L’homme de la maison grise/02/04

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 58-62).


Chapitre IV

AU MILIEU DE LA NUIT


Six jours s’étaient écoulés, depuis la rencontre d’Yvon Ducastel et d’Annette Villemont ; six jours, qui avaient paru bien longs au jeune homme, car il n’avait pu retourner à la ville, ni revoir, conséquemment, sa petite amie.

Souvent, les événements les plus ordinaires entravent les projets les mieux formés. Lionel Jacques pouvait maintenant marcher un peu, avec l’aide d’une canne… et du bras d’un compagnon. Yvon s’était vu obligé de rendre service à son hôte, en lui prêtant le secours de son bras.

Heureux de pouvoir se promener un peu autour de sa maison, le convalescent réclamait fort souvent l’aide de son invité. Donc, au lieu d’aller en excursion à la ville, tel qu’il l’eut désiré, notre héros s’était vu investi du rôle d’infirmier. Non qu’il lui déplut de se rendre utile à son meilleur ami — loin de là — mais sa pensée allait si souvent vers la jeune aveugle, qu’il lui tardait excessivement de la revoir.

On était au soir du sixième jour. Le curé était venu passer la veillée au Gîte-Riant. Sa visite était toujours impatiemment attendue, car il était un aimable et gai compagnon. « Un saint triste est un triste saint » a dit… je ne sais trop qui, mais un homme fort sensé assurément. L’abbé Prince n’était pas un saint triste et ses visites étaient toujours accueillies joyeusement.

Dix heures sonnaient lorsque le curé partit. Lionel Jacques et Yvon sachant bien que, pour eux, le sommeil était loin encore, continuèrent à veiller ensemble, tout en causant et lisant.

— Yvon, fit Lionel Jacques soudain, serais-tu disposé à me faire quelques commissions à la ville, demain ?

S’il y serait disposé ? Il ne demandait que cela ce pauvre Yvon !

— Avec le plus grand plaisir du monde, M. Jacques ! répondit-il.

— Tu iras en voiture, cette fois, si tu n’y as pas d’objections. Je ferai atteler mon cheval Jack à mon buggy ne voulant pas blesser les sentiments de Presto, en l’obligeant à traîner une voiture, dit Lionel Jacques en riant.

— Ça sera absolument comme vous le désirez, répondit Yvon, dont le cœur débordait de joie.

— Je sais aussi que M. Foulon, notre marchand, aimerait à te demander de lui rendre un léger service, pendant que tu seras à W…

— Alors, j’irai au magasin, prendre les ordres de M. Foulon, demain avant midi, dit le jeune homme, car je ne partirai que dans l’après-midi. (Il n’allait pas perdre la chance d’escorter Annette jusqu’au Roc du Lion Couché, croyez-le) !

— Comme tu voudras, mon garçon… Maintenant, je propose que nous allions nous coucher ; il est onze heures passé.

— C’est bien, allons !

À ce moment, la cloche de la porte d’entrée sonna, à deux reprises.

— Qui peut venir si tard ? s’écria Lionel Jacques.

— Je vais aller voir, répondit Yvon, en se dirigeant vers le corridor conduisant à la porte d’entrée.

La porte ayant été ouverte, il se trouva en face d’un homme à barbe grise.

— Pardon ! Excusez, Monsieur, de vous déranger si tard, fit le nouvel arrivé.

— Qu’y a-t-il donc, M. Cloutier ? demanda Lionel Jacques, qui reconnut la voix de son visiteur.

— C’est mon vieux père… Il se dit très mal, ce soir… II a insisté beaucoup pour que je vienne vous chercher, M. Jacques, répondit Alphonse Cloutier, en pénétrant dans la bibliothèque, suivi d’Yvon.

M. Cloutier est si mal que cela ?

— Oui… Je ne voulais pas venir vous chercher, à pareille heure surtout, sachant bien que vous êtes encore convalescent… mais mon père… il a quatre-vingts ans passés, voyez-vous, et à cet âge…

— Vous avez bien fait de venir, mon ami, répondit Lionel Jacques.

— Merci, Monsieur Jacques, merci ! Je sais que vous êtes la bonté même… sans cela, je ne me serais pas risqué de vous importuner… Mon père a certains papiers dont il désire que vous preniez connaissance… et puis, je crois qu’il aimerait à préparer son testament.

— Ah ! Je comprends !

— Le père prétend qu’il n’y a que vous qui puissiez lui donner de bons conseils, M. Jacques, reprit Alphonse Cloutier. Ça fait pitié encore, voyez-vous ! Si on ne dirait pas qu’il a une fortune à laisser, ce pauvre vieux !

— Je vais faire atteler mon cheval et je vous…

— Ma voiture est à la porte, M. Jacques, vous le pensez bien !

— Tant mieux alors !… dit Lionel Jacques. Yvon, reprit-il, tu voudras bien m’excuser, hein, si je te laisse seul ?

— Ne vous inquiétez pas de moi, je vous prie, répondit le jeune homme ; je vais me mettre au lit, tout à l’heure, et dormir comme un loir… C’est moi, plutôt, qui vais être inquiet de vous. N’allez pas prendre froid au moins, ni faire mal à votre pied, qui est loin d’être guéri.

— Ne crains rien. Au revoir, mon garçon !

— Au revoir, M. Jacques !

Yvon resta quelques instants sur la véranda, à écouter s’éloigner la voiture, dont le roulement était le seul bruit qui interrompit le grand silence des environs.

Sous la clarté de la lune, la Ville Blanche paraissait féérique, irréelle, une ville de songe, séparée du reste de l’univers par la muraille dont elle était entourée. Les sombres sapins avaient l’air d’une armée de sentinelles, gardant la ville, à droite, à gauche, en avant et en arrière de soi. C’était vraiment beau… mais cela impressionnait étrangement, et notre jeune ami comprenait, à ce moment, que l’ex-propriétaire de ce domaine eut désiré s’en défaire, à cause de son isolement ; à cause aussi de cette muraille de sapins qui bornait la vue, sur tous les points cardinaux.

Yvon essayait de se figurer comment M. Jérôme avait pu se décider de construire une maison au milieu de cette désolation, et d’y demeurer ensuite… Par l’imagination, le jeune homme voyait le Gîte-Riant, seule habitation d’alors, se dressant au milieu de marécages… Ça devait être fort déprimant, et il n’était pas étonnant que M. Jérôme se fût vite lassé de sa maison, qu’il n’y eût pas séjourné bien longtemps… trois ans, avait dit Lionel Jacques…

C’était encore trop, selon notre héros.

Un chien aboya, au loin ; sans doute à l’autre extrémité de la ville. Peut-être la voiture contenant Messieurs Jacques et Cloutier venait-elle d’arriver à destination.

Soudain, un oiseau, énorme d’envergure, vint voler tout près de la véranda ; ce fut le signal, pour Yvon, de rentrer dans la maison, car il détestait les oiseaux nocturnes, gros et petits.

Parvenu dans sa chambre à coucher, il s’approcha de l’une de ses fenêtres ouvrant du côté de la Maison Grise. Non qu’il pouvait apercevoir la résidence en question ; mais il se disait que, à moins d’un quart de mille du Gîte-Riant, demeurait la jeune aveugle qui l’intéressait tant… La pauvre, pauvre enfant !…

Yvon savait parfaitement où se trouvait la chambre à coucher d’Annette, à la Maison Grise. Sur le seuil de cette chambre, Guido veillait sans cesse : plus d’une fois, le jeune homme avait vu le chien à son poste.

Bien des choses intriguaient notre héros… Pourquoi M. Villemont obligeait-il sa petite-fille à chanter dans les rues, pour amasser quelques sous ?… Il leur avait dit, il est vrai, qu’il était pauvre, ruiné… mais cette idée qu’il avait de se servir d’Annette pour en retirer de l’argent, cela ne désignait-il pas un homme sans délicatesse, sans tact, une sorte de voyou enfin… Chose certaine, c’est que Yvon, à qui l’hermite avait tant déplu, sentait son cœur s’envahir d’un insurmontable mépris pour cet homme, qui obligeait sa petite-fille à faire un tel métier.

Et puis, la Maison Grise n’était-elle pas remplie d’objets de valeur : d’argenteries, de vaisselle, de tableaux, et de meubles, qu’un antiquaire eût payé un prix fabuleux ? Un homme de cœur eut sacrifié tout, plutôt que d’accepter de l’argent si péniblement gagné par une jeune fille frêle et délicate ?…

D’ailleurs, l’hermite paraissait ne se priver de rien, de rien absolument… Serait-ce pour satisfaire une fantaisie, un goût, un vice plutôt qu’il obligeait Annette, la pauvre aveugle, à chanter dans les rues ?… La boisson peut-être ?… Vraiment, l’idée semblait ridicule, si ridicule, qu’Yvon s’en voulut presque de l’avoir entretenue, même un instant… Pourtant…. L’homme de la Maison Grise n’avait-il pas avoué, lui-même, que la solitude lui aurait pesé, s’il n’avait la boisson pour le consoler un peu, pour lui aider à passer le temps, parfois ?… À son retour de la ville, certain soir, notre jeune ami n’avait-il pas vu M. Villemont dans un état frisant l’ivresse ?

— Je questionnerai Annette demain, se dit Yvon : j’essayerai de savoir ce qui se passe à la Maison Grise… Quand je me dis qu’elle est seule avec son grand-père, homme brutal et cruel s’il en est un au monde, dans cette demeure isolée, là-bas… Heureusement, Guido est là… et quoiqu’il craigne beaucoup son maître, il saurait bien défendre sa jeune maîtresse, si nécessité il y avait… Combien j’ai hâte d’être rendu à demain, ajouta-t-il, au moment de se mettre au lit. Qu’il me tarde de la revoir ma petite amie, et de lui donner, encore une fois, l’assurance de mon amitié et de mon entier dévouement !

À peine eut-il posé la tête sur son oreiller qu’il s’endormit.

Il rêva qu’il était au sommet du Dard de Lucifer et que, une lunette marine collée à ses yeux, il examinait les alentours… Il se trouvait en face du Sentier de Nulle Part… À sa gauche, était la Maison Grise, à sa droite, la muraille de sapins… Croyant apercevoir de la fumée, par delà la muraille, il s’approcha jusqu’à l’extrême bord du Dard de Lucifer, sans s’en apercevoir… Soudain, son pied arriva dans le vide et il sentît qu’il tombait… qu’il allait s’assommer sur les rochers, à vingt pieds plus bas…

Comme il arrive toujours en pareils cas, il s’éveilla brusquement, le front couvert de transpiration ; mais content de constater qu’il n’avait été que la victime d’un cauchemar.

Il se disposait à se rendormir, quand l’horloge du corridor, en bas, sonna deux coups,

— Deux heures… se dit-il. Je ne sais pas si M. Jacques est de retour…

La chambre de son hôte était voisine de la sienne ; mais aucun son ne lui en arrivait ; sans doute, il ne reviendrait chez lui qu’aux petites heures du matin.

À ce moment, quelque chose d’étrange, de tout à fait étrange se produisit. Yvon s’assit tout droit dans son lit, l’esprit alerte, les yeux fixés sur les coins mal éclairés de sa chambre, là où ne parvenaient pas les lueurs de sa lampe… Il attendit… se demandant si le son qui l’avait tant étonné, allait se répéter…

Oui, le même son lui parvint !… La bouche entr’ouverte, les yeux agrandis, il écoutait… il écoutait… Qu’était-ce ?… Qu’est-ce qu’il entendait, et si clairement, qu’on eut cru que cela venait de tout près… de l’une des extrémités de la chambre à coucher ?…

Bien sûr, il se trompait, car on eut dit des sanglots… Oui, des sanglots… des sanglots convulsifs, les sanglots d’une âme torturée…

Yvon l’avait dit déjà, il n’était guère superstitieux… seulement, il lui fallait bien se rendre à l’évidence ; on sanglotait quelque part dans la maison, et ces sanglots, au milieu du silence de la nuit, cela faisait dresser les cheveux sur la tête…

Pourtant, qui sanglotait ainsi ?… Il était seul, dans la maison, à part des domestiques, qui eux, couchaient sur le troisième palier… D’ailleurs, ça ne pouvait être cette bonne Catherine qui gémissait ainsi…

Le jeune homme frissonna malgré lui ; c’est que c’était lugubre ces sanglots lui parvenant de… il ne savait où…

On sanglotait de plus en plus fort… Puis, ce fut une sorte de chuchotement… ou plutôt une plainte lointaine ; une voix (une voix de femme évidemment) disait : « Ô mon Dieu ! Ô mon Dieu ! »

Encore des sanglots… Encore des chuchotements de voix qu’on eut cru surnaturelles… suivis d’un cri d’horreur, puis de la chute d’un corps… et tout rentra dans le silence…

— Ma foi ! se dit Yvon, en se levant, il n’y a rien, ici-bas, qui n’ait une explication naturelle… si on cherche bien. Les choses surnaturelles ne sont pas de ce monde… Quelqu’un vient de sangloter, dans la maison, puis de crier, puis de tomber Serait-ce M. Jacques ?… Impossible !… Cependant… peut-être M. Jacques nourrit-il quelque secrète peine… En fin de compte, je ne connais rien de son passé à M. Jacques… Lorsque je l’ai connu, il était le gérant d’une banque… Mais, d’où venait-il ?… Et qui sait s’il n’y a pas eu quelque drame dans sa vie, jadis…

À cette pensée que son ami pouvait être de retour à la maison et souffrant dans sa chambre, Yvon s’empara de sa lampe et partit en exploration.

Lionel Jacques n’était certainement pas dans la maison, car notre jeune ami explora toutes les pièces du second palier d’abord, surtout celles qui avoisinaient sa propre chambre à coucher, espérant y localiser le bruit qui l’avait tant étonné, tant intrigué tout à l’heure. Il s’arrêta même au pied de l’escalier conduisant au troisième, là où couchaient les domestiques. Aucun bruit ne lui parvint ; Jasmin, et Catherine, sa femme, devaient dormir sur leurs deux oreilles.

Il descendit au premier étage. Là non plus, il ne vit et n’entendit rien. Lionel Jacques n’était certainement pas de retour, car Yvon constata que ni son chapeau ni son pardessus n’étaient accrochés à leur crochet accoutumé.

— C’est étrange… étrange !… murmura-t-il, lorsqu’il fut de retour dans sa chambre. S’il se passe de pareilles choses au Gîte-Riant, la nuit ; si on y entend de mystérieux sanglots, des chuchotements que l’on croirait venir… d’outre-tombe, accompagnés d’horribles cris, puis de la chute d’un corps, il n’est pas surprenant que M. Jérôme ait vendu sa propriété au premier acquéreur venu, et pour un prix minime, comme me l’a annoncé M. Jacques… Mais, M. Jacques… Comment peut-il vivre dans cette maison ?… Moi, je ne suis pas un enfant, et Dieu sait que je ne suis pas superstitieux, mais cela me démantibulerait les nerfs, et vite, ces sortes de choses, je l’avoue !

Raconterait-il à son hôte son expérience de la nuit ?… Certes, celui-ci devait savoir fort bien à quoi s’en tenir : n’avait-il pas failli en parler déjà à son invité, alors que ce dernier lui demandait comment l’ex-propriétaire du Gîte-Riant avait pu se décider à se défaire de sa maison ?… M. Jacques s’était tu pourtant… sans doute, il avait espéré que le… spectre du Gîte-Riant ne donnerait pas de… démonstration pendant le séjour de son invité sous son toit. Ces sanglots étaient donc plutôt intermittents… Ce n’était pas toutes les nuits qu’ils se faisaient entendre… Tout de même comme c’était étrange, étrange !…

— Je ne sonnerai pas mot de ce dont j’ai été témoin cette nuit, résolut Yvon soudain. Si la chose se renouvelle pourtant, je proposerai à M. Jacques que nous fassions une investigation et que nous essayions de découvrir la source de ces lugubres bruits… Tout ce que je sais, dans tous les cas, c’est que je n’aimerais pas à habiter le Gîte-Riant, à l’année… Comme dirait ce bon M. Francœur, je crois vraiment que cette maison est « hantée ».

Notre jeune ami passa le reste de la nuit debout ; il n’essaya même pas de se remettre au lit, sachant bien qu’il était trop énervé pour dormir.

Vers les quatre heures du matin arriva Lionel Jacques. Yvon l’entendit parler à Alphonse Cloutier ; il l’entendit aussi se mettre au lit.

Les sanglots, les chuchotements ne se firent plus entendre ; un silence complet enveloppait le Gîte-Riant

Mais Yvon Ducastel se trouvait aux prises avec un mystère… et il eut donné beaucoup pour pouvoir en trouver la solution.