse isoler facilement du système général de l’impôt. Si l’on égalise les douanes entre plusieurs peuples, il deviendra nécessaire, sauf à prendre des mesures transitoires, de niveler au moins les impôts de consommation, de détruire ou de généraliser les monopoles, tels que celui du sel et du tabac, de ramener à l’unité les poids et mesures, les monnaies, les droits de péage intérieur et de navigation, enfin de former une espèce de syndicat, auquel soit renvoyée la discussion de tous les intérêts communs à l’association.

L’union allemande, ayant eu à résoudre des difficultés semblables, il n’est pas inutile de rappeler ici les principales stipulations du traité du 22 mars 1833[13].

Aux termes du contrat, il doit y avoir, dans les états contractans, des lois conformes sur les droits d’entrée, de sortie et de transit. Cette uniformité s’étend aux tarifs et aux réglemens de douanes.

Les changemens, les additions et les exceptions sont réglés dans la même forme.

Il y a liberté de commerce et de communication entre les états, à la seule réserve : 1o  des objets appartenant au monopole d’état, cartes à jouer et sel ; 2o  des produits indigènes qui, à l’intérieur des états contractans, sont sujets à des droits inégaux ou bien qui paient dans un des états des droits et en sont exempts dans un autre ; 3o  des objets qui ne pourront être importés ou contrefaits sans violer les brevets d’invention ou priviléges accordés par un des états contractans.

Ainsi, le sel, étant l’objet de droits indirects dans chacun des états, ne circule pas de l’un à l’autre ; on laisse subsister la prohibition. Pour la bière, l’eau-de-vie et le raisin, sur lesquels varie pareillement l’impôt indirect, on paie réciproquement aux frontières intérieures des droits complémentaires ou d’égalisation ; les droits établis en Prusse forment le maximum. Il est stipulé encore que ces impôts ne pourront recevoir aucune augmentation.

Les droits de chaussée, de route, de navigation, etc., sont réduits strictement au taux nécessaire pour en défrayer l’entretien. Les marchandises de transit ne peuvent suivre que certaines lignes de routes ; la Prusse, qui seule a des ports de mer, admet les sujets des autres états dans ses ports aux mêmes conditions que les nationaux.

Les gouvernemens contractans promettent de coopérer à l’adoption d’un système uniforme de poids et mesures, et d’abord à l’établissement d’un poids de douanes commun. Jusqu’à la conclusion de cet arrangement, le tarif est divisé en deux sections, dont l’une est rédigée d’après le système monétaire et métrique de la Prusse, et l’autre d’après celui de la Bavière ; le paiement des droits de douanes se fait selon le titre des espèces qui ont cours dans chaque pays.

Le produit des droits de douanes forme un fonds commun que l’on répartit ensuite entre les états proportionnellement à leur population. Le recensement de la population se fait tous les trois ans. Les impôts intérieurs de consommation, les droits de chaussée, etc., et les amendes de douanes, sont exclus de la communauté.

Chaque gouvernement prend à sa charge les frais de perception et d’administration faits sur son territoire, il nomme les fonctionnaires et les employés ; mais chacun aussi a réciproquement le droit de contrôler par des inspecteurs la gestion de ses co-associés.

Tous les ans, dans les premiers jours de juin, les plénipotentiaires des gouvernemens associés se réunissent pour délibérer sur les affaires de l’union ; ils règlent les comptes, confèrent sur les griefs ou les abus, et délibèrent sur les projets d’amélioration.

L’accession de tout autre état à l’union doit s’opérer par une convention spéciale.

La durée du contrat d’union est fixée à huit années, du 1er  janvier 1834 au 1er  janvier 1842 ; mais il sera regardé comme prorogé pour douze années, si les contractans ne déclarent pas, deux ans avant l’expiration, qu’ils entendent le faire cesser.

La base admise en principe pour le tarif d’importations est un maximum de 10 p. 100 de la valeur des marchandises importées ; mais, en fait, les droits établis sur certains articles dépassent fréquemment ce niveau : les cartes à jouer et le sel gemme sont prohibés.

Il y a, comme on voit, dans le tarif prussien, deux parties bien distinctes, ce qui est provisoire et ce qui est définitif. Ce qui est provisoire, ce sont les réserves et les droits d’égalisation ; ce qui est définitif, c’est la suppression des douanes intérieures, c’est la tendance à l’unité de l’impôt et du système administratif.

La situation de la France est encore plus exceptionnelle que celle de la Prusse ; la distance est plus grande entre le système de ses impôts et ceux qui règnent dans les états destinés à faire partie de l’association française. Nous avons des monopoles nombreux et des impôts indirects qui agissent comme le monopole ; le contrat d’union devra donc contenir aussi des clauses transitoires, pour éviter de renverser brusquement chez nous l’assiette de l’impôt.

La Suisse n’a point de douanes ; le tarif belge, à l’exception des représailles qu’il exerce contre la France, et des droits établis sur les houilles ainsi que sur les fers, présente une moyenne de 6 à 10 p. 100 ; le tarif espagnol[14], pour les articles qu’il ne prohibe point, est d’une extrême modération ; le tarif français au contraire renferme très peu de droits qui n’excèdent pas 25 p. 100 de la valeur. En général l’opération du nivellement entre ces diverses mesures doit consister à réduire le tarif français sur les denrées coloniales, et à élever les tarifs de la Belgique et de l’Espagne sur les objets manufacturés. Nous proposons d’adopter pour l’association un maximum de 25 p. 100, limite inférieure au maximum anglais, qui est de 30 p. 100 ; la moyenne des droits devra être de 15 à 20 p. 100 de la valeur, en exceptant naturellement les articles qui sont admis partout moyennant un simple droit de balance ; les droits de sortie, ainsi que les prohibitions, seront complètement exclus du tarif commun ; on réduira les droits et les formalités du transit à leur plus simple expression.

Pour plus de clarté, nous diviserons en quatre classes les objets qui doivent être réglés par le contrat d’association : 1o  les matières premières et les objets naturels de consommation ; 2o  les denrées coloniales ; 3o  les articles manufacturés ; 4o  les monopoles.

Les droits sur les matières premières et les objets de consommation ne doivent pas excéder la moyenne de 10 p. 100 ; nous exceptons transitoirement les houilles et les fers, qui pourront être frappés d’une taxe à l’importation de 25 p. 100.

Les denrées des colonies sont admises en Belgique au simple droit de balance ; le tarif français, sur ces articles, équivaut à une taxe de 100 p. 100. Le projet de loi sur les sucres, qui réduit cet impôt de 50 p. 100, doit faciliter le nivellement. Mais comme le plus clair revenu de nos douanes provient des denrées coloniales, une réduction plus considérable ne serait pas sans inconvénient. Nous proposons donc de réduire le tarif français sur les denrées coloniales de 50 p. 100, et de l’adopter, sauf réduction ultérieure, pour l’association.

En fixant les droits qui atteindront, sur le territoire de l’Union, les objets de fabrique étrangère, il faut s’attendre aux plaintes de nos manufacturiers et savoir les braver. La prohibition des tissus de laine et de coton, qui est le principe du tarif actuel, n’existe pas en fait. Les articles anglais pénètrent en France en payant une prime à la contrebande, prime qui agit comme un véritable droit d’entrée. L’on ne fera donc tort à personne en prenant ce droit pour base du tarif nouveau. Une taxe à l’importation de 25 p. 100 sur les objets fabriqués est suffisante ; elle s’écartera peu des habitudes reçues en Belgique, et remplacera avec avantage, pour l’Espagne, les prohibitions.

La question des monopoles et des priviléges, quoique soulevant moins de passions, est beaucoup plus délicate ; elle comprend nos relations avec les colonies françaises, le cabotage de nos ports, et les brevets d’invention, aussi bien que l’impôt du sel et celui des boissons, le monopole des cartes à jouer et celui du tabac. Bien que la véritable solution soit dans l’entière liberté de ces différentes branches d’industrie, nous pensons qu’il y a lieu de les réserver et de les placer transitoirement en dehors de la communauté[15]. On obtiendra plus facilement l’unité des monnaies, des poids et des mesures ; le système français est déjà établi en Belgique et fera le tour du monde, car il est simple, rationnel et rigoureux. Quant au personnel administratif des douanes, il faudra se prêter aux modifications que les circonstances locales exigeront, et ne pas tenir à introduire partout la règle française et l’uniforme français.

Aux termes du traité prussien, le produit des douanes communes est partagé entre les états contractans proportionnellement à la population. Ce mode de répartition, équitable peut-être pour des peuples qui sont placés au même degré de richesse, ne conviendrait pas à l’association française, qui doit renfermer des nations inégalement partagées sous le rapport des capitaux et de l’industrie. Il vaudrait mieux que la destination des marchandises fût constatée à l’entrée des lignes, et que chaque état remboursât à ses voisins les droits qu’il aurait perçus dans leur intérêt. On ferait, dans la même mesure, la compensation des frais.

Ce qui importe aujourd’hui, c’est de donner à cette vaste pensée un commencement d’exécution. La Belgique est disposée à s’associer à la fortune commerciale de la France ; traitez avec elle, et que ce traité soit pour vous l’occasion de renouveler les bases de notre tarif. En modérant le système général des droits d’entrée, vous ferez un premier pas vers l’alliance de l’Espagne et de la Suisse ; vous vous rapprocherez de tous les peuples voisins ; et au lieu d’alarmer l’Angleterre, vous l’intéresserez à seconder une politique qui lui aplanira l’accès de nos ports. Le reste sera une affaire de temps et de persévérance ; et le jour viendra certainement d’une association complète où la Belgique fournira les capitaux, la France et la Suisse le travail, et l’Espagne le champ d’exploitation.


Léon Faucher.
  1. Nous prenons toujours le sens des mots importations et exportations dans leur rapport avec la France.
  2. « Nos fabricans de draps et de tissus se sont prononcés en faveur des lois prohibitives et pour leur maintien : ils ont déclaré que 30 et 40 p. 100 de droit sur les draps étrangers ne leur suffisent pas ; et pourtant la Belgique a été française pendant quinze ans, les draps et les tissus du Limbourg se sont vendus pendant ce temps en concurrence avec les nôtres, et nos fabriques ont survécu ! Elles seraient donc bien déchues, puisque qu’une protection de 40 p. 100 serait insuffisante ! Nos fabricans de drap sont allés plus loin encore : ils ont déclaré qu’en les plaçant dans les mêmes conditions que leurs rivaux par l’entrée en franchise des matières premières, une protection de 15 à 20 p. 100 ne pourrait prévenir la ruine de leurs établissemens ! Si ce n’est point là réclamer le privilége et les bénéfices du monopole en faveur d’une industrie, c’est qu’alors le monopole n’est qu’un mot vide de sens et qui n’a point d’application. Les prohibitions ne prohibent rien, et ce mot désormais ne doit plus figurer dans la loi des douanes ; car ce que l’on repousse par une porte entre par l’autre. La fraude seule en fait son profit, au grand préjudice du budget des recettes et de la moralité de nos laboureurs, dont elles ont fait des contrebandiers. »

    (Chambre consultative d’Arras, tom. ier de l’enquête.)

  3. Avis de la chambre de commerce de Sedan.
  4. La population est ainsi répartie :

    Navarre 
    288,244
    Total :
    661,764
    Biscaye 
    114,875
    Alava 
    135,838
    Guipuzcoa 
    92,807

  5. Voir le travail de M. L. Viardot dans la Revue des Deux Mondes.
  6. Bordeaux, Teycheney, 1836.
  7. Le réal de veillon vaut 27 centimes de notre monnaie.
  8. Les journaux suisses s’efforcent d’accoutumer le peuple des cantons à cette idée. On lit dans l’Helvétie du 10 décembre 1836 : « La nécessité seule peut déterminer la France à se relâcher de son système d’égoïsme et de monopole ; que la Suisse ne craigne pas de lui faire entrevoir l’éventualité de son incorporation au système des douanes allemandes. Il lui appartient, aussi bien qu’à la Belgique, de poser à la France l’alternative qui seule a pu faire fléchir le rigorisme commercial du cabinet des Tuileries. »
  9. « Il faudrait des bâtimens spécialement affectés à l’entrepôt des marchandises manufacturées, comme l’entrepôt du quai Saint-Bernard, pour les spiritueux. Nul doute qu’un vaste établissement de ce genre ne fût fort merveilleusement situé à Paris, où se trouve déjà le foyer de l’industrie française. Si l’on parvenait à y réunir les articles variés que pourraient fournir l’Allemagne, la Suisse et la Belgique, à des prix inférieurs à ceux de l’Angleterre, aucun marché de l’univers ne saurait présenter un choix semblable… Paris deviendrait l’entrepôt général de l’industrie continentale, le point de réunion des acheteurs de tous les pays. » (Mémoire de M. Jaquet.)
  10. Le commerce de la Suisse avec l’Allemagne et la France prend de plus en plus la voie de la contrebande. Voici ce qu’on lit dans l’Allgemeine Schweizer Zeitung :

    « Les journaux allemands signalent les environs de Schaffouse comme l’un des points où la contrebande des marchandises suisses s’exerce avec le plus d’activité. Ce n’est pas sans plaisir que les Suisses, dont les marchandises sont soumises en Allemagne à un système de prohibition si étroit et si égoïste, apprendront que leurs compatriotes, aussi intrépides qu’industrieux, se chargent d’introduire, en tout temps et en toute quantité, jusqu’au cœur des pays qui font partie de l’association des douanes allemandes, les articles prohibés, moyennant une prime qui n’excède jamais la moitié des droits. »

  11. Report on the commerce and manufacture of Switzerland.
  12. « L’Allemagne, l’Autriche, les états sardes, ne présentent point les mêmes difficultés ; on n’y ouvre pas les ballots, et l’on se contente du contrôle rigoureux du plombage. Dans les états sardes, on n’exige point la séparation des espèces, mais on s’en tient aux déclarations. La fixation d’une taxe dispense de chercher le produit net, et de grandes facilités sont données pour la décharge et l’acquit. Bien qu’on en soit venu en France à n’ouvrir qu’un ballot sur trois ou cinq, et à diminuer un peu dans la pratique la rigueur du réglement, il en reste encore trop pour ne pas préférer les autres routes. Aussi dirige-t-on par l’Allemagne ou par Gênes ce qu’on tire de l’Angleterre ou ce qu’on y envoie, tandis que la voie de Calais serait la plus naturelle. Les mêmes motifs font préférer l’Allemagne pour les affaires de Belgique, et Gênes et même Trieste pour les relations avec l’Espagne et le Levant, malgré les avantages que présente la position de Marseille. » (Mémoire de M. Jaquet.)
  13. Le texte de ce traité, traduit de l’allemand, a été publié dans la Revue des Deux Mondes, numéro du 1er  novembre 1834.
  14. Voyez ce tarif à la fin du numéro. — Nous devons à l’obligeance de M. de Marliani, consul d’Espagne à Paris, la communication des documens que nous mettons sous les yeux du public.
  15. Nous avions proposé, dans le Courrier français, de supprimer le monopole du tabac, et de le remplacer par un droit de 50 p. 100 ; c’est la solution la plus logique et celle qui susciterait le moins d’embarras ; mais nous reconnaissons que les esprits ne sont préparés, ni en France ni en Belgique, à l’adopter dès aujourd’hui. D’ailleurs le monopole du tabac existe aussi en Espagne, et dans ce pays les changemens administratifs s’opèrent avec lenteur.