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L’associée silencieuse/10

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (16p. 31-35).

CHAPITRE X

LE FEU QUI PÉTILLE.


La glace était enfin rompue et durant les deux semaines qui suivirent, Étienne ne négligea aucune occasion de se retrouver sur le chemin de la jeune fille.

À la sortie de l’usine, où il se rendait maintenant régulièrement chaque après-midi, il s’ingéniait à trouver une raison pour s’excuser de ne pas accompagner son père et Ghislaine et guettait les deux sœurs pour leur faire un bout de conduite. Le soir, sa flânerie le conduisait infailliblement vers l’humble quartier où elles demeuraient, insensiblement il était devenu un intime de la maison où il avait trouvé en la personne du jeune Ovila un admirateur enthousiaste, sinon expérimenté, de ses travaux littéraires.

Puis vint le pique-nique annuel des employés de l’usine de son père qui lui procura une longue journée de bonne causerie avec Alberte.

C’était une des traditions de l’usine qu’un jour chaque année, les portes se fermaient, la machinerie restait silencieuse, et tout le personnel avec parents et amis, allait passer la journée sur la montagne de Belœil.

Fidèle à son rôle de père de ses ouvriers Monsieur Normand présidait avec sa franche et cordiale bonhomie ces agapes familiales, entourant chacun de prévenances, soucieux de voir tout le monde bien profiter de la fête. Depuis quelques années, Ghislaine secondait son père et son sourire venait encore ajouter à la joie générale.

Mais cette année, la fête était encore rehaussée par la présence d’Étienne. La présence du fils du patron au milieu d’eux avait été très sensible aux ouvriers, d’autant plus que le journaliste, redevenu lui-même, radieux du bonheur nouveau qui remplissait son âme, était exubérant de gaîté et de bonne humeur, affable et cordial pour chacun. On retrouvait chez lui le digne fils du patron aimé, celui qui, dans l’esprit de tous, restait le futur continuateur de l’œuvre paternelle.

Après le dîner, pris sous les grands érables qui croissent autour du lac, quelqu’un proposa de monter sur le « Pain de Sucre ». Ce que l’on appelle le « Pain de Sucre » est cet immense bloc de roc qui couronne le plus haut pic de la montagne et sur lequel Monseigneur Forbin-Janson avait fait ériger une énorme croix de bois depuis longtemps détruite par le feu ; mais dont on découvre encore quelques vestiges.

— Viens-tu, grand frère ? demanda Ghislaine.

— Et vous, Mademoiselle Alberte ?

— Oh oui ! ce doit être si joli là-haut !

— L’ascension ne vous effraie pas ?

— Nullement et le spectacle, là-haut, doit être une ample compensation au mal que nous allons nous donner.

— Et vous, Mademoiselle Alice ?

— C’est un exploit que je renouvelle chaque année.

— Alors, en route.

La montée, d’abord assez facile ne tarda pas à être plus raide, le sentier qui conduit du lac au sommet est étroit et à peine tracé, il bifurque à maint endroit et pour ne pas perdre son chemin, il faut avoir des instincts de coureur des bois. Mais Étienne connaissait très bien la montagne et, sous sa direction, les jeunes filles se sentaient en sûreté. À deux ou trois reprises, l’étroit sentier devint si raide qu’il fut contraint d’offrir l’aide de son bras à ses compagnes pour les aider à le gravir. Solidement arcbouté à un arbre, il faisait avancer à petite étapes les jeunes filles qui se cramponnaient à son poignet. Ghislaine et Alice riaient joyeusement ; mais quand venait le tour d’Alberte, il sentait sa petite main trembler dans la sienne.

Il avait pris une sente plus ardue que les autres ; mais d’un parcours beaucoup moins long, de sorte qu’ils arrivèrent sur le sommet alors que les autres groupes n’étaient encore qu’à mi-chemin.

L’ascension se fait complètement à couvert et lorsque l’on atteint le « Pain de Sucre » on se retrouve soudain en une éclatante lumière qui nous éblouit.

— Que c’est joli ! s’exclama Alberte. Au-dessus d’eux, si loin que leurs yeux pouvaient embrasser, le bleu du ciel ; à leurs pieds, une admirable garniture de verdure avec, au bas, le carrelage des champs que serpentaient les flots bleus du Richelieu. Plus loin encore, des champs et toujours des champs dont les plans rectilignes donnaient l’illusion d’un damier infini. Par-ci par-là, quelques arbres isolés ou des bosquets touffus d’où fusait le clocher de quelqu’humble église de campagne… Et les spectateurs restaient là, ébahis, silencieux, en extase. Alice et Ghislaine, lasses, s’étaient assises sur un bloc de roc, à l’écart ; mais Alberte, debout près du jeune homme, restait immobile, sous l’emprise de la beauté du panorama… Il fallut l’arrivée de leurs compagnons pour les arracher à leurs rêves.

La descente fut rapide et joyeuse. Cette fois, on prit la route la plus longue, celle qu’avait suivie l’autre groupe pour l’ascension. Alice et Ghislaine, mêlée au gros des ascensionnistes, avaient laissé seuls Étienne et Alberte. Le jeune homme avait gracieusement offert son bras à la jeune fille qui, lasse, n’avait pas cru devoir refuser. C’était la première fois qu’il la sentait si près de lui, si bien à lui de cœur et d’âme.

Le convoi spécial qui ramenait les excursionnistes laissait Belœil à sept heures et, après un frugal lunch, chacun s’empressa de gagner les voitures qui devaient les conduire à la gare. Mais pour ce retour en ville, Alice et Alberte durent accepter une place dans l’automobile du patron.

En arrivant à Saint-Hyacinthe on déposa Monsieur Normand, père, à sa demeure et les deux jeunes gens allèrent finir la soirée chez les orphelines.

Plus il pénétrait dans la vie intime d’Alberte, plus Étienne se sentait pris à tous ses charmes, séduit pas sa grâce naturelle, son esprit calme et pondéré, la douce naïveté de son âme, ce cachet de neuf et de jeune qui s’exhalait de toute sa personne. Lui dont la première jeunesse avait été plutôt austère, qui un moment s’était cru un cœur aride et froid, sentait, au contact de cette âme naïve ardente et neuve, battre son cœur de toute la force de son ardeur et de sa jeunesse si longtemps réprimées.

Que dire ? Étienne et Alberte se plaisaient et étaient jeunes… Or entre l’homme de trente ans et la jeune fille de vingt printemps, il ne peut exister que deux sentiments : l’amour ou l’indifférence. L’amitié est une utopie à cet âge… elle ne vient que plus tard, quand les êtres ont dépassé l’âge des passions… Et un homme comme Étienne, ayant atteint l’âge critique où le cœur menace d’éclater si l’on veut continuer à le contraindre, pouvait-il rester indifférent devant les



grands yeux profonds, le sourire de madone heureuse, l’âme fraîche et candide d’Alberte ?…

Et Alberte ?…

Ils s’aimaient, s’aimaient éperdument, sans oser se le dire, sans oser même se l’avouer à eux-mêmes ; mais le feu sous les cendres n’en est pas moins brûlant, il arde, il consume et n’attend qu’une brise plus forte pour jaillir en une lumineuse flambée.

— Dis donc, grand frère, tu nous négliges, depuis quelques jours, lui dit sa cadette en sortant de table le lendemain soir.

— Moi ? Allons donc, jamais je n’ai été aussi affectueux pour vous !

— Mais ces longues soirées durant lesquelles tu nous laisses seuls, papa, maman et moi ?

— Méchante sœurette, qui se mêle de moucharder !

— Pour ce que cela est difficile ! Il n’y a que maman à ne pas comprendre…

— Et toi ?

— Moi ? Il y a longtemps que j’ai deviné ton secret… Crois-tu que…

— C’est une confidence que tu veux ?

— Bah ! On ne confie pas ce qui est un secret de Polichinelle ! Tu l’aimes donc bien, ma petite amie Alberte ?…

— Hélas !

— Comment ? Hélas !

— J’ai peur que des projets que je caresse ne rencontrent pas l’approbation de papa et de maman.

— Quant à papa tu as tort, ce n’est pas lui qui te désapprouverait…

— Mais notre mère ?…

— Je t’avoue que tu vas rencontrer plus d’opposition de son côté. Elle avait formé sur toi certains projets…

— Oui, je sais, avec Louise Gareau…

— Ah ! tu avais compris ?…

— Pour ce que c’était difficile à comprendre…

— Enfin elle ne désire rien plus que ton bonheur et puis, il est trop tard pour reculer, maintenant. Je t’avais averti, tu te rappelles ?

— Qui te parle de reculer ? J’aime profondément Alberte, je sens qu’avec une femme comme elle pour épouse, je serais capable de belles et grandes choses. Au contact de son âme, je me suis senti un tout autre être. Ma foi, mon ardeur, mes enthousiasmes de jadis, mes idéals de collège, ma jeunesse en un mot, me sont revenus… Je me suis senti renaître à la vie comme après une longue maladie, un rêve affreux et, si je la perdais, je sens que le cauchemar me reprendrait… Et cependant, j’ai peur…

— Aie confiance, mon grand, laisse parler ton cœur c’est encore le meilleur guide de nos actions.

— Bonne Ghislaine !

— Je t’aime tant ! Bonsoir, on t’attend là-bas et il ne faut jamais faire attendre les Dames… Une seule chose que je te demande : Sois prudent, ne t’engage pas définitivement avant d’avoir consulté papa et maman.

— Je te promets, petite sœur.

Une demi-heure plus tard, Étienne entrait dans l’humble logement d’ouvrières.

— Vous êtes un ancien du Patronage, Monsieur Normand ? s’enquit Ovila, le Père Eugène m’a parlé de vous cet après-midi.

— Comment ? Le père Eugène est en ville ?

— Il est reparti pour Montréal où il doit passer deux semaines avant son retour à Québec. S’il avait su votre présence ici plus tôt, il serait allé vous voir. Il m’a montré votre portrait, dans le cadre des « Anciens ».

L’évocation de ses années de Patronage avait réveillé chez lui tout un monde de souvenirs… Le Patronage !… Que de joyeux moments il y avait passés autrefois, à jouer à la « buche », au « échasses » ou aux « Barres Militaires » ! Il se faisait alors une gloire de compter parmi les pionniers de l’œuvre de ne l’avoir jamais désertée… Et puis insensiblement il s’en était détaché, comme de tant d’autres choses, conduit par la vie et ses exigences. Durant quelques années il avait correspondu avec le vénérable Directeur qui avait veillé sur sa jeunesse puis, le Père Eugène ayant lui-même été appelé à quitter Saint Hyacinthe, ces correspondances s’étaient peu à peu espacées et enfin était venu l’oubli… Et cependant, comme ils étaient réconfortants les bons conseils du Père Eugène !

Mais Alberte était si jolie ce soir là que bientôt se dissipa l’impression pénible que lui avait causée cette évocation du passé et le journaliste se laissa aller à la douce réalité du présent ensoleillé.

Discrète, Alice s’était retirée à l’écart, prétextant un travail urgent. Elle s’était installée dans la salle à manger, laissant les amoureux au boudoir.

La conversation roulait depuis quelques instants sur ces sujets banals et insipides dont les amoureux qui ne se sont pas encore fait d’aveux décisifs ont le secret et auxquels ils savent découvrir, par un sortilège inouï, un charme incomparable.

— J’oubliais de vous dire que j’ai lu votre article sur Saint-Hyacinthe… Comme c’est indulgent pour nous ! Mais surtout, comme c’est différent de ce que vous aviez l’habitude d’écrire…

— Avez-vous aimé mon étude ?

— On aime toujours entendre dire du bien de soi !… Et puis, c’était une telle révélation, une chose si imprévue chez vous…

— Que voulez-vous dire ?

— Nous étions habituées à trouver chez vous une telle ironie… et votre étude sur notre chère ville vibre de sincérité filiale.

— Est-ce à dire que vous préfériez mon mode d’hier ?

— J’aurais été chagrinée de vous voir aiguiser votre sarcasme sur votre ville natale, cela m’aurait paru de l’ingratitude. Quand j’ai vu au sommaire de la revue le titre de votre article, je vous avouerai franchement que j’étais émue… mais mes craintes ont vite disparu…

— Vous n’aimiez pas mes articles d’autrefois ?

— Vous me faisiez peur… il y avait tant de rancœur dans ce que vous écriviez alors…

— C’est qu’alors, je voyais la vie sous son mauvais angle, dans ce qu’elle a de laid, de triste et de délétère…

— Et maintenant ?…

— Maintenant j’ai retrouvé mon âme de vingt ans…

— Et c’est au contact de votre ville natale, de la vie des vôtres, que ce miracle s’est opéré ?

Il allait répondre en un élan sincère et vibrant : « C’est depuis que je vous ai connue, depuis que j’ai découvert le trésor de courage, de dévouement et de pure jeunesse que vous êtes, que mon âme a retrouvé sa foi en ses semblables, son désir de bien, sa soif d’idéal… c’est au contact de votre âme si douce, si sincères, si suave de fraîcheur et de vérité que mon propre cœur s’est purifié ! C’est que, depuis mon arrivée ici, j’ai connu le plus grand bien terrestre qu’il soit départi à l’homme, un bien sans lequel, fortune, gloire, renommée et honneurs ne sont que des leurres : l’amour ! Je vous aime, Alberte, je vous aime de toute la force de mon être, je vous aime de toute l’ardeur de mon cœur, de ce pauvre cœur si longtemps comprimé, ce cœur qui jamais encore n’a battu et que Dieu, en son infinie bonté, a gardé libre de toute attache afin que je puisse un jour le consacrer tout entier à vous aimer, que seule votre douce image en fasse le joyau, que je puisse sans crainte vous en déclarer reine absolue et sans partage… Je vous aime pour votre affectueuse bonté, pour votre angélique beauté, pour votre âme pure et chaste, pour votre esprit, pour toutes ces qualités que je découvre chaque jour en vous… Je vous… aime…

Mais il se rappela la promesse faite à Ghislaine et… ne dit rien.

Cependant dans son regard ardent, la jeune fille avait lu ce que ses lèvres n’avaient pas osé prononcer et à son tour, Étienne découvrit en ses grands yeux tout un poème de bonheur et de reconnaissance.

Comme les yeux savent souvent parler quand les lèvres s’abstiennent à rester closes !

— « Petite Mère », tu n’as pas félicité Monsieur Normand de son article !

— Ce n’est pas seulement des félicitations que nous devons lui adresser, c’est aussi des remerciements… Tant de gens prennent plaisir à nous calomnier… En somme, continua Alice, qui vint s’asseoir avec les jeunes gens, Monsieur Normand n’a dit que la vérité… Mais encore, fallait-il avoir le courage de l’exprimer cette vérité…

— Et vous, Mademoiselle Alice, suivrez vous la ligne de conduite que j’ai tracée aux mascoutaines ?

— Jusqu’au mariage… mais je ne franchirai pas cette limite. J’ai fait œuvre de mère trop jeune pour ne pas coiffer Sainte-Catherine.

— D’ailleurs, nous sommes jaloux, nous tenons à la garder toute pour nous seuls, notre petite mère, dit Alberte.

— Et vous, Mademoiselle Alberte ?

— Quant à moi, j’espère bien suivre le programme jusqu’au bout, plus tard, quand Ovila sera établi. J’aime bien l’usine ; mais je considère que la destinée de la femme est d’être mère et je prie Dieu chaque soir qu’Il m’envoie alors un brave homme de mari dont je m’efforcerai de faire le bonheur.

— Et celui-là sera un heureux mortel !

— Il ne faut pas trop envier son sort… j’ai beaucoup de défauts…

Étienne ne répondit pas ; mais il se promit bien que dès le lendemain, il verrait sa mère et qu’il mettrait dans son plaidoyer pour le bonheur de sa vie tant d’ardeur et de feu que bientôt Alberte serait accueillie par elle comme une seconde fille.