L’apôtre de la tempérance

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Ligue Anti-Alcoolique Canadienne (p. Couverture-28).

L’APÔTRE


DE LA


TEMPÉRANCE


PAR


LAURE CONAN





PUBLIÉ PAR LA
Ligue Anti-Alcoolique Canadienne
LÉVIS, P. Q.

SUS À L’ALCOOL !



L’alcoolisme est la plaie de notre époque. Nul ne l’ignore. Peu nombreux, cependant, sont ceux qui en connaissent les causes, les effets et les remèdes, et qui sont au courant de la genèse du mal et des moyens préconisés pour en atténuer l’influence destructive sur l’individu, la famille et la société.

Vulgariser les notions de la science antialcoolique, tel est le but poursuivi par Sus à l’Alcool, persuadé que si tout le monde parvenait à se rendre compte de l’étendue du danger dont l’alcoolisme menace notre pays, tout le monde prendrait des mesures pour le conjurer.

SUS À L’ALCOOL !


L’APÔTRE DE LA TEMPÉRANCE

Au Canada, le nom du P. Mathieu n’est pas inconnu. On sait généralement que cet illustre religieux a été le premier apôtre de la tempérance, et qu’en Irlande, en Angleterre, aux États-Unis, il l’a prêchée avec un prodigieux succès.

Mais, y en a-t-il beaucoup, chez nous, qui aient lu sa vie ? Quelques pages sur ce glorieux capucin devraient donc intéresser. D’ailleurs au moment où s’organise la croisade contre l’alcoolisme, il est bon de rappeler qu’au siècle dernier, un religieux irlandais a pu réformer son peuple et terrasser le monstre hideux de l’ivrognerie.

Théobald Mathieu naquit en 1790. Il était fils de James Mathieu, de Thomastown, et d’Ann Whyte, femme d’une beauté éclatante et d’une profonde piété. Son père était de noble race. Orphelin dès l’enfance, il avait été adopté par George Mathieu, comte de Landaff, qui l’avait fait gérant de ses vastes domaines.

James Mathieu habitait l’antique manoir de Thomastown, à quelques lieues de Cashel, dans l’un des plus beaux sites du Val d’or. Il eut douze enfants, tous beaux et forts. Théobald était le quatrième et, à ce foyer heureux, fut toujours le préféré.

Jamais enfant plus aimant ne fit les délices d’une mère. Dès ses premières années on put juger qu’il avait un admirable cœur. La compassion semblait née avec lui et on le voyait abandonner tous les jeux pour courir aux pauvres qui affluaient à la maison paternelle.

Il fit ses études à Kilkenny, éloigné d’une quarantaine de milles de la résidence de ses parents. Et à ses premières vacances de Pâques sans en rien dire à personne il fit à pied le trajet pour embrasser sa mère. Son cri de joie quand il se jeta dans ses bras lui enleva toute sa fatigue et cinquante ans plus tard l’apôtre s’attendrissait encore à ce cher souvenir.

Alors l’Église d’Irlande se relevait à peine de la persécution. Les cruelles lois dictées par la haine protestante affligeaient encore les évêques catholiques à une extrême prudence.

Aussi, ils étaient loin de favoriser les ordres réguliers. Des religieux s’étaient pourtant établis dans quelques diocèses. Il y avait à Kilkenny deux capucins missionnaires et apôtres du peuple.

Le jeune étudiant les rencontrait parfois.

À peine tolérés, ils vivaient de privations, et personnifiaient l’indigence. Mais Théobald Mathieu dont la parole allait retentir d’un bout du monde à l’autre, fut attiré par leur dévouement obscur. L’absolue, la noire pauvreté ne le fit point reculer.

Il voulut être capucin et fit son noviciat à Dublin, où il reçut les ordres sacrés, à l’âge de vingt-trois ans.

C’est à Kilkenny qu’il exerça d’abord le saint ministère. Mais ses rêves d’obscurité furent bien déçus. Il était trop magnifiquement doué pour n’être pas admiré, et la bure franciscaine ne devait pas le préserver de la gloire.

Envoyé à Cork, comme à Kilkenny il y trouva ses frères dans le dénûment le plus extrême. Une abjecte masure, entre des établis et des dépôts de sel, servait de couvent. La chapelle était horriblement pauvre.

Mais on y vit bientôt accourir non seulement des catholiques, mais des protestants de haut rang. Car le P. Mathieu possédait au souverain degré le don enchanteur de l’éloquence, et tout en lui rehaussait ce don.

Encore dans la première fleur de la jeunesse, il avait cette pure, cette rayonnante beauté que l’on attribue aux anges, et une magie enlaçante, un magnétisme céleste.

Les protestants le subissaient comme les catholiques. Un membre distingué de l’église anglicane écrivait en 1826 :

« Nous-même, nous sommes allé plus d’une fois entendre ce prédicateur, et toujours avec la ferme résolution de ne pas permettre à notre jugement de se laisser influencer par le charme de sa personne. Pour plus de sûreté, nous nous étions même, à l’avance, armé d’un esprit de critique poussé jusqu’à l’âpreté ; et cependant quelques minutes s’étaient à peine écoulées que tout notre appareil de résistance fondait, se liquéfiait sous l’impression de cette parole.

« Nous défions le critique le plus exercé d’être à l’abri de l’émotion quand le P. Mathieu parlera. »

Et le ministre anglican terminait en rendant un solennel hommage à son caractère, « à sa pureté sans tache, à son dévouement sans bornes et sans limites. »

Il n’y avait pas l’ombre d’une exagération dans ces éloges. Comme disait l’un de ses supérieurs, la vie du P. Mathieu était son plus éloquent sermon.

L’ardeur de son zèle ne dégénérait jamais en rudesse : le vice l’affligeait profondément, mais ne le rebutait point. Il pleurait avec les pécheurs et jamais voix plus douce ne consola les affligés. Riches et pauvres mettaient en lui leur confiance, mais, chose rare même chez les saints, sa prédilection était pour les pauvres qui portent si constamment la croix du Sauveur. Aussi, son confessionnal était assiégé par des pénitents aux vêtements sordides et souvent mouillés qui infectaient l’atmosphère. En tout temps, par les chaleurs les plus suffocantes comme par les froids les plus rigoureux, de cinq heures à huit hrs. du matin, le P. Mathieu ne quittait pas le saint tribunal. Il y revenait dans la matinée et parfois y restait jusqu’à une heure avancée de la nuit.

Un jour qu’à onze heures du soir il sortait du confessionnal, fatigué et tourmenté par la faim, quatre matelots se présentèrent, demandant à se confesser. « Vous reviendrez demain matin, » dit-il avec quelque impatience.

Une vieille femme s’approcha alors du prêtre, et lui montrant de la main les matelots, qui s’éloignaient dit à voix basse. « Reviendront ils ? » Rentrant aussitôt en lui-même, le Père courut après les matelots, les ramena, et après avoir entendu leur confession, les fit manger avec lui et les renvoya contents. Il remercia ensuite la pauvre femme « dont, disait-il, le Saint-Esprit s’était servi pour le reprendre ».

Tous les marchands de poisson se succédaient autour du confessionnal, dit son biographe, et les allumeurs de réverbères y apportaient une odeur d’huile qui ajoutait à la fétidité de l’air.

La robuste santé du P. Mathieu en souffrait, mais il n’abrégeait point les longues séances dont tant de misérables avaient besoin. Jamais prêtre n’eut un cœur plus débordant de miséricorde, mais sa direction n’avait rien de faible : « Quand on commence avec lui, disait-on, plus on est mauvais, plus il nous aime et nous ménage, mais si on ne s’améliore, il devient de plus en plus sévère, et c’est terrible. »

La misérable chapelle des capucins s’était vite transformée. Les aumônes affluaient de tous côtés, et permettaient au P. Mathieu de soulager bien des misères. Sa charité était profonde, inépuisable. Personne ne savait comme lui découvrir les pauvres honteux et pour eux, il avait d’adorables délicatesses. Par exemple, un inconnu se présentait le soir à la porte, remettant une lettre contenant de l’argent et s’éloignait. Quelqu’un qu’il employait souvent dans ces occasions, disait :

« Voici ce que je pense du P. Mathieu. « Si les pavés de Cork étaient d’or et qu’il les eût à sa disposition, à la fin de l’année, il ne resterait pas un seul pavé dans la ville. »

À ceux dont la sensibilité est extrême, le pardon des injures est la plus difficile des vertus. Un reproche injuste, une parole amère blessait au vif le P. Mathieu, si facilement ému, mais il savait dompter sa nature. Une dame qui lui était extrêmement dévouée, entendit un jour, un ecclésiastique se répandre contre lui en remarques âcres et blessantes. Ne pouvant supporter sa peine et ne sachant où la déverser, elle prit le parti d’aller tout raconter au P. Mathieu. Il l’écouta sans donner la moindre marque d’irritation, puis il dit doucement : « Je suis fâché de n’avoir point mérité l’approbation de ce prêtre, car c’est un digne homme, et je prise fort son opinion. »

Il était l’âme de toutes les œuvres de charité. Grand économe du temps, il trouvait moyen de voir à tout diriger, sans négliger jamais ses relations sociales. D’après un ecclésiastique qui vécut dans son intimité, on sentait sa sainteté, et l’atmosphère du sanctuaire flottait partout autour de lui.

Causeur délicieux, il avait l’air de rendre la conversation aussi utile qu’agréable. Plein d’égards pour ses supérieurs et d’une politesse toujours exquise, il ne flattait pourtant jamais personne et gardait avec tous dignité parfaite.

Aucun sacrifice ne semblait lui coûter. L’héroïque charité semblait lui être naturelle, et quand le terrible choléra de 1832 éclata, c’est avec une véritable passion qu’il se jeta au plus fort du péril. Son zèle ne se ralentit point. Il parut insensible à la fatigue. La charité et le dévouement avaient chez lui une grâce sublime. Son merveilleux oubli de lui-même lui valut la vénération publique, et cette vénération profonde, universelle, allait lui permettre de faire un bien immense à ses compatriotes.

Vingt ans du ministère le plus actif, le plus dévoué, lui avaient appris ce que l’intempérance entraîne de maux, de ruines, de hontes et de crimes. Il avait reçu les aveux les plus navrants : il savait que l’alcoolisme fait plus de mal que la peste, la famine et la guerre. Dans les salons dorés comme dans les taudis, son zèle s’était heurté au même obstacle hideux et terrible ; cependant la pensée d’une ligue contre l’ivrognerie ne lui était jamais venue.

Des protestants de Cork en eurent la première idée. Ils résolurent de former une association de tempérance, mais leurs louables efforts demeurèrent sans résultats. Pour les habitants de Cork, cette doctrine de la tempérance absolue tenait de la folie, et des insensés ou des hypocrites pouvaient seuls la propager.

Mais William Martin, — le plus ardent zélateur de l’association — était un homme d’énergie et de persévérance. Les déboires ne le firent point renoncer à son dessein, et voyant que lui et ses congénères n’arrivaient qu’à se faire traiter de fanatiques ou d’hypocrites, il s’adressa au P. Mathieu et le supplia de prendre en mains la formation de la société de tempérance. Il n’eut jamais osé imaginer l’extension qu’allait prendre le mouvement, — on ne compte pas sur les miracles — mais il espérait une réforme à Cork et répétait souvent au P. Mathieu :

« Si vous le vouliez… si vous vouliez, quel bien vous feriez. »

Il était membre du conseil de la maison de refuge dont le P. Mathieu était l’un des directeurs. Bien des victimes de l’ivrognerie venaient, tristes épaves de la société, s’échouer là, et en présence de ces êtres à jamais dégradés, le bon William Martin répétait toujours au capucin :

« Théobald Mathieu, si vous le vouliez, quel bien vous feriez à ces malheureux. »

Ces mots impressionnaient le saint prêtre. Cependant il hésitait, se demandant avec angoisse si le remède à l’ivrognerie était dans l’abstinence totale des liqueurs fortes. La modération n’était-elle pas seule commandée ? Il connaissait la faiblesse humaine, la puissance tyrannique des mauvaises habitudes et craignait un échec complet.

S’abandonnant à Dieu, il pria, implorant la lumière et la force. Il pria longtemps, hésitant toujours mais enfin, dit son biographe, Dieu parla et n’attendant rien de lui et tout de Dieu le religieux annonça qu’il fallait travailler à former une société de tempérance.

Sa détermination causa du mécontentement à Cork. On le plaignit d’avoir, par excès de bonté, cédé aux obsessions des fanatiques. Le respect sans bornes qu’il inspirait ne permettait pas de suspecter ses motifs. Pour les habitants de Cork, il personnifiait la charité. Cependant, il ne vint presque personne à la première réunion convoquée à l’école que le P. Mathieu avait fondée. « Mais, dit-il, si parce que nous allons essayer une seule âme pouvait être sauvée de la mort éternelle, notre récompense ne serait-elle pas suffisante ? Après avoir mûrement réfléchi, j’ai fini par croire que ni vous, ni moi, ni personne en bonne santé n’a besoin des liqueurs qui enivrent ; je vous exhorte donc à suivre mon exemple. »

Et, le premier, il prit l’engagement de l’abstinence totale.

À la seconde réunion, l’auditoire fut assez nombreux. L’école devint bientôt insuffisante ; le Père tint les assemblées dans le Horse Bazaar qui pouvait contenir quatre mille personnes. Jamais cause ne fut plus éloquemment, plus chaleureusement plaidée et la parole de l’orateur était pénétrante comme le feu.

Au bout de quelques mois, l’association de tempérance comptait deux cent mille membres. Tous n’étaient pas de Cork ; il y en avait de plusieurs parties de l’Irlande, car la presse répandait les discours du P. Mathieu et dans tout le royaume, on les lisait avec le plus vif intérêt.

De nombreux pèlerinages s’organisaient de tous côtés pour Cork : on voyait les routes couvertes de gens s’acheminant vers la ville, leur petit paquet à la main et la plupart boitant à leur arrivée, pour avoir trop marché. On voulait voir le P. Mathieu, prendre l’engagement de sa main et recevoir sa bénédiction.

Le petit couvent des capucins vit bien des scènes touchantes et comiques. De dix heures du matin jusqu’à dix et onze heures du soir, les postulants s’entassaient dans le parloir, attendant leur tour : les uns sobres et repentants, les autres à la démarche chancelante, n’osant se risquer à parler, de peur d’être trahis par leur haleine ; de pauvres femmes moins silencieuses, s’efforçant par tous les moyens de les retenir. »

L’un de ces misérables ivrognes — géant aux yeux injectés de sang, aux habits en désordre — s’y débattait un jour, sous l’étreinte de sa femme. Tout frémissant de rage, il hurlait : « Lache-moi… Je ne veux pas du pledge »…

Il s’élançait vers la porte, quand le Père parut. Barrant le passage à l’ivrogne : « Soyez le bienvenu, mon cher ami, lui dit-il de sa voix charmeresse, je suis heureux de vous voir. Quel bien vous allez faire à votre famille ! Dieu va bénir votre travail. Pauvreté n’est pas vice : c’est le péché seul qui nous dégrade. Allons, mettez-vous à genoux, et redites après moi les mots du « pledge, » puis je vous marquerai au front du signe de la croix, et que Dieu vous préserve de la tentation. »

Sous la pression de cette main bénie, le pauvre ivrogne s’agenouilla et prit l’engagement. De semblables scènes se renouvelèrent mille fois. À ceux qui lui demandaient pourquoi il admettait au « pledge » des hommes pris de boisson, l’apôtre répondait : « Ceux qui le prennent ainsi n’y sont pas moins fidèles que les autres. » Et les faits lui donnaient raison.

Partout, on voulait entendre le P. Mathieu. Des milliers de requêtes arrivaient au couvent. Ces pérégrinations répugnaient au Père, mais il lui fallut se rendre aux désirs de tous.

Il annonça qu’il irait d’abord à Limerick, Cette nouvelle y fut reçue avec une joie intense ; elle se répandit rapidement, non seulement dans le district, mais dans le Connaught. Et au jour fixé, la ville fut envahie par une multitude innombrable, avide d’entendre le P. Mathieu.

Les habitants de Limerick exercèrent l’hospitalité avec un zèle admirable. Mais le soir venu, il fallut ouvrir tous les édifices publics, pour abriter la foule des étrangers.

Bien peu, parmi les grands hommes, furent jamais l’objet d’une ovation comparable à celle qu’on fit, ce jour-là, à l’apôtre. Son éloquence porta l’enthousiasme jusqu’au délire. On se battait, on s’écrasait pour parvenir à s’agenouiller devant lui, à prendre l’engagement à ses pieds. Pour arriver à lui, il y en eut qui marchèrent sur la foule.

Les autorités avaient pris toutes les précautions pour empêcher les accidents. Mais si forte était la presse, que les cavaliers du régiment écossais, chargés de maintenir l’ordre, furent enlevés de terre avec leurs chevaux ; la grille de fer au bord du Shannon fut renversée, et un grand nombre d’hommes tombèrent dans le fleuve. Heureusement, personne ne périt.

Dans les autres villes, le P. Mathieu fut reçu avec le même enthousiasme. Son ardeur s’accrut avec le succès. — Il visita toute l’Irlande, et, partout, établit la société de tempérance. Les chemins de fer y étaient à l’état de projet, mais la fatigue des voyages n’était rien, comparée à celle de parler en plein air. Mais le P. Mathieu ne s’en inquiétait aucunement. Il n’aspirait qu’à se sacrifier à la gloire de Dieu et au bonheur de ses créatures.

Il ne croyait au complet endurcissement de personne, et nul ne savait comme lui ranimer cette derrière étincelle d’honneur que l’homme, à son insu même, porte profondément cachée dans son cœur.

On lui attribuait le don des miracles ; on croyait qu’il avait la puissance de préserver les ivrognes des rechutes et de la tentation. D’innombrables faits semblaient le prouver, j’en citerai un seul.

Vivement pressé par ses amis, un portefaix de Cork, probe et intelligent, mais ivrogne fieffé, se décida un jour à se présenter au Père, pour être admis dans la société de tempérance. Il ne voulait plus s’enivrer, disait-il, mais il lui fallait un petit verre tous les jours.

— « Non, non, s’écria le P. Mathieu, il faut promettre l’abstinence complète ou je ne vous admettrai point.

— Je vous dis que je ne puis me passer tout à fait de whiskey, tonna le géant, le Tout-Puissant lui-même n’y pourrait rien.

— N’avez-vous point honte de parler ainsi ? dit doucement l’apôtre. Dieu peut tout… même corriger un misérable ivrogne comme vous. Réfléchissez et revenez dans huit jours. »

Huit jours après, le portefaix se présenta :

« Si vous ne m’accordez pas un petit verre, il n’y a pas moyen, dit-il, j’ai peur de moi.

« Mon fils, dit avec solennité le P. Mathieu, mettez-vous à genoux ; répétez après moi les paroles du « pledge » et je vous promets de la part de Dieu que vous aurez la force de le garder. »

Le colosse vaincu s’agenouilla, prononça les paroles et se releva converti ; de ce jour jusqu’au dernier de sa vie, il fut d’une sobriété parfaite. Suivant son expression, un petit verre l’aurait étouffé.

Le P. Mathieu, établissait partout des cercles de tempérance ; ces cercles étaient un puissant moyen de propagande et d’organisation. De tous côtés, et même des protestants, le P. Mathieu recevait des invitations pressantes.

Son passage à Glasgow fut une marche triomphante. Il visita aussi avec un très grand succès, plusieurs villes de l’Angleterre. À Londres, il fut l’hôte de la plus haute aristocratie. Il se prêtait à tous dans l’intérêt de sa cause, aussi à l’aise d’ailleurs dans les salons des grands que dans son pauvre parloir.

Son zèle n’était pas cependant sans rencontrer de nombreux et puissants obstacles. Outre la passion de l’ivrognerie, il y avait les intérêts lésés et certains poursuivaient l’apôtre de leurs invectives et de leur haine. Mais de ceux même que la tempérance menaçait de ruiner, il lui vint de nobles témoignages de sympathie. George Roe, l’un des plus grands commerçants de Dublin, avait d’énormes capitaux engagés dans les distilleries. Il remit pourtant au P. Mathieu une riche offrande, en lui disant : « Aucun homme ne m’a fait tant de tort que vous, mais le bien que vous faites à mon pays me fait tout oublier. »

Ce bien était immense, et les protestants comme les catholiques voyaient dans le P. Mathieu le messager de Dieu, le plus grand bienfaiteur du royaume.

Le cardinal Wiseman, alors évêque protestant de Birmingham, disait dans l’un de ses sermons : « Dans les siècles passés, un pèlerin arrivait d’Orient, décrivait à ses frères d’Europe les souffrances des chrétiens assujettis au joug des infidèle. Riches et pauvres, à sa voix, marquaient leur épaule du signe de la croix, et faisaient le serment d’exposer leur vie pour le rachat du Saint-Sépulcre. Cette cause était visiblement la cause de Dieu. Comme ce pèlerin inspiré, un humble fils de saint François a traversé notre pays, prêchant contre le vice qui ruine votre santé et perd vos âmes. La croix, il vous l’a fait mettre, non sur votre vêtement, mais dans votre cœur. Comment sa mission a t-elle réussi, et jusqu’où son appel a-t-il été entendu ? Des milliers, des millions d’hommes y ont répondu, prouvant par leur obéissance de quelle autorité cet appel relevait.

« Oui, mes frères, quand vous vous voyez désormais à l’abri du honteux reproche d’intempérance ; quand vous voyez la pauvre famille, naguère désolée et sans pain, aujourd’hui chaudement vêtue et heureuse ; quand vous voyez la jeunesse sobre et industrieuse suivre sans hésitation le chemin souvent aride du devoir, n’oubliez pas à qui, après Dieu, vous devez ces bénédictions, celui qui, à force d’énergie, les a procurées au prince comme au paysan, à la chaumière comme au palais. »

À Boston, le docteur Chaming écrivait :

« Il y a quelques années, s’il eût fallu citer de tous les pays le plus misérable, le plus dégradé par l’intempérance, on eût nommé sans hésiter l’Irlande. Aujourd’hui se forme une Irlande nouvelle, cinq millions ont pris l’engagement, et le nombre est petit de ceux qui y manquent. Il y a sur la vente des boissons enivrantes, un million sterling de différence. C’est le grand événement du jour ; nous ne lisons rien de pareil dans l’histoire, et le chef de ce mouvement, le P. Mathieu, doit prendre place bien au-dessus des héros et des hommes d’état.

« Comme protestants nous pouvons contester le droit des morts à être classés parmi les saints ; voici néanmoins un religieux que ses travaux mériteraient de faire canoniser, et dont le nom, dans le calendrier, ne devrait pas être loin du nom des apôtres. »

En Irlande, l’élite de la noblesse et du clergé voulut manifester hautement son admiration pour le P. Mathieu ; à cet effet, il y eut, au Théâtre-Royal de Dublin, une réunion solennelle. Les voix les plus autorisées rendirent hommage à la vertu et à l’apostolat de l’illustre capucin. O’Connell parla au nom du peuple, et le marquis de Hereford termina la séance, en faisant adopter cette résolution :

« Que les bienfaits résultant de l’apostolat héroïque du P. Mathieu lui donnaient tous les droits à la reconnaissance et à l’ardente admiration de tous les citoyens composant l’empire britannique. »

La vénération du peuple menaçait de tourner à l’idolâtrie, mais son immense popularité n’enivra jamais le P. Mathieu. Il resta humble et conserva toujours une simplicité incomparable.

Lorsqu’on lui parlait des prodigieux services qu’il avait rendus : « Ah, ne me louez pas, s’écriait-il, que n’ai-je tout fait avec pureté d’intention ! »

Son labeur était incessant, tout-à-fait surhumain. Il n’en jeûnait pas moins très rigoureusement : « Je suis l’homme le plus fort de l’Irlande », répondait-il, quand on le pressait de se ménager.

La longue famine qui sévit, et toutes les calamités qui s’en suivirent inondèrent son âme de tristesse et de douleur. Jamais sa charité ne brilla d’un éclat plus céleste que pendant cette période épouvantable, mais sa merveilleuse santé s’altéra. Pendant le carême de 1848, qu’il observa, avec son austérité ordinaire, une attaque de paralysie mit sa vie en danger.

Il se rétablit, mais au lieu de s’accorder le repos que les médecins prescrivaient, il voulut tenir la promesse qu’il avait faite de passer aux États-Unis. Il débarqua à New-York, où on lui fit une réception vraiment royale. À Washington les représentants de la République lui offrirent un siège à la Chambre. Il l’accepta et à son arrivée tous les députés se levèrent — marque de respect qu’un roi n’eut peut-être pas reçue.

On lui offrit aussi de siéger au Sénat, honneur qui n’avait encore été accordé qu’à Lafayette.

L’illustre religieux passa deux ans et demi aux États-Unis, et le « New-York Herald » résumait ainsi ses travaux :

« À soixante ans passés, avec une santé déjà ébranlée, le P. Mathieu a pu visiter vingt-cinq de nos États, faire prendre l’engagement dans plus de trois cents de nos villes principales, ajouter à la longue liste de ses disciples plus d’un million de nos concitoyens, et cela sans une défaillance morale, sans une hésitation, malgré les ravages incessants d’une maladie que la plus légère excitation pouvait rendre fatale. »

« Le Nord, le Sud, l’Ouest et l’Est l’ont vu poursuivre sa mission céleste. »

Il y eut une immense allégresse à son retour en Irlande. La mortalité, l’effrayante émigration avait bien désorganisé les sociétés de tempérance. L’apôtre se remit à son œuvre avec une intense énergie. Mais la maladie poursuivait ses ravages.

Quand l’action lui devint impossible, le P. Mathieu se retira à Queenstown. Et par les belles journées de l’automne 1856, on put voir quelquefois dans les rues ensoleillées un vieillard vénérable. Appuyé sur un jeune homme qui l’accompagnait, il marchait lentement, péniblement. Cette ruine vivante, c’était le P. Mathieu, l’apôtre qui naguère s’élançait au combat avec l’impétuosité irrésistible d’un archange. Tous ceux qui le rencontraient saluaient avec un respect ému. Lui priait ou de sa voix éteinte parlait de Dieu.

Le matin du 8 décembre, une nouvelle attaque de paralysie lui enleva la parole. Il demanda par signes les sacrements et aussi que la porte de sa chambre ne fut fermée à personne.

Plusieurs vinrent s’engager à la tempérance. À genoux près du lit, ils prononcèrent les paroles usitées, puis prenant la main inerte du mourant, ils lui firent tracer sur leurs fronts le signe de la croix.

Le P. Mathieu s’éteignit peu après, sans agonie, comme on s’endort. Sa mort fut un deuil national. Plus de cinquante mille personnes assistèrent à ses funérailles, mais la douleur publique lui fit un cortège encore plus extraordinaire.

« Pour moi, écrivait plus tard Smith O’Brien, que l’Église de Rome le canonise ou non, je le regarde comme un apôtre investi d’un pouvoir presque miraculeux. Si j’avais lu dans l’histoire quels succès ont obtenus les travaux de ce simple prêtre, j’aurais cru à de l’exagération ; mais tous nous en avons été témoins, et nous avons vu les foules renoncer, pour le suivre, à leur passion favorite et lui obéir aveuglement. »

Laure Conan

PENSÉES ANTI-ALCOOLIQUES



Sobriété fait longue vie.

L’alcool soutient l’homme comme la corde soutient le pendu.

Qui trop boit ne surveille ni sa langue ni ses intérêts.

Marché conclu au cabaret donne toujours des regrets.

Par l’alcool la race s’éteint.

Tempérance, aisance : alcoolisme, paupérisme.

L’alcool détruit santé et fortune.

L’intempérance est la nourrice de la médecine.

Prendre un petit verre avant ses repas c’est s’ouvrir l’appétit avec une fausse clef.

Dr Galtier Boissière


L’alcoolisme n’est qu’une vieillesse anticipée. L’homme bien portant est celui qui résiste le mieux aux assauts de toutes les maladies ; or le buveur d’alcool a perdu toute résistance ; à quarante ans il a les tissus d’un homme de soixante ans au moins.

Dr Lannerongue

C’est le genièvre qui anéantit chez les hommes ce qu’ils avaient autrefois de bon, de généreux et de sensible. L’alcoolisé ne sait plus compatir aux misères de ses semblables. Il reste sourd aux malheurs des siens : honneur, dignité, réputation, ne sont plus pour lui que de vains mots dont il est à peine capable de saisir le sens et dont il ne sait plus comprendre la portée.

Alcool, voilà ton œuvre ! Il ne te suffit pas d’abrutir l’esprit, tu pervertis et anéantis encore ce qu’il y a de meilleur chez nous, le cœur.

Dr Lentz

Les descendants d’alcoolisés fournissent une proportion considérable d’épileptiques, de sourds-muets, de scrofuleux, d’hydrocéphales-hydropisie de la tête.

Dr Fournier

Le petit verre quotidien du matin c’est le jeton de souscription pour l’hôpital ; lorsque le sac est plein, on y entre… et on y reste.

Dr Galtier-Boissière.