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L’associée silencieuse/06

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (16p. 19-22).

CHAPITRE VI

LE SOLEIL QUI ARDE


Le projet d’une expédition en auto à Saint Judes avait d’autant plus souri à Monsieur Normand qu’il espérait que ce petit voyage, outre le plaisir intime qu’il lui procurerait, aurait sur son fils une influence salutaire.

La ferme ancestrale était pour lui une sorte de Mecque où il allait bien souvent puiser la force et le courage aux sources vives de la vie des siens.

La jeunesse aime le brillant, l’éclat, le plaisir et le bruit ; mais quand l’homme a atteint l’âge mur, qu’il épuise lentement ses énergies et ses forces aux combats de chaque jour, c’est dans le souvenir du passé qu’il demande la volonté de ne pas faillir, le courage nécessaire pour faire face aux luttes nouvelles.

Pierre Normand était descendant de l’une de ces très humbles familles de pionniers dont l’histoire discrète et cachée est une longue et admirable épopée. Il y avait deux cents ans bientôt que le premier de sa lignée, apôtre de la civilisation, était venu s’établir en pleine forêt, dédaignant les centres alors un peu déboisés, pour s’enfoncer toujours plus avant dans les bois et leur arracher leur mystère.

Cet aïeul était la souche de la famille canadienne dont s’était ramifiée toute sa lignée et l’humble ferme de Saint-Judes, l’âtre ardent d’où s’était en quelque sorte irradiée la bienfaisante influence du pionnier apôtre.

Instinctivement, le meunier avait, et dès sa plus tendre enfance, senti l’aimant qui l’attirait vers ces champs presque dénudés, il en avait su tirer une leçon salutaire et constante de force, de courage et d’énergie et en son âme religieuse de la tradition, avait alors germé le désir de les faire le plus tôt possible rentrer dans le patrimoine familial.

C’est ainsi qu’un jour, la vie de son usine paraissant bien affermie, le meunier avait acheté à prix d’or les quelques cents arpents de terre sablonneuse défrichés par ses pères et que, après une interruption de trois générations, la vieille demeure avait de nouveau abrité un Normand.

Il est vrai que trois générations des siens avaient grandi et étaient morts loin de ce berceau de sa famille, que trois quarts de siècles s’étaient écoulés depuis le jour où son aïeul, comme la samare ailée de l’érable que le vent emporte, avait déserté le village natal et était venu s’implanter au Petit Maska, alors ville naissante, espérant y trouver la fortune et y créant un nouveau foyer et un nouveau centre d’énergie ; mais le lien ancestral est si puissant qu’il conserve malgré l’éloignement toute son influence tenace et vivifiante et si quelques chaînons se détachent, le magnétisme opérant, la chaîne n’en reprend pas moins solide et intense plus loin.

Pour le brave mascoutain, le voyage à Saint-Judes, une promenade dans ces champs où se lisaient comme en un livre la vie et les labeurs des siens, une nuit de repos sous ce toit croulant où avaient dormi tant de ses aïeux, constituaient une sorte de pèlerinage dont il sortait plus ardent, plus ferme et courageux.

Et dans sa naïve confiance il se disait que si le spectacle du passé réveillait chez lui tant de souvenirs, faisait naître tant de vigueur, de vaillance et de calme sérénité, si surtout, il avait su demander aux choses d’antan la direction sure qui avait toujours orienté sa vie, comment plus son fils, cette intelligence si admirablement cultivée, ne s’en laisserait-il pas émouvoir ?

Ce qu’il n’avait pu faire ; rattacher son fils à la tradition familiale, la grande voix des aïeux, leur souvenir bien vivant à travers les temps réussiraient peut-être à l’opérer ?

Mais Étienne n’était pas un sensitif et d’ailleurs le passé lointain des siens ne le préoccupait aucunement, le présent seul l’absorbait, ce présent qu’il avait un moment cru gâché ; mais que le joli minois d’une humble petite ouvrière avait miraculeusement ensoleillé.

Le voyage fut plutôt terne pour lui en dépit de l’esprit taquin de Ghislaine et de l’affectueuse tendresse de sa mère, et s’il s’était écouté, il serait revenu en ville dès le lundi matin avec Ghislaine et son père ; mais Madame Normand avait décidé de prolonger sa visite jusqu’au mardi et force fut au jeune homme de lui tenir compagnie.

Il fit dans les bois de longues courses pour tromper son ennui, ces bois qu’il avait si souvent visités, autrefois, durant ses vacances, dont chaque arbre aurait du évoquer un souvenir ; mais son âme était trop absorbée par la radieuse vision qu’il avait un moment aperçue, à l’usine de son père, pour se laisser émouvoir par aucune chose qui lui était étrangère.

De retour en ville, il dut accompagner sa mère dans ses courses et l’aider aux préparatifs du souper auquel devaient assister Louise Gareau et sa mère, et que Madame Normand désirait soigné et somptueux.

Ce souper aussi, fut pour Étienne une véritable corvée, il se sentait trop observé, trop étudié, cette rencontre des deux jeunes gens était par trop visiblement préparée, le but en était trop apparent et le jeune homme jaloux de sa liberté ressentait une sorte d’aversion contre celle que lui avait destinée sa mère.

Non que les convives lui aient par ailleurs été antipathiques, bien loin de là. Madame Gareau était une de ces femmes qui ne vivent que pour leurs enfants, ne s’inquiètent que pour eux, subordonnent à leur bonheur leurs vies entières. Chez elles, le charme de l’amour maternel fait pardonner bien des défauts quand elles en ont et lorsque, comme Madame Gareau, elles sont intelligentes, bonnes, affables, délicieusement polies et courtoises, ce charme nouveau ajouté à tant d’autres rend leur compagnie plus agréable encore.

Quant à Louise, elle était comme tant de jeunes filles de son âge, à la sortie du couvent, gracieuse et fraîche, douce, souriante, naïve et confiante. Trop intelligente pour ne pas réaliser la valeur du rôle qu’on lui avait confié dans cette petite comédie vivante, charmée d’ailleurs et bientôt conquise par la mâle prestance de ce grand garçon qu’on lui destinait pour époux et qu’auréolait à ses yeux un commencement de célébrité, elle donna la pleine mesure de ses charmes. Excellente musicienne, elle crut un moment voir passer un peu d’émotion dans le regard d’Étienne comme il se penchait vers elle pour tourner les pages de son album et qu’elle exécutait avec un brio où elle avait mis toute son âme, une musique classique. Ce commencement d’émotion, elle crut un moment plus tard le constater dans l’extase heureuse du jeune homme, alors qu’elle chanta l’Ave Maria de Faure ; mais hélas ! elle ne pouvait demeurer toute la soirée au piano, il fallut causer et cette bonne Madame Gareau, avec cette maladresse qu’ont souvent les mères trop confiantes en la science de leurs filles, eut le malheur de faire dévier la conversation sur les chroniques d’Étienne. Un homme de mérite aime rarement que l’on parle de ses œuvres et recevra plus facilement une critique judicieuse qu’une louange maladroite.

Pour Louise comme pour toute jeune fille fraîchement émoulue du couvent, la littérature française se confinait à Racine, Corneille, Bossuet, Massillon, Bourdaloue, Madame de Maintenon et Madame de Sevigny, le bon Lafontaine dont on apprend les Fables, Molière, Lamartine, Hugo et Vigny dont on permet quelques extraits, et quelques autres parmi les plus modernes.

Avec un tel bagage littéraire, elle était en très mauvaise posture pour discuter avec Étienne.

Quelques réflexions lancées par la jeune fille eurent le don de faire reparaître sur les lèvres d’Étienne ce sourire ironique qu’elle y avait remarqué à son arrivée chez Madame Normand et qui l’effrayait instinctivement.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Que penses-tu de Louise ? lui demanda sa mère, lorsque les invitées furent parties.

— C’est une charmante jeune fille.

— N’est-ce pas ? Madame Normand se coucha radieuse, ce soir là, croyant bien que ses projets ne sauraient manquer d’aboutir à bonne fin et que son fils épouserait la fille unique de sa plus intime amie.

Mais Étienne, qui n’avait pas voulu déplaire à sa mère et s’était imposé comme devoir d’être aimable envers ses convives, n’en rêva pas moins à Alberte Dumont, la jolie petite contremaîtresse de son père.

Le lendemain, le journaliste s’éveilla de très bonne heure, alla faire une promenade sur l’Yamaska et entra à la salle à manger comme en sortaient Ghislaine et son père.

— Me veux-tu pour compagnon de route, petite sœur ?

— Où vas-tu ?

— À l’usine, si tu daignes bien m’attendre.

— À l’usine ? Mais tu vas t’y ennuyer terriblement, beau citadin !

— S’ennuyer à l’usine ! reprit Monsieur Normand, que cet énoncé avait fait bondir d’indignation. Et pourquoi cela ? pourrait-il trouver plus vaste champs d’études ? Si tous les réformateurs et les pseudo apôtres d’œuvres sociales les fréquentaient un peu plus, nos usines, s’ils prenaient la peine de vivre un peu de la vie laborieuse du peuple, peut-être ne diraient-ils et n’écriraient-ils pas tant de sottises !

Étienne se garda bien d’avouer à son père que ce n’était pas tant l’âme et la vie laborieuse du peuple en général qu’il désirait étudier ; mais que tout son intérêt se concentrait sur la petite contremaîtresse si fidèle à la consigne.

Il laissa son père sous l’impression que dans son âme se réveillait l’intérêt pour l’œuvre qu’il avait si magnifiquement édifiée, que le passé commençait à opérer chez lui. Il prit place avec eux dans l’auto qui les conduisit au moulin.

— Ghislaine, dit Monsieur Normand, en pénétrant dans son bureau, je te donne congé cet avant-midi, fais faire le tour du propriétaire à ce grand garçon.

— Je veux bien, papa, mais notre visite ne durera pas tout l’avant-midi, j’aurai le temps de vous donner un coup de main au retour.

— J’espère que, cette fois, je ne serai pas éconduit ?

— C’est ta faute aussi, grand frère, tes visites à l’usine sont tellement rares que nos ouvriers ne te reconnaissent qu’à peine. N’est-ce pas, papa.

— Et nos petites contremaîtresse sont fidèles à la consigne…

— Je vous en félicite, mon père. En pareille circonstance le Petit Caporal décorait ses soldats.

En sortant du bureau, la première personne qu’ils rencontrèrent fut Alberte. En apercevant le jeune homme, la contremaîtresse sentit ses joues s’empourprer, ce qui n’était pas de nature à diminuer le charme de sa figure, d’autant que ses grands yeux profonds se voilèrent insensiblement d’une vague crainte. Trop franche pour se dérober, elle s’avança vers le frère et la sœur.

— Bonjour, Mademoiselle Alberte, connaissez-vous mon frère ? dit Ghislaine avec une pointe de malice.

— J’ai eu le bonheur de rencontrer Mademoiselle une fois… dit Jean en esquissant un sourire.

— Je vous dois des excuses, Monsieur, et c’est bien franchement que je les fais. Je vous prie de croire que je regrette…

— Il ne faut rien regretter, Mademoiselle, j’étais le seul à blâmer. D’ailleurs, en me rappelant au règlement, vous avez démontré de quelle manière ponctuelle vous exécutez les ordres de mon père. Loin d’accepter vos excuses, je vous dois des félicitations et comme faveur, je vous demande de faire la visite de l’usine sous votre direction.

Puis la conversation s’engagea, alerte et vive, entre les jeunes gens. Alberte accompagna les visiteurs à travers l’usine, s’efforçant d’en bien faire comprendre le fonctionnement au jeune homme. Étienne écoutait avec une sorte de religion les explications que lui fournissait la jeune fille, posait maintes questions, pour les prolonger plus encore, frappé d’admiration devant la maîtrise que possédait la jeune fille sur tous les divers fonctionnements de la machinerie, sur les opérations multiples effectuées.

Alberte parlait naturellement, sans recherche, sans hésitation ; sur ses lèvres se présentaient d’eux-mêmes les termes clairs et précis, faisant image, elle savait tellement vivre de la vie de l’usine que pour elle chaque rouage avait une signification, chaque levier était un gage de travail et de vie.

Obligée de surveiller le travail de ses ouvrières, Alberte dut, à plusieurs reprises, s’absenter pour donner des ordres. Elle s’excusait alors auprès des visiteurs, puis elle revenait, reprenait l’explication commencée à l’endroit précis où elle l’avait interrompue, l’amplifiait, fournissait maints détails, parlant sans affectation, avec son cœur et son âme aimante et toujours surveillant la vie de l’usine qui était confiée à sa garde.

La visite se prolongea jusque vers dix heures.

— Que me disais-tu, petite sœur, que j’allais m’ennuyer ici ? C’est admirable, ce que je viens de voir et d’entendre.

— Si la vie du moulin t’intéresse, il faudra y revenir plus souvent, méchant grand frère.

— Pour en bien comprendre tout l’intérêt, Monsieur, il faut, comme votre père, vivre de sa vie.

On venait d’entrer dans la salle d’empaquetage, cette salle dont quelques jours plus tôt, Alberte avait expulsé si malencontreusement le journaliste.

Ghislaine interpelait par leurs noms les ouvrières, s’informant de leur santé, des parents ou des enfants laissés à la maison et tout ce monde lui souriait comme à une fée bienfaisante.

— Vous ne sauriez croire, Monsieur, quelle somme de bien accomplit votre sœur avec ses sourires ?

— Je crois le deviner, Mademoiselle. Sous son masque de petit lutin, ma cadette cache un cœur exquis. Je rougis franchement de ne l’avoir pas précédée dans cet apostolat.

— L’âme simple et naïve du peuple est comme celle des enfants, elle a besoin de sourire et d’affection. C’est le cœur, chez votre père, qui dirige l’usine, c’est sa bonté qui a gagné le dévouement de ses employés, c’est cette paternelle affection qu’il prodigue à tous qui a produit ce prodige que chaque ouvrier ici, se considère solidairement responsable du succès de l’entreprise entière.

Ces profondes vérités, énoncées si simplement, frappèrent Étienne. Il leva les yeux vers la jeune fille et rencontra son regard franc et candide, son regard profond où se lisaient une grande pitié et une ineffable tendresse.

— Allons, grand frère, il faut aller retrouver papa. Es-tu satisfait de ta visite ?

— On ne peut plus et je vous dois, Mademoiselle, une grande partie de mon plaisir. Grâce à vous, j’emporte de l’œuvre de mon père une compréhension toute nouvelle et combien plus noble !

— Aurevoir, Mademoiselle Alberte.

— Aurevoir, Mademoiselle Ghislaine. J’espère que vous serez des nôtres lors du pique-nique annuel ?

— Je ne saurais y manquer. L’invitation s’étend à mon frère, n’est-ce pas ?

— Je n’osais ; mais si Monsieur Normand consent, ce sera certes un grand plaisir pour nos ouvriers de retrouver la famille au complet.

Pour le retour, Étienne avait pris place à côté de Ghislaine, dans la riche automobile que la jeune fille conduisait toujours elle-même.

— Sais-tu qu’elle est bigrement jolie, sœurette, la petite contremaîtresse de papa !

— Et si bonne, si dévouée !

— Et si intelligente !

S’il n’avait pas été aussi absorbé par le charme du rêve qui commençait à poindre en son âme, Étienne eut pu voir le regard finement inquisiteur et ironique de sa cadette ; mais le journaliste était déjà replongé dans sa rêverie, cependant que la lourde voiture avançait en trombe sous le dais verdoyant et que tout près, coulait l’eau de l’Yamaska, cette eau qui avait parcouru des milles et des milles, courant, impatiente et fébrile, pour aller enfin se briser sur la digue… comme tant de nos rêves…