L’art dans l’Afrique australe/13

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Berger-Levrault (p. 117-126).

Adieux à mon wagon


« Rien n’est petit ni vulgaire où le cœur a passé. »
Ed. Pailleron.
Hermon, novembre.




U n écrivain du dix-huitième siècle a laissé quelques pages touchantes sur sa vieille robe de chambre qui, après de longs services, devait, à son grand chagrin, avoir une remplaçante.

Un poète de notre temps dédia de ses plus beaux vers à sa maison, dont les circonstances l’obligèrent à se séparer.

Enfin l’aimable Tœpfer, l’auteur si connu des Nouvelles genevoises, a écrit un très joli chapitre sur un de ses plus vieux amis : son bâton d’encre de Chine.

J’éprouve aussi un peu le même sentiment et tiens à dire quelque chose de notre wagon à bœufs, qui vient de disparaître derrière la colline.

Nous avons dû nous séparer, après quinze ans d’intimité : mais voilà la vie, quand les meilleurs serviteurs deviennent vieux, ils sont obligés de prendre leur retraite, à moins qu’on ne la leur impose, ce qui a été le cas pour notre lourd wagon,
au dételage
qui nous a si souvent et si fort cahotés sur les abominables routes du pays des Bassouto et environs, et qu’en revanche nous avions si souvent graissé, repeint et fait réparer. Mais, cela est convenu, il n’y a pas ici-bas de si vieux amis qui ne doivent se séparer un jour.

Cette séparation qui s’imposait — car les fréquentes réparations de notre véhicule devenaient par trop dispendieuses — a donc eu lieu aujourd’hui, et c’est un habitant d’une partie éloignée du district, un Morolong, nommé Selematsela, — un nom compliqué et peu flatteur qui veut dire : « Celui qui bavarde au lieu de labourer », et qui renferme un bon conseil : « Ne labourez pas le chemin », — qui est venu le chercher suivant nos conventions : en échange de deux bons bœufs.

J’ai laissé partir ce vieux serviteur de la mission, qui a si bien gagné ses invalides, mais avec une émotion justifiée par ses longs et constants services.

Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?

Ces vers de Lamartine peuvent s’appliquer à toutes sortes de choses et, par conséquent, au wagon sud-africain, d’autant plus qu’on finit par s’y attacher plus qu’on ne pense.


en route

Il y a une vingtaine d’années que j’ai vu le nôtre pour la première fois ; c’était au nord du Lessouto ; une de ses roues venait de se casser, au grand embarras de M. M… qui voyageait avec sa famille et qui, à grand’peine, put le faire réparer tant bien que mal, et continuer sa route ; mais je ne me doutais pas, en faisant alors mon croquis ci-contre, que ce piteux véhicule, que je voyais si mélancoliquement immobilisé sur la route, nous servirait d’arche de Noé pendant de longues années.

Ce wagon aurait certainement une histoire intéressante à raconter s’il pouvait le faire.

Aussi, pendant que j’ai la plume à la main, je vais essayer de lui servir de secrétaire.

Il fut acheté neuf pour un de nos plus anciens collègues, M. L. Cochet, vers 1874, à Lovedale, la
en voyage
grande institution missionnaire écossaise, située dans le sud de la colonie du Cap et où l’on forme des instituteurs et aussi des menuisiers, des forgerons, des charrons, puis encore des imprimeurs et relieurs. Son premier voyage fut assez difficile — l’émotion d’un premier début — et dura plusieurs semaines, malgré les efforts des douze ou quatorze bœufs qui le remorquaient, car il n’y avait pas de ligne de chemin de fer, dans les abords du pays des Bassouto, comme maintenant.

M. Cochet mourut en 1876, et son wagon passa à M. Marzolff, avec lequel il eut beaucoup à voyager du nord au sud du pays, si bien qu’après quelques années, M. Marzolff ayant pu avoir, après l’incident mentionné plus haut, un autre véhicule neuf, on le fit retaper — pas le collègue, mais le wagon — et M. Weitzéker, nouvellement arrivé au pays, en devint le propriétaire momentané. Mais, après plusieurs accidents, cette voiture fut alors mise au rancart, avec une réputation tout à fait déplorable.

Enfin, lorsque, à notre tour, nous eûmes besoin d’un véhicule, à la fin de 1885, il nous fut offert, et je me hâte d’ajouter qu’avec une tente neuve et une couche de peinture, on arriva à lui donner un air très présentable ; cependant la couche de peinture ne s’étendait pas jusqu’à sa réputation.

Néanmoins, depuis lors, nous avons vécu ensemble, sans avoir le moindre motif de nous plaindre de lui et lui de nous, j’espère. Nous n’avons pas versé une seule fois, et si nos bœufs ont souvent senti le fouet, lui n’a jamais fait que le porter.

Que de voyages nous avons faits ensemble, à l’ombre sous sa tente, lisant, chantant ou dormant
notre ancien conducteur de wagons
l’évangéliste azariel lebeisa
même, ressemblant quelque peu au roi aussi fainéant que mérovingien dont Boileau trace un court portrait :

Quatre bœufs attelés, d’un pas tranquille et lent.
Promenaient dans Paris le monarque indolent.

On y était bien un peu à l’étroit surtout avec une précieuse bande d’enfants ; mais quelle joie pour ceux-ci quand un de nos braves conducteurs, Moleko ou Azariel, plaçait dans la main d’un de nos fils le manche du fouet, mesurant bien 2 mètres et demi de long !

D’abord, de très nombreuses fois, nous avons visité les annexes ou chapelles-écoles du district, et parcouru tout le Lessouto, car, pour le missionnaire, le voyage de la vie se change souvent en une vie de voyage.


le rocher des singes et le fleuve orange, près aliwal north

Nous dûmes, un jour, aller jusqu’à Bloemfontein, très modeste petite capitale de l’État libre d’Orange, alors peu connue dans l’histoire, tranquille sous ses eucalyptus et dans sa poussière, ignorante du chemin de fer et des mines d’or de son voisinage qu’elle connaît trop bien aujourd’hui. Nous avions à visiter le dentiste et à faire divers approvisionnements.

Nous allâmes aussi à Aliwal-North, au nord de la colonie du Cap, voir l’excellent Dr C. Daumas, le fils d’un pionnier de la mission du Lessouto ; et plusieurs fois à Smithfield, dans l’État libre d’Orange, pour visiter la petite église indigène, fondée et soutenue par le Dr Lautré.

Nos enfants aimaient ce wagon d’amour extrême, rien ne leur faisait autant de plaisir que quand on parlait de l’atteler ; il était pour eux la quintessence de ce qu’il y avait de meilleur au sud de l’Afrique ; et, à la station, lorsque la lourde machine n’avait pu être mise à l’abri, elle était leur perchoir préféré.

Devenus grands, il était pour eux, comme pour les enfants indigènes, ce qu’ils cherchaient à reproduire le plus souvent et qui formait leur jouet idéal.

Nous, parents, étions beaucoup moins entichés de cet hôtel ambulant ; nos premières expériences de voyage avaient absolument manqué de charmes : un mois et plus dans un véhicule plein de caisses, l’ignorance de la langue de nos conducteurs et un jeune homme de six mois, pas très bien portant, nous avaient fait très peu apprécier ce genre de locomotion.

Combien les roulottes coquettes aperçues dans le temps, lors de fêtes foraines en France, sont luxueuses avec leurs rideaux aux fenêtres, leurs jolis meubles, et la cage où un serin gazouille de son mieux, à côté de nos grosses guimbardes sud-africaines ! Il est vrai qu’avec les rudes routes du Lessouto, les roulottes coquettes seraient vite en capilotade avec leurs meubles et leurs canaris.


wagon et bœufs en terre glaise

Notre wagon nous laisse, somme toute, des souvenirs précieux ; puis il a mieux terminé sa carrière qu’il ne l’avait commencée et cela vaut, après tout, bien mieux que l’inverse.

Que de belles heures de halte dans les champs il nous a procurées ! Et ces réveils à l’aube, alors qu’on entendait au loin un coq répondre à un autre, pendant qu’on attelait, en trébuchant de sommeil, ne manquaient pas d’une certaine poésie.

Et ces repas, faits au grand air, où la bouilloire à café fournissait le principal des menus, ne manquaient pas de sel… ni de poivre, grâce à la poussière de la route.

Et ces visites aux annexes, avec arrêts dans des villages
modèle de wagon fait par un enfant missionnaire
païens, et ces séances de lanterne magique, ayant pour écran la tente du wagon, méritent aussi d’être mentionnées avec reconnaissance.

Il y aurait quantité de souvenirs à évoquer, au sujet de traversées de rivières, petits événements presque toujours agrémentés d’incidents fort pittoresques, peut-être, pour les spectateurs, mais fort peu régalants pour les voyageurs.

Que de complications, parfois, pour franchir à gué une rivière de quelques mètres de large, ou quand celle-ci, grossie par les pluies, ne devenait guéable qu’après des heures d’attente sur des rives boueuses et désertes, et qu’il ne nous restait plus comme seule distraction que de mettre une pierre au bord de la rivière et d’aller voir de temps à autre si l’eau avait baissé !

Mais dans combien d’occasions avons-nous été gardés de tout danger et préservés d’accident, et où nous n’avons pas toujours fait comme la poule qui, disent les Malgaches, regarde à Dieu à chaque gorgée qu’elle boit.

Va, vieux wagon, va-t-en en paix chez Ne-labourez-pas-le-chemin, tu as bien rempli ta carrière, puissions-nous répondre aussi bien au but pour lequel le Divin maître nous fait cheminer ici-bas !


en observation