L’homme de la maison grise/03/14

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 127-129).


Chapitre XIV

QUI MANQUERA À L’APPEL ?


La houillère de W… était devenue un véritable enfer.

Des cris de désespoir, des lamentations, des presque hurlements se faisaient entendre, puis une bousculade, un sauve-qui-peut général avaient lieu. Les mineurs jettent au loin leurs pics et partent à courir, dans toutes les directions. Leurs lanternes tombent de leurs mains sur le sol, et se brisent ; heureusement, elles sont piétinées sur place et leur feu s’éteint sous les pas des hommes affolés, sans cela, une explosion eut été éminente.

Quant à nos amis, après la soudaine apparition de la Dame Noire et sa non moins soudaine disparition, eux aussi s’enfuient. Richard d’Azur portant dans ses bras sa fille évanouie. Un homme les précède en courant.

— Suivons-le ! s’écrie M. Foulon, en désignant celui qui les précède. C’est M. Ducastel ; il nous montre le chemin.

— Êtes-vous sûr que… commença Lionel Jacques.

Mais il se tait. Que cet homme soit Yvon ou un autre, il n’y a qu’à le suivre, si on ne veut pas s’égarer.

— Je doute fort que cet homme soit Yvon, cependant, se disait Lionel Jacques, tout en courant. Si je me rappelle bien, il était tout au fond du couloir et… Mais, nous verrons bien !

La houillère semblait peuplée de milliers et de milliers d’ombres, se précipitant de tous les couloirs et boyaux ; c’étaient les mineurs, pris de panique. On les distinguait à peine ; seules, leurs lanternes, ainsi que des feux follets, semblaient voltiger, dans l’espace, au ras du sol, un peu partout.

Quelle course que celle qu’on fit, ce jour-là ! une course avec la mort.

Ceux qui nous intéressent particulièrement n’oublieraient jamais leur terrible expérience… s’ils parvenaient à avoir la vie sauve, s’entend. Bousculés par ceux qui, comme eux, fuyaient, tombant, se relevant, pour tomber encore, piétinés, souvent, les vêtements en lambeaux, le visage, les bras, les jambes, déchirés, meurtris, quelques-uns saignant de quelque blessure ; d’autres, épuisés, mais courant, courant toujours, afin d’atteindre au plus tôt, le char qui les sortiraient de ce gouffre.

Enfin ! Enfin ! Voici l’un des chars ! Leur guide (celui qu’ils avaient toujours suivis envers et contre tout et tous) y parvient le premier. Mais là aussi, quelle bousculade ! On se précipite sur les marches, on s’entasse les uns sur les autres, sans égard aux cris, aux protestations, et au risque d’être jeté sur la voie ferrée, au premier mouvement du char et d’y être écrasé par le convoi suivant. Que leur importe ! Il faut sortir de cet enfer ; il le faut, à tout prix ! On veut revoir le jour, la lumière, respirer l’air et la liberté du dehors !

Car le grondement de tout à l’heure n’a pas cessé un seul instant ; il est évident qu’il ne s’agit pas seulement d’un effondrement, mais aussi d’une explosion partielle. Savait-on à quel moment les voûtes secouées de la mine s’écrouleraient, les écrasant tous sous leur poids ?

L’obscurité qui régnait, à cause de tant de lanternes qui avaient été brisées et qui n’éclairaient plus, ajoutait sa note lugubre à la tragédie. On ne pouvait ni se voir, ni se reconnaître, ni se compter. Il y eut des appels qui n’amenèrent pas de réponses ; il y eut des noms criés en sanglotant… qu’accueillait le silence… On eût voulu s’assurer qu’aucun des siens n’avait péri… À quoi bon — … Alors, les lamentations recommençaient, ainsi que les pleurs de désespoir. C’était affreux !

Nos amis n’avaient pu tous prendre place dans le premier char. Lionel Jacques savait, seulement, qu’il avait, à côté de lui, M. et Mme Foulon. Les autres…

— Ô ciel ! pensait-il. Lesquels de nous manqueront à l’appel, tout à l’heure ?… Je sais que M. et Mme Foulon sont assis sur la même marche que moi… Mais Patrice Broussailles ? M. et Mlle d’Azur ? Où sont-ils ?… Yvon… Eh ! bien, espérons que M. Foulon ne s’est pas trompé et que c’était bien lui qui nous précédait… Cependant… Il était au fond du couloir… tout au fond, lorsque nous est apparue la Dame Noire… et puis, il n’a pas répondu, lorsque je l’ai appelé, il y a quelques instants… Ah ! Que le Seigneur ait pitié de nous… et de tous ceux qui sont emprisonnés dans ce gouffre avec nous en ce moment ! Quelle catastrophe, grand Dieu !

Plus d’une fois, tandis qu’il se livrait à ces sombres réflexions, Lionel Jacques avait été interrompu par quelqu’un lui marchant sur les pieds, sur les jambes ou quelques autres tombant sur lui. D’autres fois, c’étaient des mains, invisibles dans l’obscurité, qui se cramponnaient à lui… Oui, vraiment, c’était horrible !

Soudain, un cri se fit entendre… Il y eut le bruit de verre cassé… puis l’obscurité devint totale, complète.

— Ma lanterne ! s’écria un mineur.

La seule lanterne qui les éclairait, quoique bien imparfaitement, venait de choir sur le sol et elle s’était émiettée et éteinte immédiatement ; dans la bousculade générale on n’eut pu s’attendre à autre chose.

Se fait-on une idée de ce qu’est l’obscurité… à deux mille pieds sous terre ?… Peut-on s’imaginer comme elle est complète, sans le moindre reflet subsistant ?… Cette obscurité on ne fait pas seulement que la voir, on la sent, elle pèse sur nous, elle nous enveloppe comme un suaire semble-t-il.

La destruction de la seule et dernière lanterne qu’ils eussent en leur possession produisit une véritable panique parmi les mineurs. Quels cris, cris de rage et de désespoir, retentirent ! Même, il y eut des blasphèmes, d’affreux blasphèmes, qui firent pâlir et frémir ceux qui les entendirent.

— Mes amis, dit Lionel Jacques, aussitôt qu’il put se faire entendre, gardons-nous bien de blasphémer, en ce moment surtout !… Nous sommes tous entre les mains de Dieu… Prions, plutôt, mes amis… prions ! Demandons que tous, oui, tous puissent répondre à l’appel, ce soir.

— Pourquoi le char ne monte-t-il pas, aussi ? demanda quelqu’un.

— Ont-ils envie de nous laisser mourir… et pourrir ici ? fit un autre.

— Peut-être que le mécanisme est brisé et que les chars ne fonctionnent plus ! s’écria-t-on.

À la pensée de pareille éventualité, il y eut d’autres cris, d’autres blasphèmes.

Tout à coup, les malheureux sentirent vibrer le char sous eux et immédiatement, il se mit en mouvement. Alors un autre désastre se produisit : ceux qui étaient de trop sur les marches déboulèrent et roulèrent sur la voie ferrée… On entendit leurs appels désespérés… mais le char montait, et bientôt, on ne les entendit plus.

— Les malheureux ! soupira Mme Foulon.

Le char montait vite. Cette ascension au milieu de l’horrible obscurité, c’était la chose la plus épouvantable qu’on pourrait imaginer. Les voûtes de la houillère ne sont pas toutes de la même hauteur ; il s’en manque de beaucoup ! Il y a des endroits où il faut baisser la tête, ou bien se coucher presque sur le dos, afin de ne pas être assommé. Or, figurons-nous si nous le pouvons, la situation de ces pauvres gens, à quels dangers ils étaient exposés !

— Couchez-vous tous sur le dos autant que possible ! conseilla un mineur.

— Sur le dos ? demanda Lionel Jacques.

— Oui, vite ! On ne sait à quel moment on peut être assommé.

Ce conseil fut suivi et il n’arriva rien de déplorable.

Enfin, une petite lueur apparut, au loin, très au loin ; c’était le jour, la lumière.

Encore quelques instants et le char arrivait à destination et déposait sur le sol ses passagers.

Bientôt, un autre char arriva, puis un autre, et un autre, et un autre encore ; tous étaient chargés de passagers ; ceux-ci accueillis par les citoyens de la ville, accourus à l’entrée de la mine et y attendant avec une impatience et une anxiété impossible à décrire que la houillère leur eut rendu ceux qu’ils aimaient.

Le dernier char monta… Personne, semblait-il, n’allait manquer à l’appel. Bien sûr, il y avait des blessés ; plus d’un de ceux-ci seraient infirmes pour la vie peut-être ; mais ils étaient vivants ! Même ceux qui avaient déboulé du premier char et roulé sur la voie ferrée avaient été sauvés ; c’était presque miraculeux !

— Mais… M. Ducastel ?… Qui a vu M. Ducastel ? demanda soudain Mme Francœur fort inquiéte.

Personne ne répondit.

— C’est bien vrai !… L’inspecteur… murmura-t-on.

— Il n’est donc pas remonté ? demanda quelqu’un.

— Non ! sanglota Mme Francœur.

— Yvon… balbutia Lionel Jacques.

— Ce n’était donc pas lui qui nous précédait, dans la mine ? demanda M. Foulon, qui arrivait de la Ville Blanche, où il était ailé conduire sa femme.

— Non, hélas ! Ce n’était pas lui, répondit tristement Lionel Jacques.

— Quel malheur ! fit une voix de femme.

— Un si gentil garçon, si droit, si honnête ! s’exclama une autre voix.

Mme Francœur sanglotait convulsivement ; Lionel Jacques pleurait franchement ; M. Foulon était devenu pâle comme la mort…

Alors, les hommes se découvrirent, les femmes inclinèrent la tête, et tous murmurèrent une courte prière pour le repos de l’âme d’Yvon Ducastel…

Car, il n’y avait plus à en douter ; de tous ceux qui avaient été emprisonnés dans la mine, seul, le jeune inspecteur manquait à l’appel.

Fin de la Troisième Partie