L’arriviste/La cigale emprunte et chante

La bibliothèque libre.
Imprimerie "Le Soleil" (p. 18-36).

II

HORS DE LA CLASSE

La cigale emprunte et chante


— « Dis donc, Félix, ne crois-tu pas qu’il se gobe un peu, notre professeur, avec sa théorie, en général, sur l’homme qui fait son style, ou le style qui fait son homme ; en particulier, sur les littérateurs de l’avenir qui ont juste le talent de copier leurs devoirs ?

— Tiens, tu as compris cela tout seul, toi, Martial ! C’est bien l’une des rares leçons du maître que tu n’auras pas totalement perdue !

— Pas de farce, Félix, puisque Eugène n’a pas encore parlé. Laisse-le faire un instant, et s’il trouve quelque chose de spirituel à dire là-dessus, tu pourras discrètement le lui emprunter. »

Comme tout cela a été proféré sur un ton plus élevé que celui de la conversation ordinaire, le groupe habituel de Guignard est augmenté de curieux, de rhétoriciens surtout qui ont été témoins de la petite altercation en classe et qui viennent féliciter Larive, suivant la langue des potaches, d’avoir été dans les « honneurs ». Mais on connaît trop bien le caractère de ces deux types pour croire un instant que cette prise de bec puisse tourner aux gros mots sérieux. Au milieu de la bande, Félix se remit bientôt et d’un ton mi-badin, c’est tout ce qu’il pouvait faire, il reprit :

— « Puisqu’il faut tout vous dire, n’invectivez pas notre savant professeur. Il a raison, le digne homme. En effet, j’ai « souvenance que… l’occasion… quelque diable aussi me poussant… je tondis chez Guignard la largeur de ma langue. »

Un formidable « Haro ! » déchire l’oreille, attire le regard des régents et se répercute de groupe en groupe, où l’on connaît si bien la manière des deux copains qui en ont commis tant d’autres.

— « Avouez-le donc, aussi, mes amis ; quelle idée de nous imposer, à vous et à moi, à moi principalement, une dissertation sur Le Misanthrope ! Est-ce que j’ai pratiqué cela, moi, la misanthropie ? Ai-je eu le temps, depuis ma tendre et innocente enfance, de détester quelqu’un, de tenir mes frères, mes camarades en suspicion ? Suis-je l’homme de Plaute : Homo homini lupus ?

Non certes ! Avec Térence, Ô mes amis, laissez-moi dire plutôt : Homo sum, et humani nihil a me alienum puto !

Cela se conçoit pour ce sauvage de Guignard parti de ses montagnes de Bellechasse avec l’idée fixe d’avoir à se méfier de tout le monde. Mais j’aime tous les hommes, tous les hommes, moi, en attendant l’heure trop prochaine, hélas ! où il me faudra encore chérir l’autre moitié du genre humain.

— Félix ! interrompit le grand Philippe Lanoue, roulant ses gros yeux comiques en boules de loto, nous ne te permettrons pas de jeter de tes idées troublantes dans l’âme ingénue, prude et candide de notre Eugène. C’est bien assez déjà que tu prennes part à ses succès littéraires, avec ou sans sa permission, laisse-lui au moins, comme dirait notre maître, la personnalité de ses sentiments après avoir débauché celle de son style. — Puis, ne sentirais-tu pas peser sur toi, comme sur nous tous, le regard autorisé de nos maîtres de salle qui s’inquiètent là-bas ? Ainsi donc, mon vieux, un peu plus de retenue pour ta langue, si tu ne veux pas en avoir trop pour jeudi » !

En effet, les rires par trop bruyants qui s’ensuivent ne manquent pas d’attirer l’attention des surveillants et de tous les sages sur le cercle où l’on s’amuse. Et les réparties tintamarresques, accompagnées d’une mimique exorbitante, lancées sur un ton dont l’emphase voulue fait rigoler, de se poursuivre sans interruption, jusqu’à ce que la cloche réglementaire vienne mettre fin à cette trop courte demi-heure de récréation, remplie de jeune gaieté.

À la salle d’étude, où tous, les fervents des exercices physiques, les penseurs et les rieurs, s’en vont maintenant travailler jusqu’à six heures, les fronts se rassérènent sous l’effort de la pensée devenue momentanément plus sérieuse devant la tâche du lendemain. Cependant, d’ici de là, une œillade, un sourire vient rappeler l’algarade joyeuse, comme ces lueurs intermittentes qui clignotent à l’horizon, quelque temps après l’orage, sous l’effet attardé du fluide électrique resté dans l’air. Mais Eugène Guignard, lui, n’y pense plus. Il s’est mis sérieusement à son travail ; il est de ceux, encore trop rares au collège, qui marquent leurs journées, bonnes ou mauvaises, de ce qui se fait en classe et non pas durant les heures de récréation. Car c’est dans ces salles d’étude que le psychologue trouve un intéressant champ d’observation sur toute cette jeunesse qui accuse inconsciemment des tendances, des traits de caractère, des goûts, une mentalité, un tempérament si divers et si suggestifs de l’avenir d’un chacun. Depuis l’humaniste des toutes premières classes jusqu’au philosophe finissant, qui s’exerce à comprendre la gravité de ces derniers mois du cours classique et du commencement de la vie sérieuse, tous accusent plus ou moins ce qu’ils devront être dans la vie pratique : hommes d’action ou de caractère, poursuivant pour l’heure dans de gros dictionnaires la recherche du mot propre, comme ils se livreront plus tard, dans le fouillis des intérêts sociaux, à la poursuite de l’avoir ou du prestige qui élève ; hommes du rêve et d’ambition inerte, qui demandent à leurs voisins la solution du problème difficile ou la démonstration oubliée du théorème, comme on les verra tant de fois, se défiant d’eux-mêmes, s’attarder dans l’antichambre des gens en autorité, qu’ils courtiseront de leurs espérances vitales.

Au temps libre du soir, la scène va changer dans la cour de récréation. L’insuffisance du luminaire, la nécessité d’une surveillance plus étroite, du moins il y a quelque trente ans, obligeaient les régents de supprimer les jeux et les exercices physiques, pour ne permettre que la conversation, et les cent pas perdus, par groupes. La formation de ces cercles, où certains élèves, toujours les mêmes, se retrouvaient chaque jour réunis, comme les membres d’une famille, n’était pas exclusivement l’effet du hasard ; tant il est vrai que ceux qui se ressemblent se rassemblent, à quoi peuvent contribuer encore les accointances paroissiales ou familiales, même la communauté de classe. C’est dans ce groupement qu’un bon nombre d’élèves, peu enclins aux exercices violents, trouvent leur distraction durant les temps de récréation. C’est un petit état dans l’état où s’agitent des idées, des préoccupations, des prétentions quelquefois — oserions-nous ajouter jusqu’à des intérêts, puisque nous ne voudrions pas dire des dilections — tout à fait particuliers, qui ne sont pas, qui ne peuvent être ceux des cercles voisins.

En ces jours d’automne, où les ténèbres de la nuit descendent trop tôt des grands arbres et des toits, où les souvenirs des vacances sont encore vivaces, la récréation du soir, chez les « grands » surtout, se réduit aux entretiens plutôt privés. Ces jeunes « grands » vont et viennent, deux à deux, sur le pavé du jeu de balle ou le lopin attitré de chaque cercle. C’est là qu’on échange à loisir ses impressions sur les choses de la vie de collège, qu’on se communique ses espérances individuelles, ses projets personnels ou ceux des parents, tandis que de l’autre côté des hautes murailles de l’institution, les bruits de la ville viennent aussi, de temps à autre, comme un rire moqueur, narguer ces illusions de la jeunesse sur la vie réelle.

Eugène Guignard et Félix Larive se retrouvent ensemble. Seul à seul ils peuvent causer sans être en butte aux saillies des joyeux camarades, et celui-ci saisit l’occasion, qu’il a dû même rechercher, pour faire part à son ami d’une idée entretenue depuis quelques jours. Il est un des officiers de la fanfare, et, en sa qualité d’élève de rhétorique, il a été chargé de faire un discours sur la musique pour la célébration de la fête prochaine de Sainte-Cécile, patronne des musiciens. C’est un de ces secrets d’écoliers qu’on aime à tenir avec le plus de sérieux, afin d’avoir un plus grand plaisir à les trahir pour les intimes.

— « Mon cher Guignard, je suis bien aise de pouvoir causer avec toi dans l’intimité ; car j’ai à t’entretenir d’un sujet qui m’occupe depuis quelques jours. Ce sera bien entre nous, c’est entendu. Je me suis laissé prendre, l’autre jour, lors de notre dernier exercice de la fanfare, à accepter la proposition de faire le discours traditionnel sur la musique, le 22 du mois. J’aurais dû refuser cet honneur, très-certainement ; mais la surprise d’abord et la réflexion ensuite m’en ont empêché. Je n’insisterai pas au sujet de la surprise, passons tout de suite à la réflexion. — Il est de coutume que ce discours soit fait par un élève de rhétorique, et comme cette année, il paraît que je suis le plus à la main des quelques musiciens qui sont en même temps rhétoriciens, je n’ai pas cru devoir m’en défendre plus que cela.

— Je te vois venir. Tu veux de l’aide ?

— Oui, tout juste, mon cher ; parce qu’il y va de l’honneur de la classe. Tu te rappelles le succès de Louis Dusol, l’année dernière. — Il a encore, tu sais, nos applaudissements dans les oreilles, cela est évident, et il n’y a pas de problème de mathématiques qui l’intéresse autant, cette année, que de trouver parmi nous qui pourrait faire aussi bien que lui.

— Mais c’est toi, et vas-y, mon vieux !

— Voyons, parlons sérieusement. Il ne s’agit pas de faire du marivaudage, comme dirait Philippe Lanoue, ni assaut de galanterie entre nous. Sans te vanter, même en te vantant un peu, ce que, pour ma part, je trouve bien plausible, il faut reconnaître que tu es notre fort en discours, l’espoir de notre classe pour le grand concours du Bac. Je puis dire que tous les confrères comptent sur toi.

— Mais nous n’aurons pas, je suppose, de musique au baccalauréat, cette année ; il ne manquerait plus que ça !

— Non, mais comprends donc. Tu es à leurs yeux le chevalier tenant de la classe, pour le grand tournoi des collèges, et moi je te demande de l’être ici pour les rhétoriciens de cette année, au milieu et à l’encontre des autres classes qui viennent de nous précéder ou qui nous suivront.

— Et tu crois que je vais me laisser prendre dans la glue de tes flatteries ? Est-ce que mes pauvres parents m’ont envoyé et me tiennent coûteusement ici afin de préparer mon avenir, ou de me faire le champion de ces chers confrères qui ne me regarderont plus demain, malgré tous les succès oratoires que j’aurais pu remporter pour eux par ton organe ?

— Je vois que j’ai touché la mauvaise corde. Changeons de doigté. J’aurais dû mieux comprendre ton excellent travail sur Le Misanthrope au lieu de chercher à le copier. J’ai eu tort de vouloir t’intéresser à la gloriole impersonnelle de confrères que tu n’aimes guère, c’est évident. — Je te vois venir, me disais-tu, il y a un instant. — Tu dois me voir aussi maintenant piétiner sur place, rôder autour de toi, et tu prends plaisir à me laisser faire. Eh bien, oui, là ! Soyons plus franc. C’est moi-même, moi, ton camarade intime, que l’ambition tente et que l’aventure embête. À part le plaisir que j’aurais à ne pas rater mon effet sur l’esprit de nos camarades et de nos maîtres, il y a celui que mon succès ne manquerait pas de causer à mes parents. Et tu ne saurais croire ce que cela peut comporter de crédit pour l’avenir et de faveurs concrètes pour les vacances prochaines.

— C’est beaucoup mieux, ça, Félix ! Le sentiment, l’amitié entre nous ; ça me va. J’aime beaucoup mieux t’entendre parler de cela purement et simplement, que du drapeau en papillotes dorées de mes chers confrères. Car je n’ai pas encore tout à fait oublié les brimades avec lesquelles ils m’ont accueilli ici, dans mon personnage d’Armagh, à mon entrée. Comme je n’ai pas oublié, non plus, la générosité toute spontanée qui t’a porté à réagir en ma faveur, ni l’amitié que tu m’as constamment témoignée depuis lors. Je ferai pour toi ce que tu me demandes. Je ne te promets pas de réussir ; c’est bien autre chose ; mais je veux du moins témoigner de ma bonne volonté.

— C’est déjà pour moi le gage du succès, ne serait-ce que d’un succès tout relatif pour toi, auquel mes propres moyens ne me permettent guère d’aspirer. Je veux dire que je suis certain d’avance de te devoir beaucoup de reconnaissance. Je ne l’oublierai jamais non plus. Sois-en certain ! Quelle que soit la destinée qui nous attende après les études, j’aurai, je l’espère, l’occasion de te prouver d’une manière plus pratique la sincérité de mes sentiments à ton égard.

— O blast ! Ante leves pascentur… Ne dirait-on pas, voyons, que nous répétons ici tous deux une petite scène de mélo pour amuser prochainement les confrères, à la fête du directeur, par exemple ? Faudra-t-il jurer cela à la vie à la mort : toi rusé Nisus ; moi, innocent Euryale ? Il y a pas mal de mois, sais-tu, que j’ai cessé de compter sur ces rengaines-là ? Dis-le donc, et je te croirai, que si tu as naturellement bon cœur, il t’arrive accidentellement aussi de te faire une mauvaise tête. En ce moment, tu es trop pusillanime pour te fier à tes forces, ou trop paresseux pour te mettre au travail, voilà tout ! J’ai dit oui. Que me demandes-tu encore ?

— Plus rien, cher Alceste, sauf peut-être de revenir un peu plus vite de ton Misanthrope et de ta misanthropie. On m’a reproché de t’en avoir subtilisé quelque chose ; j’aurais dû tout prendre pour ne rien t’en laisser.

— À la salle, messieurs ! clame le régent.

— Donc, c’est dit. Je compterai à la fois sur ton obligeance et ta discrétion. N’est-ce pas, cher Alceste de mon doux rêve ?

— Oui, oui, Nisus de mes cauchemars.

Eugène Guignard est un de ces élèves qui se plaisent à voir leur avenir en noir. Parti trop vieux du foyer domestique, retenu trop longtemps dans l’isolement de la vie rurale pour ne pas en avoir conservé la timide méfiance, avec un esprit doué d’ailleurs des plus grands talents, il reste fermé aux espérances souvent frivoles de la jeunesse. Quand il songe aux jours où il devra s’engager dans la grande lutte du chacun pour soi, il sent, dans son for intérieur, quelque chose d’incapable et d’incertain qui lui demandera plus tard, à lui le fort pourtant, de s’accrocher à la remorque d’un Larive peut-être. Aussi abdiquera-t-il de bon gré, pour le moment, son ambition juvénile et le verra-t-on travailler avec ardeur au succès et à l’avantage de son ami.

Ah ! s’il avait pu comprendre qu’il faisait dès lors une première expérience des travestissements injustes de la vie sociale, où il n’y a pas que le geai stupide qui emprunte au paon plus stupide encore, mais où tant de cigales chantent aux dépens des fourmis !

On a reproché quelque part au fabuliste Lafontaine d’avoir faussé la vérité entomologique et calomnié la cigale, qui n’aurait jamais rien emprunté à cette fourmi, égoïste, avare, accapareuse, méritant plutôt de personnifier, nous aurions mis le monopoleur, mais on a dit le bandit de grand chemin.

Pardonnons, pardonnons, nous, à Lafontaine dont la bonhomie n’entendait pas malice, d’avoir prêté aux animaux ce qu’il a trouvé chez les hommes ; d’avoir fait dire à l’apologue ce que raconte plutôt l’histoire, et d’avoir laissé aux idéologues une métaphore qui leur aide si bien à peindre certaines réalités de nos scènes sociales, où tant de faiseurs brillent pour tant de timides.

Et ce fut à quelques jours de là un grand succès, un triomphe insoupçonné que remporta Félix Larive quand, aux yeux et aux oreilles ébahis des professeurs, des élèves de l’institution, même de quelques parents exceptionnellement invités à la fête, dressant fièrement la tête, enflant la voix, il fit dérouler la fantasmagorie du verbe de Guignard et de son geste bien à lui.

L’auteur lui-même, tapi dans un coin de la salle, comme un coupable qui se dissimule, dépouillé du reste de tout amour-propre, faillit s’applaudir… et le trouva beau ! C’est à peine s’il put réprimer l’envie de saluer au passage celles de ses idées ou de ses phrases qu’il avait le plus affectueusement léchées. Pour un rien, lui, la bonne tête docile de la classe, le disciple convaincu du magister dixit, il eut révoqué en doute les apophthegmes du professeur et de Hello, et reconnu combien l’on peut tout de même faire bonne figure dans le monde sous la défroque d’autrui.

Puisque le personnel d’une salle de collège est la société en miniature, les personnages en vue y ont aussi leurs suivants, et nous n’avons pas oublié les claqueurs de Félix qui ont, certes, aujourd’hui beau jeu.

— Après tout, ce rustre de Guignard ne sera pas seul à soutenir l’honneur de la classe au concours général de la fin d’année. Mieux que cela, il tombe au deuxième rang, Guignard !

Mais c’est le lendemain et les jours suivants que son humilité eut diversement à s’exercer dans les abois. Le cercle des intimes où trônait, imperturbable, le héros de la fête, fut pendant plusieurs récréations consécutives le rendez-vous de tous les gens à salamalecs et à compliments, qui s’en venaient chaudement féliciter cet impayable Félix Larive, décidément appelé à bien d’autres succès, dans le grand monde. — On verrait cela !

En son absence, comme à la sourdine, dans de petits conciliabules sympathiques et discrets, on en parle encore et l’on va plus loin. Les bons maîtres, spécialement chargés de faire l’éducation de ce brillant sujet, jettent la vue sur l’avenir. Ils en profitent pour vaticiner un peu. Ils ont d’ailleurs remarqué depuis longtemps la valeur intellectuelle de cet élève un peu léger, peut-être, pour le moment, mais qui se ressaisira. Avec sa parenté, ses hautes relations sociales, avec cet art de la parole dont il accuse déjà le si précieux talent, il ne saurait manquer de fournir une belle carrière qui fera honneur, non-seulement à l’institution, mais encore à tous ses condisciples.

— « Voyons ! N’est-ce pas, M. Guignard ? »