L’histoire naturelle et les causes finales à propos du système de M. Darwin

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L’HISTOIRE NATURELLE
ET
LES CAUSES FINALES
À propos du système de M. Darwin


Par M. de MARGERIE




Il y a deux manières d’établir scientifiquement le dogme de la Providence. Il suffit d’ouvrir les yeux pour apercevoir que le monde est une œuvre d’art, d’une beauté et d’une perfection incomparables. Cet art n’étant point dans la nature elle-même, c’est-à-dire dans l’ensemble des forces aveugles qui la composent, il faut bien qu’il soit dans un artiste extérieur et supérieur d’elle, dans une cause intelligente qui, ayant fait le monde sur un plan et pour un but, veille sans cesse à ce que son plan ne soit pas dérangé et à ce que son but ne soit pas manqué. Cette preuve à posteriori, qui a pour point de départ l’expérience toute entière et trouve une confirmation nouvelle dans chaque progrès des sciences de la nature, restera toujours la plus frappante et la plus efficace, la seule accessible à l’immense majorité des hommes qui, dit très bien Fénelon, ne peuvent comprendre qu’une philosophie sensible et populaire. Mais elle n’est pas la seule ; et à supposer qu’elle nous fît défaut, le dogme de la Providence ne perdrait rien de son autorité sur les esprits qui savent réfléchir ; car il se déduit directement, avec une invincible évidence, des principes les plus certains de la Métaphysique. Supposons pour un instant que la nature nous soit un livre fermé et que nous ne puissions chercher Dieu que dans la conscience ; nous l’y trouverons révélé à la raison par les idées du nécessaire, de l’infini et du parfait. Ces idées n’ont pas assurément leur modèle et leur objet dans le monde qui ne nous montre partout qu’imperfection, limite et contingence ; elles impliquent l’existence hors du monde et au-dessus du monde d’un être réel qui leur corresponde ; et cet être réellement nécessaire, infini et parfait est ce que nous appelons Dieu. Mais si Dieu existe, il est le principe de tout ce qui n’est pas lui ; et le monde, contingent puisqu’il n’est pas Dieu, vient de lui, non par une émanation nécessaire qui impliquerait l’absurde consubstantialité du fini et de l’infini, mais par une création libre. Il n’y a donc rien dans l’univers qui n’ait son principe dans la puissance, la pensée et la volonté divines ; car le mot de création dit tout cela, et nous ne saurions concevoir Dieu sans voir en lui la cause unique et totale de ce qui est dans le monde, de son organisation comme de son être, de ses lois et de sa vie comme de sa substance, de sa forme comme de sa matière.

Il suit de là que toute théorie de la nature qui supprime l’idée de la Providence et des causes finales, c’est-à-dire l’idée d’un plan conçu, voulu, réalisé, surveillé par la cause première, l’idée d’une intervention de Dieu dans la production et l’organisation des êtres, est nécessairement fausse quand elle ne serait pas absurde en soi. En admettant, contre tout bon sens, qu’il nous fût à la rigueur possible, si l’idée de Dieu nous manquait, d’expliquer l’ordre qui règne dans le monde par le jeu inconscient et aveugle des forces de la nature, cette explication, quelle que soit sa formule, tombe à l’instant devant ce fait démonstrativement établi : que Dieu existe, qu’il est créateur, et que la nature elle-même est produite intégralement par un acte de l’intelligence et de la liberté divines. Elle se réduit donc tout au mieux à un jeu d’esprit sans valeur scientifique. Ne pouvant avoir la prétention d’être autre chose qu’une hypothèse, elle s’évanouit nécessairement en présence d’une explication différente qui n’est plus une hypothèse, mais une vérité absolument certaine.

Voulons-nous apercevoir plus distinctement encore le caractère purement fictif de toute théorie scientifique qui efface de propos délibéré la notion de la Providence, par exemple de tous les systèmes d’histoire naturelle qui ne voient dans les merveilles de l’organisation animale que des produits du temps, des besoins, des habitudes ou des circonstances ? Examinons comment ces théories posent le problème qu’elles croient avoir résolu. Le voici dans les seuls termes qui marquent nettement leur esprit et leur caractère : « On supposera que ce qui est n’est pas, c’est-à-dire que Dieu qui est le principe de l’ordre du monde n’en est pas le principe ; et l’on cherchera comment on pourrait s’y prendre pour expliquer sans lui cet ordre qui vient de lui. On a déjà une explication vraie, certaine, démontrée ; on feindra qu’elle fait défaut, et l’on essayera de la remplacer par une autre. » La science qui pose dans ces termes et dans cet esprit la question du monde ne ressemble-t-elle pas à un homme qui se dirait : « J’ai deux jambes, et ces deux jambes me donnent la solution pratique du problème de la marche. Je ferai abstraction d’elles ; et feignant que je ne les ai pas, je chercherai si je ne pourrais pas résoudre autrement le problème, par exemple en marchant sur les mains. » Encore cette image est-elle fort incomplète ; car il pourrait absolument se faire que nous perdissions l’usage de nos jambes et que nous nous trouvassions bien d’avoir appris à marcher la tête en bas. Il ne se peut pas au contraire que l’idée de la Providence cesse de contenir l’explication vraie du problème de l’ordre naturel, et il est parfaitement vain de se procurer une solution de rechange dont en aucun cas possible on n’aura que faire.

On le voit, nous n’avons point à craindre que la solidité du dogme de la Providence ne soit ébranlée par les théories dont je parle, quelque bruit qu’on ait fait ou qu’on fasse autour d’elles. D’abord elles ne sont que de pures hypothèses, soit que leurs auteurs l’avouent ou qu’ils n’en veuillent pas convenir. Si j’en crois en particulier l’impression finale qui reste de la lecture du livre de M. Darwin, la thèse de l’auteur, même en l’acceptant tout entière avec un excès de complaisance, prouverait simplement ceci : que la diversité des formes organiques en espèces a pu à la rigueur être progressivement produite d’une manière inconsciente par certaines forces et en vertu de certaines lois naturelles ; mais je ne pense pas qu’on rencontre chez lui aucun argument ni aucun fait tendant sérieusemement à démontrer que les choses ont dû se passer ou se sont passées effectivement comme cela. En second lieu, les naturalistes qui se complaisent dans ces théories prennent une position équivoque dont ils ne peuvent sortir que de deux manières. Ou bien ils iront résolument où les pousse l’esprit qui est au fond de leurs systèmes, je veux dire la tendance à se passer de Dieu ; et cet esprit les conduira au pur naturalisme et au pur athéisme, c’est-à-dire au comble de l’absurde et au renversement total de la raison ; sur ce terrain nous n’avons plus à les suivre. Ou bien ils laisseront à Dieu sa grande fonction de Créateur, et dès-lors il leur sera impossible de lui dénier, sans se contredire, le caractère de Providence, et de ne pas reconnaître sa sagesse dans l’organisation des choses comme ils reconnaissent sa puissance infinie dans leur existence ; et voilà les causes finales, le plan, le dessein, les rapports intentionnels des organes aux fonctions qui reprennent leur place dans les théories même qu’on avait imaginées pour s’en passer. Supposons, par exemple, ce qui est la doctrine commune des naturalistes hostiles aux causes finales, supposons que les formes vivantes n’aient point été directement produites par le créateur, mais soient issues d’un très-petit nombre de types primitifs par quelque procédé naturel de transformation. Accordons à l’un que ces formes naissent sous l’influence des milieux : comme le résultat de ces développements est toujours un organisme très-parfait et très-approprié à ses fonctions, il en résultera que l’influence des milieux est providentielle et non fortuite ; car si elle agissait au hasard, on verrait nécessairement ce qu’on voit toujours là où le hasard domine, le désordre l’emporter sur l’ordre et le nombre des formes irrégulières, défectueuses, manquées dépasser dans une proportion incalculable le nombre des formes réussies. Accordons à un second que l’animal a la puissance de se faire à lui-même ses organes sous l’empire du besoin, à un troisième que des progrès insensibles, héréditairement accumulés dans la descendance directe d’un animal sous l’empire d’une loi qui choisit toute modification avantageuse et écarte toute modification nuisible, peuvent à la longue transformer un nerf simplement sensible à la lumière en ce merveilleux instrument d’optique qui s’appelle l’œil d’un aigle : est-ce que cette plasticité de l’être vivant, est-ce que cette puissance de se donner par une continuité d’efforts les organes dont il a besoin, est-ce que cette accumulation progressive de différences insaisissables poursuivant sans relâche et atteignant enfin un résultat d’une perfection presque idéale, est-ce que tout cela n’offrirait pas au plus haut degré le caractère intentionnel ? et si tout cela s’opérait dans et par des êtres inconscients, est-ce que les œuvres d’un art si profond ne feraient pas apercevoir derrière l’ouvrier aveugle qui les exécute la pensée supérieure qui les a conçues, la puissance et la sagesse qui les conduit à leur achèvement ?

Puisqu’il en est ainsi, et puisque le dogme de la Providence est hors de toute atteinte, on se demandera pourquoi la philosophie spiritualiste s’arrête à discuter des systèmes qui ne sont et ne peuvent être que des hypothèses ; hypothèses fausses et inconséquentes en tant qu’elles inclinent à éliminer de la nature et de la science la finalité et l’intention providentielle, hypothèses absurdes si elles cèdent à cette tendance jusqu’à se confondre avec cette négation extrême qui s’appelle l’athéisme ?

Le voici : Sans doute la Providence n’est plus pour nous en question ; mais il s’agit de savoir si la preuve expérimentale de cette grande vérité gardera son rang et sa valeur, si le magnifique spectacle de l’univers continuera d’être pour nous ce qu’il a toujours été pour l’humanité, un signe de Dieu et une perspective ouverte sur l’infini. Il n’aurait plus ce caractère si en présence des plus savantes merveilles de la vie et de l’organisation, l’esprit du philosophe avait le droit et le devoir de rester incertain sur la signification de ce langage de la nature, et si nous devions conclure, au nom des progrès de la science moderne, qu’un tel ouvrage peut aussi bien s’expliquer par un concours de forces aveugles que par l’action d’une cause intelligente. À ce point de vue, il y a sans doute quelque intérêt et quelque utilité à suivre les tentatives faites à diverses époques pour rendre compte de l’état actuel du monde par des théories d’où l’idée des causes finales et l’intervention d’un pouvoir surnaturel fussent soigneusement bannies.


La première attaque dirigée avec réflexion contre les causes finales au nom de la science de la nature partit de l’Épicuréisme. « Ne t’imagine pas », dit Lucrèce, « que nos yeux si clairvoyants nous ont été donnés pour voir autour de nous, que nos jambes se terminent en pieds flexibles afin que nous puissions marcher à grands pas devant nous, que des bras vigoureux, que des mains opposées et adroites nous ont été données pour nous servir aux usages de la vie ; tout ce qu’on interprète ainsi, on l’interprète à contre sens ; rien n’est dans notre corps pour que nous puissions en faire usage ; mais ce qui s’y trouve décide l’usage que nous en faisons. » On a ici une application audacieuse de la doctrine du hasard à celui des ouvrages de la nature qui l’exclut le plus évidemment, à un de ces organismes, incroyables de complication et merveilleux d’unité qui, comme le dit Leibniz, sont machines jusque dans l’infiniment petit de leurs détails. Cette doctrine indignait Cicéron qui la déclarait honteuse pour un philosophe (quid turpius philosopho ?) ; et il semble qu’aujourd’hui en présence des progrès de la science et des merveilles d’appropriation qu’elle découvre chaque jour dans les êtres vivants, elle ne puisse plus être prise au sérieux par personne. Et cependant, est-elle bannie de l’esprit de tous les naturalistes ? et le parti pris de plusieurs d’entre eux contre les causes finales est-il autre chose qu’une disposition à grossir la part de l’accidentel, du fortuit dans la nature, au préjudice de celle de Dieu ? Quand je rencontre dans un livre d’histoire naturelle cette assertion singulière : « l’oiseau vole parce qu’il a des ailes, mais aucun vrai naturaliste ne dira qu’il a des ailes pour voler »[1], je me demande si ce n’est pas encore Lucrèce que j’entends ; et contre ces retours à la vieille doctrine du hasard les vieilles réponses de Fénelon, légèrement modifiées, me paraissent très-bonnes à relire. « J’entends certains philosophes me dire que tous nos discours sur l’art qui éclate dans la nature n’est qu’un sophisme perpétuel. Dans tous les êtres, me diront-ils, les organes sont appropriés aux fonctions, il est vrai ; mais vous en concluez mal à propos que ces êtres ont été faits avec art. Il est vrai que chaque être se sert des organes que la nature lui fournit et qui lui sont commodes ; mais la nature n’a pas fait ses organes tout exprès pour sa commodité. Par exemple, des villageois grimpent tous les jours par certaines pointes de rochers au sommet d’une montagne ; il ne s’en suit pas néanmoins que ces pointes aient été taillées avec art comme un escalier pour la commodité des hommes. Tout de même, quand on est à la campagne pendant un orage, et qu’on rencontre une caverne, on s’en sert comme d’une maison pour se mettre à couvert : il n’est pourtant pas vrai que cette caverne ait été faite exprès pour servir de maison aux hommes. Il en est de même du monde entier : il a été fait sans dessein : mais les êtres qui le composent, se trouvant constitués d’une certaine façon ont tourné à leur usage l’organisation qu’ils avaient fortuitement reçue. » Voilà l’objection. Voici la réponse. « Il ne s’agit pas de comparer le monde à une caverne informe qu’on suppose faite par le hasard ; il s’agit de le comparer à une maison où éclaterait la plus parfaite architecture. Le moindre animal est d’une structure et d’un art infiniment plus admirable que la plus belle de toutes les maisons. Un voyageur entrant dans le Saïde qui est le pays de l’ancienne Thèbes à cent portes et qui est maintenant désert, y trouverait des colonnes, des pyramides, des obélisques, avec des inscriptions en caractères inconnus. Dirait-il aussitôt : Les hommes n’ont jamais habité ces lieux ; aucune main d’homme n’a travaillé ici : c’est le hasard qui a formé ces colonnes, qui les a posées sur leurs piédestaux, et qui les a couronnées de leurs chapitaux avec des proportions si justes ; c’est le hasard qui a taillé ces obélisques d’une seule pierre et qui y a gravé tous ces caractères ? Ne dirait-il pas au contraire avec toute la certitude dont l’esprit des hommes est capable : Ces magnifiques débris sont les restes d’une architecture majestueuse qui florissait dans l’ancienne Égypte ? Voilà ce que la simple raison fait dire au premier coup d’œil et sans avoir besoin de raisonner. Il en est de même du premier coup d’œil jeté sur l’univers. On peut s’embrouiller soi-même après coup par de vains raisonnements pour obscurcir ce qu’il y a de plus clair, mais le simple coup d’œil est décisif. Un ouvrage tel que le monde ne se fait jamais de lui-même : les os, les tendons, les veines, les artères, les nerfs, les muscles qui composent le corps de l’homme, ont plus d’art et de proportion que toute l’architecture des anciens Grecs et des Égyptiens. L’œil du moindre animal surpasse la mécanique de tous les artisans ensemble[2]. »


La doctrine du hasard reste donc aujourd’hui ce qu’elle était au temps de Fénelon, ce qu’elle était au temps d’Épicure, une abdication de la raison, si elle n’est qu’un aveu d’ignorance ; un renversement de la raison, si on donne le hasard, c’est-à-dire l’absence d’intention et de dessein, pour un principe d’ordre. Si donc un naturaliste refuse de rapporter à une cause intelligente les adaptations merveilleuses qui se révélent dans tout être vivant, dans chacun de ses organes et dans chacune des parties de chaque organe, il ne peut plus se contenter de les rapporter à un cas fortuit, il faut qu’il indique leur origine, qu’il dise les causes qui les ont produites, qu’il spécifie les circonstances qui ont favorisé cette production. C’est ce que tenta Lamark, du reste, autant que je puis croire, sans intention hostile à la Providence. La nature, selon lui, tend à la complication progressive des formes organiques. Elle n’a pas créé du premier coup les organismes, aujourd’hui si distincts, que nous appelons espèces, mais seulement un très-petit nombre de types très-simples, peut-être un seul, duquel ou desquels les espèces sont descendues par des transformations et multiplications successives d’organes. « Du temps et des circonstances favorables, voilà les deux principaux moyens qu’elle emploie pour donner l’existence à ses productions[3]. » Mais ces moyens ne suffiraient pas s’il n’y avait dans l’être vivant quelque principe d’activité interne capable de mettre à profit les opportunités que lui offre la nature. Ce principe, appelé par Lamark pouvoir de la vie, agit suivant les deux lois suivantes : 1o dans les circonstances favorables, le besoin produit les organes ; 2o l’habitude les développe. Il n’est, je pense, aucun lecteur qui ne voie l’abîme qui sépare ces deux lois l’une de l’autre. La seconde est parfaitement vraie, et les applications s’en produisent chaque jour sous nos yeux, mais seulement dans les limites marquées par l’organisation générale de chaque être, organisation, dit très-bien Cuvier, « qui forme un ensemble, un système unique et clos dont les parties se correspondent et concourent par leurs réactions à une même action définitive ; de telle sorte qu’aucune de ces parties ne puisse changer sans que les autres ne changent également[4]. » La première au contraire, n’est qu’une affirmation gratuite à l’appui de laquelle on ne saurait citer aucun fait positif. Lamark, cependant, donne la seconde pour preuve de la première. Aussi, pour que cette preuve ait quelque valeur, est-il obligé d’étendre au delà de toute limite l’influence de l’habitude et de lui rapporter des transformations organiques qui différeraient bien peu d’une création véritable. Laissons-le choisir lui-même ses exemples. « On sent » dit-il, « que l’oiseau de rivage qui ne se plaît point à nager, et qui, cependant, a besoin de s’approcher des bords de l’eau pour y trouver sa proie, sera continuellement exposé à s’enfoncer dans le vase. Or, cet oiseau, voulant faire en sorte que son corps ne plonge pas dans le liquide, fait tous ses efforts pour étendre et allonger ses pieds. Il en résulte que la longue habitude que cet oiseau et tous ceux de sa race contractent d’étendre et d’allonger continuellement leurs pieds, fait que les individus de cette race se trouvent élevés comme sur des échasses, ayant obtenu peu à peu de longues pattes nues. L’on sent encore que le même oiseau voulant pêcher sans mouiller son corps, est obligé de faire de continuels efforts pour allonger son col ; or, les suites de ces efforts, habituels dans cet individu et dans ceux de sa race, ont dû, avec le temps, lui allonger singulièrement le col, ce qui » (ajoute Lamark, sans se douter de la singulière naïveté de sa preuve) « est en effet, constaté par le long col de tous les oiseaux de rivage[5]. À ces exemples, on peut joindre celui de la forme de la giraffe, animal herbivore qui, vivant dans des lieux où la terre est aride et sans herbage, se trouve obligée de brouter le feuillage des arbres, et de s’efforcer continuellement d’y atteindre[6]. » De savoir comment vivra la giraffe jusqu’à ce que son col, primitivement de longueur modeste, arrive, à travers une longue suite de générations, à la hauteur des feuillages dont elle doit se nourrir, Lamark ne semble point s’en être inquiété, et nous ne voulons point discuter ce côté de son hypothèse. Ce que nous tenons à faire remarquer, c’est qu’ici, dans l’imagination du naturaliste, les deux lois du besoin et de l’habitude concourent à produire un développement qui, à ce degré, ressemble fort à une création d’organes. Et en effet, c’est jusqu’à la production d’un organe entièrement nouveau, que doit aller, dans l’hypothèse des complications progressives, la puissance de la vie, toutes les fois qu’un changement dans les conditions d’existence en fait naître le besoin. Il faut que les nageoires puissent s’allonger et s’articuler spontanément soit en pattes et en pieds, soit en ailes, lorsque l’élément liquide venant à manquer, l’être qui était poisson a besoin de se mouvoir à la surface du sol ou de se soutenir dans les airs ; et il faut qu’à cette révolution dans les organes du mouvement correspondent dans toutes les parties de l’organisme des transformations analogues, que l’animal, par exemple, échange ses branchies contre des poumons et ses écailles contre des plumes, sans quoi son unité serait brisée, son adaptation à ses nouvelles conditions d’existence resterait incomplète, et sa mort deviendrait inévitable. Il est trop clair qu’ici nous ne sommes plus seulement dans le pays des hypothèses, mais dans celui des chimères, et que le fait du développement des organes par l’exercice ne conduit en aucune manière à doter les besoins, les désirs et les efforts du pouvoir de créer de nouvelles fonctions et de nouveaux organes. « Quiconque » dit Cuvier « ose avancer sérieusement qu’un poisson, à force de se tenir au sec, pourrait voir ses écailles se fendiller et se changer en plumes, et devenir lui-même un oiseau ; ou qu’un quadrupède, à force de pénétrer dans des voies étroites, de se passer à la filière, pourrait se changer en serpent, ne fait autre chose que prouver la plus profonde ignorance de l’anatomie[7]. »

J’aborde maintenant l’hypothèse toute récente et déjà célèbre de M. Darwin. Fort différente de celle de Lamark, quant aux moyens de modification employés par la nature, elle a le même point de départ, à savoir l’idée de la production progressive et spontanée des formes organiques à partir d’un très-petit nombre de types primitifs, peut-être d’un seul[8] ; elle vise au même but, ou du moins arrive au même résultat, à remplacer l’action intentionnelle de la Providence par l’action inconsciente des forces de la nature. Un passage trop peu remarqué du livre de M. Darwin révèle avec une sorte de candeur cette pensée dominante, et cette invincible répugnance pour toute manière de voir qui réserverait la part de Dieu dans l’explication des choses. À nos yeux, et on peut le dire, aux yeux de tout le genre humain, la perfection des organismes actuellement existants atteste l’intervention d’un organisateur tout-puissant et tout sage. Pour M. Darwin elle prouve tout au contraire que ces êtres n’ont pas été si bien faits du premier coup, et qu’avant de réussir, la nature a dû s’y reprendre à plusieurs fois. « Chaque être vivant, surtout chez les animaux, est si admirablement adapté à ses conditions d’existence, qu’il semble dès le premier abord improbable que des instruments aussi parfaits aient été soudainement produits dans leur perfection ; de même qu’une machine compliquée ne saurait avoir été inventée par un seul homme avec tous ses perfectionnements successifs[9]. » Il est visible que l’idée d’un ordonnateur divin est ici écartée à priori ; le raisonnement par analogie que M. Darwin invoque serait d’une absurdité trop manifeste, si l’auteur ne supposait pas d’avance que la force organisatrice qui agit dans le monde n’est pas celle de Dieu, mais une force imparfaite et progressive comme celle dont l’industrie humaine dispose. Ce sera là, sans doute, la conclusion de tout le livre De l’origine des espèces ; mais dès le début, c’en est déjà le principe ou tout au moins le postulatum.

L’originalité de la nouvelle théorie n’est donc pas dans son esprit qui est fort ancien, ni dans ses résultats qui sont fort semblables à ceux que Lamark avait déjà cru atteindre. Elle est dans la théorie elle-même, et dans la façon dont elle s’y prend pour se passer de la Providence.

M. Darwin constate que dans les espèces domestiques, les produits d’un couple quelconque ne sont parfaitement semblables ni à leurs parents, ni les uns aux autres. Chacun offre, à côté des caractères communs à tous, quelques traits qui lui sont propres et constituent sa physionomie individuelle. Ces différences, tout accidentelles qu’elles sont et tout insignifiantes qu’elles paraissent, sont cependant le point de départ de la formation des races domestiques, profondément distinctes entre elles. L’éleveur intelligent met à part, comme reproducteur futur, l’individu en qui il a rencontré quelque particularité qui lui plaît ; il l’accouple avec un autre individu offrant accidentellement le même caractère, et il retrouve ce caractère dans tous les produits de la seconde génération. Parmi ci, il choisit encore ceux en qui le trait qui a fixé ses préférences est plus fortement accusé ; et continuant d’opérer d’après le même principe, il voit, à chaque génération, le type qu’il poursuivait se préciser davantage jusqu’à sa réalisation complète dans une race nouvelle qui est son œuvre. C’est ainsi qu’en accumulant héréditairement, et toujours dans la même direction, des différences primitivement fortuites, on a pu créer tant de races de chevaux, de chiens, de bœufs, de moutons, de pigeons, offrant chacune un caractère particulier qui domine tous les autres et frappe dès le premier coup d’œil. Ces races sont vraiment ce qu’on a voulu qu’elles fussent. Il semble, dit un écrivain anglais, Lord Somerville, « qu’on ait esquissé une forme parfaite et qu’on lui ait ensuite donné l’existence. » Appelons élection artificielle méthodique ce procédé qui, à chaque génération, choisit certains individus de préférence à tous les autres, en vue d’un perfectionnement déterminé qu’on veut introduire dans l’espèce. Et appelons élection artificielle inconsciente celle qui résulte de ce que chaque propriétaire d’animaux domestiques, sans songer à la création d’une variété nouvelle, s’efforce naturellement de posséder les meilleurs individus de chaque espèce et d’en multiplier la race. Ainsi, un homme qui désire un chien d’arrêt, se procure le meilleur chien qu’il peut, mais sans avoir aucun désir ou aucune espérance d’altérer la race d’une façon permanente par ce moyen. Néanmoins, nous pouvons admettre que ce procédé, continué durant des siècles, modifierait quelque race que ce fût en l’améliorant[10].

Or le fait des différences accidentelles entre les individus se rencontre dans les espèces sauvages aussi bien que dans les espèces domestiques ; et, selon M. Darwin, il y est le point de départ d’une élection naturelle dont les résultats sont bien autrement profonds. Sans doute la nature est aveugle, et ce n’est que par métaphore qu’on peut lui prêter l’intention de modifier les espèces en accumulant les différences. Mais ce qu’elle n’obtient pas par dessein et par volonté, elle l’obtient par l’action d’une loi nécessaire dont M. Darwin a fait la clé de voûte de son édifice scientifique et qu’il appelle la lutte pour la vie ou concurrence vitale (struggle for life). La nature, dit-il avec vérité, produit dans chaque espèce beaucoup plus d’individus qu’elle n’en peut nourrir. Les êtres organisés tendent à se multiplier suivant une progression très-rapide ; il en naît beaucoup plus qu’il n’en vivra, et la loi de Malthus s’applique dans toute sa rigueur au règne organique tout entier, sans qu’il existe ici, suivant la remarque spirituelle de notre auteur, aucun moyen artificiel d’accroître les subsistances, ni aucune abstention prudente dans les mariages[11]. C’est donc à qui saura le mieux maintenir sa place à un banquet où il y a plus d’appelés que d’élus, à qui saura lutter plus énergiquement pour sa propre subsistance, soit contre les individus de son espèce ou d’une autre espèce, soit contre les difficultés des conditions où il se trouve placé. De là il résulte que tout individu qui apportera à cette mêlée une supériorité quelconque sur ses concurrents devra l’emporter sur eux et donner naissance à une postérité mieux armée que la leur pour un combat qui se continue sans relâche. Dans cette postérité, ceux-là à leur tour auront plus de chance d’être élus, en qui la supériorité héréditairement transmise sera plus fortement accusée ; et ainsi, un avantage d’abord accidentel et insensible s’ajoutant à lui-même à chaque génération nouvelle, cette accumulation continue donnera enfin naissance à une race perfectionnée, plus vivace en raison même de ces perfectionnements successifs.

Supposons maintenant que les conditions d’existence viennent à changer, soit pour plusieurs espèces à la fois, soit pour une d’elles. Parmi les individus ainsi soumis à ce régime nouveau, ceux-là s’en accomoderont le mieux dont l’organisation y était pour ainsi dire adaptée d’avance par quelque trait particulier et accidentel. Par exemple, que le climat d’une contrée vienne à se refroidir, tout quadrupède qui se trouvera fortuitement avoir un poil plus fourni et plus chaud que ses congénères, devra, toutes choses égales, se défendre mieux qu’eux contre la température nouvelle. Ainsi, telle particularité individuelle de conformation n’eût été, tant que les conditions de la vie restaient les mêmes, qu’une bizarrerie inutile ou une déviation fâcheuse ; elle deviendra, si ces conditions changent, un avantage réel pour l’être qui la possède. L’élection naturelle qui fait triompher dans la concurrence vitale les êtres les mieux préparés à la soutenir, accumulera héréditairement cette modification utile, qui, d’abord accidentelle, deviendra le principe non plus d’un simple perfectionnement, mais d’une transformation de l’espèce, disons mieux de la naissance d’une espèce nouvelle. Enfin, comme le temps dont la nature dispose pour accumuler les différences est sans bornes, et ces différences elles-mêmes sans nombre, il n’y a pas non plus de limite au pouvoir et aux effets de l’élection naturelle. M. Darwin célèbre ces effets et ce pouvoir avec une sorte d’ivresse. « Puisque l’homme par ses moyens d’élection peut produire de grands résultats, que ne peut faire l’élection nouvelle ? L’homme ne peut agir que sur des caractères visibles et extérieurs ; la nature ne s’inquiète point des apparences, sauf dans les cas où elles sont de quelque utilité aux êtres vivants. Elle peut agir sur chaque organe interne, sur la moindre différence organique ou sur le mécanisme vital tout entier. L’homme ne choisit qu’en vue de son propre avantage, et la nature seulement en vue de l’être dont elle prend soin ; elle accorde un plein exercice à chaque organe nouveau ment formé ; et l’individu modifié est placé dans les conditions de vie qui lui sont le plus favorables. Les caprices de l’homme sont si changeants, sa vie est si courte ! Comment ses productions ne seraient-elles pas imparfaites en comparaison de celles que la nature peut perfectionner pendant des périodes géologiques tout entières ? On peut dire par métaphore que l’élection naturelle scrute journellement, à toute heure, et à travers le monde entier, chaque variation, même la plus imperceptible, pour rejeter ce qui est mauvais, conserver et ajouter tout ce qui est bon ; et qu’elle travaille ainsi, insensiblement et en silence, partout et toujours, dès que l’opportunité s’en présente, au perfectionnement de chaque être organisé. Nous ne voyons rien de ces lentes et progressives transformations, jusqu’à ce que la main du temps les ait marquées de son empreinte en traversant le cours des âges[12]. »

Ainsi c’est par des accumulations insensibles, inconscientes, aveugles, que la nature, ayant pour matériaux quelques types très-inférieurs, quelques organismes très-rudimentaires, peut-être moins que cela, la vésicule germinative commune à l’animal et au végétal, a produit tous ces admirables organismes devant lesquels le naturaliste s’agenouille, tous ces instruments de précision qui fonctionnent avec tant d’aisance, y compris l’œil de l’homme ou de l’aigle, tous ces instincts dont l’infaillibilité nous confond, y compris l’instinct prophétique du nécrophore et l’instinct géométrique de l’abeille.


Tel est, en résumé, cet ingénieux et fragile système, qu’il convient lout d’abord d’appeler de son vrai nom, une hypothèse.

M. Darwin, en effet, ne prouve ni par expérience, ni par raison la nécessité ou la réalité de sa thèse. Toutes ses explications, toutes ses inductions, tous ses raisonnements par analogie ne vont absolument qu’à établir sa possibilité. Je ne dis pas que M. Darwin borne là ses prétentions. Je sais bien, au contraire, qu’il se flatte d’avoir retrouvé les parchemins qui établissent la descendance commune de tous les vertébrés et la très-proche parenté de l’homme et du singe. Mais je dis qu’en lui accordant un à un tous les postulata de son livre, on lui aura en réalité accordé une seule chose, à savoir que la théorie de l’élection naturelle explique d’une manière acceptable la multiplicité et la perfection des espèces actuelles, — concession d’où il ne résulte nullement que cette explication doit être préférée à toute autre comme la meilleure, encore bien moins comme la seule bonne.

Mais cette concession même y a-t-il lieu de la faire ? La théorie de M. Darwin réunit-elle du moins les conditions d’une hypothèse acceptable ? S’accorde-t-elle avec les faits qu’elle prétend expliquer ? Les analogies sur lesquelles elle s’appuie ont-elles une valeur sérieuse ? Ne prête-t-elle aux causes qu’elle invoque qu’une action dont ces causes soient capables ? Essayons, en nous appuyant sur les témoignages les plus certains de la science, de répondre à ces questions qui sont bien des questions d’histoire naturelle, mais qui, par un certain côté, le plus grand, sont aussi des questions de méthode et de métaphysique.

Je me place tout d’abord à la racine même de la nouvelle théorie, et je remarque que l’élection artificielle n’a jamais eu le pouvoir de transformer une espèce en une autre espèce. Les variétés qu’elle obtient, quelque étendues que soient leurs limites et quelque frappantes que soient leurs différences, n’ont jamais ni entamé les caractères principaux de l’espèce, ni fait obstacle à la fécondité indéfinie des races d’une même espèce les unes avec les autres, ni produit une espèce nouvelle. Avec un père et une mère de l’espèce chien, l’industrie humaine a fait des variétés sans nombre, depuis le King-Charles lilliputien jusqu’au dogue énorme ; elle n’a jamais obtenu autre chose qu’un chien, jamais un chat, ou seulement un loup ou un chacal[13]. Bien plus, il a été impossible de jamais créer par le croisement de deux espèces voisines une espèce intermédiaire douée de la fécondité continue, qui est le caractère spécifique par excellence. Accouplés entre eux, les produits hybrides ont été le plus souvent stériles dès la première génération, et jamais ils n’ont pu dépasser la quatrième ; croisés avec une des deux espèces d’où ils provenaient, ils ont rapidement perdu les caractères qui les en distinguaient et ont fini par se confondre avec elle.

On le voit, l’exemple que M. Darwin invoque et qui sert d’introduction à sa théorie, loin de favoriser l’hypothèse de la mutabilité des espèces, atteste que leur fixité résiste du moins à tous les efforts de l’industrie humaine. C’est pourquoi notre auteur, après avoir fort exalté le pouvoir électif de l’homme, le réduit à très-peu de chose en le comparant aux effets prodigieux qu’il prête et qu’il doit prêter à l’élection naturelle. Cependant, si l’homme disposait en cette matière d’un moyen qui ne fût point à l’usage de la nature, et si ce moyen était tel que rien ne pût se faire sans lui, il faudrait bien reconnaître que l’homme, avec sa courte vie, peut plus ici que la nature avec des siècles sans nombre. Ce moyen, c’est le choix des parents. Pour faire une race douée de tel caractère voulu et déterminé, il ne suffit pas de lui donner pour père un sujet qui offre la première ébauche de ce caractère ; il faut l’unir à une mère en qui le même trait se rencontre. Autrement, l’accident qu’on voulait perpétuer s’affaiblira dès la seconde génération, et disparaîtra à la troisième où à la quatrième. C’est à ce double choix et à ces unions méthodiquement assorties, que l’industrie humaine préside, non pas une fois pour toutes et au début, mais à chaque génération nouvelle ; par là et par là seulement le trait qu’on veut donner à une race se précisant de plus en plus au lieu de s’effacer rapidement comme il arriverait si la production était livrée à elle-même. Or, dans la nature, la production est livrée à elle-même. C’est sous l’influence d’un instinct aveugle et non sous la loi d’une préférence raisonnée que se font les unions des êtres vivants, et je ne pense pas qu’aucun naturaliste prête au mâle dont la constitution offre quelque particularité avantageuse, le désir de chercher entre mille une femelle en qui le même accident se rencontre. On peut donc croire à priori que ces particularités sont destinées, dans les espèces sauvages, à rester ce qu’elles sont, des accidents individuels, et que l’élection naturelle, à qui de si hautes destinées étaient promises, sera arrêtée dès la première génération par une promiscuité qui assure le retour au type commun. En un mot qui regardera de quelles manières opposées les naissances sont préparées par l’homme et par la nature, comprendra que si l’homme travaille à la formation des races, la nature veille à la fixeté des espèces.

Et c’est aussi ce que nous fait voir l’expérience, dont le témoignage décide tout dans une question de fait. En réalité, les espèces sont fixes, soit dans le règne végétal, soit dans le règne animal. Les variations qui s’y rencontrent sont ou purement accidentelles et destinées à s’éteindre avec l’individu dans lequel on les voit apparaître, ou très-superficielles lorsqu’elles ont pour cause l’influence continue de quelque circonstance extérieure[14]. L’espèce elle-même n’a pas changé dans un seul de ses caractères, en remontant aussi haut que possible vers l’origine de la période géologique actuelle[15]. Les descriptions de Galien et d’Aristote, les représentations gravées sur les obélisques, les momies trouvées dans les hypogées de l’Égypte sont autant de témoignages attestant que depuis 2 000, 3 000 et 4 000 ans les types spécifiques d’animaux actuellement vivants se sont conservés sans la moindre altération. Dans l’hypothèse de M. Darwin au contraire, les espèces ne pouvaient pas rester immobiles. En admettant que la persistance des mêmes conditions de vie les dispensât de se transformer en espèces nouvelles, du moins devaient-elles se perfectionner sous l’influence de l’élection naturelle ; car, nous dit-on, aucune d’elles n’est si bien appropriée à ses conditions d’existence qu’elle ne puisse, par de nouveaux progrès, s’y adapter mieux encore. Les faits et la raison sont donc ici parfaitement d’accord contre la théorie de l’élection naturelle. Les faits montrent qu’elle n’amène pas les résultats qu’on lui attribue ; la raison démontre qu’elle ne peut pas les amener. L’exemple des effets de l’élection artificielle, si imprudemment allégué par M. Darwin, fournit la meilleure réfutation de son hypothèse ; il met en relief la fixité des espèces naturelles par opposition à la variabilité des races de création humaine ; et, en même temps, il fait comprendre pourquoi l’homme si faible réussit là où la nature si puissante échoue. L’homme réussit parce qu’il apporte l’intelligence, le dessein, la volonté à une œuvre qui les réclame ; la nature échoue parce qu’elle n’y apporte que des forces aveugles ; et nous revenons ainsi à cette vieille conviction du sens commun, et à cette belle maxime d’Anaxagore que la Pensée, c’est-à-dire la Providence, est la cause et la raison de toutes choses.

Je sais bien que pour les naturalistes de l’école à laquelle appartient M. Darwin, les faits de la période géologique actuelle ont une très-mince valeur. Du haut de l’éternité qu’ils attribuent à la nature, ils regardent avec dédain cette durée infiniment petite de six ou sept mille ans. Toutefois, si, pendant ce temps, l’élection naturelle n’a absolument rien fait, on ne voit pas que ce zéro d’action, même multiplié par l’infini, puisse jamais faire quelque chose. D’ailleurs, ou bien les périodes géologiques antérieures à la nôtre ne se sont succédé que par l’action lente des causes actuelles, de celles qui, aujourd’hui même, préparent insensiblement la période future, comme le veut Sir Ch. Lyell ; — ou bien, selon l’opinion de beaucoup la plus accréditée et la plus vraisemblable, chacune d’elles a été amenée brusquement par une révolution violente. Dans le premier cas, il n’y a pas lieu de croire que l’élection naturelle, parfaitement inactive depuis 6 000 ans, ait produit à ces dates reculées, les effets qu’elle ne produit plus aujourd’hui. Dans le second cas, pour résister au changement soudain de toutes leurs conditions d’existence, les êtres alors vivants auraient eu besoin de subir, dans l’ensemble de leur organisme, une transformation également soudaine. Or l’élection naturelle qui n’opére qu’à la longue ne pouvait pas produire ces adaptations improvisées ; prise de court et n’ayant point à sa disposition les siècles dont elle a besoin pour transformer les espèces en accumulant les différences, elle était impuissante à sauver ses élus. En somme, ou elle n’a rien fait, ou ce qu’elle a entrepris a été immédiatement interrompu et les espèces qu’elle commençait à produire ont péri avant d’être achevées. Enfin « si cette transformation progressive des êtres était un fait réel, si les animaux et les végétaux les plus simples avaient en se perfectionnant, donné naissance à des êtres plus complexes, la paléontologie en découvrirait des traces. En passant d’une période géologique à l’autre, on trouverait des êtres en voie de transformation, de véritables intermédiaires qui représenteraient toutes les phases de ces métamorphoses. Mais loin de là, nous observons, au contraire, en comparant les êtres organisés de deux périodes successives, une interruption brusque entre les formes animales ou végétales ; nous constatons que des Faunes et des Flores distinctes se remplacent dans la série régulière des formations, et tous ces faits viennent nous démontrer la pluralité et la succession de créations organiques spéciales aux divers âges de notre planète. L’espèce n’a donc pas plus varié pendant les temps géologiques que durant la période de l’homme ; les révolutions que notre globe a subies et dont il porte dans notre globe les stigmates indélébiles, n’ont pu altérer les types originairement créés ; les espèces ont conservé leur stabilité jusqu’à ce que des conditions nouvelles aient rendu leur existence impossible ; alors elles ont péri, mais elles ne se sont pas modifiées[16]. »

Ainsi l’hypothèse de l’élection naturelle n’a pas seulement contre elle ses impossibilités intrinsèques et les faits historiques qui la démentent ; les antiques annales de la vie sur notre globe la condamnent encore par l’autorité de leur témoignage et par celle de leur silence. Et maintenant il est inutile de nous arrêter aux détails et de chercher de nouveaux arguments dans les faits particuliers qui, de son aveu même, embarrassent le plus notre auteur. Tels sont certains, instincts remarquables des animaux, et certains organes très-parfaits entre lesquels l’œil est le plus admirable. Nous dirons cependant un mot des uns et des autres pour montrer combien est vain l’espoir de se passer de la Providence dans l’explication des choses, et jusqu’où un esprit d’ailleurs très-ingénieux et très-savant est obligé de descendre quand il veut, en dépit des faits, maintenir à tout prix un système préconçu.

1o M. Darwin insiste beaucoup sur les modifications héréditaires et progressives que des conditions nouvelles d’existence amènent dans les instincts des animaux. Je ne veux contester ni la possibilité ni la réalité de ces changements et de ces progrès. Mais quelle que soit leur limite, je n’y saurais voir l’effet exclusif d’une élection naturelle ou de quelque autre force opérant sans dessein et sans conscience. Tout au contraire cette plasticité de l’instinct, ces ressources inattendues, cette vertu de s’adapter à des conditions nouvelles et de devenir à l’heure dite ce qu’il faut qu’il soit pour le bien de l’être vivant, m’offrent au plus haut degré le caractère de l’appropriation et de la finalité ; j’y reconnais les marques d’une intelligence qui, n’étant assurément point dans l’animal, doit être quelque part hors de lui, au-dessus de lui, dans une pensée supérieure à l’aveugle nature, dans une Providence qui dirige les êtres vers un but qu’ils ignorent et qu’elle connaît pour eux. Cette providence se montre avec une parfaite évidence dans les instincts qui se perfectionnent par une sorte d’éducation naturelle. Elle se montre peut-être avec plus d’éclat encore dans ceux qui sont nécessairement parfaits dès l’origine et pour lesquels il n’y a pas de milieu entre n’être point et être pleinement développés. Car il ne faut point accorder à M. Darwin qu’il n’y en ait pas de tels, et que tous les instincts commencent par une phase d’imperfection grossière pour s’élever par un progrès insensible à l’état où nous les voyons aujourd’hui. Aucune transition de ce genre ne saurait être admise pour plusieurs d’entre eux, par exemple pour l’instinct qui nous est offert par divers insectes lorsqu’ils déposent leurs œufs. « Ces animaux ne verront jamais leur progéniture et ne peuvent avoir aucune notion acquise de ce que deviendront leurs œufs, et cependant ils ont la singulière habitude de placer à côté de chaque œuf un dépôt de matière alimentaire propre à la nourriture de la larve qui en naîtra[17], et cela alors même que le régime de celle-ci diffère totalement du leur[18], et que les aliments qu’ils déposent ainsi ne leur seraient bons à rien pour eux mêmes[19]. »

2o L’œil paraît avoir beaucoup embarrassé M. Darwin, qui reconnaît « qu’au premier abord, il semble de la dernière absurdité de supposer que cet organe si admirablement construit pour admettre plus ou moins de lumière pour ajuster le foyer des rayons visuels à différentes distances et pour en corriger l’aberration sphérique et chromatique, puisse s’être formé par élection naturelle[20]. » Cependant, il ne se décourage pas, et pourvu qu’on lui accorde qu’un nerf peut être sensible à la lumière, il croit possible d’arriver, par degrés successifs, de ce modeste point de départ à l’œil le plus parfait. Or, c’est en quoi son entreprise est visiblement chimérique. Il a beau décrire les différents systèmes d’appareils visuels qu’offrent les divers embranchements du règne animal, entre le nerf sensible à la lumière et l’œil le plus simple il y a un intervalle brusque où on ne saurait placer d’intermédiaire. Car l’œil le plus simple est déjà un très-parfait instrument d’optique, et le nerf susceptible d’être ébranlé par les ondulations lumineuses, n’a rien absolument qui offre ce caractère. M. Darwin commence par chercher dans la nature qui nous présente tous les degrés de l’organisation, quelque trace des transitions qu’elle devrait offrir entre ces deux extrêmes, si elle passait réellement de l’un à l’autre. Puis il s’aperçoit qu’il cherche en vain ; il reconnaît que les intermédiaires manquent, et finalement il comble l’intervalle à force de suppositions arbitraires qui le font entrer à pleines voiles dans la doctrine du hasard, dernier mot, en effet, de toutes les théories qui ne veulent point expliquer par l’intelligence les œuvres de l’intelligence.

Et c’est aussi ce dernier mot qui les juge. Chaque fois que l’idée du hasard a voulu se glisser ou s’introduire de vive force dans l’explication de la nature, en même temps qu’elle était repoussée instinctivement par le bon sens, elle trouvait dans la science même sur laquelle elle prétendait s’appuyer, une réfutation péremptoire. Épicure, et, avant lui, les sophistes avaient cherché dans la physique peu avancée de leur temps, des arguments pour établir que les choses s’arrangent comme elles peuvent et que les dieux ne s’occupent pas du monde ; ce fut cette physique elle-même, tout incomplète qu’elle était, qui fournit à Socrate, aux Stoïciens, à Cicéron, des armes pour chasser du domaine de la philosophie les partisans du hasard. Il en est de même aujourd’hui ; la science tout autrement éclairée de notre siècle, à mesure qu’elle pénètre plus avant dans les mystères de l’harmonie universelle, résiste avec plus d’énergie aux tentatives souvent renouvelées pour affaiblir le témoignage qu’elle rend au gouvernement divin du monde ; et chaque objection qu’on lui emprunte ajoute un argument de plus à la démonstration de la Providence.



  1. M. Janet dit là-dessus avec beaucoup de raison et d’esprit : « En quoi ces deux propositions : l’oiseau a des ailes pour voler, l’oiseau vole parce qu’il a des ailes, sont-elles contradictoires ? En supposant que l’oiseau ait des ailes pour voler, ne faut-il pas que le vol résulte de la structure de ailes ? De ce que le vol est un résultat, vous n’avez pas le droit de conclure qu’il n’est pas un but. Faudrait-il donc, pour que vous reconnaissiez un but et un choix, qu’il y eût dans la nature des effets sans cause, ou des effets disproportionnés à leurs causes ? Des causes finales ne sont pas de miracles ; pour atteindre un certain but, il faut que l’auteur des choses ait choisi des causes secondes précisément proportionnées à l’effet voulu. Par conséquent, quoi d’étonnant qu’en étudiant ces causes, vous puissiez en déduire mécaniquement les effets ? Le contraire serait impossible et absurde. Ainsi expliquez-nous tant qu’il vous plaira qu’une aile étant donnée, il faut que l’oiseau vole, cela ne prouve pas du tout qu’il n’ait pas des ailes pour voler. De bonne foi, si l’auteur de la nature a voulu que les oiseaux volassent, que pouvait-il faire de mieux que de leur donner des ailes ? (Revue des Deux Mondes, 1er Décembre 1863).
  2. Fénelon, Traité de l’existence de Dieu, 1re partie, ch. III.
  3. Lamark, Recherches sur l’organisation des corps vivants, p. 51.
  4. Cuvier, Discours sur les révolutions du globe.
  5. Lamark, Recherches sur l’organisation des corps vivants (57-88).
  6. Id., ib., p. 208.
  7. Cuvier, Anatomie comparée, p. 100.
  8. « Je pense que tout le règne animal est descendu de quatre ou cinq types primitifs tout au plus, et le règne végétal d’un nombre égal au moindre. L’analogie me conduirait même un peu plus loin, c’est-à-dire à la croyance que tous les animaux et toutes les plantes descendent d’un seul prototype ; mais l’analogie peut être un guide trompeur. » (Id. ib. p. 669.) Il faut tenir compte de cette réserve ; mais il faut remarquer aussi que tout le reste du paragraphe est consacré à faire ressortir la probabilité de cette analogie.
  9. Darwin, De l’origine des espèces, avant-propos, p. II.
  10. De l’origine des espèces, p. 58.
  11. Ib. p. 94.
  12. De l’origine des espèces, p. 119-121.
  13. « Les effets les plus marqués de l’influence de l’homme se montrent sur l’animal dont il a fait le plus complétement la conquête, sur le chien. Transportés par les hommes dans tout l’univers, soumis à toutes les causes capables d’influer sur leur développement, assortis dans leurs unions au gré de leurs maîtres, les chiens varient pour la couleur, pour l’abondance du poil qu’ils perdent même quelquefois entièrement, pour sa nature, pour la taille qui peut différer comme un à cinq dans les dimensions linéaires, pour la forme des oreilles, du nez, de la queue, pour la hauteur relative des jambes, pour le développement progressif du cerveau dans les variétés domestiques, d’où résulte la forme même de la tête, tantôt grêle, à museau effilé, à front plat, tantôt à museau court, à front bombé ; enfin, et ceci est le maximum de variation connu jusqu’à ce jour dans le règne animal, il y a des races de chiens qui ont un doigt de plus au pied de derrière avec les os du tarse correspondant, comme il y a, dans l’espèce humaine, quelques familles sexdigitaires. Mais dans toutes ces variations, les relations des os restent les mêmes, et jamais la forme des dents ne change d’une manière appréciable ; tout au plus y a-t-il quelques individus où il se développe une fausse molaire de plus, soit d’un côté, soit de l’autre. »

    Cuvier, Discours sur les révolutions du globe.
  14. « Les seules différences qu’on observe chez les animaux sauvages, se bornent à quelques légères variations dans la taille, dans l’ abondance et la longueur de la fourrure, dans la couleur des productions de nature diverse qui recouvrent la peau, tels que les poils, les plumes, les écailles, etc. » (Godron, De l’Espèce et des Races dans les êtres organisés, T. I, p. 17).
  15. Id. ib.
  16. Godron, De l’espèce et des races, T. I, p. 331 — 334.
  17. Exemple, Lé Nécrohphore.
  18. Exemple, Le Pompile.
  19. Milne Edwards, Zoologie, p. 239.
  20. Darwin, p. 271.