L’envers du journalisme/V

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CHAPITRE V


En face de la mort



Martin, il vient d’y avoir un meurtre chez des Italiens, rue Saint-Timothée. Vous allez vous rendre à la maison. Dépêchez-vous ; vite, il n’y a pas de temps à perdre. » C’est par ces paroles que Martin fut accueilli, en arrivant au journal, le surlendemain de son retour de X…ville. Il était revenu fort content de lui-même, après avoir fait de bons comptes rendus dès fêtes, et il comptait recevoir des félicitations. Il fut très étonné et un peu peiné de la réception qu’on lui fit. Personne ne sembla s’être aperçu de son absence ni de son retour, ni avoir remarqué le travail qu’il avait fait. Dorion lui donna de la copie, comme d’habitude, après lui avoir dit un simple bonjour. La froideur de cet accueil déconcerta Martin ; ce n’est que six mois après son entrée dans le journalisme qu’il finit par en comprendre la raison : ses camarades avaient bien assez de s’occuper de leur affaire sans s’occuper des siennes, et, d’ailleurs, il n’avait rien fait que de très ordinaire, après tout. — Un voyage à X…ville et une bénédiction d’église, ça n’est pas la fin du monde, comme on dit.

Il avait donc maintenant à « faire » un meurtre, rue Saint-Timothée. C’était une corvée répugnante : la mort dans ce qu’elle a de plus laid et de plus repoussant. La mort et le crime.

Il partit cependant sans hésiter, tenant à acquérir la réputation d’un homme que rien n’arrêtait, — mais il se fut volontiers arrêté avant d’être rendu, s’il l’avait osé.

Tout en marchant rapidement, il tentait de se figurer la scène d horreur qu’il allait voir, afin d’aguerrir un peu ses nerfs, mais il ne parvenait pas à se tracer un tableau réel, son imagination s’y refusait, et cela le laissait dans le plus grand trouble.

Il n’y avait aucun rassemblement dans la rue Saint-Timothée et il se demandait, avec un secret espoir, s’il n’y avait pas eu une méprise et si, après tout, on ne l’avait pas envoyé sur la foi d’un renseignement erroné. Mais en arrivant à la porte, il aperçut un policier qui montait la garde, et il en ressentit un vague malaise.

Il fit un effort pour se dominer et demanda à entrer. À son grand regret, le policier ne fit aucune objection et l’introduisit immédiatement, sur le vu de son insigne de reporter.

En entrant, Martin aperçut deux autres policiers et quelques individus à l’air calme et indifférent, qui semblaient venus là pour passer le temps. Le plus impassible de tous était un petit homme brun, trapu, dont les traits décelaient la nationalité italienne. Il semblait l’objet d’une surveillance particulière de la part des agents. Martin demanda qui c’était. On lui répondit qu’il était l’occupant du logis et qu’il venait de tuer sa femme d’un coup de revolver.

Des cris et des gémissements se faisaient entendre dans une pièce voisine. Martin, désireux de faire tout son devoir, y pénétra, il se trouva dans la cuisine, où un groupe de femmes pleuraient la mort de la défunte, avec des gestes pathétiques et des contorsions affreuses, semblant en proie à une douleur profonde, mais ayant les yeux absolument secs. Ces filles de l’antique Italie se conformaient aux coutumes anciennes et elles faisaient ce que les pleureuses à gages faisaient autrefois : elles exprimaient des regrets tels et si bruyants que la famille ne pouvait manquer d’en être touchée et que les étrangers devaient se dire, en entendant ces lamentations, que la morte laissait un grand vide derrière elle.

La chambre à coucher donnait sur la cuisine. Par la porte toute grande ouverte, on apercevait le cadavre, étendu sur un lit à moitié défait.

Martin s’approcha. La défunte était une femme du peuple, aux traits durs, qui ne semblait pas avoir cessé de vivre et qui semblait plutôt dormir, quoiqu’un œil exercé pût saisir sur ce visage l’expression vacante de la mort. — L’inexorable visiteuse laisse sa marque sur ceux qu’elle a touchés.

Martin ne pouvait demander des détails au sujet de la tragédie aux gens qui l’entouraient : il n’y avait que des Italiens. Il revint donc sur ses pas et interrogea les agents qui gardaient le mari de la défunte. Ils lui apprirent qu’il n’y avait probablement pas eu crime et qü’ils ne surveillaient cet homme que par mesure de précaution, jusqu’à l’enquête du coroner.

C’était un accident. Le mari était à nettoyer un revolver, dans la chambre, pendant que sa femme faisait le ménage. Tout à coup le chien de l’arme s’était rabattu et la femme était tombée, tuée net par une balle qui l’avait frappée au cœur. L’homme avait d’abord fait une scène de désespoir, en voyant morte sa vieille compagne, qui partageait depuis au-delà de vingt ans sa laborieuse existence, puis il était tombé dans un mutisme sauvage.

Martin en savait assez pour écrire un récit convenable. Il sortit et respira plus librement, en se retrouvant au grand soleil, dans la rue, où on n’entendait plus les pleureuses, où on ne voyait plus les traits de pierre de la morte et où il n’y avait pas de policiers gardant un homme comme on surveille une bête que l’on aurait surprise et saisie au gîte.

Après avoir décrit ce qu’il avait vu et raconté le récit qu’on lui avait fait dans le pauvre logis italien de la rue Saint-Timothée, Martin se rendit à la cour du recorder. L’avant-midi se passa très rapidement, en cour, car il était arrivé tard. Il revint écrire ses nouvelles et alla luncher.

Quand il entra dans la salle de la rédaction, l’après-midi, il vit qu’il y avait quelque chose d’insolite. Les reporters étaient réunis par groupes et riaient et chuchotaient. Caron était dans la logette du téléphone et tous regardaient de ce côté, en pouffant de rire. Un autre reporter, un nouveau venu du nom de Lapointe, tenait l’appareil téléphonique installé sur le pupitre du city editor et parlait avec déférence à un interlocuteur que Martin s’imagina n’être autre que Caron.

La conversation était des plus animées. Lapointe répondait : « Oui, monsieur. — Je ne pense pas, monsieur. — J’ai fait une enquête, en entrant à la rédaction ; je ne crois pas qu’il y ait de francs-maçons ici. — Je vous assure que je me trouve très bien ici. — Je ne cours aucun danger, je ferai attention. — Vous désirez que j’aille vous voir et que nous en causions ? — J’irai vous voir, mais je vous assure que je suis très bien ici et que personne ne tente de me faire abandonner la religion ».

Dans l’autre téléphone, Caron disait : « Monsieur Lapointe ? — C’est le directeur du collège de M… qui parle. J’ai appris votre entrée au journal. Ça me fait de la peine. Vous êtes jeune, vous sortez à peine du collège. Savez-vous que vous courez le plus grand danger et que votre foi et votre vertu sont en jeu ? — Savez-vous que vous êtes entouré de francs-maçons à la rédaction du journal ? — Pauvre enfant, je sais à quoi m’en tenir, je vous assure que vous courez un grand danger. — Vous feriez mieux de quitter le journal. Les principes avant tout, vous savez. — Venez me voir à ma chambre, jeudi après-midi. — Venez, c’est très important. Je tiens absolument à vous voir. — Je crois que ce qu’il y aurait encore de mieux à faire, ce serait d’abandonner le journal. — Venez certain. »

Et Lapointe de répondre et de tenter de sauver sa position, à laquelle il tenait fort. Ce ne fut qu’avec beaucoup de difficulté qu’on l’empêcha d’aller voir le directeur du collège de M… — Il ne découvrit qu’une semaine plus tard, et parce qu’on le lui apprit, qu’il avait été victime d’une fumisterie.

Martin avait lui-même été l’objet d’une tentative de mystification de ce genre, en entrant au journal, mais il avait tout de suite reconnu la voix de son interlocuteur et il n’avait pas donné dans le panneau.

Ainsi s’acheva sa journée, si lugubrement commencée.