L’homme de la maison grise/04/05

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 141-144).


Chapitre V

UNE PROMESSE… AVEC RESTRICTIONS


Nous l’avons dit bien souvent déjà, Richard d’Azur adorait sa fille, son unique enfant. Jamais, quand il avait pu s’en empêcher, il ne l’avait contrariée. Un désir exprimé par Luella, c’était un ordre… que son père n’eut pas songé même à désobéir.

C’était donc pour obéir à sa fille que, le lendemain des fiançailles de celle-ci à Yvon Ducastel, dès dix heures de l’avant-midi, Richard d’Azur cheminait vers le bureau de poste, présumablement pour y poster des lettres. Ce n’était qu’un prétexte ; le but réel de sa promenade c’était de répandre immédiatement dans la ville la nouvelle des fiançailles des deux jeunes gens.

Or, à dix heures de l’avant-midi, on était toujours certain de rencontrer au bureau de poste plusieurs citoyens, parmi les plus importants de W… Richard d’Azur n’aurait qu’à annoncer la nouvelle naturellement et vite elle ferait son chemin : bien avant la fin de la journée, on saurait par toute la ville, que M. Ducastel, l’inspecteur de la houillère, allait épouser, avant un mois, Mlle d’Azur, la fille du millionnaire.

Qu’on ne suppose pas cependant qu’il fut satisfait du choix de sa fille — loin de là — Il avait fait d’autres rêves pour elle, on le sait. Mais puisque Luella était convaincue qu’elle ne saurait être heureuse que mariée à M. Ducastel, il n’y avait plus rien à dire.

C’est Yvon qui fut surpris, ce soir-là, en revenant de son bureau, d’être accosté dans la rue par des gens qu’il connaissait à peine et d’être félicité à propos de ses fiançailles à la fille du millionnaire. Il fut surpris, et aussi fort mécontent. Qui donc avait répandu la nouvelle si tôt ?

Bientôt, il sut à quoi s’en tenir ; c’était M. d’Azur qui s’était tant hâté de faire connaitre leurs affaires ; quelqu’un le lui apprit et même il ajouta :

M. d’Azur m’a annoncé que le voyage se ferait en Europe ; plusieurs mois à voyager d’une ville à l’autre… Vraiment, vous êtes chanceux, mon cher !

Yvon ne put s’empêcher de froncer les sourcils.

— Il est probable que vous ne tiendrez plus revenir à W… après un séjour aussi prolongé en Europe, M. Ducastel, lui dit un autre.

— Pourquoi pas ? Je compte bien y revenir, croyez-le, pour y passer toute ma vie et y finir mes jours ! répondit Yvon en souriant.

— Si… Si Mme Ducastel ne s’y objecte pas cependant, hein ?

Mais le jeune homme avait haussé les épaules en riant.

— Il n’y avait pas du tout de presse pour répandre cette nouvelle, se disait-il, au moment de pénétrer chez lui. Quel singulier type que M. d’Azur ! Peut-être devrais-je me considérer très flatté de son empressement, mais… Il aurait bien pu garder la chose secrète, pour quelque temps encore et nous consulter Luella et moi, avant d’en parler aux étrangers… Je me demande si ma… fiancée approuverait de ce que son père a fait ?… Ordinairement, une jeune fille aime à garder ces choses secrètes… du moins, jusqu’à ce qu’elle puisse exhiber son anneau de fiançailles… Et cela me fait penser !… Il faut que je fasse venir des catalogues de bagues, de la ville de Québec… J’écrirai ce soir.

N’allez pas croire que le visage d’Yvon Ducastel rayonnait de bonheur et d’amour, en faisant ces réflexions… Non. Il était parfaitement découragé… L’avenir l’effrayait, en quelque sorte… Ah ! Si c’eut été Annette, quelle différence cela eut fait !

Maintenant que tout W… savait à quoi s’en tenir, Yvon se dit qu’il irait à la Ville Blanche dès le lendemain après-midi (un samedi) et qu’il mettrait M. Jacques au courant. M. Jacques était son plus sincère ami et notre héros ne voulait pas que d’autres lui apprissent la nouvelle. Oui, il se rendait au Gite-Riant le lendemain !

Luella prit place à table, ce soir-là, pour le souper. Elle se déclara presque complètement rétablie et elle annonça que, à partir du lendemain midi, elle allait prendre part à la vie commune.

Yvon essaya de manifester une grande joie à l’énoncé de cette nouvelle ; mais, au fond, il se disait que cette… résurrection de sa fiancée allait le retenir captif plus qu’il le dédirait.

La veillée se passa agréablement en somme. On le sait, Luella pouvait causer intelligemment sur bien des sujets. Il fut question, entr’autres choses de la pétition d’Yvon et Richard d’Azur demanda au jeune homme de la leur lire… de la leur expliquer, en même temps, vu qu’il y aurait certains termes techniques qu’ils ne comprendraient pas. La pétition fut lue, puis discutée amicalement, après quoi Luella fit un peu de musique et Yvon un peu de chant. Leur étonnement à tous trois fut grand lorsque le cadran du salon sonna dix heures.

— Dix heures ! Déjà ! fit Yvon.

— Que la veillée a passé vite ! s’écria la jeune fille.

— Je crains fort que vous ayez veillé trop tard, Luella, et que vous vous en ressentiez demain ! dit notre ami.

— Oh ! Non ! répondit-elle en souriant et en secouant sa tête, si artistement bouclée. Mais je vais me retirer pour la nuit, ajouta-t-elle. Bonsoir père ! Bonsoir, Yvon !

— Bonsoir, Luella ! Bonne nuit ! fit Yvon, en accompagnant sa fiancée jusqu’à la porte du salon.

Elle lui tendit la main, sur laquelle il déposa un baiser… un peu froid peut-être, mais dont elle parut satisfaite.

Après le départ de la jeune fille, les deux hommes continuèrent à causer ensemble, tout en fumant. Onze heures sonnaient lorsqu’ils se disposèrent à se retirer chacun dans sa chambre.

Et au moment précis où ils montaient l’escalier, la cloche de la porte d’entrée sonna à trois reprises.

— Qu’est-ce que cela ? fit Richard d’Azur.

— Ça doit être M. Francœur, qui revient de voyage, répondit Yvon en souriant ; il était attendu ce soir, je sais.

Richard d’Azur eut un geste indifférent ; que lui importait, à lui le retour de M. Francœur ? Ah ! Qu’il était loin de se douter que le maître de la maison, arrivant de voyage ce soir-là, tenait dans ses mains le bonheur, la destinée de sa fille !

Lorsqu’Étienne Francœur se fut réconforté par un excellent et substantiel repas, il se sentit tout disposé à raconter son voyage à sa femme et à prêter l’oreille aux nouvelles locales qu’elle devait avoir à lui communiquer.

— Et tu dis, Nathaline, que M. Ducastel est tout à fait remis maintenant ?

— Certes, oui ! Huit jours après le « désastre », il était de retour à son bureau… Mlle d’Azur, elle aussi, est presque complètement remise…

Mlle d’Azur ?… Elle a donc été malade ?

— Malade ?… Je te le dis, mon homme ! Après sa terrible expérience, on ne pouvait s’attendre à autre chose.

— Sa terrible expérience, dis-tu ?… De quelle terrible expérience parles-tu, Nathaline ?

— Mais… La houillère… Le « désastre »…

— Ah ! Oui ! Tu fais allusion à l’excursion de cette demoiselle dans la mine ?

— Certainement ! Et puis…

— Selon moi, une femme ou une jeune fille n’a pas d’affaire à se risquer dans une houillère, émit Étienne Francœur.

— Pourtant, mon cher, répliqua Mme Francœur, si ce n’eut été de Mlle d’Azur, le soir du « désastre », M. Ducastel ne serait pas au nombre des vivants aujourd’hui.

— Que me chantes-tu là, ma bonne ?

— Tiens ! C’est bien vrai ! Tu ne sais pas…

— Je ne sais pas… quoi, Nathaline ? fit Étienne Francœur, légèrement impatienté.

— C’est Mlle d’Azur qui a sauvé la vie de M. l’Inspecteur ; voilà !

— Hein ? Tu dis ?…

— Cette demoiselle n’a pas fui devant le danger, comme les autres, vois-tu… Elle a préféré risquer sa vie, plutôt que d’abandonner M. Ducastel dans la houillère.

— En voilà une… une légende ! s’écria Étienne Francœur, en riant.

— Une légende ? Que signifient ces paroles ? demanda Mme Francœur.

— Elles signifient…

Mlle d’Azur a sauvé la vie de M. Ducastel, je le répète, Étienne ! s’exclama Mme Francœur, quelque peu froissée de l’attitude de son mari.

— Oui ?… Et comment s’y est-elle prise… selon elle… pour opérer ce sauvetage, hein ?

— À l’aide d’un pic, trouvé sur le sol de la houillère, elle s’est frayée un passage jusqu’à lui… Puis, avec un câble

— Trouvé, aussi, sur le sol… intervint Étienne Francœur, fort amusé.

— C’est bien cela… Avec un câble, elle est parvenue à tirer M. Ducastel de sous les décombres…

— Ha ha ha ! Ha ha ha ! rit Étienne. En voilà une bonne ! Ha ha ha !

Mme Francœur ne fut pas très étonnée de l’hilarité de son mari ; c’est que pendant qu’elle lui faisait le récit du sauvetage, elle n’avait pu s’empêcher de se dire que ça ressemblait quelque peu à un conte… pour amuser, ou endormir les enfants.

— Et vous avez cru cela, vous autres ! s’écria Étienne Francœur, toujours riant.

— Mais… Oui…

— Non ! Mais ! Nathaline ! Tu ne me feras jamais croire que tout W… s’est laissé prendre à cette histoire incroyable, tout à fait incroyable !

— Sans doute !

— Eh ! bien, écoute ! C’est la plus belle farce ! Ha ha ha !

— Seigneur ! Je voudrais bien que tu cesserais de rire ainsi, Étienne ! s’exclama Mme Francœur, impatientée à la fin.

Mlle d’Azur sauvant la vie de M. l’Inspecteur !… Tout cela, c’est des contes à dormir debout, ma bonne Nathaline… oui, à dormir debout.

— Tout le monde l’a cru…

— C’est ce qui m’étonne, répondit Étienne, sérieusement cette fois M. Ducastel doit être fort amusé de tout cela, hein ?

M. Ducastel ?… Mais ! M. Ducastel y croit fermement… Il y croit comme à l’Évangile !

— Ah ! Bah !

— Je te dis qu’il y croit, et la preuve en est que, par reconnaissance… par reconnaissance, tu m’entends, mon homme ? Il a demandé Mlle d’Azur en mariage, pas plus tard qu’hier soir…

— Et puis ?…

— Et puis, sa demande a été agréée.

— Tu m’en diras tant !… Alors, je vais le mettre au courant, M. Ducastel, de ce que je sais à propos de cette affaire, moi.

— Que sais-tu, en fin de compte, Étienne ?

— Je sais que Mlle d’Azur est sortie de la mine, en même temps que son père et les autres, le soir de « désastre ».

— Personne n’ajouterait foi à tes paroles.

— Tu crois ?… Je les ai vus, M. et Mlle d’Azur ; ils se dirigeaient vers notre maison. Moi, je m’en allais prendre le train ; ils ont passé tout près de moi, mais sans me voir.

— Impossible ! s’écria Mme Francœur. Comment auraient-ils pu passer près de toi sans te voir, je te le demande ?

— Je te dis qu’il en est ainsi ! M. d’Azur et sa fille étaient sur le chemin du Roi ; moi, j’étais sur la Route Abandonnée, là où le chemin et la route se rejoignent presque. M. d’Azur boitaitMlle d’Azur pleurait… Sa robe était en lambeaux et elle saignait abondamment d’une blessure à la tête.

— Dieu tout-puissant ! Que penser de…

— C’est un complot, tout simplement un complot… J’avertirai M. l’Inspecteur, dès demain… Non, tout de suite, dit Étienne en se levant.

— Étienne ! Étienne ! N’en fais rien, je te prie ! supplia Mme Francœur, en posant la main sur le bras de son mari pour le retenir.

— Mais… M. Ducastel…

— Oh ! Promets-moi de te taire, mon cher mari !… Mlle d’Azur, vois-tu… elle est passée au rang des héroïnes maintenant, et ce n’est pas la parole d’un pauvre journalier comme toi qui pourrait faire virer de bord l’opinion publique… Tu n’y gagnerais qu’à te faire des ennemis…

M. Ducastel me croira, lui, et c’est ce qui importe le plus, après tout, dit Étienne Francœur.

— Peut-être… Peut-être que M. l’Inspecteur te croira… murmura Mme Francœur. Cependant…

— Penses-tu que M. Ducastel l’aime cette jeune fille, Nathaline ?

— Non, je ne le pense pas…. Pourtant, promets-moi de te taire, Étienne !

— C’est bon ! Je promets de garder le silence… à moins que des circonstances ne me contraignent, un jour, à parler, répondit Étienne Francœur.

Et son épouse dut se contenter de cette promesse.