L’enfant mystérieux/Tome I/Dix-sept ans après

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J. A. Langlais, éditeur (1p. 115-125).

DEUXIÈME PARTIE


CHAPITRE I

Dix-sept ans après


Dix-sept ans se sont écoulés depuis les événements que nous venons de raconter.

Cette longue suite d’hivers a bien un peu secoué ses neiges périodiques sur la tête des personnages de notre histoire ; en les effleurant de son aile de fer, le Temps a bien creusé par-ci par-là une ride sur des figures qui n’en avaient pas au moment où nous les avons vues pour la dernière fois ; mais, à part ces inévitables ravages, nous retrouvons tout notre monde plein de vie, agité des mêmes passions, caressant les mêmes rêves d’avenir.

Chose étrange, en effet, le corps a beau vieillir, s’user, tomber en décrépitude, l’attachement aux choses de la terre, lui, semble rajeunir ; la voix de l’intérêt n’en acquiert que plus de force ; l’ambition — cette passion sénile qui grandit à mesure que s’opère la décadence corporelle – n’en devient que plus insatiable.

Il y a toujours prétexte aux aspirations humaines. Quand ce n’est pas pour soi que l’on travaille, que l’on s’échine, que l’on se martelle le cerveau, on le fait pour ses descendants, pour ceux qui devront continuer l’œuvre commencée, transmettre aux âges futurs le fruit des semences arrosées de nos sueurs.

Que voulez-vous ?… L’homme est ainsi fait, et il n’y a pas moyen d’en changer le moule.

De tous nos personnages, celui qui paraît le plus sentir le poids des dix-sept années par-dessus lesquelles nous avons sauté à pieds joints est sans contredit Pierre Bouet. Non pas qu’il soit devenu un valétudinaire perclus de rhumatismes et appuyant sur une canne son corps tremblant et courbé vers la terre ; mais plutôt parce que nous l’avons quitté déjà parvenu aux confins extrêmes de l’âge mûr, et qu’en redescendant la pente de la vie, les années comptent double.

Pierre Bouet est maintenant un vieillard de soixante-douze ans. Il est encore cependant alerte et dispos, bien que moins solide à l’ouvrage qu’au temps jadis. Ses cheveux grisonnent à peine, et il les a aussi abondants qu’un jeune homme.

Si le bonheur idéal existait ici-bas, au lieu d’être une décevante chimère, nous pourrions écrire hardiment que Pierre Bouet en jouit à cœur-que-veux-tu ; mais soyons moins absolu et disons que le bonhomme est le mortel le plus heureux de la création, – ce qui est bien déjà quelque chose ! Appuyé d’un côté sur la bonne vieille Marianne, sa compagne toujours chère, et de l’autre sur sa fille Anna, qu’il idolâtre, le père Bouet achève paisiblement le chemin de la vie, sans la moindre inquiétude sur la fin du voyage.

Sa prospérité ne s’est pas ralentie un instant. Au contraire, le petit capital qu’il a péniblement amassé dans ses jours de vigueur s’est plus que doublé par la seule accumulation des rentes ; et, bien qu’il ne se livre plus à la pêche et qu’il se fasse aider pour les travaux des champs, le père Bouet n’en continue pas moins de voir son magot s’arrondir.

Quant à Marianne, c’est toujours la sage ménagère que nous avons connue ; mais elle a singulièrement vieilli, elle aussi, l’excellente femme. Elle porte pourtant encore assez allègrement ses soixante-sept hivers, et n’était une invincible faiblesse dans les jambes, on la verrait comme autrefois faire seule le service intérieur de la maison. Néanmoins, cette impotence qui la force à laisser tout le gros de la besogne à la servante Joséphine, ne l’empêche pas de manier son éternel tricotage. C’est là pour elle une grande consolation, car la pauvre vieille s’en voudrait beaucoup de rester inoccupée, ne serait-ce qu’une heure par jour.

Au reste, ce travail machinal, inconscient presque du tricot lui permet de regarder tout à son aise, et vingt fois en une minute, une jolie enfant de dix-sept ans environ qui va et vient dans la maison, dirigeant avec une rare habileté les mille détails du ménage.

Avons-nous besoin de dire que cette jeune intendante n’est autre que l’Enfant Mystérieux des premiers chapitres de cette histoire, la filleule d’Antoine le beau parleur, la petite Anna, enfin !

Il y a bien loin de la mignonne poupée du 15 septembre 1840 à la belle jeune fille que nous avons maintenant sous les yeux. La petite figure ronde et rosée d’autrefois est devenue le galbe pur et l’ovale parfait d’un visage de femme, tandis que les tons vifs de la peau ont fait place à la pâleur chaudement teintée qui caractérise les races latines. Les boucles folichonnes qui se jouaient jadis sur le front de l’enfant se sont transformées en opulentes tresses blondes sur la tête de la jeune fille, encadrant la plus ravissante physionomie du monde, où de grands yeux bleus mélancoliques tempèrent la sévérité d’un front élevé et l’expression un peu grave d’une bouche aux lèvres carminées. De même, la taille ronde et épaisse du bébé que nous avons connu s’est amincie, s’est développée, a acquis cette grâce féline, cette morbidesse de l’Andalouse, que ne désavouerait pas elle-même la plus élégante señorita de Grenade.

C’est dire qu’Anna est admirablement belle.

Faisant à peine les premiers pas dans les sentiers fleuris de l’adolescence, sur le seuil de cette vie nouvelle qui s’ouvre pour la jeune fille à l’époque de la puberté, elle possède déjà toutes les séductions de la femme, jointes aux grâces naïves de l’enfant. La nature semble avoir épuisé pour elle les trésors de ses faveurs, car elle a fait Anna bonne autant que belle. La lame est digne du fourreau.

Inutile de se demander si Pierre Bouet et sa femme n’ont rien négligé pour donner à un pareil bijou la ciselure de l’éducation, pour inculquer dans ce jeune cœur les principes de piété bien entendue, sans lesquels une femme n’a pas d’auréole. Dès l’âge de six ans, la petite fut mise à l’école du village, qu’elle fréquenta jusqu’à la date de sa première communion. Puis ce fut au tour des bonnes religieuses de Sainte-Famille, qui complétèrent l’œuvre commencée, en ayant soin de ne pas omettre les connaissances pratiques : travaux d’aiguille, théories culinaires, etc., que tout couvent ne devrait jamais négliger.

Quand elle sortit du pensionnat, à quinze ans, Anna n’était pas sans doute une savante, mais elle avait une bonne instruction élémentaire, amplement suffisante pour le milieu où elle était appelée à vivre.

D’ailleurs il n’est pas bon, en thèse générale, que les femmes en sachent trop long : elles perdent en qualités pratiques ce qu’elles gagnent en science.

La fille adoptive de Pierre Bouet n’eut pas à éviter cet écueil, car elle aimait d’instinct la vie simple des champs, et ce fut avec un contentement sincère qu’elle reprit sa place au foyer de la famille.

Depuis lors, c’est-à-dire depuis deux années environ, l’existence de la jeune fille est douce comme une idylle de Théocrite, heureuse comme celle des bergères chantées par les poètes. Quand vient le temps de la fenaison, elle jette sur sa chevelure blonde un ample chapeau de paille et suit les travailleurs aux champs. Là, pendant que les engagés abattent à grands coups de faux les foins mûrs, que son père étend et retourne le précieux fourrage, que la servante Joséphine, armée d’un râteau, réunit en longues rangées parallèles celui qui est assez sec, Anna se livre à de douces rêveries, mollement étendue sur le revers gazonné du ruisseau où chantent les eaux de drainage. Elle respire avec ivresse les senteurs odorantes du foin coupé et livre à la brise d’août les nattes épaisses de ses cheveux. Le caquetage des oiseaux, pillards audacieux qui viennent se disputer le millet jusque sous les pieds des moissonneurs, le cliquetis des pierres à aiguiser sur les faux sonores, le chant de quelque jeune gars dans la prairie voisine, les aboiements des chiens qui se répondent à plusieurs arpents de distance… tout cela lui semble un concert qui doit être agréable à l’oreille de Dieu, lui fait chérir davantage la vie paisible de la campagne.

Quelquefois aussi, – mais seulement lorsque le père Bouet a le dos tourné et ne peut la voir, – Anna s’empare d’un râteau, trop pesant pour ses blanches menottes, et se met vaillamment à l’ouvrage. Le sang ne tarde pas à rougir ses joues et la fatigue à paralyser ses poignets… Il faut en rester là… Tout de même, la petite est bien heureuse : elle a travaillé aux foins !

Puis c’est l’automne qui arrive, avec ses épis dorés que balance le vent du nord, ses vergers qui ploient sous les fruits les plus appétissants, ses légumes multiformes qui garnissent les plates-bandes. Anna aide à la cueillette de toutes ces richesses. Elle ne dédaigne pas de manier la faucille, et elle a, ma foi, un faux air de druidesse antique lorsqu’elle circule au milieu des épis, son instrument sur l’épaule. Il ne manquerait, pour compléter l’illusion, que de remplacer la faucille de fer par une serpette d’or. Enfin, quand est venu le tour des fruits, il n’est pas rare de la trouver perchée au beau milieu des branches, faisant pleuvoir autour d’elle pommes ou prunes, et jetant aux échos du verger les notes joyeuses de sa voix d’enfant.

Tel est le tableau que présente la famille de Pierre Bouet au moment où nous reprenons la plume, – tableau rustique, mais doucement éclairé par la lumière d’un bonheur paisible.

Rien ne trouble donc la sérénité de cette maison bénie où la vieillesse et l’adolescence cheminent insoucieusement vers l’avenir, appuyées l’une sur l’autre. Il y a belle lurette, – comme dirait notre ancienne connaissance Eulalie – que les fatidiques prédictions de la mère Démone ont été oubliées ; ou, du moins, si Pierre Bouet s’en souvient encore, à coup sûr il n’en tient pas compte et ne s’en soucie pas plus que de Colin-tampon.

Toutefois, soit concession aux idées superstitieuses, soit obéissance à l’horoscope d’autrefois, le riche cultivateur n’a pas encore fait de testament. Il a attendu, comme il s’y était engagé vis-à-vis de la Démone, que sa fille adoptive ait atteint sa dix-septième année pour prendre à son égard les arrangements légaux qui lui permettront d’hériter, après la mort des bonnes gens.

Or, suivant toute apparence, Anna doit être née vers la mi-juin 1840, puisqu’elle semblait avoir trois mois lorsqu’elle fut remise à Pierre Bouet, dans la nuit fameuse du 15 septembre de la même année.

En choisissant donc le 25 juin 1857 pour aller chez le notaire, les époux Bouet accordent une marge suffisante aux erreurs de calcul et sont à peu près sûrs que les dix-sept ans d’Anna seront sonnés.

Au moment où nous voilà arrivés, trois jours séparent à peine nos personnages de cette date…

Nous sommes au jeudi, 22 juin.

Antoine Bouet et la mère Démone ne paraissent pas donner signe de vie.

Est-ce le calme trompeur qui précède l’éruption du volcan ?…

C’est ce que nous ne tarderons pas à connaître.