L’homme de la maison grise/03/02

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 92-94).


Chapitre II

ALBA, DITE LUELLA


En entendant la voix de celle qui vient de parler, on est porté à se demander pourquoi on l’avait prise, tout d’abord, pour une personne âgée… Dans tous les cas, il y avait certainement eu erreur de notre part, car, les mouvements légers et souples de Luella étaient ceux d’une toute jeune personne : de fait, elle n’avait que dix-sept ans.

Celle que Salomé avait appelée Luella, se nommait réellement Alba : Alba Hynes ; mais, pour des raisons que nous expliquerons plus tard, elle avait résolu de changer son nom.

Disons, pour commencer, qu’elle était l’unique enfant de Richard Hynes, ce dernier, un Allemand qui, depuis nombre d’années, s’était fait naturaliser sujet américain.

Richard Hynes n’était pas riche ; loin de là ! mais il lui arrivait de réussir dans certaines spéculations, et l’argent qu’il faisait, en ces occasions, avait servi, jusqu’à il y avait trois mois, à l’instruction et à l’éducation de sa fille. Peu d’enfant de millionnaire avait eu plus d’instructeurs qu’Alba ; Elle avait eu des maîtres de français, d’anglais, de musique, de chant, de dessin, de peinture, de danse, de bon maintien, etc., etc. ; bref, rien n’avait été épargné pour faire d’elle une demoiselle accomplie.

Alba Hynes était une véritable enfant gâtée ; choyée par son père, adorée par Salomé, qui eut donné cent fois sa vie pour sa petite maîtresse. Ses moindres désirs étaient réalisés, sur l’heure, quand la chose était possible.

Sur un point cependant, Richard Hynes avait toujours été inflexible ; il avait défendu à sa fille de s’associer à qui que ce fut, dans le voisinage, considérant, et peut-être à bon droit, que les habitants de la Route Noire n’étaient pas de leur rang, à eux. Et s’il avait préféré donner des maîtres à sa fille, plutôt que de la placer dans quelque maison d’éducation, c’était précisément pour empêcher qu’elle fît des connaissances… probablement aussi, il avait des raisons graves pour agir ainsi qu’il le faisait. Pourtant, Alba ne s’était jamais plainte de n’avoir pas de compagnes de son âge ; son père lui suffisait, sans doute… et puis, il y avait Jacobin, son ex-compagnon de jeux, qui seul, avait eu accès dans leur maison.

Jacobin, jeune homme de, vingt-trois ans aujourd’hui, avait été élevé par sa grand’mère et leur maison était voisine de celle des Hynes. Dès l’enfance, il s’était fait l’esclave volontaire de sa petite compagne. Comme ils avaient grandi ensemble, Alba, devenue jeune fille, gardait pour son ami une affection vraiment fraternelle… Quant à Jacobin… nous parlerons, plus tard, de ses sentiments à l’égard de celle qu’il nommait encore « mignonne Alba ».

Depuis trois mois, les différents maîtres d’Alba avaient été remerciés, payés et renvoyés. Richard Hynes considérant que l’instruction et l’éducation de sa fille étaient terminées. D’après lui d’ailleurs, elle en connaissait aussi long, à présent, que ceux qui lui avaient donné le bénéfice de leur savoir. Alba avait aimé l’étude passionnément ; elle s’était donc appliquée à toutes les matières qui lui avaient été enseignées. Mais, de toutes ses choses apprises, l’étude du français avait eu sa préférence ; à tel point, qu’elle avait presqu’exigé qu’on ne parlât que cette langue dans la maison. Son père, qui parlait le français parfaitement, n’avait fait aucune objection, et on eut été quelque peu étonné, sans doute, d’entendre causer ensemble le père et la fille en français, dans ce centre essentiellement anglais.

C’est qu’Alba avait son idée : le Canada avait toujours été l’objet de ses rêves ; elle s’était dit, dès l’enfance, qu’elle quitterait définitivement, un jour, la Route Noire, les États-Unis d’Amérique, pour aller demeurer au Canada, pays dont elle avait beaucoup lu et qui lui semblait être un vrai paradis terrestre.

— Aussitôt que j’aurai fait fortune, ma fille, avait promis Richard Hynes, nous irons demeurer dans ce pays qui, pour toi, a tant d’attraits.

— Oui, n’est-ce pas, père ?

— Bien sûr, puisque c’est là ton désir, ma chérie.

— Oh ! Quel bonheur ! s’était-elle écriée.

— S’il ne faut que cela pour te rendre heureuse, Alba…

— Mais, petit père, ne soufflons pas mot de ce projet, à qui que ce soit… pas même à Jacobin… surtout, pas à Jacobin.

— Compte sur moi, ma fille. Pourtant, je suis surpris que tu te défies de ce pauvre Jacobin ; pourquoi donc cela. Alba ?

— Voyez-vous, père, répondit la jeune fille en hésitant quelque peu. Jacobin s’est mis dans la tête qu’il était amoureux de moi et…

— Jacobin ? s’écria Richard Hynes, d’un ton mécontent. Il ferait mieux de ne pas faire de projets te concernant ce garçon… J’ai fait d’autres rêves pour toi…

— Je sais ! Je sais Je me propose de lui faire entendre raison aussi, à mon ex-compagnon de jeux.

— Et tu feras bien… Avec la fortune qui sera tienne un jour, si je réussis dans la grande spéculation dans laquelle je me suis lancé, avec la dot que je te donnerai, lors de ton mariage, tu pourras épouser un comte, un marquis, peut-être même un duc, si tu le désires, ma fille.

— Probablement… murmura-t-elle. En attendant, ajouta-t-elle, accoutumons-nous à parler le français, dans cette maison ; je vais faire la langue à Salomé, à ce propos.

Un mois s’était écoulé, depuis qu’Alba avait terminé ses études. Elle était heureuse, car elle trouvait toujours le moyen de s’amuser intelligemment et agréablement. Et puis, il y avait la perspective de partir un jour, bientôt peut-être, de quitter, pour toujours, la Route Noire et ses environs. Tout de même c’était une vie assez monotone et vide de distractions que celle qu’elle menait. Personne ne venait jamais la voir (excepté Jacobin) ; elle ne quittait jamais le terrain environnant leur demeure ; lorsqu’elle avait fait le tour de la forêt en miniature entourant la maison, elle devait se contenter de cet exercice en plein air. S’il lui arrivait de s’aventurer sur la Route Noire, ce n’était qu’accompagnée de son père ou de Salomé ; Richard Hynes avait été fort sévère sur ce point… chose assez étrange ; on eût dit qu’il craignait que quelqu’un adressât la parole à sa fille. Sans que celle-ci le soupçonnât donc, elle était entourée d’une surveillance attentive et continuelle qui, si elle s’en fut aperçue, l’eut rendue bien malheureuse.

Mais un après-midi du mois de juin, alors qu’elle était assise sur un banc, à lire, dans la forêt en miniature entourant la maison, elle entendit des cris, des rires et des piétinements sur la route. Curieuse, elle se leva et s’approchant de la clôture séparant leur propriété du chemin, regarda ce qui se passait ; deux hommes, tenant chacun un ours en laisse, s’avançaient sur la route. Arrivés devant le terrain des Hynes, ces hommes firent exécuter des tours à ces ours ; les faisant grimper dans les arbres, les faisant danser, etc., etc., au grand amusement de la foule qui les suivait.

Intéressée, Alba s’avança sur un petit pont reliant leur terrain au « grand chemin ». Un sourire erra sur ses lèvres, en voyant l’enthousiasme de la foule. Mettant la main dans sa poche de robe, elle y trouva des sous qu’elle remit aux propriétaires des ours ; ceux-ci saluèrent la jeune fille, puis ils continuèrent leur chemin, tout comme font les musiciens ambulants… aussitôt qu’ils ont reçu votre argent, ils passent outre et vont jouer ailleurs.

Alba se disposait à traverser le petit pont pour retourner chez elle, quand une conversation en français entre une dame et une jeune fille qui se trouvaient tout près d’elle, la cloua sur place. Ces personnes ne se gênaient guère pour parler ; dans ce milieu anglais, on ne risquait pas d’être compris, quand on parlait le français.

— Vois-tu cette jeune fille ? demanda la dame à sa compagne.

Alba comprit qu’on parlait d’elle et elle prêta l’oreille. Mal lui en prit, car les remarques qu’on fit sur son compte l’affectèrent d’une façon extraordinaire : ses yeux se remplirent d’une frayeur étonnée et ses lèvres devinrent blanches comme de la cire… Elle porta la main à son cœur et à son front, se sentant prise d’étourdissement… Allait-elle perdre connaissance, là, sur la route, sous les yeux de ces deux femmes qui venaient de parler d’elle et qui la regardaient si curieusement, ne se doutant pas, certes, qu’elles venaient de lui briser le cœur ?

D’un pas chancelant, elle se dirigea vers sa demeure… Comme à travers un voile opaque, elle aperçut Salomé, qui accourait au-devant d’elle ; évidemment, la négresse avait été très inquiète au sujet de sa jeune maîtresse et elle était venue s’assurer que celle-ci ne s’était pas éloignée de leur terrain.

— Salomé ! Salomé ! cria Alba, au moment où la servante arrivait auprès d’elle. Dis-moi… Dis-moi que ce n’est pas vrai !

Puis elle s’évanouit.