L’homme de la maison grise/01/04

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 19-21).


Chapitre IV

L’HOMME À LA VOIX RUDE


Avec l’aide de leur hôte, Yvon parvint à faire descendre de cheval Lionel Jacques, sans que ce dernier en souffrît trop.

Le malade fut transporté dans la maison, ou, du moins, dans une immense pièce, qui devait servir, à la fois, de cuisine et de salle à manger.

Un chien, de race collie, une belle bête, à la fourrure jaune et blanche vint gronder autour des étrangers ; mais bientôt, comprenant, sans doute, que ceux-ci n’avaient aucune intention malveillante, il se mit à frétiller de la queue, puis il présenta sa patte à Yvon.

— Arrière, Guido ! Arrière ! cria l’hôte de la Maison Grise, d’une voix rude et en menaçant le chien, du geste.

Le collie, l’oreille basse, l’air piteux, rampa jusque sous un meuble, où il se coucha en tremblant ; on devinait qu’il craignait excessivement son maître.

Yvon, voyant Lionel Jacques installé confortablement, quoique provisoirement, sur un canapé, sortit de la maison, afin de s’occuper de son cheval. La pluie tombait par torrents, et ce pauvre Presto ne devait pas aimer cela.

— Il y a une bonne écurie, de plus, une grange remplie de foin et d’avoine, avait dit leur hôte. Il n’y a que trois semaines que j’ai perdu mon cheval ; conséquemment, vous trouverez tout ce qu’il vous faut, pour soigner le vôtre.

Mais une fois dehors, notre jeune ami ne vit nulle part son cheval.

— Presto ! appela-t-il. Presto !

Un hennissement lui répondit ; ce hennissement venait de l’écurie, qu’on distinguait vaguement, au milieu de l’obscurité.

— Ce bon Presto ne voulant pas prendre un bain forcé, s’est mis à l’abri, se dit Yvon en souriant. Pas si bête… pour un cheval surtout !

Au moment où Yvon rentrait dans la maison, il entendit leur hôte qui disait à Lionel Jacques :

— Je vais vous préparer une chambre immédiatement, afin que vous puissiez vous mettre au lit le plus tôt possible, car je vois que vous souffrez réellement et beaucoup.

— Je souffre… énormément, en effet, répondit le malade.

— Rien n’est pénible comme une entorse, je crois.

— C’est… C’est intolérable ! murmura Lionel Jacques.

— Quoique je ne m’y entende pas beaucoup en médicaments, reprit l’homme de la Maison Grise, j’ai, dans mon cabinet à remèdes, un liniment puissant, qui vous soulagera presqu’immédiatement. Je vous laisse votre ami en soin, reprit-il, en se tournant du côté du jeune homme ; je ne serai pas longtemps absent.

— Je regrette de vous voir vous donner toute cette peine pour moi, Monsieur, dit Lionel Jacques.

— Ce n’est rien… Mais en attendant que votre chambre soit prête, vous feriez bien d’avaler ce verre de cognac que je vais vous verser ; cela vous fera du bien.

— Merci, Monsieur, répondit le malade ; mais je ne prends jamais de boissons fortes… Je n’en prendrais pas une goutte, pour… pour me sauver la vie, je crois !

— Ah ! fit leur hôte, avec un sourire ironique. Vous êtes donc un de ces hommes de tempérance qui…

— Oui, Monsieur, et je m’en vante !

— Hé hé hé ! rit l’homme de la Maison Grise. Vous auriez vite changé d’idée, si vous viviez seul, au milieu de la solitude, comme moi ; un verre de cognac chasse l’ennui, le spleen… cela fait oublier…

— Croyez-moi, Monsieur, fit Lionel Jacques, j’ai vu trop de vies gâchées, brisées, à cause de la boisson, pour ne pas être un tempérant moi-même.

— Et vous, jeune homme, demanda-t-il, êtes-vous aussi un… tempérant ?

— Certainement, oui ! Mes opinions, ma manière de voir, s’accordent totalement avec celles de ce monsieur, répondit notre ami, en désignant Lionel Jacques.

— Ah ! Bah !… Mais c’est comme vous voudrez ! dit leur hôte, en haussant les épaules.

Il se versa un généreux verre de cognac, qu’il but d’un trait, puis il quitta la cuisine.

Au moyen d’un passe-partout, il ouvrit une porte conduisant à un corridor étroit et obscur, puis il disparut.

La cuisine-salle à manger, nous l’avons dit déjà, était une immense pièce, sur laquelle s’ouvraient trois autres pièces, celles-ci étant au fond de la cuisine. Puis il y avait la porte conduisant au petit corridor ; on eût dit l’arrière-pont d’un bateau que cette cuisine-salle à manger de la Maison Grise.

La Maison Grise méritait bien son nom ; grise en dehors, elle était de la même nuance en dedans aussi. Les boiseries étaient peinturées de gris, ainsi que les murs, les plafonds et les planchers ; un gris foncé… déprimant, si je puis m’exprimer ainsi.

Quant à l’ameublement, il était d’une richesse… inattendue, inouïe ; un buffet couvert d’argenteries ; un cabinet contenant les plus fines porcelaines ; des fauteuils rembourrés en cuir ; une table généreusement sculptée, sur laquelle étaient éparpillés des brochures et des revues, puis il y avait le canapé large et assurément confortable sur lequel était couché Lionel Jacques.

Un feu clair brûlait dans une vaste cheminée ; de plus, sur un poêle à deux ponts, chantait une bombe ; évidemment, l’homme de la Maison Grise avait été en frais de préparer son souper, à l’arrivée des voyageurs chez lui. Évidemment aussi, si l’hermite avait dû condamner la plus grande partie de sa demeure, faute de moyens pour l’entretenir probablement, il s’arrangeait pour vivre en seigneur… dans sa cuisine-salle à manger.

La chambre qui leur était destinée ayant été préparée, nos deux amis en prirent immédiatement possession. Sur le petit corridor dont nous avons fait mention, s’ouvraient deux portes : la dernière — c’est-à-dire la plus éloignée de la cuisine — était celle de la chambre qu’ils devaient occuper.

Leur chambre n’était pas bien spacieuse ; cependant, elle contenait un ameublement complet, en plus, un large canapé, sur lequel, se dit Yvon, il dormirait comme un loir. La pièce était éclairée et aérée par trois étroites fenêtres.

— J’espère que vous serez confortablement ici, dit leur hôte, de sa voix rude.

— Merci, Monsieur, répondit Yvon. On ne saurait désirer mieux.

— Aussitôt que le souper sera prêt, je viendrai vous en avertir reprit l’homme de la Maison Grise. Vous pourrez préparer ensuite un plateau pour votre ami, ajouta-t-il, en s’adressant à Yvon et désignant Lionel Jacques.

Ce ne fut pas une petite affaire que de dévêtir le malade ; mais enfin, ce fut fait, et Yvon eut un soupir de soulagement, lorsqu’il vit Lionel Jacques couché dans son lit.

Des pas retentirent dans le petit corridor.

— Le souper est sur la table, fit la voix de leur hôte, de l’autre côté de leur porte de chambre.

— J’y vais ! répondit Yvon. Je vous apporterai votre souper, aussitôt que je le pourrai, ajouta-t-il, en s’adressant à Lionel Jacques.

— Ça ne presse nullement, mon jeune ami, dit le malade ; je n’ai pas du tout faim et…

— Un peu de nourriture légère ne saurait vous faire du mal, Monsieur ; de plus, vous ne pourriez pas entreprendre la nuit l’estomac vide. Au revoir donc ! À bientôt !

En arrivant dans la cuisine, Yvon aperçut Guido, le chien ; couché sur le seuil de la porte de l’une des pièces, au fond, il semblait garder cette porte et défendre à qui que ce fut d’y entrer sans sa permission.

En apercevant le jeune homme cependant, le collie alla au-devant de lui en gambadant.

— Guido ! fit notre ami, en flattant la bête. Beau chien ! Bon chien !

— Arrière, Guido ! Arrière ! cria rudement le maître du chien.

Maintenant, s’il y avait une chose qui déplaisait à Yvon, c’était d’entendre parler rudement à un animal. Il fronça donc les sourcils à la voix de son hôte et ne put s’empêcher de lui dire :

— Je n’ai pas peur des chiens, Monsieur, vous savez ; je les aime bien trop pour les craindre.

— Que vous les craigniez, ou que vous ne les craigniez pas, cela m’est égal, vraiment, lui fut-il répondu froidement. Mais je ne veux pas que Guido fasse ami avec des étrangers ; voilà.

— Ah ! Je comprends, fit Yvon, qui ne put s’empêcher de sourire de la… franchise de son hôte.

— Tant mieux, si vous comprenez dit l’homme ; je ne serai pas à la peine de le répéter, je l’espère.

— Tout de même, reprit notre ami, je crois que c’est mauvaise politique que de parler rudement aux bêtes, ou de les traiter brutalement. Il vaut mieux se faire aimer d’un chien… ou d’un cheval, que de s’en faire craindre ou haïr. Quant à Guido…

— Jeune-homme, interrompit l’hermite, je n’aime pas qu’on se mêle de mes affaires… et veuillez vous le tenir pour dit… puisque, probablement, vous allez séjourner quelque temps sous mon toit…

— Bien malgré moi, croyez-le ! riposta Yvon, fort mécontent. Je ne pourrais abandonner ce monsieur qui est malade, c’est entendu.

— Ainsi, ce n’est pas votre père ce monsieur qui a été assez maladroit pour se donner une entorse ?

Le rouge de la colère monta au visage d’Yvon ; vraiment, cet homme vous avait une façon de parler infiniment déplaisante… insultante même !

— Non, ce monsieur n’est pas mon père, répondit-il. C’est un étranger, que j’ai trouvé étendu sur le chemin, sans connaissance. Un pas de plus de mon cheval Presto et celui-ci l’eut piétiné.

— Et il s’est réellement donné une entorse, je sais…

— Mais… Sans doute ! Sans cela…

L’homme se mit à rire ; mais il daigna expliquer sa dernière remarque :

— Plus d’une fois, il est arrivé qu’on a simulé un accident, dans ces parages, espérant ainsi pouvoir satisfaire sa curiosité concernant la Maison Grise… et celui qui l’habite aussi…

— Vraiment ? s’écria Yvon. Ah ! Bah ! ajouta-t-il, en haussant les épaules.

L’homme fit un signe affirmatif, puis il demanda :

— Votre nom, Monsieur ?… Serait-ce indiscret de vous le demander ?

— Certes, non ! s’écria en riant le jeune homme. Mon nom, je n’ai aucune raison d’en avoir honte… Je me nomme Ducastel… Yvon Ducastel… pour vous servir.

— Et moi, mon nom de famille c’est Villemont.

— Je suis heureux de faire votre connaissance, M. Villemont, fit Yvon, qui inclina la tête en souriant.