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L’emprise : Conscience de croyants/06

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CHAPITRE VI

vers l’abîme


Abyssus abyssum invocat
L’abîme appelle l’abîme
Le mal entraîne au mal.

(David)


Ce n’est plus la campagne canadienne, réservoir de forces et de vie. Ce n’est plus le grand air des champs, le ciel pur et bleu, le gazouillis des oiseaux, ni le silence reposant et réparateur des solitudes agrestes.

C’est le brouhaha de la grande ville.

Ici, point de chaumières où une maman chrétienne enseigne à ses enfants la loi de justice et d’amour d’un Dieu sauveur que l’image de la Ste-Famille représente, enfant, entre Joseph et Marie.

Ici, point de laboureur, penché avec amour sur la terre bénie, où il a tracé un grand signe de croix avant d’y jeter la semence féconde que le Créateur fera grandir pour nourrir l’humanité.

Ici, point de voisins qui, du pas de leur porte, se demandent l’un à l’autre si leurs travaux sont avancés ou bien encore s’il y a amélioration dans l’état de l’animal, malade la veille.

C’est la grande ville avec son pavage sonore, ses tramways trépidants, ses édifices énormes, ses fumées délétères.

C’est la ville, mangeuse d’hommes, brûleuse d’énergie, démolisseuse de santés physiques et morales.

Au coin de la rue St-Jacques et St-Laurent, en face de l’édifice de La Presse, les badauds regardent les bulletins sensationnels, accidents d’autos, incendies, rumeurs de guerre, vols de grands chemins, nouvelles politiques, diplomatiques, religieuses, hold up, combats de boxe ou autres nouvelles sportives, scandales à l’horizon, enfin, de ceci de cela et d’autres choses encore, que sais-je.

Ces grands journaux ça dit tout, ça raconte tout, ça renseigne sur tout.

Parmi les badauds se trouve une de nos vieilles connaissances, Irénée Dugré, le colon, fils de colon que l’ambition de la grande industrie a chassé de son chez-soi.

Depuis un mois, Irénée travaille à Montréal pour les Lajeunesse, grands démolisseurs. Son père, désirant des renseignements sur une question importante, lui a demandé de passer aux bureaux du Bulletin, coin Notre-Dame et St-Laurent.

Ayant reçu les informations désirées, l’employé des Lajeunesse retourne à son travail pour être sur le chantier à une heure. En passant, il jette un coup d’œil sur les placards de nouvelles quand un nom jeté par un passant le fait sursauter.

— Hello Clément, où niches-tu donc maintenant ?

— Tiens Matté Madde ? Comment ça va ?

Les deux hommes se serrent la main.

Dugré était à Montréal depuis près d’un mois. Il avait cherché Lucette, la fille perdue ; il avait cherché Clément, le séducteur. Tous deux étaient restés introuvables.

Nulle part, dans le monde, une personne n’est aussi bien cachée que dans ces grandes villes où personne ne connaît ceux qui passent, où les voisins, que dis-je, les tenants d’une même maison ne se connaissent même pas, le plus souvent.

Il n’est donc pas surprenant que le jeune campagnard n’ait pu trouver la fille Neuville qui d’ailleurs, avait changé de nom et avait trouvé emploi dans un magasin à rayons de la grande métropole.

Quand à Clément, le broker, comme il était l’agent d’une maison d’affaire, son nom ne figurait dans aucun des dictionnaires d’adresse et de téléphone. Il fallait un hasard pour le faire retrouver parmi les milliers de ses collègues, brasseurs d’affaires de la grande ville.

Ce hasard venait de se produire. Les deux copains causaient et sans paraître s’occuper d’eux le bûcheron démolisseur écoutait leur conversation.

Clément s’informait du travail de Matte Maddé. Celui-ci répondait que c’était toujours le même commerce.

— Toi que fais-tu ?

Clément donna l’adresse de la maison où il chambrait et la conversation tourna vers la finance : valeur des parts de mines de Noranda, de Rouyn, les progrès constants de Shawinigan Power, le recul de Saguenay Pulp, puis le grand merger du papier. Clément assurait son copain que l’International finirait par tout englober : les forêts, les pouvoirs d’eau, et les journaux.

— Mais, objectait Matté Madde, les autorités canadiennes ne permettront pas cela ; ils arrêteront Graustein et ses comparses.

— Tu ne connais pas cela, mon cher ; Graustein est plus fort que toutes les autorités et tu verras que, quand il sera décidé, ce n’est pas lui qui obéira, mais l’autorité qui ira le supplier à deux genoux.

Pendant ce temps, Irénée écoutait avec attention. Le bûcheron-colon, devenu démolisseur pour gagner sa vie, se mua en détective pour servir sa vengeance. Sans que cela paraisse, il examina les deux courtiers, grava leurs traits dans sa mémoire, et écouta leur conversation tout en paraissant concentrer toute son attention sur les placards-nouvelles du grand journal.

À une question de son interlocuteur, André Clément donna l’adresse de la maison dont il était l’employé, puis il offrit à dîner à son ami.

— Où allons-nous ?

— Où tu voudras ; mois j’aime bien la cuisine de Lardon.

Irénée n’en écouta pas davantage. Dix minutes plus tard, débarrassé de ses salopettes, les mains et la figure bien lavées, il attendait dans la salle à dîner du restaurant.

Les deux hommes d’affaire arrivèrent bientôt. Ni l’un ni l’autre ne soupçonna que ce dîneur isolé, à la table du milieu, était le démolisseur, couvert de poussière et de plâtre qu’ils venaient de coudoyer à la devanture de La Presse.

En route, ils avaient causé de choses sérieuses, finance et commerce ; à table, ils en vinrent à parler de sentiment et d’aventures galantes.

André Clément disait à son copain :

— Figure-toi que j’ai failli me faire embêter par une donzelle à Chicoutimi. Épatante cette colonne. Belle fille, fine comme une mouche, collante comme une guêpe. J’ai eu un fun vert avec elle, mais j’étais rendu trop loin, j’ai eu peur un moment qu’on essaie de m’obliger de la marier, mais non ! La chance, c’est pour les chanceux. Les Leterrier l’ont fichée à la porte ; parait que son père en a fait autant, enfin je l’ai perdue, ou elle m’a perdu, ce qui revient au même ; l’important c’est que j’en suis débarrassé et quitte pour la peur.

— Mais elle, que va-t-elle faire ?

— Ça je m’en fiche, qu’elle se débrouille comme elle pourra ; j’ai une autre poulette ici, pas loin.

— Tu fais une spécialité de gaspiller les jeunes filles.

— Moi ou un autre, faut que ça vienne là. Rien qu’à voir leur costume et leur déguindé (maintien) je peux te dire à quelle coche elles sont rendues. Ainsi regarde celle qui passe là, elle est mûre. Quand une fille ou femme en est rendue au point de se peinturer en deux ou trois couleurs, à se tortiller comme un serpent, et à se montrer à demi nue, on en fait ce qu’on veut.

— Faudra que tu vois la mienne et que tu me dises si elle est mûre. Où loges-tu maintenant.

— J’ai ma chambre au mois sur la rue St-André et je prends mes repas un peu partout.

Irénée ne perdait pas un mot de la conversation. Son repas fini, il aurait été bien en peine de dire ce qu’il avait mangé, mais il savait que le destructeur de sa vie était à Montréal, le nom et l’adresse de ceux qui l’employaient, la rue, le numéro de la maison où il chambrait ; il savait que sa Lucette était tombée au ruisseau, et comment la jeune campagnarde, belle et pure, était devenue la fille perdue. Il connaissait les moyens que prend le démon pour perdre celles qui tombent dans ses griffes : la peinture, puis la nudité, puis la compagnie familière, puis la boue, la honte, le ruisseau.

Il en savait assez. Il paya son dîner, ne remarqua pas la grâce gentille, le costume, convenable, la dignité de maintien de la fille du restaurateur. Il n’avait qu’une pensée : sa vengeance. Sa Lucette était perdue ; jamais plus il ne la reverrait, jamais plus il ne la rechercherait, mais il sentait qu’elle était comme lui une victime de l’esprit du mal et il voulait sa vengeance. Mais comment se venger.

Tout à ses pensées, il descendit vers la rue Craig et, soudain, il eut une inspiration : un revolver ! Il entra chez Honest Henry et acheta un revolver de seconde main, sans marchandage. À peine était-il sortit que le commis se frappait la poitrine se disant :

— Triple sot, damned fool, I have lost five dollars.

Cet après-midi, il manqua un bon homme au chantier de démolition des Lajeunesse, Irénée avait pris un tramway de la rive sud et, dans les bois de Rougemont, il s’exercait au tir du pistolet.

— Il faut que je le tue du premier coup ; faut pas que je le manque ; ensuite, je me fais sauter la cervelle.

Le soir vint. Perdu dans la montagne, Irénée ne put trouver son chemin vers le village. Il coucha dans une cabane à sucre.

Le matin le trouva plus énervé encore que la veille. Une partie du jour, il s’exerça au tir. Enfin, ses munitions épuisées, il revint à Montréal. Parfois ses pensées prenaient une autre tournure. Il pensait à sa terre, à sa famille, à sa maison rendue inhabitable et, comme un refrain dans sa pensée qui ressassait ses malheurs, revenait cette phrase : Je le tuerai.