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L’associée silencieuse/04

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (16p. 14-17).

CHAPITRE IV

ALBERTE DUMONT.


— Bonsoir, petit frère !

— Bonsoir, petite sœur ! Alice n’est pas avec toi ?

— Elle ne saurait tarder. Je suis partie de l’usine l’une des premières.

— Pauvre Alice, son patron la retient toujours après ses heures de travail. N’est-ce pas qu’elle aurait besoin de repos ?

— Mais non, elle ne se plaint pas, Monsieur Normand est si bon pour elle. Et toi, qu’as-tu fait, cet après-midi ?

— Après votre départ, ce midi, j’ai lu durant environ une heure puis, je suis allé au Patronage, comme chaque jour. Je suis revenu immédiatement après la Bénédiction du Saint-Sacrement.

— Je vois que depuis ton retour, tu n’as pas perdu ton temps : La table dressée, le souper qui mijote

— C’est le moins que je puisse faire… À votre retour du travail, il me semble qu’il n’est que juste que vous ayez votre souper prêt.

— Tu es la perle des petits frères.

— Et, Alice et toi, vous êtes les perles des petites sœurs !

— Je vais faire un brin de toilette et aussitôt qu’Alice entrera, nous nous mettrons à table.

Vive et radieuse, Alberte Dumont enjamba les gradins de l’escalier, pénétra dans le cabinet de toilette et bientôt, la maison entière retentit de la cristalline mélodie d’un chant joyeux.

Alberte Dumont était une adorable jeune fille de vingt et un ans. Brune, plutôt grande, élégante et gaie, sa longue chevelure noire encadrait harmonieusement un visage délicat qu’illuminaient deux grands yeux noirs si vifs et perçants qu’ils dominaient tous ses autres charmes et mettaient en relief le sourire bon, joyeux et tout rempli de jeunesse qui continuellement fleurissait ses lèvres.

— Tu es bien joyeuse, ce soir, petite sœur !

— Pourquoi ne le serais-je pas ? Il fait beau, je viens de terminer ma tâche quotidienne, je retrouve au foyer le meilleur des petits frères… Ce serait vraiment ingratitude de ma part de ne pas être heureuse !

— Bonnes petites sœurs, comme vous remplissez gentiment le rôle de mère que vous vous êtes assigné auprès de moi ! Jamais une plainte, jamais un reproche, jamais la moindre marque d’impatience…

— N’est-ce pas tout naturel ? Nous sommes maintenant seuls tous trois, et si tu étais l’aîné, n’agirais-tu pas de même envers nous ?

— Mais je ne suis plus un enfant, j’ai seize ans, je pourrais travailler.

— Nous voulons que tu sois instruit, c’est le seul héritage que nous puissions te préparer…

— Et durant ce temps, vous travaillez, vous vous imposez mille privations…

— Et puis après ?… Crois-tu que nous ne sommes pas plus heureuses, Alice et moi, quand nous te voyons, aux distributions de prix, couvert de lauriers que si nous nous achetions, de temps en temps, une robe de plus ?… Quand nous avons eu le malheur de perdre notre chère maman, j’avais huit ans, tu en avais trois et Alice, qui venait de terminer ses études au couvent de Lorette, en avait à peine dix-sept. Je me souviens de la double prière que cette douce maman adressa à papa et à Alice, sur son lit de mort. À papa, elle demandait de ne pas nous donner une seconde mère et à Alice, de ne pas nous quitter avant que nous ne soyons en état de gagner honorablement notre vie. Alice était alors à l’âge où l’on commence à faire des projets d’avenir, elle était jolie, affectueuse, remplie de jeunesse, de vie et d’ardeur… Elle a fait taire ses aspirations et ses rêves, a bâillonné sa jeunesse, s’est improvisée petite maman pour nous deux, nous a choyés comme ses propres enfants, a veillé jalousement sur nos âmes et nos intelligences. Grâce à son souriant sacrifice répété chaque jour, nous avons continué à avoir notre cher foyer dont elle était l’âme, la lumière et le cœur, elle a continué maman auprès de nous et de papa. C’est grâce à elle si papa ne s’est pas remarié et si le culte de la morte est resté intact dans cette maison. Et puis, quand les jours sombres sont revenus, quand, après avoir épuisé presque toutes nos économies, nous avons eu le malheur de perdre papa…

— Tu t’es jointe à Alice pour continuer auprès de moi, le petit être désormais doublement orphelin, le papa et la maman disparus.

— N’étais-ce pas naturel ? Ne devais-je pas faire pour toi ce qu’Alice avait fait pour nous deux ? Je n’avais pas terminé mes études ; mais on n’a pas besoin d’être une savante pour faire une bonne ménagère. J’ai donc quitté le couvent, sinon sans joie, du moins sans trop de regret. Alice venait d’entrer comme secrétaire privée de Monsieur Normand et à mon tour on me trouva une place comme simple ouvrière dans l’usine. Par mon application, j’ai mérité la confiance de ce bon Monsieur Normand, je suis devenue contremaîtresse de l’usine. J’aime mon travail qui nous permet de continuer la vie familiale et nous donne, sinon le superflu, du moins tout le nécessaire.

— Et pendant que vous vous privez pour subvenir aux frais de mon instruction, moi je me vois réduit à accepter ce dévouement sans ne rien faire pour en diminuer le fardeau… J’ai bien souvent honte de me savoir à votre charge.

— Ta ! Ta ! Ta ! c’est notre grande ambition à Alice et à moi de faire un savant de notre petit frère… Il ne faudrait pas gâcher notre plaisir. Nous ne demandons pas autre chose que ce que tu nous donnes aujourd’hui, nous n’avons qu’un seul désir : te voir profiter le plus possible des quelques petites privations que nous nous imposons de si bon cœur pour toi. Plus tard, quand nous serons vieilles, que tu seras prêtre, avocat ou médecin, nous nous dirons, Alice et moi : « Mais oui ! ce beau grand garçon, s’il est ce qu’il est, c’est à nous qu’il le doit ! « Et tous ces petits sacrifices que nous nous imposons aujourd’hui seront alors amplement récompensés.

— Je ne te vois pas bien en vieille fille, ma chère… Un jour, tu te marieras…

— Me marier !… Vois-tu, mon chéri, se marier, pour les gens de notre condition, c’est courir au devant d’une somme de sacrifices bien grande, de privations, d’abnégation et souvent de souffrance qu’il faut endurer dans le silence. Épouser un des nombreux ouvriers que je rencontre chaque jour à l’usine, partager ma vie avec un de ces braves êtres un peu primitifs, endurcis à la misère et à la pauvreté… C’est si peu engageant… La pauvreté m’effraie, c’est plus fort que moi, je ne puis me faire à l’idée de passer ma vie dans une gêne continuelle… Et le ménage de l’ouvrier, qu’est-ce sinon une gêne de chaque jour, une immolation journellement renouvelée ? Avec Alice et toi, dans notre chère petite maison, si nous ne connaissons pas l’opulence, du moins, nous ne sommes jamais à la gêne ; mais… mariée avec un de ces pauvres ouvriers dont j’admire le courage souriant, saurai-je trouver en mon âme assez de foi pour me soutenir au milieu des épreuves qui m’attendront plus tard ?… Et cependant, je sens bien que je ferai comme les autres, le mirage du bonheur fera un moment taire toutes mes craintes, je me résignerai à devenir épouse d’ouvrier pour répondre à la destinée que Dieu a tracée à toute femme ici-bas. Je serai épouse pour devenir mère…

— Mais ce n’est pas un simple ouvrier que tu épouseras, Alberte chérie, ce sera quelque grand personnage que ta beauté éblouira… Les Princes Charmants existent encore, malgré ce qu’on en dise…

— Je ne me fais pas d’illusion, je suis bien éveillée et n’ai plus de ces vaines espérances. C’était bon pour autrefois, quand j’étais petite, et que je lisais les contes de Perrault. Depuis ce temps, j’ai lu le grand livre de la vie et je t’assure qu’il est brutalement réaliste ! Allons, tu me fais divaguer. Heureusement que j’entends Alice qui entre, nous allons bien vite nous mettre à table.

— Bonjours, les enfants !

— Bonjour, petite mère ! Tu es en retard.

— Deux lettres que Monsieur Normand m’a dictées après la fermeture. Comment, le souper est prêt ?

— Ovila s’est improvisé maître-queue. À table, je meurs de faim. Sais-tu ce qu’il me disait, ce grand garçon ?… Il voudrait travailler…

— J’ai honte de passer les journées à ne rien faire, quand vous vous éreintez pour moi…

— Plus tard, mon petit, ton tour viendra à toi aussi. Je serai alors une très vieille fille et tu seras obligé de me donner un coin dans ta maison.

— Et moi donc ?…

— Toi, Alberte, tu te marieras. D’ailleurs, toi aussi, tu devras m’héberger de temps en temps et… me laisser bercer tes bébés…

— Oh ! j’allais oublier de te raconter… Tu ne saurais croire quelle monumentale gaffe j’ai faite cet après-midi ?…

— Quoi donc ?

— Laissez moi d’abord me servir de ce potage. Bon ! j’y suis. Imaginez-vous, mes enfants, que cet après-midi, je… Non, commençons d’abord par le commencement. Voici : J’étais dans la salle des expéditions, occupée à expliquer à Joseph Bernard le mode d’emballage d’une grosse commande de pâtes que nous devons envoyer à Terreneuve. Il était vers cinq heures et demie, je venais de laisser tout mon monde en plein travail, car les commandes débordent, comme tu dois le savoir. Tu sais que, même lorsque je suis occupée dans un coin, je ne perds pas de vue mes ouvrières ; aussi, tout en parlant à Bernard, je suivais la vie de l’usine. Tout à coup, devine ce que je vois ?

— Où ça ?

— Dans l’usine, au milieu de mes ouvrières.

— Ce devait être Sa Majesté Satan, car, dit un proverbe : « Où se trouvent deux femmes causant ensemble, le diable est entre les deux où à la droite de l’une d’elles. »

— Tu es trop spirituel, mon garçon, et j’ai envie de ne pas continuer mon histoire.

— Ce serait injuste pour Alice, qui n’a rien dit.

— Mais enfin, qu’as-tu vu ?

— Un homme, ma chère, un homme, un étranger, un beau et chic jeune homme, fumant flegmatiquement une cigarette…

— Rien que cela ?

— C’est que tu ne sais pas, petit frère, qu’il est strictement défendu de laisser pénétrer les étrangers dans l’usine, que la fabrique foisonne de pancartes : « Les Étrangers ne sont pas admis » « Défense de parler aux employés durant leur travail ». De voir ainsi ce bel étranger se promener cyniquement dans l’usine, en contravention à la consigne, vous comprenez que cela me faisait faire du mauvais sang, comment diantre a-t-il pu entrer sans que je ne le voie ? me disais-je. Il n’a pu entrer que par la porte d’arrière. Et pendant que je me faisais ces réflexions, le bel étranger continuant sa promenade dans l’usine, accostant tout le monde avec ce sans gène et cette aisance propre au maître de la maison. Grand, élégant, aux manières courtoises et dégagées, il semblait se croire chez lui, allant de l’un à l’autre sans se soucier du désordre que son intrusion avait causé. C’est trop fort, me dis-je, on n’entre pas ainsi chez les gens sans crier gare, comme en un moulin !

— C’était tout de même un peu le cas…

— Il aborda Lauzon, le boulanger, et sembla s’intéresser extrêmement au fonctionnement des pétrins mécaniques, puis se fit expliquer par Pierre Ménard, le mécanisme des fours cylindriques et des couteaux. Ce doit être quelque reporter, me dis-je, autant fermer l’œil ; mais en ce moment, il revenait vers les ouvrières et en un instant, toutes avaient quitté leur travail et l’avaient entouré. Je jugeai qu’il dépassait les bornes…

— Mais ton assiette est vide… Veux-tu de la crème ?

— S’il te plaît. Merci ! Alors, je n’y pus tenir et laissant Monsieur Bernard à son expédition, je m’avançai vers l’intrus : « Vous désirez, Monsieur ? » Vous croirez peut-être qu’il prit un air contrit et penaud ? Bien non, mes amis, bien loin de là, je vous l’assure. Il leva vers moi son regard, un regard où il y avait un peu de surprise, de l’ironie et beaucoup de sourire, il m’examina des pieds à la tête ; mais sans effronterie, plissa les lèvres, comme pour réprimer un éclat de rire : « Rien, Mademoiselle ! » reprit-il avec moins d’assurance.

— Je regrette, Monsieur ; mais il est interdit de déranger les ouvrières pendant leur travail.

— Je suis confus d’avoir été indiscret, Mademoiselle, dit-il en inclinant la tête, j’ignorais. Toutefois, je serais très désireux de visiter l’usine.

— Il faut vous adresser à Monsieur Normand. Si vous voulez me suivre au bureau ? Si vous aviez vu les figures que tout le monde me faisait, il n’y avait pas jusqu’au père Larue, le gardien, qui ne regardât mon action comme une espèce de sacrilège. Toujours d’une politesse exquise, l’étranger inclina de nouveau la tête et me suivit jusqu’à la porte du bureau où je demandai au garçon de l’introduire auprès du patron. Eh bien ! cet étranger, savez-vous qui il était ?

— Je crois le deviner, dit Alice.

— Quand je revins auprès des ouvrières, on m’apprit que c’était le fils même du patron que je venais d’éconduire d’une manière si cavalière !

— C’est bien cela. Monsieur Étienne est en ville depuis hier, il est venu prendre Monsieur Normand et Mademoiselle Ghislaine à leur sortie de l’usine. Je comprends maintenant ce qu’ils avaient à rire. Il devait leur raconter sa mésaventure.

— Pourvu que Monsieur Normand ne se formalise pas de ma bévue ?

— Sois sans crainte, lui et son fils seront les premiers à en rire. Comment n’as-tu pas reconnu Monsieur Étienne ?

— C’était la première fois que je le voyais.

— C’est vrai, depuis dix ans qu’il a quitté Saint-Hyacinthe, le fils du patron n’y a fait que de rares apparitions.

— Mais alors, ce Monsieur, c’est Jean Nord, le chroniqueur de la Revue Indigène ?

— Mais oui… C’est bien lui.

— C’est curieux, je ne me le figurais pas tel ! Ses articles respirent l’ironie, l’aigreur. le sarcasme même… à le lire, on croirait un désabusé, un mécontent de la vie et cependant, lorsqu’il me regardait, cet après midi, ses yeux francs, sa figure ouverte, son sourire spirituel et gai, tout disait la vie et la jeunesse. Quel âge a-t-il ?

— Il est à peu près de mon âge.

— Qu’importe, après tout… Que fais-tu ce soir, Ovila ?

— Je vais aller au Patronage, comme d’habitude ; mais je ne m’attarderai pas. Et vous ?

— Alberte a du travail de couture à faire, nous ne sortons pas.

— À tout à l’heure, alors.

— Va mon chéri, amuse-toi bien, profite de tes vacances, il te faudra travailler ferme, cette année, pour ta classe de Belles-Lettres.

— Ne craignez pas, je saurai me rendre digne de votre affectueuse tendresse.

— Tu sais, nous tenons, Alice et moi, à aller te couronner, l’an prochain.

— Je vous promets de remporter tous les premiers prix.

Laissées seules, les orphelines enlevèrent le couvert, lavèrent la vaisselle, s’occupèrent durant quelques instants aux menus soins du ménage et, lorsque tout fut bien rangé, tout soigneusement disposé, elles prirent leur ouvrage de couture et vinrent s’asseoir sur la véranda.

Les orphelines occupaient, rue Concorde, près du pont, le logement où elles étaient nées et où étaient morts leur mère et leur père. Cette humble demeure, qui constituait tout leur actif, faisait en quelque sorte partie intrinsèque de leur vie.

Ce quartier de la ville, exclusivement habité par d’humbles ouvriers et de petits rentiers, n’est pas joli, il a été, il y a une quinzaine d’années, rasé presque complètement par une conflagration et se trouve ainsi privé des beaux grands arbres qui en faisaient autrefois le charme et qui constituent le pittoresque de Saint-Hyacinthe. Mais les demeures, si proprettes, si soigneusement entretenues, toutes recouvertes d’un vert rideau de vignes sauvages offrent au promeneur un charme irrésistible en leur simplicité, on y sent partout ce souci de l’ordre et du soin, le désir du beau que la fortune de la vie ne permet pas de réaliser. Du côté de la rivière, le paysage immédiat est moins attrayant encore. L’Yamaska, endiguée à l’autre extrémité de la ville, n’y présente plus qu’une série de flaques croupissantes, entre les aspérités du banc d’ardoise qui forme son lit. Du côté de la ville, la plage est plate, sale, envahie par une végétation grossière et poussive recouvrant à peine les nombreux déchets que les crues du printemps y charrient et qu’on y laisse pourrir.

Mais quand le soir, le soleil se mire en ces innombrables lacs minuscules et leur prête l’éclat varié de ses rayons ultimes, on se croirait transporté soudain en quelque pays féerique.

Et puis, sur la rive sud, verte et escarpée, se dessinent gracieusement les petits villages de Saint-Joseph et de La Providence avec leurs ormes centenaires que leur position, sur la hauteur de la rive, fait paraître gigantesques.

Mais, ce soir, Alberte était insensible à la beauté ou à la laideur du paysage et, pendant que son aiguille glissait sous la pression de son doigt, sa pensée avait délaissé l’humble logement d’ouvrières, l’image souriante et doucement ironique du beau jeune homme entrevu cet après-midi hantait ses esprits et y jetait un trouble jusqu’alors inconnu. Est-ce que, par hasard, Ovila aurait dit vrai, que les Princes Charmants ne seraient pas tous disparus ?