L’esprit et le style de M. Villemain

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de Charles Baudelaire, Texte établi par Jacques Crépet, Louis Conard, libraire-éditeurJuvenilia, Œuvres posthumes, Reliquiæ. I (p. 302-327).

L’esprit et le style de M. Villemain


Ventosa isthœc et enormis loquaeitas.

Des mots, des mots, des mots !

La littérature mène à tout, pourvu qu’on la quitte à temps. (Paroles de traître.)

Début

J’aspire à la douleur. — J’ai voulu lire Villemain. — Deux sortes d’écrivains, les dévoués et les traîtres. — Portrait du vrai critique. — Métaphysique. — Imagination.

Villemain n’écrivant que sur des thèmes connus et possédés de tout le monde, nous n’avons pas à rendre compte de ce qu’il appelle ses œuvres. Prenons simplement les thèmes qui nous sont plus familiers et plus chers, et voyons s’il les a rajeunis, sinon par l’esprit philosophique, au moins par la nouveauté d’expression pittoresques.

Conclusion

Villemain, auteur aussi inconnu que consacré. Chaque écrivain représente quelque chose plus particulièrement : Chateaubriand ceci, Balzac cela, Byron cela, Hugo cela ; — Villemain représente l’inutilité affairée et hargneuse comme celle de Thersite. Sa phrase est bourrée d’inutilités ; il ignore l’art d’écrire une phrase, com me l’art de construire un livre. Obscurité résultant de la diffusion et de la profusion.

S’il était modeste,… - mais puisqu’il fait le méchant…

Anecdotes à citer.

Habitudes d’esprit

"On les a parodiés depuis" (les mouvements populaires). — (Page 477. Tribune.)

La Révolution de 1830 fut donc bonne, celle de Février mauvaise ( !).

Citer le mot de Sainte-Beuve, profond dans son scepticisme. Il dit, avec une légèreté digne de la chose, en parlant de 1848 : "…"

Ce qui implique que toutes les révolutions se valent et ne servent qu’à monter l’opiniâtre légèreté de l’humanité.

Chez Villemain, allusions perpétuelles d’un homme d’État sans ouvrage.

C’est sans doute depuis qu’il ne peut plus être ministre qu’il est devenu si fervent chrétien.Il veut toujours montrer qu’il est bien instruit de toute l’histoire de toute les familles. Ragots, cancans, habitudes emphatiques de laquais parlant de ses anciens maîtres et les trahissant quelquefois. La vile habitude d’écouter aux portes.Il parle quelque part avec attendrissement des "opulentes fonctions".Goût de servilité jusque dans l’usage immodéré des capitales : "L’État, le Ministre, etc., etc."Toute la famille d’un grand fonctionnaire est sainte et jamais la femme, le fils, le gendre ne sont cités sans quelque apposition favorable, servant à la fois à témoigner du culte de l’auteur et à arrondir la phrase.Véritables habitudes d’un maître de pension qui craint d’offenser les parents. Contraste, plus apparent que réel, entre l’attitude hautaine de Villemain dans la vie et son attitude d’historien, qui est celle d’un chef de bureau devant une Excellence.Citateur automate qui a appris pour le plaisir de citer, mais ne comprend pas ce qu’il récite.Raison profonde de la haine de Villemain contre Chateaubriand, le grand seigneur assez grand pour être cynique. (Articles du petit de Broglie.) La haine d’un homme médiocre est toujours une haine immense.

Pindare

(Essais sur le génie de Pindare et sur le génie lyrique.)

Encore les tiroirs, les armoires, les cartons, les distributions de prix, l’herbier, les collections d’un écolier qui ramasse des coquilles d’huîtres pour faire le naturaliste. Rien, absolument rien, pour la poésie lyrique anonyme, et cela dans un Essai sur la poésie lyrique !

Il a pensé à Longfellow, mais il a omis Byron, Barbier et Tennyson, sans doute parce qu’un professeur lui inspire toujours plus de tendresse qu’un poète.

Pindare, dictionnaire, compendium, non de l’esprit lyrique, mais des auteurs lyriques connus de lui, Villemain.

Villemain historien

Narbonne, Chateaubriand, prétextes pour raconter l’histoire du temps, c’est-à-dire pour satisfaire ses rancunes. Petite méthode, en somme ; méthode d’impuissant cherchant une originalité.

Les discours à la Tite-Live. Napoléon au Kremlin devient aussi bavard et prétentieux que Villemain.

Villemain se console de ne pas avoir fait de tragédies. Habitudes de tragédies. Discours interminables à la place d’une conversation. Dialogues en tirades, et puis toujours des confidents. Lui-même confident de Decazes et de Narbonne, comme Narbonne de Napoléon.

(Voir la fameuse anecdote de trente pages sur la terrasse de Saint-Germain. L’anecdote du général Foy à la Sorbonne et chez Villemain. Bonnes phrases à extraire. Villemain lui montre ses versions.)

Analyse rapide de l’œuvre de Villemain

Cours de littérature. — Banal compendium digne d’un professeur de rhétorique. Les merveilleuses parenthèses du sténographe : "Applaudissements. Emotions. Applaudissements réitérés. Rires dans l’auditoire." - Sa manière de juger Joseph de Maistre et Xavier de Maistre. Le professeur servile, au lieu de rendre justice philosophique à Joseph de Maistre, fait sa cour à l’insipide jeunesse du quartier latin. (Cependant la parole l’obligeait alors à un style presque simple.)

Lascaris. Cromwell. — Nous serons généreux, nous ne ferons que citer et passer.

Souvenirs contemporains. Les Cent-Jours. Monsieur de Narbonne. — Villemain a une manie vile : c’est de s’appliquer à faire voir qu’il a connu des gens importants.

Que dirons-nous du Choix d’études ? Fastidieuses distributions de prix et rapports en style de préfecture sur les concours de l’Académie française.

Voir ce que vaut son Lucain.

La Tribune française, c’est, dans une insupportable phraséologie, le compte rendu des Mémoires d’Outre-Tombe, assaisonné d’un commentaire de haine et de médiocrité.

Sa haine contre Chateaubriand

C’est bien la jugeote d’un pédagogue, incapable d’apprécier le grand gentilhomme des décadences, qui veut retourner à la vie sauvage.

A propos des débuts de Chateaubriand au régiment, il lui reproche son goût de la parure. Il lui reproche l’inceste comme source du génie. Eh ! que m’importe à moi la source, si je jouis du génie !

Il lui reproche plus tard la mort de sa sœur Lucile. Il lui reproche partout son manque de sensibilité. Un Chateaubriand n’a pas la même forme de sensibilité qu’un Villemain. Quelle peut être la sensibilité du Secrétaire perpétuel ?

(Retrouver la fameuse apostrophe à propos de la mort de Mme de Beaumont.)

Le sédentaire maître d’école trouve singulier que le voyageur se soit habillé en sauvage et en coureur des bois. Il lui reproche son duel de célébrité avec Napoléon. Eh bien ! n’était-ce pas là aussi une des passions de Balzac ? Napoléon est un substantif qui signifie domination, et, règne pour règne, quelques-uns peuvent préférer celui de Chateaubriand à celui de Napoléon.

(Revoir le passage sur le rajeunissement littéraire. Grande digression à effet, qui ne contient rien de neuf et ne se rattache à rien de ce qui précède ni à rien de ce qui suit.

Comme échantillon de détestable narration, véritable amphigouri, revoir la Mort du duc de Berry.

Revoir la fameuse citation relative à la cuistrerie, qui lui inspire tant d’humeur.)

Relativement à son ton en parlant de Chateaubriand

Les Villemain ne comprendront jamais que les Chateaubriand ont droit à des immunités et à des indulgences auxquelles tous les Villemain de l’humanité ne pourront jamais aspirer.

Villemain critique surtout Chateaubriand pour ses étourderies et son mauvais esprit de conduite, critique digne d’un pied-plat qui ne cherche dans les lettres que le moyen de parvenir. (Voir l’épigraphe.)

Esprit d’employé et de bureaucrate, morale de domestique.

Pour taper sur le ventre d’un colosse, il faut pouvoir s’y hausser.

Villemain, mandragore difforme s’ébréchant les dents sur un tombeau.

Toujours criard, affairé sans pensées, toujours mécontent, toujours délateur, il a mérité le surnom de Thersite de la littérature.

Les Mémoires d’Outre-Tombe et la Tribune française lus ensemble et compulsés page à page forment une harmonie à la fois grandiose et drolatique. Sous la voix de Chateaubriand, pareille à la voix des grandes eaux, on entend l’éternel grognement en sourdine du cuistre envieux et impuissant.

Le propre des sots est d’être incapables d’admiration et de n’avoir pas de déférence pour le mérite, surtout quand il est pauvre. (Anecdote du numéro 30.)

Villemain est si parfaitement incapable d’admiration que lui, qui est à mille pieds au-dessous de La Harpe, appelle M. Joubert le plus ingénieux des amateurs plutôt que véritable artiste.

Si l’on veut une autre preuve de la justesse d’esprit de Villemain et de sa conscience dans l’examen des livres, je raconterai l’anecdote de l’arbre Thibétain.

Habitudes de style et méthode de pensée

Villemain obscur, pourquoi ? Parce qu’il ne pense pas.

Horreur congéniale de la clarté, dont le signe visible est son amour du style allusionnel.

La phrase de Villemain, comme celle de tous les bavards qui ne pensent pas (ou des bavards intéressés à dissimuler leur pensée, avoués, boursiers, hommes d’affaires, mondains), commence par une chose, continue par plusieurs autres, et finit par une qui n’a pas plus de rapport avec les précédentes que celles-ci entre elles. D’où ténèbres. Loi du désordre.

Sa phrase est faite par agrégation, comme une ville résultat des siècles, et toute phrase doit être en soi un monument bien coordonné, l’ensemble de tous ces monuments formant la ville qui est le Livre.

(Chercher des échantillons au crayon rouge dans les cinq volumes qui me restent.)

Phraséologie toujours vague ; les mots tombent, tombent de cette plume pluvieuse, comme la salive des lèvres d’un gâteux bavard ; phraséologie bourbeuse, clapoteuse, sans issue, sans lumière, marécage obscur où le lecteur impatienté se noie.

Style de fonctionnaire, formule de préfet, amphigouri de maire, rondeur de maître de pension.

Toute son œuvre, distribution de prix.

Division du monde spirituel et des talents spirituels en catégories qui ne peuvent être qu’arbitraires, puisqu’il n’a pas d’esprit philosophique.

Echantillons de style académique et incorrect

A propos des Chénier : "J’en jure par le cœur de leur mère."

Dans la Tribune française,

Page 158 : "Dans les jardins de l’Alhambra." Page 154 : "L’ambassadeur lui remit…"

Décidément, c’est un Delille en prose. Il aime la forme habillée comme les vieillards.

(Dans le récit de la mort du duc de Berry, retrouver la phrase impayable sur les deux filles naturelles du duc.)

Les deux disgraciés de l’Empire s’étaient communiqué une protestation plus vive dans le cœur de la femme qui, plus faible, se sentait plus opprimée.

A propos de Lucien ne trouvant pas dans les épreuves du Génie du Christianisme ce qu’il y cherchait, le chapitre des Rois athées, Villemain dit : "Le reste le souciait peu…"

"Les landes préludant aux savanes…" Sans doute à propos de René, qui n’est pas encore voyageur.

"Les molles voluptés d’un climat enchanteur."

"J’enfonçais dans les sillons de ma jeune mémoire…"

"Dans ma mémoire de tout jeune homme, malléable et colorée, comme une lame de daguerréotype sous les rayons du jour…" (Les Cent-Jours.)

(Si la mémoire est malléable, la lame ne l’est pas, et la lame ne peut être colorée qu’après l’action des rayons.)

"La circonspection prudente…" (Bel adjectif, — et bien d’autres exemples. Pourquoi pas la prudence circonspecte ?)

"Au milieu des salons d’un élégant hôtel du faubourg Saint-Honoré…"

"La Bédoyère, le jeune et infortuné colonel…" (Style du théâtre de Madame.)

"Un des plus hommes de bien de l’Empire, le comte Mollien…" (Jolie préciosité. Homme de bien est-il substantif ou adjectif ?)

"L’arrivée de Napoléon au galop d’une rapide calèche…" (Style automatique, style Vaucanson.)

Exemple de légèreté académique. — Page 304 du Cours de Littérature française (1830). — A propos du XVe siècle, il dit : "… avec la naïveté de ce temps…", et page 307, il dit : "Souvenons-nous des habitudes du moyen âge, temps de corruption bien plus que d’innocence…" Exemple de style académique consistant à dire difficilement les choses simples et faciles à dire : "Beaumarchais… préludant (quel amour des préludes !) par le malin éclat du scandale privé à la toute-puissance des grands scandales politiques… Beaumarchais, l’auteur du Figaro, et en même temps, par une des singularités de sa vie, reçu dans la confiance familière et l’intimité musicale des pieuses filles de Louis XV…" (Monsieur de Narbonne.)(Pieuses a pour but de montrer que Villemain sait l’histoire ; le reste de la phrase veut dire qu’avant d’être célèbre par des comédies et par ses mémoires, Beaumarchais donnait aux filles du Roi des leçons de clavecin.)

A travers tout cela, une pluie germanique de capitales digne d’un petit fonctionnaire d’un grand-duché.

Bon style académique encore : "Quelquefois aussi, sous la garde savante de M. de Humboldt (ce qui veut dire sans doute que M. de Humboldt était un garde du corps très savant), elle (Mme de Duras) s’avançait, royalisme à part (son royalisme ne s’avançait donc pas avec elle), jusqu’à l’Observatoire, pour écouter la brillante parole et les belles expositions astronomiques de M. Arago…" (M. de Feletz.)

(Cette phrase prouve qu’il y a une astronomie républicaine vers laquelle ne s’avançait pas le royalisme de Mme de Duras.)

Echantillons de style allusionnel

"Souvent, dix années plus tard, à une époque heureuse de Paix et de Liberté politiques (capitales très constitutionnelles), dans cet hôtel du faubourg Saint-Honoré, élégante demeure, aujourd’hui disparue en juste expiation d’un funeste souvenir domestique, j’ai entendu le général Sébastiani…" (Monsieur de Narbonne.)

(Jolie allusion à un assassinat commis par un Pair de France libertin sur sa fastidieuse épouse, pour parler le charabia Villemain.)

"Les peintures d’un éloquent témoin n’avaient pas encore popularisé ce grand souvenir." (Ney en Russie, à propos de son procès.) Pourquoi ne pas dire tout simplement : "Le livre de M. de Ségur n’avait pas encore paru ? "

"La royale Orpheline de 93…" Cela veut dire la Duchesse d’Angoulême.

"Une plume fine et délicate…" Devinez. C’est M. le duc de Noailles ; on nous en instruit dans une note, ce qui d’ailleurs était nécessaire.

"Une illustre compagnie…" En note, avec renvoi : "L’Académie française."

Et, s’il parle de lui-même, croyez qu’il en parlera en style allusionnel ; il ne peut pas moins faire que de se jeter un peu d’amphigouri dans le visage. (Voir la phrase par laquelle il se désigne dans l’affaire Decazes.) - (Voir la phrase sur Victor Hugo, à propos de Jersey, écrite dans ce style académique allusionnel dont toute la finesse consiste à fournir au lecteur le plaisir de deviner ce qui est évident.)

Supplément à la conclusion

Il est comique involontairement et solennel en même temps, comme les animaux : singes, chiens et perroquets. Il participe des trois.

Villemain, chrétien depuis qu’il ne peut plus être ministre, ne s’élèvera jamais jusqu’à la charité (Amour, Admiration).

La lecture de Villemain, Sahara d’ennui, avec des oasis d’horreur qui sont les explosions de son odieux caractère !

Villemain, Ministre de l’Instruction publique, a bien su prouver son horreur pour les lettres et les littérateurs.

Extrait de la Biographie pittoresque des Quarante, par le portier de la Maison.

"Quel est ce loup-garou, à la chevelure en désordre, à la démarche incertaine, aux vêtements négligés ? C’est le dernier des nôtres par ordre alphabétique, mais non pas par rang de mérite, c’est M. Villemain. Son Histoire de Cromwell donnait plus que des espérances. Son roman de Lascaris ne les a pas réalisées. Il y a deux hommes dans notre professeur, l’écrivain et le pensionnaire du Gouvernement. Quand le premier dit : marchons, le second lui crie : arrêtons-nous ; quand le premier enfante une pensée généreuse, le second se laisse affilier à la confrérie des bonnes lettres. Où cette funeste condescendance s’arrêtera-t-elle ? Il y a si près du Collège de France à Montrouge ! Il est si difficile de se passer de place, lorsque depuis longtemps, on en remplit une… et puis M. l’Abbé, Madame la marquise, son excellence, les truffes, le champagne, les décorations, les réceptions, les dévotions, les affiliations… Et voilà ce que c’est."

Hélas ! voilà tout ce que c’est.

Vieille épigramme

Quelle est la main la plus vile

De Martainville ou de Villemain ?

Quelle est la plus vile main

De Villemain ou de Martainville ?

Citations

A propos de Lucain

… Son génie, qu’une mort funeste devait arrêter si vite, n’eut que le temps de montrer de la grandeur, sans naturel et sans vérité : car le goût de la simplicité appartient rarement à la jeunesse, et dans les arts, le naturel est presque toujours le fruit de l’étude et de la maturité.

Plusieurs conjurés furent arrêtés et mis à la torture : ils révélèrent leurs complices. Seule la Courtisane Epicharis fut invincible à la douleur, montrant ce que, dans la faiblesse de son sexe et dans la honte de sa vie, un sentiment généreux, l’horreur du crime, pouvait donner de force et de dignité morale.

… Le titre de sa gloire, l’essai et tout ensemble le trophée de son génie, c’est la Pharsale, ouvrage que des beautés supérieures ont protégé contre d’énormes défauts. Stace, qui, nous l’avons dit, a célébré la muse jeune et brillante de Lucain et sa mort prématurée, n’hésite point à placer la Pharsale au-dessus des Métamorphoses d’Ovide, et presque à côté de Virgile. Quintilien, juge plus éclairé, reconnaît dans Lucain un génie hardi, élevé, et l’admet au rang des orateurs plutôt que des poètes : distinction que lui inspiraient le nombre et l’éclat des discours semés dans le récit de Lucain, et où sont exagérés trop souvent les défauts mêmes attachés à sa manière…

Les écrivains français l’ont jugé diversement. Corneille l’a aimé jusqu’à l’enthousiasme. Boileau l’approuvait peu, et lui imputait à la fois ses propres défauts et ceux de Brébeuf, son emphatique interprète.

En dépit des hyperboles et des raisonnements de Marmontel, la Pharsale ne saurait être mise au rang des belles productions de la muse épique. Le jugement des siècles est sans appel.

Rapports académiques

Ce qu’il y a d’amusant (mot bizarre à propos de Villemain) dans les rapports académiques, c’est l’étonnante conformité du style baveux, melliflue, avec les noms des concurrents récompensés et le choix des sujets. On y trouve l’Algérie ou la civilisation conquérante, la Colonie de Mettray, la Découverte de la vapeur, sujets lyriques proposés par l’Académie et d’une nature essentiellement excitante.

On y trouve aussi des phrases de cette nature : "Ce livre est une bonne œuvre pour les âmes", à propos d’un roman composé par un ministre protestant. Pouah !

On rencontre, parmi les couronnés, le nom de ce pauvre M. Caro, qui ne prendra jamais, je l’espère, pour épigraphe de ses compositions académiques ce mot de saint Jean : "Et verbum caro factum est", car lui et le verbe me semblent passablement brouillés.

On se heurte à des phrases comme celle-ci, qui représente bien une des maladies de M. Villemain, laquelle consiste à accoupler des mots qui jurent ; quand il ne fait pas de pléonasmes, il commet des désaccords : "Cette profusion de gloire (celle de l’industrie et des arts) n’est jamais applicable dans le domaine sévère et difficile des lettres."

Citations

Que, devant cette force du nombre et de l’enthousiasme, un Roi opiniâtre et faible, un Ministère coupable et troublé n’aient su ni agir, ni céder à temps ; qu’un Maréchal, malheureux à la guerre et dans la politique, funeste par ses défections et ses services, n’ait pu rien sauver du désastre, même avec une Garde si dévouée et si brave, mais de bonne heure affaiblie par l’abandon d’un régiment de ligne ; ce sont là des spectacles instructifs pour tous. On les a parodiés depuis. Une émeute non repoussée, une marée montante de cette tourbe d’une grande ville a tout renversé devant elle, comme l’avait fait, dix-huit ans auparavant, le mouvement d’un peuple blessé dans ses droits. Mais, le premier exemple avait offert un caractère particulier, qui en fit la grandeur. C’était un sentiment d’honneur public soulevé contre la trahison du Pouvoir. (Tribune moderne, page 477.)

Bien des années après, il a peint encore ce printemps de la Bretagne sauvage et fleurie, avec une grâce qu’on ne peut ni oublier, ni contrefaire. Nul doute que dès lors, aux instincts énergiques de naissance, à la liberté et à la rudesse des premiers ans, aux émotions sévères et tendres de la famille, aux sombres sourcils du père, aux éclairs de tendresse de la mère, aux sourires de la plus jeune sœur, ne vinssent se mêler, chez cet enfant, les vives images de la nature, le frémissement des bois, après celui des flots, et l’horizon désert et diapré de mille couleurs de ces landes bretonnes préludant aux savanes de l’Amérique. (Tribune moderne, page 9.)

Mais, faut-il attribuer à ces études, un peu rompues et capricieuses, l’avantage dont triomphe quelque part l’illustre écrivain, pour s’élever au-dessus même de sa gloire la plus chère et se séparer entièrement de ceux qu’il efface ? "Tout cela, joint à mon genre d’éducation, dit-il, à une vie de soldat et de voyageur, fait que je n’ai pas senti mon pédant, que je n’ai jamais eu l’air hébété ou suffisant, la gaucherie, les habitudes crasseuses des hommes de lettres d’autrefois, encor e moins la morgue, l’assurance, l’envie et la vanité fanfaronne des nouveaux auteurs."

C’est beaucoup se ménager, en maltraitant tout le monde. (Tribune moderne, page II.)

Un chapitre des Mémoires, non moins expressif et non moins vrai que bien des pages du roman de René, a gravé pour l’avenir cet intérieur de famille un peu semblable aux voûtes souterraines du vieux château sombre et glacial où fermentait, à son insu, l’âme du poète, dans la solitude et l’inaction, entre une mère distraite de la tendresse par la piété, fatiguée d’un joug conjugal, que cette piété n’allégeait pas, une sœur trop tendre, ou trop aimée, mais dont la destinée semblait toujours être de ne trouver ni le bonheur dans le monde, ni la paix dans la retraite, et enfin ce père, dont la sévérité, la hauteur tyrannique et le froid silence s’accroissaient avec les années. (Tribune moderne, page 14.)

Lui-même, dans ses Mémoires, a peint de quelques traits, avec une brièveté rapide et digne, ce que ce tableau domestique offrait de plus touchant et de plus délicat. Sa réserve, cette fois, était comme une expiation de ce que son talent d’artiste avait voulu laisser trop entrevoir, dans la création originale de René. Ce ne fut pas seulement la malignité des contemporains, ce fut l’orgueil du peintre qui permit cette profane allusion. Sous la fatalité de ce nom de René que l’auteur se donne comme à son héros, et en souvenir de cet éclat de regard, de ce feu de génie, que la sœur, trop émue, admirait dans son frère, une indiscrète rumeur a longtemps redit que le premier chef-d’œuvre littéraire de M. de Chateaubriand avait été la confidence d’un funeste et premier amour.

L’admiration pour le génie, le respect de la morale aiment à lire un autre récit tout irréprochable du sentiment du jeune poète. (Tribune moderne, page 15).

Vingt-cinq ans plus tard, toujours très philosophe, il [M. de Pommereul] fut préposé en chef à l’inquisition impériale sur les livres ; on sait avec quelle minutieuse et rude tyrannie ! (Tribune moderne, page 24.)

Viens de bonne heure, tu feras le mien.

Mêlé d’ailleurs à des hommes de lettres, ou de parti, qui prisaient peu les Vœux d’un Solitaire et la philanthropie candide de l’auteur, M. de Chateaubriand étudia plus Bernardin de Saint-Pierre qu’il ne l’a loué, et peut-être, dans sa lutte avec ce rare modèle, devait-il, par là même, ne pas échapper au danger d’exagérer ce qu’on imite et de trop prodiguer les couleurs qu’on emprunte. (Tribune moderne, page 37.)

J’allais d’arbre en arbre, a-t-il raconté, me disant : "Ici, plus de chemins, plus de villes, plus de monarchies, plus de rois, plus d’hommes ; et, pour essayer si j’étais rétabli dans mes droits originels, je me livrais à des actes de volonté, qui faisaient enrager mon guide, lequel, dans son âme, me croyait fou." Je ne sais mais je crains que dans ce sentiment si vif des droits originels et dans ces actes de volonté sans nom, il n’y eût surtout une réminiscence des rêveries anti-sociales de Rousseau et de quelques pages d’Emile. Le grand écrivain n’était encore que copiste. (Tribune moderne, page 53.)

Il touche d’abord à l’île de Guernesey, puis à Jersey, dans cet ancien refuge où devait, de nos jours, s’arrêter un autre proscrit, d’un rare et puissant esprit poétique, qu’il employa trop peut-être à évoquer dans ses vers le prestige oppresseur, sous lequel il fut accablé. (Tribune moderne, page 62.)

Ce fut après un an des agitations de Paris, sous la Constituante, que, vers janvier 1791, M. de Chateaubriand, sa résolution bien prise et quelques ressources d’argent recueillies, entreprit son lointain voyage. Une telle pensée ainsi persistante était sans doute un signe de puissance de volonté dans le jeune homme, dont elle développa le génie ; mais, peut-être trouvera-t-on plus d’orgueil que de vérité dans le souvenir que lui-même avait gardé de ce premier effort et dans l’interprétation qu’il lui donnait, quarante ans plus tard : "J’étais alors, dit-il, dans ses Mémoires, en se reportant à 1791, ainsi que Bonaparte, un mince sous-lieutenant tout à fait inconnu. Nous partions l’un et l’autre de l’obscurité, à la même époque, moi, pour chercher ma renommée dans la solitude, lui, sa gloire, parmi les hommes."

Ce contraste est-il vrai ? Ce parallèle n’est-il pas bien ambitieux ? Dans la solitude, vous cherchiez, vous aussi, la gloire parmi les hommes. Seulement, quel que soit l’éclat du talent littéraire, cet antagonisme de deux noms dans un siècle, ce duel de célébrité, affiché plus d’une fois, étonnera quelque peu l’avenir. Tite-Live ne se mettait pas en concurrence avec les grands capitaines de son Histoire. (Tribune moderne, page 37.)

Nous le disons avec regret, bien que M. de Fontanes ait été le premier ami et peut-être le seul ami du grand écrivain, plus jeune que lui de quinze années, il nous semble qu’il n’a pas obtenu en retour un souvenir assez affectueux, ni même assez juste. "M. de Fontanes, dit M. de Chateaubriand, a été, avec Chénier, le dernier écrivain de l’école classique de la branche aînée." Et aussitôt après : "Si quelque chose pouvait être antipathique à M. de Fontanes, c’était ma manière d’écrire. En moi commençait, avec l’école dite romantique, une révolution dans la littérature française. Toutefois, mon ami, au lieu de se révolter contre ma barbarie, se passionna pour elle. Il comprenait une langue qu’il ne parlait pas."

De quel Chénier s’occupe ici M. de Chateaubriand ? Ce n’est pas sans doute de Joseph Chénier. Le choix serait peu fondé ; la forme classique de Joseph Chénier, sa poésie, sa langue n’ont pas la pureté sévère et la grâce élégante de M. de Fontanes, et, par là même, le goût de Chénier était implacable, non seulement pour les défauts, mais pour les beautés de l’auteur d’Atala. Que s’il s’agit, au contraire, d’André Chénier, une des admirations de jeunesse qu’avait gardées M. de Fontanes, bien que lui-même fût un imitateur plus timide de l’antiquité, nous n’hésitons pas à dire que l’auteur de la Chartreuse, du Jour des Morts, des vers sur l’Eucharistie, offre quelques traits en commun avec l’originalité plus neuve et plus hardie de l’élégie sur le Jeune malade et des stances à Mlle de Coigny. Mais alors, il ne fallait pas s’étonner que de ce fonds même d’imagination et d’harmonie, M. de Fontanes fût bien disposé en faveur de cette prose brillante et colorée, qu’André Chénier aussi aurait couronnée de louanges et de fleurs, sans y reconnaître pourtant la pureté de ses anciens Hellènes.

M. de Chateaubriand se vante ici, à tort, de sa barbarie, et, à tort aussi, remercie son ami de s’être passionné pour elle. Personne, et nos souvenirs en sont témoins, n’avait plus vive impatience que M. de Fontanes de certaines affectations barbares ou non qui déparent Atala et René, mais les beautés le ravissaient, et c’est ainsi qu’il faut aimer et qu’il faut juger. (Tribune moderne, page 73.)

Mais… quand M. de Fontanes, causeur aussi vif, aussi aventureux qu’il était pur écrivain, quand M. de Fontanes, l’imagination pleine de Virgile et de Milton, et adorant Bossuet, comme on adore un grand poète, errait avec son ami plus jeune dans les bois voisins de la Tamise, dînait solitairement dans quelque auberge de Chelsea et qu’ils revenaient tous deux, avec de longues causeries, à leur modeste demeure… (Tribune moderne, page 74.)

Ainsi Fontanes mangeait seul.

Ce qu’il (Lucien) dut chercher dans les épreuves, c’était le chapitre sur les rois athées, compris dans l’édition commencée à Londres, et dont rien ne se retrouve, dans celle de Paris ; c’était tout ce qui pouvait, de loin ou de près, servir ou contrarier la politique consulaire, en France et en Europe, le reste le souciait peu… (Tribune moderne, page 92.)

Un docte prélat…

En note : le cardinal Fesch.

J’ignore s’il était docte, mais ceci est un nouvel exemple de l’amour de la périphrase.

Il avait vu, non sans une émotion de gloire, les honneurs funèbres d’Alfieri et le corps du grand poète exposé dans son cercueil.

Qu’est-ce qu’une émotion de gloire ?

Il avait visité récemment, à Coppet, Madame de Staël, dont l’exil commençait déjà, pour s’aggraver plus tard. Les deux disgraciés de l’Empire s’étaient communiqué une protestation plus vive dans le cœur de la femme, qui plus faible se sentait plus opprimée. Pour lui, il blâmait presque Madame de Staël de souffrir si amèrement le malheur d’une opulente retraite, sans autre peine que la privation de ce mouvement des salons de Paris, dont, pour sa part, il se passait volontiers. (Tribune moderne, page 145.)

Derrière ce premier cercle, autour du mourant, s’approchait un autre rang de spectateurs silencieux et troublés et, dans le nombre, immobile sur sa jambe de bois, pendant toute cette nuit, le ministre de la Guerre, le brave Latour-Maubourg, cet invalide des batailles de Leipzig, noblement mêlé à des braves de la Vendée. (Tribune moderne, page 258.)

Il [Charles X] avait accueilli et béni, au pied de son lit de mort, deux jeunes filles nées, en Angleterre d’une de ces liaisons de plaisir, qui avait occupé son exil. (Tribune moderne, page 259.)

Je ne puis oublier cette lugubre matinée du 14 février 1820, le bruit sinistre qui m’en vint, avec le réveil, mon triste empressement à voir le Ministre dont j’étais, dans un poste assez considérable, un des moindres auxiliaires. (Tribune moderne, page 260.)

Ce sujet [la vie de Rancé] n’a pas été rempli, malgré les conditions mêmes de génie, de satiété mélancolique, d’âge et de solitude, qui semblaient le mieux y répondre. On peut réserver seulement quelques pages charmantes, qu’une spirituelle et sévère critique a justement louées. (Tribune moderne, page 546.)

Impossible de deviner. Nouvel exemple de périphrase.

La même main, cependant, continuait alors, ou corrigeait les Mémoires d’Outre-Tombe, et y jetait quelques-uns de ces tons excessifs et faux qu’on voudrait en retrancher. (Tribune moderne, page 549.)

Une perte inattendue lui enlevait alors Mme de Chateaubriand. (Tribune moderne, page 552.)

Le cercueil fut porté par quelques marins à l’extrémité du grand Bey…

Il prend une île pour un Turc.

… Un nom cher à la science et aux lettres, M. Ampère, érudit voyageur, poète par le cœur et la pensée, proféra de nobles paroles sur l’homme illustre dont il était élève et l’ami.

Un nom qui profère des paroles.

Une voix digne et pure [en note : M. le duc de Noailles] a prononcé son éloge, au nom de la société polie [ce qui ne veut pas dire la société lettrée], dans une Compagnie savante.

Sans doute l’Académie française.

Un maître éloquent de la jeunesse…

En note : M. Saint-Marc Girardin.

Hérédia vit la cataracte du Niagara, cette pyramide vivante du désert, alors entourée de bois immenses. (Essais sur le Génie de Pindare, page 580.)

Il revint à Mexico, fut d’abord avocat, puis élevé aux honneurs de la magistrature. Marié et devenu père de famille, l’orageuse instabilité de l’Orient Américain l’épouvanta d’autant plus… (Essais sur le Génie de Pindare, page 585.)

Les Cent-Jours

Le but de l’ouvrage les Cent-Jours est, comme tous les autres ouvrages de M. Villemain, d’abord de montrer qu’il a connu des gens importants, de leur faire prononcer de longs discours à la Tite-Live, prenant toujours le dialogue pour une série de dissertations académiques, et enfin l’éternelle glorification du régime parlementaire.

Par exemple, le discours du maréchal Ney à la Chambre des Pairs, à propos duquel M. Villemain nous avertit que le Moniteur n’en donne qu’un compte rendu tronqué et altéré, très long discours, ma foi ! Le jeune Villemain l’avait-il sténographié, où l’avait-il si bien enfoncé dans les sillons de sa jeune mémoire qu’il l’ait conservé jusqu’en 1855 ?

On sortit des tribunes, pendant la remise de la séance. Je courus au jardin du Luxembourg, dans le coin le plus reculé, méditer avec moi-même ce que je venais d’entendre, et, le cœur tout ému, j’enfonçai dans les sillons de ma jeune mémoire ces paroles de deuil héroïque et de colère injuste peut-être, que j’avais senties amères comme la mort. (Journée du 22 juin 1815 Les Cent-Jours, page 315.)

A propos du discours de Manuel à la Chambre des Représentants, discours inspiré par Fouché, dont il habitait familièrement l’Hôtel, au lieu de dire : Sa voix insinuante, M. Villemain dit : L’insinuation de sa voix. (Page 386.)

Destitution de Chateaubriand

Ce que Villemain appelle une anecdote littéraire ; à ce sujet, nous allons voir comment il raconte une anecdote. L’anecdote a quinze pages. Mme de Duras croit à l’union durable de Villèle et de Chateaubriand.

A Saint-Germain, dans une maison élégante, sur le niveau de cette terrasse qui découvre un si riant paysage, le salon d’une femme respectée de tous, et l’amie célèbre de Mme de Staël et d’un homme de génie parvenu au pouvoir, avait, le premier samedi de Juin, réuni plusieurs hommes politiques, comme on disait alors [et comme on dit encore], des ambassadeurs et des savants, M. Pozzo di Borgo, toujours en crédit près d’Alexandre, Capo d’Istria disgracié, mais près de se relever avec la Grèce renaissante, lord Stuart, diplomate habile, le moins officiel des hommes dans son libre langage, la prude et délicate lady Stuart, en contraste avec lui, quelques autres Anglais, un ministre de Toscane passionné pour les arts, l’illustre Humboldt, l’homme des études profondes autant que des nouvelles passagères [il y a donc des nouvelles durables], le plus français de ces étrangers, aimant la liberté autant que la science ; c’étaient aussi le comte de Lagarde, ambassadeur de France en Espagne avant la guerre, Abel de Rémusat, l’orientaliste ingénieux et sceptique, un autre lettré moins connu [ce doit être le modeste Villemain], et la jeune Delphine Gay avec sa mère.

Lorsque, après la conversation du dîner encore mêlée de quelques anecdotes des deux Chambres, on vint, à la hauteur de la terrasse, s’asseoir devant le vert tapis des cimes de la forêt et respirer la fraîche tiédeur d’une belle soirée de juin, toute la politique tomba, et il n’y eut plus d’empressement que pour prier Mlle Delphine Gay de dire quelques-uns de ses vers. Mais la belle jeune fille, souriant et s’excusant de n’avoir rien achevé de nouveau, récita seulement, avec la délicieuse mélodie de sa voix, cette stance d’un secrétaire d’ambassade [manière académique de dire Lamartine], bien jeune et bien grand poète, dit-elle :

Repose-toi, mon âme, en ce dernier asile,

Ainsi qu’un voyageur qui, le cœur plein d’espoir,

S’assied, avant d’entrer, aux portes de la ville,

Et respire un moment l’air embaumé du soir.

Lord Stuart prend la parole et dit que ce repos ne charme pas longtemps les poètes qui ont une fois touché aux affaires ; il espère bien que le Ministère durera et restera compact.

On devine une certaine sympathie du sieur Villemain pour lord Stuart, ce qui s’expliquera peut-être si l’on se reporte au dire de Chateaubriand qui prétend que ce lord Stuart était toujours crotté et débraillé et ne payait pas les filles.

Et puis Mme de Duras prend la parole, comme dans Tite-Live ; elle veut congédier la politique et demande à Capo d’Istria "s’il n’a pas reconnu dans les Martyrs et dans l’Itinéraire le ciel de sa patrie, l’âme de l’antiquité, et, à la fois, les horizons et la poésie de la Grèce".

Et Capo d’Istria prend la parole, comme dans Tite-Live, et exprime cette vérité que Chateaubriand n’est pas Homère, que la jeunesse ne recommence pas plus pour un homme que pour le monde, mais que, cependant, pour n’être pas poète épique, il ne manque pas de grandeur ; que le peintre de Dioclétien, de Galérius et du monde romain avait paru prophétique et vrai ; quand ces peintures du passé éclatèrent aux yeux "on reconnaissait de loin, dans une page des Martyrs, le portrait et la condamnation de celui qu’il fallait abattre".

Je n’ai pas besoin de dire que l’expression : comme Tite-Live est simplement pour caractériser une manie de M. Villemain et que chacun des personnages mis en scène parle comme Villemain en Sorbonne.

Une voix grave, "aussi grave que celle du comte Capo d’Istria était douce et persuasive", établit un parallèle entre les Martyrs et Télémaque, et donne la supériorité à ce dernier ; cela fait deux pages de discours.

Un quatrième orateur dit que "le Télémaque est un bon livre de morale, malgré quelques descriptions trop vives pour l’imagination de la jeunesse. Le Télémaque est une gracieuse réminiscence des poètes anciens, une corbeille de fleurs cueillies partout, mais quel intérêt aura pour l’avenir cette mythologie profane, spiritualiste d’intention, sans être changée de formes, de telle façon que le livre n’est ni païen, ni chrétien ? "

Et Capo d’Istria reprend la parole pour dire que " Fénelon fut le premier qui, dans le XVIIe siècle, forma le vœu de voir la Grèce délivrée de ses oppresseurs et rendue aux beaux-arts, à la philosophie, à la liberté qui la réclament pour leur patrie". Chateaubriand excelle à décrire le monde barbare…, mais Capo d’Istria préfère Antiope à Velléda.

Total, une page.

Cette réserve d’un esprit si délicat enhardit un cinquième orateur. Celui-là aussi admire le Télémaque, mais les Martyrs portent la marque d’un siècle de décadence (toujours la décadence !) Pièce de rapport encadrée ; industrieuse mosaïque… dépouillant indifféremment Homère, Virgile, Stace et quelques chroniqueurs barbares. Et puis les anachronismes : saint Augustin, né 17 ans après la mort de Constantin, figurant près de lui comme son compagnon de plaisir, — comparaison d’Eudore avec Enée, de Cymodocée avec Pauline… - L’horrible n’est pas le pathétique (le cou d’ivoire de la fille d’Homère brisé par la gueule sanglante du tigre), et patata et patata.

Le premier orateur (Delphine Gay) reprend la parole ; elle croit entendre les blasphèmes d’Hoffmann : "Laissez, je vous prie, vos chicanes érudites. A quoi sert le goût de l’antiquité s’il empêche de sentir tant de belles choses imitées d’elle ? " Aussi bien elle est la seule personne qui parle avec quelque bon sens ; le malheur est que, jalouse du dernier orateur qui avait parlé pendant deux pages et demie, elle s’élance dans les martyrs de nos jours, dans les échafauds de nos familles et dans la vertu de nos frères et de nos pères immolés en place publique pour leur Dieu et pour leur Roi.

Total, trois pages.

Le cercle se rompit, on s’avança de quelques pas sur la terrasse entre l’horizon de Paris et les ombres projetées des vieux créneaux du château de Saint-Germain.

Petite digression sur le dernier des Stuarts. Enfin, une voix prie Mlle Delphine de dire "ce que vient de lui inspirer le tableau d’Horace Vernet".

La jeune fille, dont la grâce naïve et fière égalait le talent, ne répondit qu’en commençant de sa voix harmonieuse ce chant de la Druidesse, dédié au grand peintre qui achevait un tableau de Velléda. Debout, quelques mèches de ses blonds cheveux éparses à la brise légère de cette nuit d’été, la jeune Muse, comme elle se nommait alors elle-même, doublait par sa personne l’illusion de son chant et semblait se confondre avec le souvenir qu’elle célébrait.

Suivent des stances dans le style des pendules de la Restauration finissant par :

Et les siècles futurs sauront que j’étais belle.

Le prestige les a tous éblouis et les éloges sont prodigués à cet heureux talent.

Villemain rentre fort tard à Paris avec un savant illustre (probablement Humboldt), "dont la parole diversifie encore le mouvement de la terrasse de Saint-Germain". Il s’endort, à trois heures du matin, la tête remplie de poésies homériques, de ferveurs chrétiennes, de révolutions dynastiques et de catastrophes géologiques.

Le lendemain, il relit les lettres de saint Jérôme, un traité théologique de Milton et projette d’aller rêver hors de Paris, "aux ressemblances d’imagination, de tristesse et de colère entre ces âmes véhémentes et poétiques séparées par tant de siècles", quand il fait la rencontre de M. Frisell qui lui apprend la destitution de Chateaubriand. Suit la destitution notifiée par M. de Villèle, telle qu’elle est rapportée dans les Mémoires d’Outre-Tombe, ce qui fait trois pages de plus, total seize pages.

Autant qu’on peut le deviner, l’anecdote consiste en ceci : pendant qu’on préparait au château la destitution de Chateaubriand, plusieurs personnes de ses amis causaient littérature et politique sur la terrasse de Saint-Germain. Tout le reste n’est que rhétorique intempestive.

La mort du duc de Berry

La mort du duc de Berry est encore un modèle étrange de narration, véritable exercice de collège, composition d’enfant qui veut gagner le prix, style de concours. Villemain y prend surtout la défense de M. Decazes, dont il était dans un poste assez considérable un des moindres auxiliaires. Il était, je crois bien, le jeune homme (si nous pouvons nous fier aux sillons de sa jeune mémoire) qui travaillait à l’exposé des motifs de l’interminable loi électorale. Le sentiment qui pousse Villemain à défendre Decazes paraîtrait plus louable s’il n’était exprimé avec un enthousiasme de domestique.

(Revoir mes notes précédentes à ce sujet.)

La digression sur les rajeunissements littéraires

Le chapitre 3 de la Tribune moderne s’ouvre par onze pages de digression sur les diverses époques et les renouvellements des lettres. Voilà, certes, un beau thème philosophique, de quoi exciter la curiosité. J’y fus pris, comme un crédule, mais la boutique ne répond pas à l’enseigne et Villemain n’est pas un philosophe. Il n’est pas même un vrai rhéteur, comme il se vante de l’être. Il commence par déclarer que "la puissance des lieux sur l’imagination du poète n’est pas douteuse".

Voir, dit-il, Homère et Hérodote.

"La Grèce, des Thermopyles à Marathon, les vertes collines du Péloponèse et les vallées de la Thessalie, l’île de Crète et l’île de Lemnos [énumération interminable], quel théâtre multiple et pittoresque ! "

Donc les Grecs ont eu du génie parce qu’ils possédaient de beaux paysages.

Accepté. Pensée trop claire.

La poésie romaine reproduit les paysages latins. "L’empire, devenu barbare, d’un côté, et oriental de l’autre, eut sous les yeux une diversité sans fin de climats, de races, de mœurs, etc., etc."

Inde : "Le chaos des imaginations et les descriptions surchargées de couleurs."

Belle conclusion. Il avait sans doute trop de paysages pour rester classique.

Les chrétiens étudient maintenant l’homme intérieur ; cependant "le spectacle de la création resplendit dans leurs âmes et dans leurs paroles".

"Christianisme grec revêtu des feux d’une brûlante nature, du Nil jusqu’à l’Oronte, de Jérusalem jusqu’à Cyrène."

"Dante, le premier génie de poète qui se leva sur le moyen âge [est-ce bien sûr ? ], fut un admirable peintre de la nature."

Tasse chante les exploits et les erreurs des hommes. La nature, pour Tasse, Arioste, comme pour La Fontaine, devient un accessoire.

Camoëns, Ercilla témoignent "de ce que la nature agrandie peut offrir à la pensée de l’homme, et l’esprit de découverte ajouté à l’esprit d’inspiration".

"Corneille, Racine, Milton, Voltaire, trêve de lassitude à l’action de la nature."

Cependant, petite digression forcée sur Shakespeare, qui a jeté le décor dans le drame ; le fait est que Shakespeare est embarrassant dans cette genèse artificielle de l’art.

Retour à la nature. Ce retour s’exprime par la prose : Buffon, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre. Delille, talent mondain et factice. Accepté. Quelques paroles fort dures contre le pauvre Delille. M. Villemain n’a pas le droit de le traiter ainsi.

Caractère oriental de Byron, "le sceptique voyageur".

Et puis, tout d’un coup, Villemain nous dit :

… un rare et brillant génie allait paraître, se frayer sa route dans l’ébranlement du monde, amasser des trésors d’imagination dans les ruines d’une société mourante, exagérer tout ce qu’il devait bientôt combattre, et, par l’excès même de l’imagination, revenir de l’erreur à la vérité et des rêves d’un idéal à venir au culte du passé.

Et voilà ce qui explique pourquoi votre fille est muette, c’est-à-dire pourquoi, si Chateaubriand n’était pas allé en Amérique, il n’eût pas été Chateaubriand.