L’autre Chambre

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L’AUTRE CHAMBRE[1],


Conte fantastique.

I. — LE FRÈRE.

En 18.., à Berlin, vivaient deux jeunes orphelins, frère et sœur, Théodore et Dorothée : ils habitaient un petit logement au rez-de-chaussée dans le quartier de Friedrichstadt.

Théodore était un blond de dix-sept à dix-huit ans. Il était resté long-temps sans grandir ; mais pendant une dangereuse maladie à laquelle il venait d’échapper, sa taille s’était considérablement développée. Ce n’est pas qu’à tout prendre son corps en occupât plus de surface, car ce que la hauteur avait gagné, la largeur l’avait perdu, et c’était moins un accroissement qu’une répartition différente.

Le fâcheux de l’affaire, c’est que lorsqu’il fut rétabli, ses vêtemens étaient devenus à la fois et trop larges et trop courts. — Ses jambes ballottaient dans ses bas ; sa belle redingote abricot, qui ne faisait pas un pli lorsqu’il la mit pour la première fois à la fête de l’Ascension, trois jours avant de tomber malade, ressemblait maintenant sur son dos à une vessie à demi désenflée, — et malheureusement les visites et les ordonnances du médecin avaient tellement épuisé la bourse de notre jeune ménage, qu’il n’était pas possible, avant quelques mois, de songer à renouveler la garde-robe du convalescent.

Théodore avait toujours été d’une timidité que l’état actuel de sa toilette ne pouvait que beaucoup accroître, à un âge où l’on s’imagine que tous les yeux s’attachent sur nous. Ne voulant pas s’exposer aux railleries des passans, il prit le parti de ne sortir qu’après le coucher du soleil. Il se résigna d’autant plus aisément à cette réclusion, qu’il était laborieux, qu’il avait à réparer le temps perdu, et à exécuter un projet conçu dans ses nuits d’insomnie.

Il avait étudié la peinture, et ses dispositions étaient remarquables. Le vieux Fritsch, professeur à l’Académie, qui lui avait donné des leçons pendant deux ans, avait annoncé qu’il irait loin ; mais cette prédiction avait arrêté Théodore au milieu de sa carrière. La difficulté aiguillonne ceux qu’elle ne décourage pas. Tant qu’il douta du succès, il travailla avec ardeur. Il passait les journées entières dans l’atelier de son vieux maître ; mais dès qu’il eut obtenu cet éloge, il commença à réfléchir que la peinture n’était qu’un art incomplet, qu’une fraction de la poésie, seul interprète digne d’un esprit élevé.

Il se mit donc à faire des vers, malgré les remontrances de Fritsch, qui lui répétait vainement que toute langue est bonne à exprimer ses idées, que la nature, en accordant du génie à ses privilégiés, leur assigne telle ou telle contrée de l’art dont ils ne doivent pas sortir, sous peine de méconnaître leur vocation, et que c’est une folie non moindre à l’homme né pour peindre, de vouloir écrire, qu’à un poète allemand (n’en déplaise à Wieland et à Goethe[2]), de répudier sa langue maternelle, sous prétexte que les langues du midi sont plus belles, plus harmonieuses, que celles du nord.

Sur ces entrefaites, Théodore étant tombé malade, ses nouvelles études furent interrompues, et quand il aurait pu les reprendre, le goût des vers avait fait place à un autre.

M. Staarmatz, qui, en bon voisin, venait tenir compagnie au pauvre enfant, fort ennuyé de garder si long-temps le lit, lui avait lu pour le distraire le poème de Faust, et Théodore, comme il arrive presque toujours, avait eu l’esprit beaucoup moins frappé de la punition du docteur que des moyens merveilleux qu’il emploie pour la mériter. La fièvre avait fait fermenter toutes ces idées, et si depuis cette époque il soupirait après sa convalescence, c’était moins par amour de la santé, que dans le désir de se livrer à l’étude de la magie. Aussi, dès qu’il fut sur pied, il se procura quelques vieux livres, avec lesquels il s’enferma, cherchant à accomplir des opérations mystérieuses qu’il espérait toujours parvenir à comprendre.

Le voilà donc absorbant toutes ses facultés dans cette unique pensée, et poursuivant son nouveau but avec d’autant plus d’acharnement qu’il avançait d’un pas plus pénible dans cette route sombre et sans issue.

Rien ne rend superstitieux comme la crainte, si ce n’est l’espérance. Théodore, quoique désintéressé du présent par l’attente de l’avenir que lui promettait la magie, ne s’en astreignait pas moins à certaines précautions minutieuses dont il n’avait, je suppose, en aucune façon la conscience. Ainsi lorsqu’entraîné jusqu’au Château par ses méditations, il se promenait au clair de la lune sous les portiques de la Stechbahn, n’ayant pas assez de présence d’esprit pour ne pas renverser les vieilles femmes et les enfans qui se trouvaient sur son passage, il avait toujours bien soin, par un instinct machinal, guidé par cet invisible agent qui remplace la raison dans ses fréquens accès de sommeil, de ne point poser le pied sur les raies formées par la jonction des dalles ; et même lorsque la chaleur de la saison et les prévenantes attentions de sa bonne petite sœur, lui avaient permis de mettre un pantalon blanc, quelque étroit que fût un ruisseau, jamais il ne l’enjambait entièrement, mais il avait la précaution, en le traversant, de poser le talon sur un des pavés qui, plus élevé que les autres, et par conséquent plus vite séché, formait, de l’autre côté de ce fleuve de boue, une île qu’il rattachait au rivage, en y jetant son grand pied comme un pont sous lequel coulait l’eau noire.

Notre pauvre rêveur se serait à tout instant fort mal trouvé de son détachement de la vie positive ; mais, heureusement, il y a un dieu pour les ivrognes, quel que soit le vin qui leur avait troublé la raison, et Théodore avait dans sa sœur Dorothée un appui pour ses pas chancelans.

II. — LA SOEUR.

Plus âgée de dix-huit mois, Dorothée semblait avoir hérité de l’embonpoint de Théodore. Il était difficile de trouver deux frère et sœur qui se ressemblassent moins : le frère, grand, blond, pâle, maigre ; la sœur, petite, brune, rouge, grasse.

Leur voisin, M. Staarmatz, qui, séduit par les belles couleurs de la petite Dorothée, lui adressait de temps en temps des vers en cachette de sa femme, ne trouvait dans la nature rien d’assez rond, rien d’assez rouge à lui comparer.

Dieu, disait-il, l’avait créée ronde à l’image du globe : — c’étaient mieux que des roses qui croissaient sur ses joues ; c’étaient des œillets, des grenades, des coquelicots, des pommes d’api, des tomates ! — elles avaient la teinte de la pourpre, cette couleur royale ! — Et quand parfois, détendant sa lyre, il prenait le ton d’un ingénieux badinage, alors elle devenait une boule dont son frère était la quille. — Ils formaient ensemble un bilboquet dont les deux fragmens étaient unis par la corde de l’amitié fraternelle.

Quelque rouge et rondelette que fût Dorothée, je n’ai pas besoin, je présume, de te prévenir, cher lecteur, que tu ne dois pas prendre à la lettre les hyperboles de la poésie et de la galanterie.

Moins une femme aime les vers, et plus elle met de prix à ceux qu’on lui adresse. À ce compte, Dorothée aurait dû être très-flattée des hommages poétiques de son vieux voisin. Mais notre jeune fille était un petit philosophe-pratique, n’ayant d’autre passion que celle du ménage, et M. Staarmatz, dans ses sonnets louangeurs, n’avait pas su toucher la corde sensible.

Se souciant peu des plaisirs de son âge et de son sexe, elle n’était jamais plus heureuse qu’au logis, le plumeau, la brosse ou l’éponge en main ; elle passait les journées entières à frotter son carreau, à nettoyer ses meubles, à y mirer ses belles grosses joues.

Si de temps en temps elle se permettait une partie de plaisir, une débauche innocente, ce n’était pas, comme les autres jeunes filles, de descendre la Sprée en bateau, par une soirée d’été, jusqu’au village de Mohabit, dans le Parc ; c’était de changer la physionomie de sa chambre en déplaçant son mobilier, de mettre le lit à la place du secrétaire, le secrétaire à la place de la commode : on n’aurait pas cru possible qu’elle put remuer ces masses énormes ; mais celui qui donne aux créatures animées tels ou tels appétits ne leur refusa jamais le moyen de les satisfaire ; et en douant Dorothée de l’instinct du déménagement, comme la fourmi de l’instinct de l’approvisionnement, il ne proportionna pas leurs forces à la petitesse de leur corps.

Ces forces, du reste, Dorothée les entretenait par un exercice continuel, et quoique leur appartement ne fût composé que de deux pièces, grâce à ces variations fréquentes et à sa distraction habituelle, Théodore s’y trouvait toujours comme égaré ; c’était tous les jours une nouvelle étude des lieux à faire, et il aurait eu moins de mal à dresser la carte détaillée d’un pays incessamment bouleversé par des tremblemens de terre.

III. — M. ET Mme  STAARMATZ.

La propreté de Dorothée était une source intarissable de querelles entre M. Staarmatz et sa femme, qui habitaient, au premier étage, le principal corps de logis, dont nos deux enfans occupaient l’aile droite.

Tous les samedis, la petite sœur nettoyait à fond son appartement ; les croisées étaient ouvertes, — les chaises amoncelées, — les tapis pendaient sur le balcon, — et la jeune fille, au milieu de cet encombrement, la baguette en main, et dans un tourbillon de poussière, semblait à l’imagination poétique de M. Staarmatz un génie occupé à débrouiller le chaos.

Mais, lorsque, descendant de sa sphère idéale, il en venait à comparer ce ménage au sien : « Il est bien désolant, s’écriait-il, madame Staarmatz, que moi qui ne vous refuse rien pour tenir votre maison d’une manière décente, qui vous donne une servante qui me coûte par jour trois groschen, sans compter la nourriture et le blanchissage, j’en sois réduit à porter envie à ces deux pauvres enfans ! Voyez comme leur petit logement est propre ! et dire que je ne peux pas obtenir de vous, femme raisonnable, qui avez le double de l’âge de cette petite, les soins et l’ordre dont elle vous donne l’exemple ! »

— « Allons, allons, monsieur Staarmatz, répondait la femme, prenant à son tour l’offensive en tacticienne habile, afin d’éluder l’attaque ; ce n’est pas la propreté du logement de la petite Dorothée, ce sont ses belles couleurs qui attirent votre attention. »

Là-dessus, dispute interminable, qui se renouvelait régulièrement tous les samedis ; et quoique le reproche et la réponse fussent toujours exactement les mêmes, c’étaient, dans la main de nos combattans, des instrumens merveilleux qui ne s’usaient jamais, par un motif fort simple, c’est que tous deux avaient à la fois raison et tort : raison dans ce qu’ils reprochaient, tort dans ce qui leur était reproché. M. Staarmatz, d’humeur assez casanière, n’avait pu, le lecteur le sait, et sa femme ne l’ignorait pas, voir les joues de sa jeune voisine sans être ébloui de leur éclat. Madame Staarmatz, au contraire, ne pouvait pas rester en place, réservait toutes ses prétentions pour les promenades publiques, et peu lui importait que son appartement fût plus ou moins bien épousseté.

Un des principaux griefs de son mari contre elle, c’était de n’avoir pu la décider à nettoyer elle-même ses lampes. Aussi mainte et mainte fois, le soir, et principalement quand ils recevaient une visite, la lumière s’éteignait tout à coup, faute d’huile ou de mèche, ou bien cette mèche était coupée tellement de travers, qu’il fallait choisir entre un demi-jour, un clair-obscur des plus tristes, ou une fumée infecte qui prenait à la gorge.

Il n’est personne dans le monde entier que ces sortes d’accidens missent plus au supplice que M. Staarmatz : il tenait extrêmement au décorum de sa maison ; et quand pareille chose arrivait, c’était pitié de voir les gouttes de sueur qui lui coulaient le long du visage.

Avaient-ils quelqu’un à dîner, un personnage important, comme monsieur le conseiller de légation Hurbrand, qui leur faisait de temps à autre l’honneur de venir manger leur soupe sans façon, madame Staarmatz n’avait pas l’attention d’ajouter à leur ordinaire quelqu’un de ces mets qui se préparent promptement ; l’ordre dans lequel les plats devaient être posés sur la table se trouvait maladroitement interverti, et quand M. Staarmatz disait d’apporter le dessert, neuf fois sur dix la servante répondait effrontément tout haut : « Monsieur, il n’y en a pas. » — « Mais pourquoi donc, madame Staarmatz, pendant le cours du dîner, êtes-vous sortie cinq fois de table, ce que vous savez pourtant bien être pour moi une chose insupportable, et incivile pour monsieur le conseiller, si vous ne nous dédommagez pas de ces allées et venues par la régularité du service ? Courez vite acheter du dessert, Véronique. » — « Ce n’est pas la peine, mon cher Staarmatz ; j’ai parfaitement dîné. » — « Si fait, monsieur le conseiller, si fait. Eh bien ! qu’attendez-vous ? Ne m’avez-vous pas entendu ? » — « Je n’ai pas d’argent, » lui dit Véronique, à l’oreille, d’une voix de tonnerre.

M. Staarmatz, ce jour-là, faillit en faire une maladie. La maladresse de sa servante et le flegme de sa femme l’avaient mis hors des gonds ; et, au fait, le pauvre homme n’était pas heureux en ménage. Madame Staarmatz avait des qualités sans doute, mais de ces qualités qui ne sont pas d’un usage journalier, de ces uniformes de parade qu’on ne met qu’une fois l’an ; l’habit de tous les jours était incommode. Elle ne savait pas occuper sa place dans la maison, non pas précisément qu’elle portât les culottes, comme dit le peuple en France ; mais par son insouciance, par son incurie, elle forçait M. Staarmatz à s’affubler des jupons, à rabaisser sa dignité d’homme jusqu’à ces petits soins domestiques dont elle aurait dû s’occuper, en sorte que tous les torts de la femme étaient autant de ridicules pour le mari.

IV. — HENRIETTE.

— « Est-ce que tu ne pourrais pas, monsieur Rauer, procurer quelques écoliers à ce pauvre Théodore ? dit un soir madame Rauer à son mari, qui fumait silencieusement son knaster auprès de la fenêtre : ces bons enfans ont de l’ordre ; mais la maladie du frère les a endettés. Théodore dessine très-bien, il peint même fort joliment, et, s’il avait deux ou trois leçons à donner, ils pourraient lier les deux bouts, ces chers petits locataires, et nous payer le terme qu’ils nous doivent. »

— « Tu m’avais promis que je commencerais à peindre l’aquarelle cette année, mon papa, dit la jolie Henriette, s’asseyant sur le genou de son père, et lui grattant de sa main blanche le derrière de la tête, attention à laquelle M. Rauer était plus sensible qu’aucun perroquet. »

— « Moi, je veux apprendre aussi à peindre, dit d’un air boudeur la petite Angélique, qui, assise sur un tabouret, tenait dans son tablier un gros chat noir qu’elle endormait avec des chansons. »

Dès le surlendemain, Théodore était installé chez monsieur Rauer en qualité de professeur de ses deux filles.

Ces rapports de propriétaire à locataire, d’écolières à professeur, en firent naître d’autres entre les jeunes habitans des deux rez-de-chaussée de chaque aile. Dorothée devint bientôt l’amie intime d’Henriette, et madame Rauer encouragea sa fille dans une liaison où elle ne pouvait puiser que de bons exemples.

Dès que l’étude leur laissait un instant, et vite et vite nos deux sœurs traversaient la cour et entraient chez leur voisine. Là commençaient ces longs entretiens à voix basse, ces conversations mystérieuses, les deux pieds sur les bâtons de la chaise, et le menton dans le creux des mains ; ces mille confidences que les jeunes filles ont toujours à se faire, et auxquelles jamais garçon ne fut initié, fût-il frère ou amant.

Théodore, enseveli dans des mystères d’une autre espèce, troublait rarement leur tête-à-tête ; et pourtant il est juste de dire que lorsque le hasard l’amenait, la conversation fût-elle plus animée encore qu’à l’ordinaire, jamais le moindre signe de mécontentement n’avait pu être remarqué dans les grands yeux d’Henriette, jamais un regret n’avait altéré la pureté de son beau front.

Au contraire, elle empêchait Dorothée de renvoyer son frère ; elle paraissait goûter un plaisir extrême à les voir ensemble, à être témoin de leurs caresses amicales, et son plus grand bonheur était de prendre leurs deux têtes dans ses mains, et de les faire s’embrasser à tout instant.

Il est de mon devoir d’historien de ne rien vous laisser ignorer, mes chers lecteurs. Ce devoir, je le remplirai scrupuleusement ; mais, pour Dieu ! n’abusez pas de ma franchise, ne me supposez pas d’arrière-pensées. Ma seule intention est que, dans vos relations avec mes personnages, vous sachiez bien à qui vous avez affaire ; c’est dans ce seul but, et désavouant d’avance toute induction, que je vous préviens qu’Henriette vient d’avoir quinze ans, qu’elle a toujours vécu fort retirée dans la société de ses père et mère, et que Théodore est le seul jeune homme qui habite dans la maison.

— « Savez-vous, mon cher Staarmatz, que la petite Rauer est une délicieuse créature, disait une après-dînée le conseiller de légation Hurbrand, la voyant assise près d’une fenêtre avec Dorothée, à qui elle était venue rendre sa visite accoutumée ; voyez donc ses grands yeux bleus ! » — « J’aime mieux les noirs, dit M. Staarmatz en regardant Dorothée. » — « Ses joues d’un rose transparent. » — « Un peu pâle, dit M. Staarmatz. » — « Ses longs cheveux noirs, sa taille svelte et souple. » — « Un peu trop élancée, dit M. Staarmatz. » — « Savez-vous, mon cher, que cet ange embellirait singulièrement mon exil dans l’ambassade de Suède. Parbleu, Staarmatz, il faut que vous me présentiez au père. »

— « Cette petite Henriette, ma chère amie, fait vraiment des progrès surprenans : je ne lui aurais pas cru tant de dispositions pour la peinture. » — « Et notre Angélique donc ! s’empressa de répondre à son mari madame Rauer, qui préférait la cadette, parce qu’elle avait les cheveux blonds. Il faut rendre justice à Théodore ; c’est un excellent maître. Dans les commencemens, je répugnais un peu à lui confier tes filles : un garçon de cet âge s’amourache facilement ; je craignais qu’Henriette ne lui donnât de dangereuses distractions, et sans ce terme qui nous était dû, j’aurais eu de la peine à me décider ; mais je suis tout-à-fait revenue de mes préventions. Il est impossible d’être plus raisonnable ; il donne sa leçon avec une admirable exactitude ; il ne dit pas un mot qui n’ait rapport à la peinture ; ses regards sont constamment attachés sur le vélin, et il part dès que la séance est terminée. Nous ne serions pas plus en sûreté avec une maîtresse, et la confiance qu’il m’inspire est telle que je m’absenterais pendant la leçon sans le moindre scrupule. »

J’avais pourtant bien prié le lecteur de modérer son imagination ; peine perdue ! Voyez comme elle s’emporte ! Et cependant ton interprétation, cher lecteur, est dénuée de fondement. Madame Rauer a raison : Théodore, si sage en sa présence, le serait autant elle absente. Il n’a jamais fait la même remarque que monsieur le conseiller de légation Hurbrand ; il ne sait pas de quelle couleur sont les yeux d’Henriette, si ses cheveux sont blonds ou bruns ; et lorsque Angélique profite de la liberté qu’on laisse à une enfant de treize ans, pour lui faire de ces petites provocations semi-innocentes, qui prennent leur source dans la coquetterie, innée chez les femmes, dans l’inexpérience de son âge, et dans la jalousie qu’inspire toujours la sœur aînée ; lorsque, par exemple, elle lui marche sur le pied par-dessous la table, il se recule machinalement, sans qu’il lui vienne jamais à l’idée de regarder si ce pied qui l’agace appartient à l’aînée ou à la cadette. Encore une fois, cher lecteur, calme-toi : tu as affaire à un homme tout rond qui n’a jamais deviné une charade ni compris un calembourg de sa vie ; ne cherche pas un double sens dans ce que je te conte : je ne suis pas un Sphinx, ne fais pas l’Œdipe.

Et vous, mesdames, de votre côté, n’allez pas prendre une trop mauvaise opinion de mon bon Théodore, le croire insensible à vos attraits. Cette dose de calorique que la nature dispense à tous ses enfans, non point dans une égalité si parfaite que quelques théoriciens le prétendent, ni peut-être avec autant de partialité que le soutiennent certains autres, ne vous figurez pas qu’il l’applique toute à la science de la magie. Non, mesdames, notre héros a des sens que votre gracieux aspect enivre, un cœur qu’une douce voix fait battre : seulement ce cœur est semblable aux yeux qui ne voient qu’à une certaine distance ; ce qui l’entoure n’existe point pour lui. Il faut à sa tête exaltée de l’imprévu, de l’aventureux, le mystérieux de l’éloignement. S’il avait rencontré Henriette à la promenade, s’il n’avait su ni son nom ni sa demeure, s’ils avaient été séparés par quelque obstacle bien insurmontable, à coup sûr il en devenait amoureux ; mais comment aimer une jeune fille à qui on donne des leçons, qui habite la même maison que vous, qui ne quitte pas votre sœur ?

V. — LA RENCONTRE.

Le pauvre garçon ! ce besoin des obstacles s’alliait mal avec son extrême timidité, qui s’en accroissait de plus en plus ; et son imagination, privée d’issue et ne perdant rien par l’évaporation, fermentait d’autant. Comme elle s’exaltait lorsqu’au Parc, ou au village de Charlottenbourg, il voyait passer et repasser de jolies demoiselles ! Il les suivait de l’œil, et parfois il cherchait, avec toute la réserve possible, à s’attirer quelque peu de leur attention ; mais elles étaient toutes entourées de galans damoiseaux, d’officiers à la voix claire : lui seul était isolé, toutes les places étaient prises, et il pouvait dire comme Macbeth : The table is full.

Ainsi que les chiens de Terre-Neuve, par un instinct merveilleux parcourent, dit-on, dans les tempêtes, les bords de la mer pour sauver les naufragés, souvent Théodore, à l’approche d’une averse, sortait armé d’un parapluie au secours des jolies filles surprises par l’orage ; mais c’était sans résultat, et comme le dauphin de la fable, il ne sauvait que des singes de l’inondation.

Une fois pourtant, — cette fois-là il faisait beau temps, c’était un samedi, jour consacré au nettoyage de l’appartement, et le samedi il n’avait pas la permission de rester au logis, — il rencontra une jolie grisette, et se sentant en veine de courage, il se mit à la suivre. Elle était blonde : une physionomie d’une candeur si angélique ! ses yeux respiraient une pudeur si voluptueuse ! on eût dit une vierge de Raphaël descendue de son cadre ! la tête de Théodore s’enflamma au point qu’il osa l’aborder, tout tremblant de son intrépidité ; et il se hasarda même à lui adresser la parole au moment où la nécessité de passer entre la muraille et une voiture les rapprocha naturellement. La jeune fille ne répondit rien, baissa les yeux, hâta un peu le pas, sans affectation pourtant.

Théodore, en se retournant pour voir si personne n’avait été témoin de son audace, aperçut derrière lui une paire de moustaches, qui le montrait en riant à une redingote bleue à brandebourgs, qui lui donnait le bras. Théodore rougit, trembla comme un coupable pris en flagrant délit ; mais surmontant bientôt sa timidité, et pour prouver à ces railleurs qu’il ne tenait point compte de leurs ricanemens, il se rapprocha de la jeune fille, et lui balbutia de nouveau, les yeux baissés, une question insignifiante qui n’obtint pas plus de réponse que la première.

Quand il releva la tête, il vit à l’autre côté de la jolie grisette les deux hommes qui lui parlaient aussi, sans obtenir plus que lui, qu’elle voulût rompre le silence. Théodore poussé à bout cette fois, et plus brave avec les hommes qu’avec les femmes, marcha droit à la paire de moustaches, et lui dit d’un ton ferme : « Monsieur, je parle à madame, et je vous prie de nous laisser. » — « Excusez-moi, monsieur, répondit celui-ci d’un ton fort poli, » et il se retira avec son ami.

— « Je vous remercie, monsieur, dit la jeune fille, de m’avoir délivrée de ces militaires. »

Le son de cette voix alla au cœur de Théodore : il se crut au comble du bonheur. Triomphant, il offrit son bras, voulut renouer la conversation : la jolie voix était rentrée dans son silence, et rien ne put l’en tirer.

Arrivé à une porte d’assez bonne apparence, il la vit entrer et disparaître. La suivre, prendre des informations, et en désespoir de cause, l’attendre, c’est sans doute ce que vous auriez fait, monsieur ; c’est ce que vous auriez désiré que Théodore fît, madame ; mais il n’eut de garde.

Revenu du premier étourdissement que lui avait causé la fuite imprévue de sa silencieuse compagne de route, il se retira lentement, l’oreille pleine encore de son gracieux remercîment, et il rentra chez lui, bâtissant sur cette donnée fragile mille espérances qu’il ne fit rien pour réaliser.

Rien, je me trompe ; le lendemain, ayant affaire dans le même quartier, il se détourna de son chemin, et l’alongea environ d’une soixantaine de pas, pour passer devant la maison où il avait vu entrer son inconnue. Quand il en approcha, il l’aperçut qui causait familièrement avec l’homme à moustaches de la veille, la main appuyée sur son bras.

Cette découverte lui froissa le cœur, et le rejeta violemment de la réalité dans ce monde de chimères où il était déjà si disposé à s’égarer précédemment.

VI. — L’HÉRITAGE.

Un matin, en l’absence de son frère, Dorothée reçut une lettre qui l’invitait à passer au plus tôt chez M. Breughel, justiez-commisarius (avocat-notaire), rue Royale, pour affaire qui l’intéressait. Cette lettre qu’elle relut trois fois, et qu’elle retourna dans tous les sens, ne donnait pas d’autre explication.

Curieuse de savoir ce qu’on lui voulait, elle s’empressa de se rendre à l’adresse indiquée, et là, elle apprit qu’une dame Eckstein lui avait fait une donation de vingt mille écus. Dorothée, après bien des efforts de mémoire, se rappela qu’une personne qui portait ce nom avait été autrefois l’amie de sa famille, et lorsqu’elle se fut remise du saisissement que lui avait causé la nouvelle de cette fortune inespérée, son premier soin fut de demander au justiez-commisarius l’adresse de sa bienfaitrice, pour l’aller remercier. — « Et mademoiselle, lui répondit l’avocat-notaire, la pauvre dame est morte hier soir ; je croyais vous l’avoir dit, et c’est une des clauses de son testament que je viens d’avoir l’honneur de vous lire. »

— « Morte, s’écria Dorothée, morte ! ma bienfaitrice est morte ! je ne verrai pas ma bienfaitrice ! » et elle se mit à fondre en larmes et à pousser des sanglots tels que le notaire en resta tout ébahi, et qu’il ne put s’empêcher de faire hautement la remarque, avec cette finesse d’observation qui le caractérisait, et qui même l’entraînait parfois à des épigrammes peu compatibles avec la gravité de ses fonctions, que c’était le premier légataire qu’il eût eu à consoler de la mort du testateur.

Après avoir donné à grand’peine les signatures nécessaires pour constater son acceptation, Dorothée sortit de l’étude, et elle pleurait encore en descendant l’escalier ; mais chemin faisant, son chagrin se calma peu à peu : elle songea à sa fortune, au plaisir qu’elle aurait à apprendre cette bonne nouvelle à son frère, et elle n’avait presque plus les yeux rouges lorsqu’elle passa devant le magasin de son ébéniste, M. Geisler, place du Château.

— « Eh ! bonjour, mademoiselle Dorothée, s’écria celui-ci, qui précisément fumait sur le pas de sa porte. Est-ce que vous n’entrez pas, mademoiselle Dorothée ? Il y a bien long-temps que nous n’avons travaillé pour vous, mademoiselle Dorothée. »

— « Je vous remercie, monsieur Geisler, lui dit Dorothée, voyant qu’il se dérangeait pour lui faire place : je suis pressée d’aller chez moi, » et elle passait outre, lorsqu’une idée qui lui survint l’arrêta court.

Si je ne prévenais pas Théodore, pensa-t-elle, comme il serait surpris de voir tous les embellissemens que cet héritage nous permet de faire à notre cher petit logement ! Ce disant, elle rebroussa chemin, et entra chez l’ébéniste.

— « Vous m’enverrez tout cela samedi matin, sans faute, n’est-ce pas, monsieur Geisler ? » dit-elle en le quittant au bout d’une heure.

— « Soyez tranquille, mademoiselle Dorothée, vous connaissez mon exactitude. »

— « Surtout, monsieur Geisler, n’oubliez pas de mettre des roulettes à tous les meubles. »

Le tapissier n’était qu’à deux cents pas, elle courut chez le tapissier. « Bonjour, mademoiselle Dorothée ; je vous croyais malade, mademoiselle Dorothée. Qu’y a-t-il pour votre service, mademoiselle Dorothée ? »

— « Montrez-moi des étoffes pour meubles et rideaux. »

— « Quand faudra-t-il poser le tout, mademoiselle Dorothée ? » — « Samedi matin, sans faute. » — « Il suffit, mes ouvriers seront chez vous samedi matin de très bonne heure. »

Elle retournait en toute hâte chez elle, l’ivresse du bonheur précipitant son pas, lorsque, place de l’Opéra, elle s’entendit appeler par son nom. — « Bonjour, mademoiselle Dorothée, comme vous passez fière devant le pauvre monde, mademoiselle Dorothée ; est-ce que monsieur votre frère ne se commande plus rien chez nous, mademoiselle Dorothée ? nous avons en ce moment une superbe partie de drap abricot. »

— « C’est une couleur qui sied bien aux blonds, n’est-ce pas, monsieur Fussmann ? » — « On ne peut mieux, mademoiselle Dorothée, et cette année particulièrement, l’abricot est très-bien porté. » — « Faites-lui-en un habillement complet, monsieur Fussmann ; habit, gilet, pantalon et redingotte, et apportez-moi le tout samedi matin, sans faute. »

— « À samedi, c’est convenu, mademoiselle Dorothée, » dit monsieur Fussman, et il remit ses lunettes. »

Comme les heures furent lentes qui précédèrent ce mémorable samedi ! Dorothée ne vivait plus. Son mobilier futur lui défilait pièce à pièce dans la tête. — Un bruit de roulettes tourbillonnait incessamment dans ses oreilles. — Ses magnifiques rideaux de soie cramoisie se déroulaient majestueusement devant ses yeux. — La nuit, il lui semblait qu’elle était éveillée. — Le jour elle croyait dormir : elle se levait avec l’aurore pour prendre des mesures, pour combiner des dispositions ; elle se couchait avec le soleil pour rêver tout à son aise à l’embellissement de son petit domaine.

Quelque occupée qu’elle fût de toutes ces pensées, elle eut néanmoins assez d’empire sur elle-même pour ne parler à personne de l’héritage qu’elle venait de faire, soutenue qu’elle était par l’idée de jouir de la surprise générale.

Enfin ce grand jour arriva, et il était temps, car elle s’était déjà rongé tous les ongles de la main droite, et elle attaquait ceux de la gauche. Je n’ai pas besoin de dire qu’elle se leva de meilleure heure encore qu’à l’ordinaire, n’ayant réellement pas, cette nuit-là, fermé l’œil un instant. À peine debout, elle n’eut de cesse que son frère ne fût réveillé et parti, et elle attendit, Dieu sait avec quelle impatience, les marchands auxquels elle avait donné rendez-vous. Deux ongles succombèrent encore dans cette attente, et pourtant, les marchands furent tous exacts, tant elle leur avait fait de recommandations, tant elle avait passé d’heures à surveiller et à accélérer leurs travaux !

Quelle journée pour Dorothée ! faire un déménagement non plus fictif, mais réel, mais complet ; non plus un simple déplacement, mais un renouvellement de mobilier ! des fauteuils neufs à la place des vieux. — Un beau papier rouge satiné à fleurs. — De superbes rideaux de soie cramoisie à ramages. — Par terre, un beau tapis rouge à larges rosaces. — Une belle glace au-dessus de la cheminée, en face de la croisée. — Mettez-moi ce canapé à droite, — non, à gauche ; — cette armoire d’acajou dans ce coin ; — cette table de marbre au milieu ; — ici, cette chaise ; — là, ce fauteuil !

Mourir de joie, n’est évidemment qu’une expression métaphorique, car à huit heures du soir, au tomber du jour, tout était en place, et Dorothée était pleine de vie et de santé ; et elle avait ouvert ses portes à toute la maison, maîtres, enfans et valets ; et elle jouissait de leur admiration, cachant sous un faux air de modestie sa satisfaction, que trahissaient ses narines enflées et la rougeur de ses joues, plus éclatante encore que de coutume.

Théodore seul manquait à son bonheur, et il ne revenait pas ; prétextant une absence, elle l’avait engagé à dîner dans une garküche (petit restaurant), avec un étudiant de ses amis.

Quand tout le monde fut parti, elle projeta de l’attendre, et prit un livre ; mais impossible de fixer son attention : dans chaque mot elle voyait un meuble dont chaque lettre formait un pied ; ses yeux d’ailleurs se fermaient de lassitude. Elle se décida enfin à se coucher. — « Je ne dormirai pas pour cela, dit-elle, et le lit me reposera. » Mais à peine avait-elle mis la tête sur l’oreiller qu’en dépit d’un petit reste de bougie qui brûlait à côté d’elle, elle s’endormit profondément.

VII. — LE PALAIS.

Oh ! la versatile et ondoyante créature que l’homme !

Théodore, mon héros, toi que j’ai présenté à mes nombreux lecteurs comme un pur esprit planant au-dessus de la fange où barbotte le reste des hommes, est-ce bien toi que je vois assis à cette table, mangeant comme quatre, voracité excusable dans un convalescent ; mais, ce que je n’aurais jamais cru, savourant en gourmet ce que tu manges ? Est-ce bien toi que je rencontre de nouveau, le soir, sous les tentes, chez Weber, entouré de pots de bière double, dans un nuage de tabac de Porto-Rico ? Que dire pour ta justification, et pour la mienne ? Ce noble détachement des intérêts matériels n’avait-il donc d’autre cause que des vêtemens trop courts de trois doigts ? Faudra-t-il attribuer à un gousset mieux garni ce retour si subit vers la vie positive ?

La reine venait d’accoucher, et l’on hâtait les préparatifs de la fête qui devait avoir lieu le surlendemain en l’honneur de son heureuse délivrance. Les marchands ambulans dressaient leurs tentes de toile grise, comme à Noël, et déjà même plusieurs avaient commencé à étaler leurs pacotilles.

Théodore, après s’être séparé de son compagnon de table, s’en revenait lentement au logis, par la rue Large, lorsqu’il passa près d’une de ces boutiques en plein vent. La marchande était une brune assez piquante, au nez retroussé, aux yeux verts.

Théodore, qui avait puisé quelque peu de hardiesse au fond de son verre, s’arrêta devant elle, hasarda quelques complimens, et se trouva engagé à risquer, à une loterie qu’elle tenait, les derniers groschen dont sa bonne petite sœur avait le matin garni sa bourse.

La fortune ne lui fut pas tout-à-fait contraire, et il gagna à cette loterie une espèce d’étui de métal que la jolie marchande lui présenta d’un air gracieux, mais avec un sourire bizarre. Quoiqu’elle le lui eût vanté comme une invention nouvelle, il le prit sans y faire attention et sans en demander l’usage, tout distrait par la main blanche et potelée qui le lui offrait, et préoccupé surtout par l’étrange expression de ces yeux verts.

Lorsqu’il arriva chez lui, la chambre était dans une obscurité complète. Il tâcha de s’orienter ; mais il ne reconnaissait plus rien : il eut beau étendre prudemment les bras, à chaque instant un meuble semblait venir au-devant de lui et le heurter. Il avait reçu bien des contusions, et il commençait à se croire entré par méprise chez un de ses voisins, quand heureusement il parvint à retrouver son lit : « Dorothée, se dit-il, a fait encore quelque déménagement. »

Il venait de se déshabiller à tâtons, et il allait se coucher, lorsqu’il trouva dans une des poches de sa redingote, qu’il vidait machinalement dans son chapeau, selon son habitude de tous les soirs, cet étui de métal que la jolie marchande aux yeux verts lui avait donné avec ce sourire bizarre dont il avait eu l’esprit si frappé. Quoique l’obscurité fût profonde, il l’ouvrit sans trop savoir ce qu’il faisait, et il aperçut dedans comme un brouillard lumineux qu’entourait un cercle d’un rouge éclatant.

Tout à coup, du sein de ce brouillard lumineux s’élance un serpent bleu qui sifflait et jetait des flammes, et qui lui darde au visage une vapeur suffocante dont la chambre est bientôt enveloppée ; et lorsque cette vapeur se dissipe, la muraille au-dessus de la cheminée se fend en deux, et découvre aux regards stupéfaits de Théodore un palais tout resplendissant des merveilles d’un luxe magique.

Rien, dans ce singulier palais, n’était inanimé : le velours et la soie, teints des couleurs de la pourpre, ruisselaient le long des murs, et inondaient le tapis des salles comme deux sanglantes avalanches ; l’or retombait en franges, et se jouait à l’entour comme sur les flots les rayons du soleil.

Les fleurs des tapisseries se balançaient, comme celles des champs, au souffle des brises, et exhalaient comme elles une haleine embaumée. — Les oiseaux que l’aiguille du divin artiste avait groupés autour d’elles faisaient entendre d’harmonieux concerts. — Les fruits les plus savoureux se penchaient d’eux-mêmes vers la main de Théodore, qu’ils invitaient à les cueillir.

Et le rossignol lui disait : — « Viens, bon Théodore, viens écouter de plus près ma voix mélodieuse ; viens t’enivrer, en l’entendant, d’amour et de volupté. »

Et la rose lui disait : « Viens, gentil Théodore, viens sentir de plus près mon calice embaumé ; vois, il s’incline languissamment vers toi ; viens t’enivrer, en le respirant, d’amour et de volupté ! »

Et la pêche lui disait : « Viens, mon joli petit Théodore, viens admirer de plus près mes grosses joues vermeilles ! viens déposer un baiser sur leur moelleux duvet, et que ce baiser t’enivre d’amour et de volupté ! »

Et tous, oiseaux, fleurs et fruits, répétaient en chœur : « Entre, Théodore, entre ! viens voir notre maîtresse, la maîtresse de ce palais enchanté ! C’est elle qui nous donne notre voix, nos parfums, notre saveur ! » — « Où est-elle, s’écrie Théodore hors de lui ? Ou est-elle ? que je dépose à ses pieds l’hommage respectueux de mon amour ! » et il s’élançait pour entrer dans le palais, et les fleurs et les fruits encensaient l’air de plus de parfums, et les oiseaux le berçaient de chants plus doux, lorsque tout à coup un spectre couvert d’un linceul blanc, pâle, les cheveux hérissés, les yeux hagards, se jette à sa rencontre une torche à la main ! « Silence, cria-t-il d’une voix formidable, et tout se tut soudain, oiseaux, fleurs et fruits ; et alors le spectre grandit, grandit jusqu’à la voûte, et tout tremblait et tournoyait derrière lui ! et comme la terreur n’avait pu arrêter assez vite le pied de Théodore, le spectre qui s’était précipité au-devant de lui avec un effroyable grincement de dents, de son front d’airain, comme un bélier furieux, le frappa si violemment à la tête, qu’il l’étendit sans connaissance sur le parquet ; et à peine Théodore fut-il tombé que le mur se referma, et tout rentra dans les ténèbres !

VIII. — LA PRINCESSE.

« Libertin, comme vous êtes rentré tard hier ! dit Dorothée en s’approchant le lendemain matin du lit de son frère, qui était plongé dans un profond sommeil. Eh bien ! il dort encore ! allons ! debout, debout, monsieur le paresseux ! tout le monde est levé dans la maison. »

Théodore, tiraillé par sa sœur, ouvrit de grands yeux, s’assit sur son séant, la regarda fixement, s’élança précipitamment sur elle, en jurant comme un chat qui veut effrayer un chien, puis se recoucha sans mot dire.

— « Finis donc, Théodore, tu me fais peur avec tes plaisanteries. Allons, lève-toi ; il en est temps, neuf heures viennent de sonner à la pendule. L’as-tu vue, notre pendule ? et notre ameublement, qu’en dis-tu ? l’as-tu bien examiné hier soir ? Comme tu as dû être surpris en rentrant ! Regarde-donc au jour nos beaux rideaux de soie cramoisie, et la belle glace qui est au-dessus de la cheminée ; et par terre, le beau tapis rouge, et sur la muraille, la belle tenture : ne dirait-on pas de véritables oiseaux ? N’est-il pas vrai qu’on serait tenté d’aller cueillir ces fleurs et ces fruits ? »

— « La pourpre, dit Théodore d’un ton solennel, la pourpre coule le long des murs du palais enchanté. Le soleil dore la cime de ses flots. — Me voici, ô le plus mélodieux des rossignols, chante, chante, je t’écoute ! — Me voici, ô la plus fraîche des roses ! tourne vers moi ta bouche parfumée. — Me voici, me voici, ô la plus vermeille des pêches, tends-moi tes grosses joues, tes joues rebondies, que j’y dépose un amoureux baiser. »

Dorothée, impatientée du peu d’attention que son frère accordait à ce magnifique ameublement, dont elle s’attendait à le voir si émerveillé, allait se fâcher sérieusement, lorsque Théodore poussa un cri effrayant. La vision de la veille, qui se déroulait peu à peu dans sa mémoire comme font ces petits écrans de cheminée, était arrivée à son terrible dénouement.

— « Ah ! mon dieu ! mon dieu ! que je suis malheureuse ! s’écria Dorothée, cherchant à ranimer son frère évanoui : voilà que le délire lui revient comme dans sa maladie ! Et moi, qui me promettais tant de plaisir à lui faire admirer tous mes beaux meubles. »

Nous sommes singulièrement organisés : Dorothée aimait tendrement son frère, et elle ressentit un vif chagrin de cette rechute ; mais je l’avouerai avec ma sincérité habituelle, elle eut encore plus de regret de voir manquer la surprise qu’elle lui préparait. Néanmoins elle ne négligea aucun des soins que réclamait l’état de son frère, et le marbre noir d’une jolie table de nuit toute neuve placée auprès du lit de notre pauvre visionnaire fut couvert en un instant d’une multitude de fioles et de bouteilles de toutes grandeurs ; et le lendemain soir, grâces à tous ces médicamens, à ce que prétendirent le médecin et l’apothicaire, le malade allait si bien, que sa bonne sœur put s’absenter sans la moindre inquiétude et aller avec sa chère Henriette, le conseiller de légation Hurbrand, toute la famille Rauer et M. et madame Staarmatz, voir les illuminations ainsi que le feu d’artifice qui devait se tirer Exercier-platz, à l’occasion des couches de la reine

On essaya même d’emmener Théodore, et Henriette envoya sa petite sœur en députation auprès de lui ; mais il refusa et répondit qu’il se sentait encore trop faible pour quitter le lit, et pourtant j’ai tout lieu de croire que c’était une défaite, car à peine Dorothée eut-elle quitté la chambre avec la petite Angélique, qu’il s’empressa de sauter à bas de son lit, et d’aller se poster à l’endroit où il avait vu l’apparition de la veille.

Il faisait nuit, et nuit très-sombre : Dorothée, qui, toute la soirée, avait pris l’air à sa croisée, n’avait point allumé de lampe, et, en partant, elle avait prévenu son frère qu’elle plaçait près de lui le briquet phosphorique qu’il avait acheté la veille, afin qu’il pût avoir de la lumière lorsqu’il le désirerait ; mais il n’en fit point usage, soit que sa préoccupation habituelle l’eût empêché d’entendre cet avertissement, soit qu’il préférât rester dans l’obscurité. Je pencherais pour cette dernière raison, car lorsque les domestiques de la maison mirent le feu aux lampions et aux verres de couleurs de l’if placé à l’entrée de la cour, il n’en profita pas pour y allumer son flambeau.

Il se tenait donc immobile dans l’ombre, cherchant dans sa mémoire les moyens d’évoquer sa vision, et appelant de tous ses vœux le beau palais rouge, séjour enchanté de la mystérieuse princesse, lorsque voilà que docile à sa prière, le mur s’entr’ouvre comme l’avant-veille ; mais cette fois il se sépare plus lentement, et sa lumière ne se répand que par degrés. Bientôt néanmoins, Théodore y peut distinguer visiblement les mêmes objets.

Mais une vie plus abondante encore et plus active semblait les animer tous. La pourpre ruisselait de la voûte à terre avec plus de bruit et d’impétuosité. Les sens de Théodore étaient enivrés de plus de couleurs, de plus de parfums, de plus de chants, et les oiseaux, les fleurs et les fruits l’invitaient avec plus d’instances à pénétrer dans leur magique séjour.

Dévoré des mêmes désirs, il allait renouveler hardiment la tentative qui lui avait été si funeste, lorsque (doit-il en croire ses yeux ?) il voit s’avancer dans l’immense cour d’honneur du palais celle que les étranges habitans de cette merveilleuse demeure annonçaient et louaient à l’envi, la princesse au nom inconnu, la reine du beau palais rouge ! — Le cortége nombreux et magnifiquement vêtu dont elle est entourée, les cris d’allégresse qui éclatent à son passage, la voix argentine des cloches saintes et les salves guerrières qui fêtent sa venue, les anges de lumière qui, bercés sur des nuages dorés, la contemplent d’un œil étincelant d’amour, les astres qui se détachent du firmament pour éclairer de plus près ses pas de leurs célestes flambeaux, tout annonce la souveraine de ces lieux, la déesse de ce paradis, mais sa beauté mieux que tout le reste !

Jamais imagination de poète ne créa rien d’aussi séduisant ! Non, Marguerite aux yeux de Faust rajeuni ; non, Juliette faisant à Roméo du haut de son balcon argenté par la lune l’aveu involontaire de son amour ; non, Béatrix ouvrant à Dante les portes du paradis, ne donnent aucune idée de sa beauté, aucune de l’extase où sa vue plongea Théodore ! Il voulut tomber à ses genoux adorés : il sentit ses pieds cloués au sol ; il ouvrit la bouche pour parler, une main de fer lui serra la gorge.

Il luttait vainement contre cette puissance invisible, lorsque (ô désespoir ! ô fureur !) s’approche en sautillant et en se dandinant un gros conseiller qui arrête la princesse, dépose un galant baiser sur sa blanche main, et lui présente son bras qu’elle accepte en gémissant.

La colère rend des forces à Théodore ! — « Conseiller téméraire ! infâme conseiller, attends que je crève ton gros ventre ! » et il se précipite sur lui les poings fermés, les lèvres pâles et tremblantes !

Le conseiller n’avait pas l’air de se douter du danger qui le menaçait ! mais tout à coup, — le traître ! — voilà qu’avec une détonation épouvantable, de ses yeux, de son nez, de sa bouche, de ses oreilles, de tous les pores de sa peau, jaillissent mille gerbes de feu ! Ses deux bras enflammés tournent en sens contraire avec la rapidité des roues d’un char qui s’emporte ! jamais citadelle assiégée ne lança plus de bombes que le conseiller contre son ennemi ! jamais canons ne vomirent plus de feux que sa bouche ! chaque fois que Théodore essayait d’avancer d’un pas, le lâche, en souriant, versait sur lui une pluie de flammes !

Quel amant si jaloux n’eût été forcé de reculer ? Théodore néanmoins tint bon et persista long-temps dans ce combat inégal ; mais son intrépidité fut sans résultat, et après vingt-quatre heures d’un feu toujours nourri, après vingt-quatre heures d’efforts et d’angoisses, il eut la douleur de voir le gros conseiller, son rival, disparaître dans les airs avec la princesse au milieu d’un tourbillon de flammes et de fumée.

IX. — PROJET DE MARIAGE.

Ce n’est pas sans raison qu’autrefois les juges et les médecins portaient le même costume : il y a plus d’analogie qu’on ne le supposerait au premier abord entre la médecine et la justice. Le malade n’est-il pas un vrai coupable convaincu d’imprudence ou d’excès ? ne lui applique-t-on pas des peines proportionnées à la gravité du délit ? et de ces peines nécessaires, il faut le croire pour l’exemple, combien y en-a-t-il qui profitent au condamné ?

Convaincu des rapports incontestables qui existent entre les deux professions, j’ai souvent regretté que la médecine n’empruntât pas à la justice une des innovations les plus heureuses de l’institution du jury : je voudrais que le médecin, comme fait le juré, fût simplement appelé à prononcer sur la culpabilité, c’est-à-dire sur la cause et sur la nature de la maladie, et que l’apothicaire fût seul chargé, comme le juge, d’appliquer sa peine, car j’ai remarqué que les trois quarts des bévues commises par nos docteurs viennent de ce qu’ils ne procèdent pas catégoriquement, et de ce qu’ils s’occupent du remède à administrer avant de bien connaître l’origine de l’indisposition. Dieu sait à quoi leur préoccupation nous expose, lorsqu’il s’agit d’affections morales !

Le médecin qui fut appelé ne comprit rien, cela va sans dire, à l’état de Théodore, et ne voulant pas avouer son ignorance, ne se l’avouant peut-être pas à lui-même, il lui administra une foule de médicamens, qui retinrent notre patient quinze jours au lit.

Du reste, bien des gens, pendant ces quinze jours, auraient envié son sort ; quels ennuis l’amitié prévenante d’une sœur ne dissipe-t-elle pas ? quelles boissons paraîtraient amères préparées par la jolie main d’Henriette ?

— « N’est-il pas vrai, Dorothée, que ton frère m’aime mieux que mademoiselle Oster ? — Théodore était convalescent, et c’était son premier jour de sortie.

— « Je voudrais bien voir qu’il ne préférât pas ma gentille Henriette à cette coquette de Julie ! Sais-tu, Henriette, à quoi je pense bien souvent ? je me dis que si ma bonne amie le voulait, nous pourrions être tous trois les plus heureuses gens du monde. »

— « Comment cela ? » dit Henriette, en rapprochant sa chaise de celle de Dorothée.

— « Théodore a dix-huit ans, tu en as seize : pourquoi ne vous marieriez-vous pas ensemble ? Tu ne me réponds rien : est-ce que tu crois que tes parens n’y consentiraient pas ? »

— « Je ne sais ; j’ai entendu dernièrement ma mère dire à mon père que je commençais à être d’âge à me marier. »

— « Puisqu’ils ont dit cela, c’est une affaire arrangée : laisse-moi faire, je me charge de la négociation. Quel bonheur ! ô la jolie sœur que je vais avoir ! et Théodore comme il va être surpris et content ! Vois donc comme nous serons bien dans notre ménage ! voilà comme j’arrangerai cela : je vous donnerai à tous les deux ma chambre, et moi je prendrai celle de Théodore.

— « Non pas, je ne veux point que tu te déranges pour moi : tu es habituée à ta chambre. »

— « Moi, je le veux. »

— « Moi, je ne le veux pas. »

— « Tiens, ne nous disputons pas, Henriette : je suis l’aînée, et il faut me céder. D’ailleurs, je t’assure que depuis long-temps j’avais l’intention de faire ce changement, et que c’est la maladie de mon frère qui m’en a empêchée. Viens ici : aide-moi seulement à pousser son lit dans ma chambre, et à mettre le mien à sa place.

Le déménagement fait, les deux belles-sœurs se quittèrent ivres de joie, après mille embrassades.

Dorothée aimait beaucoup à ménager des surprises. Restée seule, elle résolut de s’assurer du consentement de monsieur et de madame Rauer, avant de faire part à son frère de ce plan de mariage. Mais heureusement Théodore étant rentré, elle ne put résister au désir de lui communiquer son projet.

— « Eh bien ! comment te trouves-tu de ta promenade ? »

— « Oh ! maintenant, je me porte bien mieux. »

— « Bon ! dépêche-toi de te rétablir tout-à-fait, que nous exécutions un complot dans lequel nous voulons te faire entrer.

— « Un complot ? »

— « Oui, nous sommes à notre aise actuellement, grâce à l’héritage que nous avons fait : nous venons de décider que tu épouseras ma chère petite Henriette, et je me charge de faire la demande. Eh bien ! remercie-moi donc ! »

— « Ne crains rien, divine princesse, s’écria Théodore ; ils ont beau me tendre des piéges ; ma fidélité est inaltérable comme mon amour. Leurs spectres livides, leurs gros conseillers, rien ne m’arrêtera ! Animé de ton regard, j’entrerai dans le beau palais rouge, malgré les enchantemens qui en défendent l’accès ! »

Effrayée de cette réponse, Dorothée sortit précipitamment de sa chambre, et revint bientôt avec le médecin qui, après avoir gravement tâté le pouls du malade, le condamna de nouveau à quinze jours de diète et de lit.

Au bout de ces quinze autres jours, Dorothée, qui avait trop à cœur son projet de mariage pour y renoncer, tenta une nouvelle épreuve sur son frère. Soit qu’elle eût pris plus de précautions et qu’elle eût été plus adroite que la première fois, soit que, grâce à la diète et aux tisanes, Théodore fût dans une disposition d’esprit moins exaltée, il ne l’interrompit par aucune exclamation : elle eut tout le temps d’achever sa phrase ; il ne se leva pas précipitamment de sa chaise, mais il lui répondit avec calme et sang-froid : « Ma chère petite sœur, je te remercie de l’intérêt que tu prends à mon avenir, des efforts que tu fais pour assurer mon bonheur ; mais ce que tu espères est impossible, des considérations dont tu n’es pas juge s’opposent à ce que je demande la main d’Henriette. Ce n’est pas que j’aie pour elle la moindre répugnance : il suffit qu’elle soit ton amie pour m’être chère, et je ne dis pas que je n’aurais point été disposé à l’épouser il y a quelques mois ; mais aujourd’hui ce serait manquer à ma destinée, à mes devoirs, à mes sermens. Au reste, pour en finir, et à n’envisager, pour mieux être compris, que le côté positif de la question, il me suffira, je présume, de te rappeler qu’Henriette n’est pas une princesse, ni cette maison un palais. »

Il y avait trois parties bien distinctes dans ce discours de Théodore. L’exorde était à la fois grave et affectueux ; la confirmation respirait l’importance, et, tranchons le mot, la fatuité ; la péroraison était ironique et dénigrante.

Dorothée, qui n’avait point suivi de cours de rhétorique à l’université, ne se rendit pas, sans doute, ce compte raisonné ; mais l’ensemble de cette réponse la choqua, et il s’éleva entre le frère et la sœur une discussion où chacun, comme c’est l’usage, sortit des bornes ; Dorothée, piquée de l’air suffisant de Théodore, le railla sur sa mystérieuse princesse. Théodore rabaissa le parti qu’on lui proposait, parla avec dédain d’Henriette ; Dorothée prit fait et cause pour son amie ; enfin il s’ensuivit une querelle si sérieuse, qu’ils jurèrent de ne plus se parler de leur vie, et que Théodore courut s’enfermer dans sa chambre, dont il verrouilla la porte.

X. — FIN DE LA VISION.

Quelle loterie que la destinée ! Faites donc des projets ! cette remarque n’est pas neuve, sans doute ; mais je n’ai promis que d’être vrai.

Si nos deux enfans avaient habité tout autre étage que le rez-de-chaussée, leur dispute ne pouvait avoir de suites bien longues. L’ancienne chambre de Dorothée, qu’occupait Théodore, par suite du dernier déménagement, n’avait d’issue que par la chambre actuelle de sa sœur ; ils se seraient rencontrés, et ils auraient fini par se parler et se réconcilier ; mais malheureusement Théodore, pour sortir, n’avait qu’à sauter par la fenêtre qui donnait sur la rue.

Ce serait un paradoxe que de n’en pas convenir : la magie a des secrets vraiment inexplicables. Les adeptes sans doute ont le privilége d’en observer certains effets ; mais la cause, la connaissent-ils souvent ? Théodore n’avait pas prévu le fâcheux résultat de sa querelle ; il en fit la triste expérience, quoique d’un naturel trop boudeur pour vouloir revenir le premier sur ses pas.

Des jours, des semaines, des mois s’écoulèrent : plus d’apparition ! il eut beau rester dans la solitude, dans l’ombre, dans le silence, dans le recueillement, plus de beau palais rouge, plus de belle princesse !

« Ah ! se dit-il, après toutes les preuves d’amour et de dévouement que je lui donne, elle ne resterait pas si long-temps absente, s’il était en son pouvoir de venir me visiter ici ; mais certainement elle est astreinte à des lois qu’elle ne peut enfreindre, et ce n’est que dans la chambre qu’occupe Dorothée qu’il lui est permis de se présenter à moi. »

Après quelques jours encore d’attente et d’incertitude, il ne se sentit plus la force de résister au violent désir qui le tourmentait, et choisissant une matinée qu’il avait entendu Dorothée sortir et fermer la porte du carré, après avoir regardé soigneusement par le trou de la serrure, il entra sur la pointe du pied dans la chambre de sa sœur.

La fenêtre en était ouverte ; des vêtemens par terre, des cartons sur des chaises, le lit encore défait, le désordre de sa chambre, tout annonçait que Dorothée venait de faire une toilette plus recherchée que d’ordinaire, et qu’elle était sortie pour une affaire pressée. Théodore fit peu d’attention à tout cela : une autre idée le préoccupait, et son cœur battait trop fort ; il se dirigea précipitamment vers l’endroit où jusqu’ici son apparition s’était offerte à lui.

— « Ô prodige ! ô bonheur ! Le voilà ! le voilà, le beau palais rouge, le magique palais, avec ses couleurs, ses parfums, ses harmonies ! la voilà, la splendide demeure de la princesse adorée ! Le péristyle de l’immense cour d’honneur est ouvert comme au jour à jamais fortuné où l’ange de la beauté se dévoila aux regards de l’amour ! où est-elle, où est-elle, la reine de ces lieux et de mon cœur ? »

Soit hasard, soit que la princesse fût sensible aux lieux communs que soupirait Théodore avec tant de ferveur, au même instant elle parut — Grand Dieu ! qu’elle était belle ! mais pourquoi cette pâleur ? pourquoi ces larmes qui roulent dans ses beaux yeux ? pourquoi ces vêtemens blancs ? ce long voile brodé ? pourquoi cette couronne de myrte ? Ô mes pressentimens ! on t’entraînait à l’autel ! toi, ma fiancée ! et quel homme assez las de la vie ! — quoi ! toujours toi, gros scélérat de conseiller !

C’était lui-même en effet, radieux et épanoui : on l’eût dit évoqué par cet appel.

Théodore, anéanti par l’excès même de sa rage, sentit ses dents claquer, ses genoux s’entrechoquer et faiblir ; il allait encore perdre connaissance, lorsque la douce voix de sa bien-aimée, qui implorait son secours avec des sanglots, vint le ranimer.

— « Ah ! tu te frottes les mains, s’écrie-t-il, impudent ! c’est ton cadavre qu’on va porter à l’église ! » et saisissant un énorme encrier de plomb qui se trouve sous sa main, il le lui lance à la tête de toute la vigueur de son bras.

Le coup avait été bien visé : l’encrier volait droit à son but ; le conseiller était perdu, et la princesse délivrée. Tout à coup la foudre éclate avec fracas sur le disque de plomb, dont elle arrête l’élan homicide, et l’arme de Théodore vient retomber impuissante à ses pieds. — et dans le même instant pleuvent du ciel, jaillissent des profondeurs de la terre des milliers de conseillers noirs et de blanches princesses.

En vain Théodore essaie de distinguer son ennemi au milieu de cette foule étrange : princesses et conseillers n’ont qu’un même visage, qu’un même costume, qu’une même attitude, et ni l’œil de la haine, ni celui de l’amour, ne sont assez sûrs, assez perçans pour y découvrir la moindre différence ; et voilà, — ô perplexité ! — qu’à un signal donné, les milliers de conseillers montent, chacun avec une princesse, dans un carrosse magnifique, et soudain ils disparaissent tous ensemble aux regards découragés de Théodore qui les voit s’éloigner, pétrifié, la bouche béante, sans proférer plainte ni menace.

XI. — THÉODORE SE RAVISE.

— « Si tu savais tout ce que j’ai perdu, ma bonne sœur, disait à Dorothée, quelques jours après ce singulier événement, Théodore réconcilié avec elle ! Toi, tu n’as jamais vu ma princesse ; figure-toi… » Et il se mit à lui en faire la description avec la mémoire d’un peintre et d’un amant.

— « Eh ! mon cher ami, lui dit Dorothée, ta princesse devait ressembler à Henriette. »

— « À Henriette ! quelle comparaison ! »

— « Mais je t’assure que la comparaison est tout-à-fait exacte. »

— « Écoute, ma sœur, n’y mets pas d’entêtement : depuis que j’ai eu le malheur de la perdre, je n’ai eu d’autre consolation que de la peindre de souvenir : tiens, voici son portrait, regarde ; qu’en dis-tu ? »

— « Eh ! mais, je dis que c’est Henriette. »

— « Encore ? est-ce une gageure ? »

— « Mais non, juge toi-même ; tiens, prends dans mon secrétaire son portrait qu’elle m’a donné ces jours-ci ; ne sont-ce pas deux copies d’un même modèle ? »

Théodore ne répondit rien : un cerf-volant, rappelé brusquement par la ficelle invisible qui le dirige, ne tombe pas plus lourdement du ciel à terre.

Il rentra dans sa chambre, prit dans son armoire ses vêtemens les plus neufs, chiffonna quatre chemises et le double de cravates, se couvrit d’essences et de parfums, et lorsque sa sœur fut sortie, il se rendit droit chez monsieur et madame Rauer, et dans un discours qu’il avait préparé à l’avance, tout en faisant cette brillante toilette, il leur exposa humblement que l’accroissement de son revenu lui ayant permis de songer à se marier, il venait les supplier de lui accorder la main de leur fille aînée, Henriette.

— « Eh ! d’où sortez-vous, mon beau monsieur Théodore ? Notre chère enfant est partie depuis six jours pour Stockholm, avec son mari, monsieur le conseiller de légation Hurbrand, un parti solide, un mariage avantageux. La pauvre enfant a été bien raisonnable. »

Madame Rauer n’avait pas achevé sa phrase, que Théodore était tombé à la renverse.

— « Je ne comprends pas cette petite fille, dit M. Rauer en le relevant ; s’amouracher d’un fou ! »

— « Qui a des attaques d’épilepsie, » ajouta madame Rauer.

XII. — CONCLUSION.

— « Ce petit Théodore, il faut en convenir, est né sous une heureuse étoile, se dit monsieur Staarmatz en apprenant sa mésaventure ? Voilà un de ces événemens qui décident d’une destinée littéraire. Il se sent poète : bien ; il tombe amoureux de sa petite voisine : suivant le train ordinaire des choses, cette passion devait se terminer par un mariage. On se connaissait, les fortunes étaient en rapport ; mais que serait-il arrivé ? La lune de miel passée, car elles passent toutes, quand il aurait vu ce bouton de rose s’épanouir et se faner, quand elle se serait occupée devant lui des soins vulgaires du ménage, sa divinité se serait prosaïsée à ses yeux. Heureusement le gros conseiller de légation Hurbrand l’épouse et l’emmène en Suède ; tant mieux, morbleu ! mille fois tant mieux : la voilà éternellement, pour le petit gaillard, dans une région idéale. Quelle source féconde d’élégies ! C’est pourtant à des circonstances analogues que Dante et Pétrarque durent le développement de leur génie : figurez-vous Dante marié avec Béatrix ; adieu la divine Comédie : jamais Béatrix ne lui eût ouvert les portes du paradis. Au lieu de cela, elle meurt à son aurore, et l’imagination de l’amant poète se la représente toujours jeune, toujours fraîche, toujours riche des grâces du présent et des promesses de l’avenir. Et encore le petit drôle est-il plus heureux que ces deux grands génies : il jouit des mêmes avantages à moins de frais. Sa Laure à lui, sa Béatrix n’est pas morte : il a toujours l’espérance de la revoir. Que son étoile sans doute l’en préserve ! Mais c’est une idée qu’il peut nourrir sans inconvénient ; elle donnera même à sa muse une teinte moins sombre, une physionomie particulière : ne sera pas obligé de demander au ciel ses espérances, et sa poésie sera plus en harmonie avec notre siècle qui n’est plus religieux comme celui de Pétrarque et de Dante !

— « Qui sait jusqu’où j’aurais été, moi, si je n’avais pas épousé madame Staarmatz ? »


Léon de Wailly.

  1. L’anecdote suivante a été recueillie en Prusse ; elle était citée comme une aventure arrivée à Hoffmann dans sa première jeunesse. Le lecteur, néanmoins, voudra bien se souvenir que ceci est un conte et non une histoire, et qu’on ne lui garantit l’authenticité ni du fond ni des détails.
  2. Wieland disait souvent qu’il voudrait avoir l’italien pour langue maternelle. Goëthe a regretté de n’avoir pas composé ses écrits en français.