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L’heure sexuelle/11

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Mercure de France (p. 214-229).
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XI

SOUS LE NEZ DE DIEU

La gouvernante, d’un humble accent, murmure :

— Non, elle ne passera pas la semaine, monsieur Louis, malgré la chaleur. Son cathare lui remonte et c’est la fin. Demain, on doit lui apporter le bon Dieu pour être plus sûr. Elle nous l’a demandé. Elle verra sa fille, son gendre… oh ! elle est devenue bien plus douce à soigner, la pauvre chère dame. Si vous pouviez, maintenant, obtenir qu’elle se raccommode avec Madame la comtesse, ce serait sa tranquillité pour l’autre monde, vous comprenez ?

Oui, je comprends, il s’agit de renouveler, en petit, la scène de l’inquisiteur menaçant de la torture qui ne sauvegarde pas l’argent pour la plus grande gloire de Dieu. Cette scène-là peut s’intituler : Quotité disponible.

Mon flair de fauve ne s’y trompe pas.

J’entre chez Mme Chasel pour la seconde fois depuis quinze ans.

Oh ! l’oubli lourd de ceux qui ont aimé des femmes et les laissent mourir loin, dans le manteau troué de leur vieillesse !

La chambre est sombre.

Je reconnais peu à peu les tentures de damas bleu pâle, et le pouf où la levrette arrondit sa patte, et le petit meuble de laque sur une console, un cadeau de moi, enfant. Je reconnais le tapis, si usé, les potiches en vieux Sèvres, la pendule, avec, dessus, deux amours de bronze couronnés de roses d’or.

Elle est couchée au fond d’un lit très vaste, sous un amoncellement de couvertures et d’oreillers.

Elle a toujours froid, me dit-on.

— C’est donc toi, Loulou ?

Oh ! cette voix cassée, trémolente, cette voix de femme perpétuellement effrayée par l’horreur de la nuit infernale qui se prépare pour elle.

Elle a un serre-tête de linge blanc, un bonnet d’hospice ; des cheveux gris tombent autour, en mèches luisantes d’une sueur de fièvre.

Son visage est tout réduit, comme en caoutchouc couturé, lacéré sous les stylets impitoyables des rides. Ses yeux, un peu bordés de rouge, noient leur prunelle derrière une taie comme deux têtes de nouveau-nés derrière une vitre sale. Elle a une camisole fort simple, en calicot dur, elle qui aimait les dentelles mousseuses.

Elle me tend la main, une chose déjà morte, craquante comme une feuille jaune, et en me tendant la main, sa camisole s’ouvre : je vois qu’elle a deux emplâtres sur la poitrine.

Non ! ce sont ses deux seins.

Non ! c’est impossible… Je veux, moi, que ce soient deux emplâtres.

— J’ai osé venir, ma tante, parce que l’on m’a dit que cela ne vous déplairait pas.

Elle rit, toussote, ses yeux roulant à droite et à gauche s’égarent dans un bon rêve d’honnêteté bourgeoise.

Elle a tout Oublié.

Elle est devenue si vieille tout d’un coup.

Il n’y a pas eu de transition.

Elle est si loin de tout cela.

D’ailleurs, la femme de trente-neuf ans qui a quarante ans est une autre femme, et la femme de soixante-cinq ans n’a jamais eu même quarante ans.

Rien ne s’enchaîne normalement comme chez nous, les hommes.

Elles ne vieillissent pas.

Elles meurent d’époque en époque, se transforment.

On dirait que des génies malins les poursuivent pour leur donner, successivement, toutes les hontes et tous les espoirs.

Oh ! les pauvres saintes femmes ! Celles qui ont aimé.

(Celles que nous aimons ne sont jamais des saintes.)

J’ai poussé le pouf de damas bleu et me suis mis à genoux, comme jadis, sur la levrette à patte arrondie en queue de cruche, pour me rapprocher d’elle.

La gouvernante se retire discrètement.

— Ah ! on t’a dit, on t’a permis… C’est bien d’être venu, Loulou (elle se soulève péniblement et me regarde effarée). Voyons, toi, qui ne m’as pas examinée depuis longtemps ? Examine-moi bien… Est-ce que je suis si, si malade ? Réponds sans mentir, Loulou.

— Tante, tu es folle ! Toujours folle ! Tu as la mine heureuse de quelqu’un qui se dorlote, voilà tout ! Tolérez-vous qu’on vous embrasse ?

Elle semble chercher dans sa mémoire pourquoi cela ne serait pas tolérable. L’égoïste préoccupation de sa fin prochaine l’empêche d’avoir aucune lucidité d’esprit. Elle sent, vaguement, que j’étais un très mauvais sujet, un gamin mal élevé, (surtout par elle). Oui, elle y est, à présent : un neveu capable de tout, fabriquant des étoles avec les rideaux du salon ponceau.

— Mon Dieu, comme tu as grandi, Loulou, et engraissé. Tu as l’air d’un homme… raisonnable. Je t’ai laissé moutard. Dis donc, on met des jaquettes gris perle, maintenant, et à revers de soie ? Une mode que j’ai connue et qui revient. C’est singulier ! Moi, tu sais, je ne sais plus rien, on ne me visite guère… Les vieilles femmes ! (Elle toussote.) Tiens ! un bouquet de réséda ! C’est donc ma fête, aujourd’hui. Tu es gentil d’avoir eu cette attention… Voyons, quand je tousse, réponds-moi bien franchement, quel effet ça te produit ?

Elle tousse avec effort.

On dirait une poulie qui grince pour la première fois depuis des siècles.

— Tante, cela me produit l’effet d’une mauvaise plaisanterie de votre part. Vous voulez me faire peur ; seulement, ça ne prend plus…

Elle se met à rire.

— Jamais sérieux, ce garçon ! Quel drôle de garçon… Alors, ta mère a voulu te marier ?… On s’est encore disputé pour cette histoire, j’ai entendu raconter ces choses. On a le temps de comprendre quand on est seule… Pauvre Loulou ! J’ai lu toutes tes lettres… oui… oui… je n’ai jamais répondu. Une idée de mon confesseur. (Avec bonhomie :) Il faut bien leur en passer à ces bourreaux qui nous promettent le ciel. Toi, tu ne crois à rien, tu as tort. Enfin, je suis contente de te revoir. Tu es en santé, au moins, Loulou ?

— Peuh ! j’ai failli me casser un bras, le mois dernier.

— Comme c’est malin, ça. Tu grimpes donc toujours aux arbres ?

Elle a l’air d’avoir oublié précisément le temps écoulé entre ma sortie de l’école et mon retour d’Italie.

— Quelquefois, oui, ma tante.

Je tiens sa main, une chose atroce, sèche, grise, avec des espèces de mousses brunes entre les doigts et des ongles violets.

Je la baise doucement.

Elle esquisse le geste de me calotter.

— Ah ! non, petite tante, pas ça, dites ! J’ai des moustaches et vous allez me faire… beaucoup plus de mal.

Je suis terrorisé à cette pensée de recevoir des gifles de cette main, la même !

Elle rit, s’étire un peu, cligne de l’œil.

— Drôle de garçon ! J’ai été bien bête de me priver de tes visites, tu m’aurais fait rire quelquefois. Ça m’empêche de sentir mes douleurs, de te voir. Dis-moi ? je suis sûre que tu m’en veux, au fond ? (Elle devient mystérieuse.) Mais je dois réparer, oui j’ai promis de réparer et je n’ai qu’une parole, Loulou, c’est comme si le notaire y avait passé. Je ne pense pas m’en aller encore, Dieu merci, cependant, on a pris ses petites précautions de vieille bonne tante qui n’oublie pas que son seul enfant c’est toujours son neveu… Voyons, Loulou, qu’est-ce que tu regardes sur la table ? Tu ne m’écoutes pas.

— Si, ma tante.

Je regarde sur la table de son chevet, entre des fioles pharmaceutiques et des tasses de porcelaine commune, un petit chapelet en perles de Rome, ce que les dévotes appellent une dizaine, moitié bracelet, moitié joujou à prières ; il est là, souvenir diabolique des mille folies de deux amants, plus épris peut-être de voluptés que de véritable amour.

— Fais-moi le plaisir de m’écouter religieusement, Loulou !

La femme autoritaire qui reparaît.

Elle sort de son linceul, et la momie retrouve la parole sous les bandelettes de la dévotion.

— Voilà, j’ai fait un testament. On l’aurait bien trouvé après ma mort, mais je préfère te le dire tout de suite. Je ne t’ai pas oublié, pas plus que Marie-Louise. Ta mère a été bien dure pour moi, cependant, j’ai mon intérêt à lui laisser quelque chose. Ensuite, l’avenir n’est pas si brillant de ton côté (elle s’anime). Toi, tu écris des livres qui ne sont pas lisibles… Je n’y ai jamais rien compris… l’emballement des gens là-dessus, ça ne durera pas. Je te le dis comme je le pense. Toutes ces histoires d’amour, ça n’a jamais beaucoup de vogue. On s’en dégoûte. Les gens sont plus sérieux que ça.

— Oui, tante, ou ils le deviennent, je suis de votre avis.

— Et qu’est-ce que tu feras, quand on ne lira plus de romans ?

— Quand on ne lira plus de livres d’amour, tante, je n’aurai plus rien à faire ; la terre aura cessé de tourner.

— Mauvais garnement ! Si seulement je pouvais te montrer mon confesseur. Voyons, Loulou, pas de bêtises ! Va fermer la porte. Ma gouvernante écoute, j’en suis sûre. Là… baisse la portière. Non ! Pas comme ça ; détache le rideau de l’embrasse. Mais tu vas tout déchirer !… Tu es bien maladroit ! C’est étonnant comme un homme ça ne sait rien faire proprement. (Je reviens anxieux ; dans une minute, elle aura envie de me calotter.) Ah ! où est-ce que j’en étais ? Le testament ! C’est très drôle, je suis obligée de chercher mes mots comme avec la pince à sucre ! Enfin, j’y suis : Je te lègue (elle appuie sur les syllabes) cinquante mille francs, la moitié de ce que je voulais te donner, et les autres cinquante mille francs à ta mère, parce que le Juif plaidera, lui. Alors, comme je craignais tes étourderies habituelles… j’espère, hein ?… tu saisis bien… Je suis sûre, maintenant, que ta mère plaidera de son côté. Elle veut beaucoup savoir ce que je lui lègue… Tu pourras lui dire, de ma part, que je lui lègue… la permission de défendre tes intérêts. Elle qui aime tant la chicane !…

Je suis écœuré.

C’était bien cela.

— Petite tante, pourquoi voulez-vous me léguer des ors puisque vous savez que je gagne ma vie… exprès pour ne plus rien demander à personne…

— D’abord, je tiens à déshériter ma fille… parce qu’elle est plus riche que moi et qu’elle me déteste ; ensuite, mon gendre est un Juif qui ne mérite pas un sou… pas un sou ! Et puis… Loulou, tu es un grand enfant, tu es toqué ; seulement, quand tu te marieras, tu seras bien aise de mettre mes épingles dans ta corbeille de noces.

— Je ne veux pas me marier, ma tante.

— Allons donc ! Il faut toujours finir par là. Tiens, va me chercher le papier, là-bas, dans le petit meuble de laque, sur la console. La clé se trouve sous la pendule. Ne casse rien, je t’en prie. Tu es si brouillon.

Je trouve la clé. J’ouvre le petit meuble, je prends le papier, je l’apporte. Mais j’ai envie de casser quelque chose.

Et je ne peux pas m’empêcher de sourire en songeant à cet instinct des femmes d’amour qui font toujours passer leur amour avant leur devoir, même quand elles ont oublié.

— Qu’en dis-tu, Loulou ? C’est bien en règle !

— Pas à mes yeux, non.

— Ah ! tu sais, Loulou, j’entends être obéie. Heureusement que ta mère plaidera, et vous aurez la quotité disponible. (Elle toussote.) Oui !

Admirable logique de l’illogisme humain !

— Tante, ne vous tourmentez pas, vous êtes fatiguée. C’est convenu, nous plaiderons.

— Ta parole, hein ! Va remettre ce testament à sa place.

— Je vous donne ma parole, tante, que je remets cette enveloppe où je l’ai prise.

Et gravement, je glisse une de mes cartes dans cette enveloppe sacrée :

Louis Rogès
Homme de lettres.

Ma mère, son estimable belle-sœur, saura ma réponse. Et elle en éprouvera une certaine commotion nerveuse, elle qui n’a pas de nerfs.

— Petite tante, est-ce que vous aviez consulté un notaire ?

— Sans doute, mais il n’a pas voulu m’écouter. Aujourd’hui, tous les notaires sont juifs.

— Oui, ma tante. C’est bien bizarre. Ils ont l’esprit de famille, ces gens-là !

— Oh ! mon pauvre gamin, quels bourreaux, ces hommes de lois, ces confesseurs, ces religieux ! On n’a pas la paix du tout, les uns tirent par ci, les autres tirent par là, et il y a l’enfer, et il y a le code. Je suis joliment heureuse de t’avoir vu.

Je tressaille tout en tortillant le testament.

Elle est d’une telle candeur…

— Dis donc, Loulou, tu ne t’ennuies pas trop chez les vieilles femmes ?…

— Moi, ma tante, je m’amuse comme un dieu.

Je m’agenouille sur le pouf. Ce papier m’exaspère.

— Tante… tu es bonne… Pourquoi me giflais-tu si fort, jadis ?

Elle rit, toussote :

— Donne-moi mes pastilles, là, cette boîte rose ; je t’ai giflé parce que… tu en avais besoin, mauvais sujet. Tu ne faisais que des sottises.

— Nous sommes de vieilles gens, aujourd’hui, tous les deux. On peut se faire des confidences et se moquer de soi-même… demain, je me casserai peut-être le cou en grimpant à un arbre… Tante, pourquoi m’embrassiez-vous après m’avoir battu ?

Elle songe, cherche sur ses couvertures, en grattant du bout des ongles, un mot qui ne vient pas.

— Oui, je te battais et je t’embrassais… C’est parce que je regrettais de t’avoir battu si fort. Ah ! Loulou ! mon pauvre Loulou, je me souviens, et tu pleurais, et je pleurais… Les prêtres sont de terribles gens… les notaires aussi, Loulou ? Est-ce que tu as une pensée sur Dieu, toi ?

— Non, ma tante, parce que je lui préfère l’Autre.

— Quel autre ? Tu me fais peur !… Voyons, ne plaisante pas comme ça, c’est très sérieux, ce que je te demande, mon garçon !

— Le diable, l’amour, ma tante. Au moins, lui ne nous leurre pas, il nous fournit son enfer tout de suite, et gratis

— L’amour ?…

Elle paraît dormir.

Dans le grand silence du lit et de la chambre, on entend seulement ses mains qui froissent de la soie.

— Loulou ? Est-ce que tu es encore là ?

— Oui, ma tante. Vous désirez que je m’en aille ?

— Une fantaisie… tu sais les malades ont des idées si bêtes ! Figure-toi que j’ai pris goût à l’odeur du tabac depuis que je tousse !… Eh bien ! tu ne vas pas rire, j’ai envie de sentir de la fumée. Oui, moi qui t’ai tant défendu les cigarettes, je voudrais te voir fumer chez moi… pour te bien prouver que je te pardonne toutes tes sales inventions de gamin.

Sentir de la fumée ?

Je la regarde tristement.

Elle rit, déjà retournée à son rêve de vieille que la peur de l’enfer talonne.

— Dame ! Si je dois brûler dans le purgatoire longtemps…

— Petite tante, vous êtes toujours frondeuse. Vous voulez toujours jouer aux choses défendues. Un homme ne doit pas fumer devant une femme comme il faut, vous le savez bien.

— Eh ! tu m’agaces. Je ne suis pas une femme… comme il faut. Je suis trop vieille. Obéis-moi, mauvais garçon du diable !

— J’obéis, ma tante, j’obéis.

Je cherche un cigare, des allumettes, en me penchant un peu en arrière de ses rideaux.

Le testament flambe, je suis débarrassé. Là, c’est fini… Un londrès de cinquante mille francs, ce n’est pas banal, et je mène encore la vie comme je veux. (D’autant mieux, qu’après chicane, ce cigare ne vaudrait peut-être plus rien du tout.)

Je me remets à genoux pour fumer.

Elle toussote, se calme, aspire doucement.

— Quel mauvais garçon, ce Loulou ! Tu reviendras, dis ? Tu es si drôle ! Oh ! tu n’as pas changé, toi ! Cette fumée… cette fumée… Ah ! chéri, chéri, je vois… Je me rappelle des choses… des choses que je ne peux pas dire… Dieu me pardonnera, j’ai tant souffert ! je suis si vieille, maintenant !… Ah ! cette fumée… Chéri ! cette fumée… ton corps si blanc et qui sentait la fraise. Ah ! Loulou !… c’est bon.

Et elle s’endort, paisible, en attendant le plus profond sommeil.

Pauvre femme qui a torturé, pauvre folle qu’on a torturée ? Est-ce bien là cette même bouche qui a râlé, sous la mienne, ce même mot, et ose, enfin, le répéter, mourante, sous le nez de Dieu ?