L’enfant mystérieux/Tome I/Où Tamahou et Antoine Bouet se font d’aimables confidences

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J. A. Langlais, éditeur (1p. 153-164).

CHAPITRE V.

où tamahou et antoine se font d’aimables confidences


Pour bien comprendre l’exclamation d’étonnement échappée à Tamahou et ne ne pas être tenté de crier à l’invraisemblance, il faut que le lecteur remonte avec nous de quelques jours en arrière, jusqu’au cinq de ce mois de juin où nous en sommes rendus.

Ce jour-là – ou plutôt ce soir-là, car c’était vers huit heures de relevée – il venait frais sur le fleuve et la mer se brisait en un violent ressac le long des falaises qui relient le cap Brûlé au cap Tourmente. Ce dernier promontoire surtout voyait ses assises de granit assaillies par une multitude de lames courtes, affolées, se heurtant en tous sens, se soulevant en milliers de pyramides ou se façonnant en aigrettes blanches, comme si un immense feu souterrain les eût mises en ébullition.

La mer n’est jamais bonne au pied de ce bastion géant des Laurentides ; mais le soir du 5 juin 1857, soit qu’elle flairât la tempête, soit que le flot eût peine à combattre le jusant, elle était véritablement affreuse, et pas une petite embarcation n’eût osé s’aventurer à travers son clapotis.

Et pourtant, aussitôt que vint la nuit, un observateur accroché au flanc nord-est du cap aurait pu voir un léger canot d’écorce, monté par un seul homme, surgir tout à coup d’une anfractuosité de la falaise et s’élancer hardiment vers la haute mer.

Le canot, vigoureusement pagayé, se cabra sur la lame, dansa au milieu du ressac, vit les aigrettes liquides déborder sa fine proue, mais il passa tout de même et se perdit bientôt dans l’obscurité.

L’audacieux canotier qui le montait n’était autre que Tamahou, fuyant les recherches des agents de la police, qui avaient mandat de l’arrêter.

Tamahou était un Sauvage montagnais, depuis longtemps en rapports avec les officiers de la Compagnie de la Baie d’Hudson, établis à la Malbaie. Chasseur remarquable et trappeur habile, il avait réalisé d’assez jolis bénéfices par la vente de ses peaux ; mais une insurmontable passion pour les liqueurs alcooliques et les violences dont il s’était rendu coupable en état d’ivresse avaient forcé les agents de la Compagnie à se défaire d’un aussi dangereux employé.

Tamahou éprouva un furieux dépit de ce contretemps et jura de se venger.

L’occasion ne se montra que trop tôt.

En effet, à quelques jours de là, l’agent même qui avait renvoyé le Montagnais dut se rendre à un poste de traite assez éloigné, en compagnie d’un homme à son service.

Le malheur voulut qu’il rencontrât Tamahou sur sa route et qu’il s’adressât à lui pour un renseignement. La réponse du Sauvage fut un coup de fusil en pleine poitrine, qui étendit raide mort le malheureux agent.

Voilà pourquoi Tamahou affrontait une mer affolée et se dirigeait nuitamment vers le sud.

La police était à ses trousses depuis un grand mois et l’avait suivi des rives du lac Ha-Ha aux Laurentides. Là, elle avait perdu sa trace au milieu de ce fouillis de montagnes, de forêts et de vals, où le diable lui-même égarerait ses diablotins.

Tamahou eut donc le temps de respirer et profita de ce répit pour se construire le canot d’écorce que nous venons de voir bondir comme un dauphin sur le fleuve déchaîné.

Pendant deux heures entières, le Sauvage lutta contre le vent et la mer. Enfin, il aborda sur une île, qu’il jugea déserte.

C’était l’île à Deux-Têtes.

Après une nuit passée à l’endroit même où il avait pris terre – la seule nuit peut-être de calme sommeil qu’il eût goûtée depuis son meurtre – Tamahou cacha son canot dans les broussailles du rivage et parcourut en tous sens son nouveau domaine pour constater s’il en était bien l’unique habitant.

L’île était absolument déserte.

— Aoh ! se dit le Sauvage, c’est ici que j’élèverai ma cabane. Les hommes noirs seront plus habiles que les renards du lac Ha-Ha, s’ils suivent ma piste jusque sur cette île déserte.

Et, sans plus se soucier des moyens d’existence qu’il trouverait sur cet îlot perdu, Tamahou se mit en frais d’installation. Il découvrit, près de l’extrémité méridionale de l’île et proche de la mer, une grotte naturelle creusée, par les vagues probablement, dans le roc de la falaise.

Seules, les hautes marées équinoxiales devaient battre maintenant cette partie du promontoire, car une dune de sable, couverte de bois flotté, indiquait à cinquante pieds de là le maximum d’élévation atteint par le flot en temps ordinaire. Le Montagnais en fit ce qu’il appelait pompeusement sa cabane et y transporta son canot d’écorce, son mince bagage et ses armes.

La grotte où s’était établi Tamahou consistait d’abord en une excavation à peu près circulaire, haute d’environ sept pieds et pouvant en avoir le double de diamètre. Cette excavation semblait être le résultat d’une profonde fissure de la falaise, dont la partie supérieure, hors des atteintes de la mer, s’était bouchée petit à petit par la terre éboulée, les racines et les détritus de toutes sortes transportés par le vent, tandis que les vagues avaient incessamment agrandi l’extrémité inférieure.

Une ouverture, à peine assez grande pour livrer passage à un homme, donnait accès dans cette singulière caverne.

Puis, faisant suite à la première, venait une seconde grotte plus petite, moins élevée et affectant une forme oblongue, dont l’axe obliquait vers le nord.

Les deux pièces communiquaient ensemble par une étroite crevasse – couloir humide travaillé dans le roc par la main capricieuse de la nature.

La voûte de ces cavernes constituait une partie du plateau où, dans un précédent chapitre, nous avons vu Antoine Bouet courir comme un fou vers les bouleaux qui en couronnaient le rebord et s’arrêter net à la voix menaçante de Tamahou. Or, l’endroit choisi pour déterrer le prétendu trésor indiqué par la Démone se trouvait être précisément au-dessus d’une profonde fissure qui, partant du fond de la dernière grotte, courait vers le nord jusqu’en arrière des bouleaux.

Cette mince voûte avait cédé sous les furieux coups de pic de notre ami Antoine, entraînant dans sa chute les travailleurs et une masse considérable de terre.

Tamahou ne soupçonnait pas l’existence de cette espèce de boyau, faisant suite à son logis. Aussi fut-il très étonné de se retrouver comme ça, tout à coup, chez lui, sans être entré par la porte, et s’écria-t-il avec ahurissement :

— Ma cabane !

— Comment… ta cabane ? répliqua Antoine.

— Eh ! oui, c’est ma cabane… reprit le Sauvage, en se baissant pour palper un objet gisant sur le sol. Je la connais bien, je suppose, puisque je l’habite depuis quinze jours. Tiens, voici mon filet pour prendre de la boitte ! voilà deux oiseaux que j’ai abattus hier sur la grève ! Et là, dans ce coin, sur une tablette de roc, il y a mes lignes, de la poudre, du plomb, deux couteaux, une petite provision de tabac… Tu vois bien que c’est ma cabane !

— Je ne conteste pas… Mais comment se fait-il… ? murmura le beau parleur.

— Cela se fait qu’au lieu d’être entrés par la porte, nous avons culbuté dans une crevasse qui nous y a conduits. Suis-moi : tu vas comprendre.

Tamahou s’approcha alors d’une des parois de la grotte et s’effaça pour se faufiler dans une nouvelle fissure où tremblait un rayon de lumière.

Antoine en fit autant, et les deux hommes débouchèrent aussitôt dans une seconde caverne, mais plus grande et abondamment éclairée par une échancrure de la falaise, à travers laquelle se voyait et s’entendait la mer déferlant sur le rivage.

— Ah ! satané corbillard ! la vue du fleuve me fait du bien ! s’écria Antoine, en respirant bruyamment.

— Hum ! toussa le Montagnais, à moi aussi !

— Et c’est ici que tu demeures ?

— Oui.

— Depuis quinze jours, m’as-tu dit ?

— Depuis la nouvelle lune.

— Où étais-tu auparavant ?

Tamahou étendit son bras vers le nord.

— Là-bas, dans la forêt, dit-il.

— Avec les tiens ?

Le Sauvage fit signe que oui.

— Pourquoi les as-tu quittés ? demanda Antoine, après un court silence.

Tamahou hésita. Puis, paraissant prendre brusquement un parti :

— Écoute, dit-il… Mais auparavant jure-moi sur les os de ton père que tu ne me trahiras pas.

— Je te le jure.

— Bien. Si tu me trompais, la balle de mon fusil irait te chercher jusque sur la grande île. Maintenant, ouvre tes oreilles, car je vais te confier un secret qui peut me faire pendre : j’ai tué un homme.

— Vrai ? fit le beau parleur en reculant d’un pas.

— Je ne te l’aurais pas dit si j’eusse pu vivre ici sans le secours de personne. Mais le gibier est rare et ma provision de poudre s’épuise… J’ai besoin de quelqu’un pour renouveler mes munitions et m’acheter des engins de pêche sur la terre ferme. Voilà pourquoi je me confie à toi. Iras-tu vendre le pauvre Sauvage exilé de ses terres de chasse ?

— Non, certes ! répondit fortement Antoine qui, depuis quelques secondes, semblait en proie à une étrange préoccupation.

— Alors, tu es disposé à m’aider et à faire ce que je te demande ?

— Je t’achèterai tout ce qu’il te faut et t’apporterai moi-même ces objets dans mon flat.

— Aoh ! tu es un ami et j’ai bien fait de t’épargner la vie.

Le confident de la mère Démone ne répondit pas. Il paraissait retourner dans sa tête quelque idée diabolique, à en juger par les éclairs fauves qui jaillissaient de ses yeux.

Tout à coup, il se redressa, et regardant Tamahou bien en face :

— Si je ne te laisse manquer de rien, dit-il ; si je t’apporte de la viande, de la farine, du sel, une marmite, des munitions, tout ce que tu veux avoir, enfin, me rendras-tu un service ?

— Tamahou sera ton chien, si tu fais cela ! répondit aussitôt le sauvage.

— Quelque soit la nature du service ? insista Antoine.

— Je ferai tout, tout. J’irai tuer tes ennemis, si tu en as, jusque dans leurs cabanes.

— Jure ! dit le beau parleur.

— Sur les ossements de mes ancêtres, je le jure.

Un nouveau silence coupa la conversation des deux hommes. Le misérable Antoine hésitait encore à confier au Sauvage le plan qui venait de surgir dans son esprit relativement à son éternel cauchemar, sa filleule Anna.

Dans la voie du crime, c’est le premier pas qui coûte…

Antoine allait le faire, ce terrible premier pas.

— Allons ! dit-il enfin, le sort en est jeté : il faut que l’obstacle à ma fortune disparaisse, ou je ne serai qu’un gueux toute ma vie… J’ai assez tardé, combattu… même ; si j’eusse trouvé le trésor de Fournier, je n’en serais pas venu là ; mais la fatalité qui s’acharne sur moi ne l’a pas voulu… Tant pis ! que les scrupules aillent aux cinq cents diables ! je veux que mes enfants aient du pain !

Et, s’asseyant sur une saillie du roc, le beau parleur fit signe à Tamahou de l’imiter.

Le Sauvage prit une pipe, la bourra consciencieusement et l’alluma avec un briquet et de l’amadou ; puis, s’asseyant par terre les jambes croisées, il attendit gravement.

Que se passa-t-il entre ces deux compères également doués pour le mal, éminemment faits pour s’entendre ?… Quels noirs complots tramèrent-ils dans le secret des grottes de l’île à Deux-Têtes ?

C’est ce que nous ne tarderons pas à savoir, car le temps est proche où les événements prédits par la mère Démone doivent recevoir leur accomplissement.

Antoine ne regagna Saint-François qu’à la tombée de la nuit.