L’esclavage en Afrique/Chapitre III

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Texte établi par Letouzey et Ané, Letouzey et Ané (p. 201-222).

CHAPITRE III

Anthropophagie


A l’esclavage, à la traite de l’homme, aux sacrifices humains, il faut encore ajouter l’anthropophagie parmi les crimes dont l’Afrique est coupable !

Le cannibalisme fleurit chez les Akpotos et les Mitshis, dans leBénué.

Les sujets du petit royaume d’Atamy (Niger), sont rangés parmi les cannibales les plus redoutables. Ils commettent un grand nombre de meurtres pour faire les sacrifices ou à l’occasion de quelque enterrement. Ce nombre dépasse annuellement la centaine.

Dans son journal, et à la date du 17 août 1870, Livingstone consigne ce qui suit :

« On dit que le frère de Moïnékouss, un nommé Kamdara, a tué trois femmes et un enfant, plus un homme d’un autre pays, dans le but unique de les manger. Moïnékouss a également servi de pâture. Son crâne, dit-on, est conservé dans un pot resté dans la demeure du défunt, on ajoute que les affaires publiques sont gravement communiquées à cette tête comme si la pensée y résidait encore. Dans le Métammba, contrée riveraine du Loualaba, les querelles de ménage ont souvent pour conclusion le meurtre de la femme par le mari, qui mange le cœur de la défunte, mêlé a une fricassée de viande de chèvre, mais ceci a un caractère magique. Ailleurs, les doigts sont pris comme talisman ; dans le Bammbarré. un goût dépravé est la cause du cannibalisme[1]. »

Les peuplades qui avoisinent le Grand Bassam[2] ont contracté l’habitude de manger leurs prisonniers de guerre. Les Quaquas agissent de même.

Les Batékés de la rive droite de la Djoué (Gordon Bennet), plus doux, plus hospitaliers que ceux de la rive gauche, sont cependant anthropophages.

Laissons parler un voyageur digne de foi, qui planta sa tente dans cette horde, en 1884 :

« Un homme étant malade dans le village qui est éloigné de 400 mètres à peine de notre établissement, le Myanga ou sorcier fit toutes sortes de sortilèges et de fétiches pour chasser les mauvais esprits : ne pouvant y réussir et voyant que le malade allait mourir, il voulut lui trouver un tombeau d’un genre particulier ; il coupa tout simplement la tête du patient qui fut enterrée au milieu de la plus grande solennité, avec force tam-tam, coups de fusils, pleurs, gémissements et surtout vin de palme, sans doute pour noyer la douleur. A l’issue de la cérémonie, tout le village se réunit et l’on partagea le reste du cadavre qui fut cuit avec des bananes et mangé au milieu des cris de joie les plus atroces,

« Le lendemain, le chef du village ayant occasion de venir chez moi, j’en profitai pour le semoncer vertement sur son horrible festin de la veille. Il me répondit simplement et avec la plus grande conviction :

« — Tu ne manges pas de chair humaine ?

« — Non, mille fois non !

« — Tu as tort : c’est excellent.

« — Mais c’est toi qui as tort, car il n’est pas permis de manger son semblable.

« — Vous autres blancs, vous ne connaissez pas ce qui est bon ; attends un peu : lorsque tu seras resté six mois chez nous, nous t’apprendrons à manger ce mets et tu le trou veras excellent !!!

« — Mangez-vous aussi les blancs ?

« — Non… toi tu es trop maigre ! »

« Le chef ayant appris que nous avions perdu dix hommes pendant le voyage et que nous les avions enterrés, s’écriait d’un ton de regret.

« — Ah ! que de bonne viande perdue ! nous t’aurions donné au moins dix porcs et dix chèvres pour, l’acheter !… Ah ! vous autres blancs, vous ne savez pas ce qui est bon ! »

« Les Batékés mangent également leurs prisonniers de guerre ; ils les tuent sur place et ils font bouillir cette chair avec des bananes dans de grandes marmites de terre pendant qu’ils dansent à l’entour une ronde infernale, et bientôt ils se disputent les pièces encore sanglantes de cet horrible festin.

« Ils ne font pas la guerre pour avoir des esclaves à immoler et à manger ; mais, ils profitent des circonstances favorables pour s’offrir un plat délicat et ne pas en perdre l’habitude.

« Ils mangent également les rats, les chauves-souris, les serpents, les vers de palmier ; mais pour tout l’or du monde ils ne toucheraient pas à une grenouille, disant que les blancs sont des sauvages de manger de pareils animaux. »

« Les Bourbourys ne se privent pas de chair humaine, ajoute l’amiral Fleuriot de Langle ; ils ont dévoré huit chasseurs Sénégalais qu’ils prirent pendant les hostilités dans un guet-apens et il a fallu venger ces affronts en brûlant Badou, Mapoyenne, etc. »

Les Ibôs mangent ceux de leurs adversaires que la guerre leur livre et gardent toujours des prisonniers en réserve pour les sacrifices humains qui ensanglantent leurs fêtes[3].

Les Mangalais du Gabon font comme les Métammbas, mangent leurs femmes récalcitrantes et leurs esclaves voleurs.

Dans le district de l’Ouvinnza, sur la rive du Loualaba, le village de Kammpouagou est formé par une grande rue de cinq cents mètres de longueur sur trente mètres de largeur, flanquée de chaque côté d’une ligne droite de maisons basses, symétriques et contiguës. Deux rangs de crânes, placés à dix pieds les uns des autres, couraient tout le long du village. Ces crânes blanchis, enfoncés de façon à montrer l’hémisphère cérébral, étaient au nombre de cent quatre-vingt-six. La moitié au moins portait les traces des coups de hache reçus par la victime. Stanley demanda ce que c’était. « De la viande ! répondit le chef. » C’étaient des crânes humains ! Telle était, en partie, la nourriture de ces Africains !

« Au nord du bassin de Itouri[4] sont cantonnés, dit Stanley[5], les Ababoua, Mabodé, Mon von et Balessé. Au sud, les Bakoumou et Babourou, branches principales.

« Tous mangent la chair de l’ennemi ! »

Les nègres du Rio-Pongo (Sierra-Leone), appartenant à la secte des Simos, sont anthropophages à l’occasion.

En descendant le fleuve Livingstone, Stanley et ses compagnons furent inquiétés par des peuplades anthropophages, près de l’île de Kaïmniba. « Sennéneh ! Sennéneh ! (Paix ! Paix !) crièrent les interprètes ; nous sommes des amis ! » — « Nous ne voulons pas de votre amitié ; partez, ou nous vous mangerons ! »

« Par curiosité, rapporte Stanley, ils nous écoutèrent ; nous continuâmes notre discours et pendant ce temps-là nous arrivâmes si près d’un district voisin qu’ayant à songer à eux-mêmes, nos ennemis prirent la fuite.

« Un bruit effrayant de trompes et de tambours retentissait également sur la rive droite et des canots à la proue effilée semblaient raser l’onde comme des poissons volants. Ceux qui les montaient n’attendirent pas nos paroles. Arrivés à vingt-cinq ou trente brasses, ils nous jetèrent des lances en nous criant : « De la viande ! de la viande ! Bo-bo-bo-bo bobo « bo-oo… »

« Je me levai pour leur répondre, et je le fis sans colère. Par instants, il me semblait que c’était un rêve, l’épisode d’un cauchemar. Comment se figurer qu’il y avait des gens qui ne voyaient en moi et mes compagnons que de la viande ? Nous, de la viande ! Quelle idée ! Un de ces misérables, d’un affreux embonpoint, s’approcha de ma barque, et exerça sur moi une sorte de fascination. J’ai encore devant les yeux le tournoiement de son arme, le rire fixe de sa large bouche, ses grandes dents, sa tête hideuse inclinée vers l’épaule gauche, son front bas, sa chevelure courte et épaisse. L’oublierai-je jamais ? Je le vis reculer enfin le bras droit, se jeter le corps en arrière, toujours avec le même rire sur la face. Je me sentis compter mentalement : un, deux, trois, quatre, — Houitz ! La lance m’effleura les épaules et entra dans l’eau en sifflant. Le charme était rompu. Les fusils partirent. Cinq minutes après le fleuve était libre. Je fis ramasser les boucliers et donnait l’ordre de conserver désormais tous ceux qu’on pourrait recueillir ; ils nous serviraient à blinder nos canots.

« Le camp fut établi dans une jungle épaisse et entouré d’une forte palissade. En face de nous, sur un promontoire, était le village de Vina-Kya. Bientôt les tambours reprirent et des canots passèrent le fleuve. En nous reposant dans ce lieu inhabité, quel mal faisions-nous ? Les gens de Vina-Kya en trouvèrent. Nos interprètes furent chargés d’être éloquents et n’y manquèrent pas. J’éprouvais une étrange admiration pour ces deux jeunes gens, et comme un sentiment d’envie. C’étaient cependant des cannibales, mais doués d’un talent de mime extraordinaire. Les sauvages de Vina-Kya en furent touchés au point de nous accorder du répit. Ils promirent que nous ne serions décapités que le lendemain, pour être servis dans un grand repas, auquel assisterait tout le village. Nous résolûmes de ne pas attendre la fête. »

Le 1er janvier 1877, nouvelle alerte sur les bords du fleuve que descendaient Stanley et ses gens. « Au nom de Vouassammbyi, qu’on nous avait donné jusqu’alors, succédait celui de Vouadjikoua. Katammbo fut éloquent, eut la voix douce, le geste pacifique. « Nous mangerons aujourd’hui de la viande de Vouadji« koua », lui fut-il répondu ; et cent pagaies lancèrent vers nous des canots armés, que nos fusils repoussèrent. La lutte ne dura qu’un instant et nous pûmes continuer notre route.

« Le 2 janvier, la journée fut chaude. D’abord, devant Kiremmbouka, une affaire émouvante. Ensuite un défi des gens de Mouana Vibonndo ; puis une attaque des habitants de LommboaKirito ; trois heures de combat, suivies d’une heure de nage qui nous conduisit à des îles nommées Kiboumbo, où nous trouvâmes les Amou-Nyams se disposant à nous battre. Ils arrivèrent ; nous leur tendîmes des anneaux de cuivre et de longs chapelets de cauris, en leur criant : Sennéneh ! — « Croyez-vous, répondit l’un d’eux, que nous puissions renoncer à une telle quantité de viande pour un peu de cuivre et des coquilles ? » Deux coups de feu répliquèrent aux premières lances jetées. L’ennemi s’éloigna, revint peu de temps après et nous envoya des flèches empoisonnées ; mais une décharge, cette fois plus sérieuse, nous délivra de nouveau de ces amateurs de viande[6]. »

Les Mouanas Ntabas anthropophages retrouvèrent Stanley près des cataractes aux quelles il donna son nom, la lutte dura plusieurs jours[7].

De toutes les nations de l’Afrique accusées de cet horrible usage, les M’fans ou Pahouins[8], qui habitent le côté équatorial de l’ouest, ont la réputation d’être les rivaux des Nyams-Nyams. Des témoins oculaires, d’après Schweinfurth, affirment que, chez les M’fans, les morts constituent des objets d’échange et que l’on va jusqu’à déterrer des cadavres pour les dévorer. Marche, qui passa au milieu d’eux, en 1874, signale cependant une ile dans laquelle ils enterreraient leurs défunts depuis qu’ils ne les mangeraient plus. De Brazza partage l’opinion de Schweinfurth et dit : « Les M’fans ou Pahouins, dévastèrent l’Okanda, dont les habitants massacrés servirent de régal à leurs féroces envahisseurs. » De Compiègne s’exprime ainsi sur leur compte :

« La race des Fans est une tribu franchement cannibale ; je dis franchement cannibale, car ils mangent non seulement leurs ennemis pris ou tués dans le combat, mais encore leurs morts à eux, qu’ils aient succombé à la guerre ou aux atteintes de la maladie, peu importe. On a dit que l’on ne mangeait pas dans un village cadavres de ceux qui appartenaient à ce même village et qu’on va les revendre chez des voisins, à charge de revanche. C’est généralement vrai. Néanmoins, un négociant, M. P…, et des noirs assez dignes de foi m’ont cité plusieurs exemples que ces amateurs de chair humaine n’ont même pas toujours cette délicatesse. Ainsi M. P… est arrivé, dans un hameau, au moment où l’on faisait cuire une femme libre morte la veille dans ce hameau qui était le sien. Mais il est juste de dire qu’à mesure que les Pahouins se rapprochent de nous, sont en contact avec nous et arrivent à jouir d’un certain bien-être, les cas de cannibalisme sont beaucoup moins fréquents et surtout beaucoup plus dissimulés.

« Loango est la résidence du vicaire apostolique — en ce moment Mgr Carrie — qui évangélise le Congo français, un territoire quatre fois grand comme la France.

« L’Oubanghi est un affluent de droite du Congo où il se jette, après un parcours de mille ou quinze cents kilomètres, un peu au-dessous de l’Equateur.

« C’est aux Pères du Saint-Esprit, dont le Séminaire s’élève rue Lhomond, à Paris, que la Propagande a confié le soin d’apporter le christianisme dans ces régions du centre africain, encore peuplées d’anthropophages où l’esclave est tout simplement une viande de boucherie, écrit aux Missions catholiques de Lyon le Père Augouard.

« Les petits noirs du Loango ont de grandes aptitudes pour les langues étrangères, dit le Père Augouard, et ils excellent dans la musique. Le récit de l’excellent missionnaire est agrémenté, comme un journal qui se respecte, en ce mois d’août, d’une distribution de prix.

« Les lauréats choisissent eux-mêmes des objets utiles : du fil, des aiguilles, des étoffes, des ciseaux, des couteaux, des instruments de menuiserie et d’agriculture, car chaque groupe de missionnaires possède des frères jardiniers. A cette heure, le Congo français compte sept établissements fréquentés par un grand nombre de négrillons que les parents confient aux religieux ou que ceux-ci ont arrachés à l’esclavage.

« Le plus récemment fondé, Saint-Louis de l’Oubanghi, est à onze cents kilomètres du littoral ; l’an prochain les missionnaires veulent pousser jusqu’à dix-huit cents kilomètres, à Saint-Paul des Rapides, sur le Haut Oubanghi. Ils civilisent l’Afrique comme les moines d’Occident, l’Europe, il y a onze et douze siècles.

« C’est à Saint-Paul qu’au commencement de la présente année, le chef de poste français,

M. Musy, et ses dix soldats noirs furent tués et dévorés par les indigènes.

« Scènes horribles qui ont pour théâtre les paysages grandioses qu’anime le plus grand fleuve du continent noir avec le Nil.

« Un fleuve immense, coupé par de nombreuses cataractes et recevant le tribut d’innombrables cours d’eau ; un fleuve dont les eaux agitées comme celles de la mer, baignent à certains endroits des rives éloignées l’une de l’autre de quarante kilomètres ; d’immenses vallées sans cours d’eau ; de hautes montagnes aux sommets marécageux ; des fleuves courant dans une plaine sans limites et formant dans leur ensemble un magnifique réseau de vingt mille kilomètres de navigation ! Il ne faudrait pas croire que les voyages se puissent faire sans difficultés sur ces grandes voies fluviales ; elles sont, en effet, semées de bancs de sable, de roches et d’écueils, et quand le vent souffle en tempête, il arrive fréquemment que des embarcations disparaissent dans les flots ; aussi, dans l’espoir de rendre service aux navigateurs, et pour mieux fixer certains écueils jusqu’alors assez indéterminés, nous avons dressé une carte fluviale du Congo, embrassant une longueur de mille kilomètres. Outre les obstacles naturels, il faut compter aussi avec les hippopotames et les crocodiles qui pullulent dans ces régions. »

Ouvriers, maîtres d’école, géographes, cultivateurs, les missionnaires apportent à ces populations primitives tous les bienfaits de notre civilisation. Les Africains de l’Equateur voient flotter sur leur fleuve une chaloupe que les Pères ont baptisée du nom du Pape régnant le Léon XIII. Elle est en tôle d’acier et démontable.

« Ce bateau, avec sa machine à vapeur acquise plus récemment, a dû être transporté pièce par pièce sur la tête des hommes, à travers les montagnes, à une distance de 550 kilomètres. C’est nous qui, à la mission, l’avons complètement monté, installé, et qui, l’année dernière encore, avons placé la machine à vapeur qui le fait mouvoir. »

Parlant des écoles et de l’éducation des petits nègres, le R. P. Prosper Augouard écrit :

« C’est une œuvre fondamentale grâce à laquelle toute une génération d’indigènes a reçu l’enseignement chrétien, a appris notre langue et se dispose à seconder nos efforts dans les vastes contrées de l’intérieur où nous venons planter, auprès de l’étendard du Christ, le drapeau de la France. »

On ne saurait mieux dire.

Schweinfurth signale aussi les Mombouttous et s’exprime de la sorte :

« Toujours est-il — le fait est certain — que l’anthropophagie existe à un degré beaucoup plus haut chez les Mombouttous que chez les Nyaras-Nyams[9]. Je laisse de côté les récits des Nubiens, les rapports que ces témoins oculaires m’ont faits personnellement de leurs razzias, où l’homme est découpé en longues aiguillettes, séché et fumé pour servir de provision. Les crânes si nombreux que possède aujourd’hui le musée anatomique de Berlin et que j’ai choisis dans les amas d’ossements, débris de cuisine, qui m’étaient apportés chaque jour, garantissent l’exactitude de mon assertion : que le cannibalisme des Mombouttous est sans pareil dans le monde entier.

« Et cependant les Mombouttous sont une race noble ; des hommes bien autrement cultivés que leurs voisins, à qui leur régime fait honneur. Ils ont un esprit public, un orgueil national ; ils sont doués d’une intelligence et d’un jugement que possèdent peu d’Africains et savent répondre avec bon sens à toutes les questions qu’on leur adresse. Leur industrie est avancée, leur amitié fidèle. Les Nubiens qui résident chez eux n’ont pas assez d’éloges pour vanter la constance dé leur affection, l’ordre et la sécurité de leur vie sociale, leur supériorité militaire, leur adresse : « Tu ne les crains pas, disent-ils à l’arrivant ; moi je les crains : ils sont redoutables pour tout le monde. » Ce n’est pas le premier exemple d’un peuple arrivé à un certain degré de civilisation, et qui n’en est pas moins anthropophage : les Caraïbes et les Fidjiens en sont la preuve.

« De toutes les parties de l’Afrique, où l’on a vu pratiquer l’anthropophagie, c’est ici qu’elle est le plus prononcée. Entourés, au sud, de noires tribus d’un état social inférieur, et qu’ils tiennent en profond mépris, les Mombouttous ont chez ces peuplés un vaste champ de combat, ou, pour mieux dire, un terrain de chasse et de pillage, où ils se fournissent de bétail et de chair humaine. Les corps de ceux qui tombent dans la lutte sont immédiatement répartis, découpés en longues tranches, boucanés sur le lieu même et emportés comme provision de bouche.

« Conduits par bandes, ainsi que des troupeaux de moutons, les prisonniers sont réservés pour plus tard et égorgés les uns après les autres, pour satisfaire l’appétit des vainqueurs. Les enfants, d’après tous les rapports qui m’ont été faits, sont considérés comme friandise et réservés pour la cuisine du roi. Pendant notre séjour chez les Mombouttous, le bruit courait que presque tous les matins on tuait un enfant pour la table de Mounza.

« Nous n’avons pas eu l’occasion d’assister à ces horribles mangeries, mais une fois, arrivant inaperçu devant une case où, près de la porte, se trouvait un groupe de femmes, je vis celles-ci en train d’échauder la partie inférieure d’un corps humain, absolument comme chez nous on échaude et l’on racle un porc, après l’avoir fait griller. L’opération avait changé le noir de la peau en un gris livide. Quelques jours après, je remarquai, dans une maison, un bras d’homme qu’on avait suspendu au-dessus du feu, évidemment pour le boucaner.

« Non seulement nous trouvions à chaque pas des signes d’anthropophagie, mais nous reçûmes de la bouche du roi la confirmation du fait et l’explication du peu d’exemples que nous en avons eus. Nous étions chez Mounza, le Kénusien et moi ; Abd-es-Samate fit tomber l’entretien sur ce chapitre, et demanda comment il se faisait que, depuis notre arrivée, on n’eût pas mangé de chair humaine dans le pays. Le roi lui répondit que, sachant toute l’horreur que cette nourriture nous inspirait, il avait donné des ordres pour qu’elle fût préparée et mangée secrètement.

« Des Nubiens, j’ai déjà eu l’occasion de le dire, m’ont affirmé que des Bongos, morts de fatigue à la suite de leurs caravanes, avaient été déterrés pour servir d’aliments, et, s’il faut en croire les Nyams-Nyams, qui avouent fort bien leur cannibalisme, jamais chez eux un corps humain n’est rejeté comme impropre à l’alimentation, à moins que l’individu ne soit mort de quelque hideuse maladie de peau. En revanche, il y a dans le pays des gens qui éprouvent une telle horreur pour la chair humaine qu’ils refusent de manger d’un mets quelconque au même plat qu’un anthropophage… »

« Depuis quelque temps, nous avons fait, à bien des points de vue, plus ample connaissance avec l’Afrique, et le cannibalisme de quelques-unes de ses peuplades nous a été confirmé par des témoignages authentiques ; mais, soit que l’on considère l’anthropophagie comme le vestige d’un culte païen, soit qu’on le regarde comme le résultat de l’insuffisance de nourriture animale, toutes les explications qu’on a pu donner de ce problème psychologique ne diminuent pas l’horreur qui nous saisit chaque fois que nous entendons parler de cette hideuse et révoltante coutume. »

Schweinfurth passe des Mombouttous à leurs voisins les Nyams-Nyams :

« Les Nyams-Nyams ont été accusés de cannibalisme par tous les gens auxquels le fait de leur existence était connu. Le bien fondé de cette accusation serait hors de doute pour quiconque aurait pu s’assurer de la provenance de la majeure partie de ma collection de crânes. Mais une règle générale a toujours des exceptions, et des voyageurs aux pays des Nyams-Nyams, qui ont visité les territoires de Tembos et de Banzimbeh, situés à l’ouest de ma route, m’ont dit n’avoir point relevé la moindre preuve de cette coutume. Piaggia est resté fort longtemps dans ces mêmes districts, et ne vit jamais rien de semblable, sauf en une seule occasion, alors que les Nyams-Nyams étaient en guerre : un ennemi fut tué et son cadavre fut dévoré, mais par haine et par esprit de vengeance. Pour ma part, je peux citer des chefs, Ouando, par exemple, qui éprouvaient une répugnance indicible à l’idée de manger de la chair humaine. Et pourtant, passant leur vie à combattre, les occasions ne leur auraient pas manqué pour satisfaire cet odieux appétit. »

Néanmoins j’ose affirmer que les Nyams-Nyams de certaines provinces sont anthropophages, et que ceux-là le sont complètement et sans réserve, à tout prix et en toute circonstance. Ils ne font pas un secret de leur horrible penchant ; ils se parent avec ostentation de colliers faits des dents de leurs victimes, et ils mêlent à leurs trophées de chasse les crânes des malheureux dont ils se sont nourris. Chez eux la graisse d’homme est d’un usage général. On prétend qu’elle enivre ceux qui en mangent trop, mais bien que le fait m’ait été souvent affirmé par des Nyams-Nyams eux-mêmes, je n’ai jamais pu découvrir ce qui donnait lieu, à cette étrange assertion.

« En temps de guerre, ils dévorent des victimes de tous les âges, mais surtout les vieillards, qui, en raison de leur faiblesse, sont une, proie plus facile ; et, dans tous les temps, lorsqu’un individu meurt dans l’abandon sans laisser de parents qui s’y opposent, il est mangé dans le district même où il a vécu. Bref, tous les cadavres qui, chez nous, seraient livrés au scalpel de l’anatomiste, ont là-bas cette triste fin. »

Brun-Rollet prétend aussi que les Nyams-Nyams sont anthropophages ; Bolognesi en doute.

Cameron dénonce sans réserve les habitants du Manyéma :

« Ils ne mangent pas seulement, dit-il, les hommes tués dans les combats, mais ceux qui meurent de maladie. Ils font macérer leurs cadavres dans l’eau courante jusqu’à ce que les chairs soient presque putréfiées et les dévorent sans plus de préparation. Même procédé à l’égard des animaux, toute charogne leur fait pâture. »

Les Wadouas, riverains du lac Victoria Nyanza, ou Oukéréoué, sont aussi anthropophages.

Ce sont de fort beaux hommes, robustes, tous agriculteurs. Dans leurs campagnes, qui sont bien travaillées, ils cultivent en abondance le maïs, le mtama ou sorgho, la patate et le manioc ; ils n’ont pas d’arbres fruitiers et c’est à peine, si l’on peut, chez eux, se procurer quelques bananes. Ils n’ont pas d’esclaves. Le pays est partagé en districts, gouvernés par un mpuené ou grand chef.

Quand l’un d’eux meurt, on lui creuse une tombe et on enterre avec lui quelques femmes qui doivent le servir dans l’autre monde, puis on organise des danses, on fait de grands festins, on boit du sang humain dans des crânes et on se régale de chair humaine. Pareilles orgies ont lieu à l’élecyion d’un nouveau mouené. Comme les Wadouas ne se mangent pas entre eux et qu’il leur faut des victimes humaines, des chasses à l’homme sont organisées.

Chose étrange, ces cannibales sont très sévères pour les mœurs. Ils châtient rigoureusement l’adultère, punissent de mort le vol et l’homicide. Ils sont païens et fétichistes. Leurs sorciers jouissent d’une influence considérable : il y en a qui sont même chefs de village !

En 1889, ils entrèrent des premiers dans les rangs de l’insurrection contre les Allemands. Les Arabes leur avait persuadé qu’avec les gris-gris, dont ils les avaient affublés, les balles allemandes tomberaient respectueusement à leurs pieds ! Ils furent écharpés. Leurs débris se dédommagèrent sur les Ouanyamouézi, qu’ils purent prendre et dévorer !

Terminons ce sinistre chapitre en disant que Cameron fut régalé d’un chant, qui célébrait les délices de l’anthropophagie et prétendait que si la chair de l’homme est succulente, celle de la femme est mauvaise, mais qu’elle n’est pas à mépriser quand la première manque !

  1. Ka Bammbarré, dans le Manyéma. Le dernier journal de Livingstone. Tour du Monde, 1873, 2e semestre, p. 1-96.
  2. Erreur de référence : Balise <ref> incorrecte : aucun texte n’a été fourni pour les références nommées p187-2
  3. L’Ibô est un pays situé au nord-est de l’embouchure du Niger.
  4. Au nord-est de Stanley Falls, dans la partie nord-est la forêt du Haut-Congo, au sud des Mombouttous et à l’ouest des lacs Albert et Albert Edouard, sous l’Equateur ; l’Itouri est tributaire de l’Arahouimi ou Haut-Congo.
  5. Dans les ténèbres de l’Afrique.
  6. A travers le Continent Mystérieux. Tour du Monde, 1878, 2e semestre, p. 1-160.
  7. Stanley-Falls, légèrement au nord de l'Equateur.
  8. Sur la rive gauche de l'Ogôoué supérieur.
  9. Les Mombouttous habitent au sud de la rive droite de l’Arahouimi, au nord-ouest du lac Louta N’sigé ou Mvontan et du Nil Blanc.