L’homme de la maison grise/04/09

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 153-156).


Chapitre IX

CAPRICE D’ENFANT GÂTÉE ( ?)


Le lendemain midi, c’est enveloppée d’un châle blanc que Luella descendit pour le dîner.

— Vous n’êtes pas malade, Luella ? demanda Yvon.

— Presque pas, répondit-elle en souriant.

— Elle a pris froid hier, en se rendant sur le terrain du cirque, fit Richard d’Azur.

— Oh ! Ça ne sera rien, dit la jeune fille en riant… Un léger rhume.

— Tu as toussé toute la nuit, Luella, lui rappela son père.

Luella rit de grand cœur.

— Savez-vous, Yvon, fit-elle, que si j’ai le malheur de tousser, même une fois, en dormant, comme ça peut arriver à tout le monde, père devient tellement inquiet qu’il m’éveille, pour me demander si c’est moi qui vient de tousser. Résultat : énervée quelque peu, je tousse ensuite pour le reste de la nuit.

Yvon sourit à cette tirade de Luella ; mais il lui dit :

— Soignez-vous bien, tout de même, Luella ! On me dit qu’il y a plusieurs cas d’influenza dans la ville.

— Ne craignez rien, Yvon. Je ne suis pas pour tomber malade à la veille de mon mariage ainsi, répondit-elle gaiement… Et ce cirque ? reprit-elle. Est-il parti ?

— Oui, il est parti, ce matin, pour Halifax, prétend-on. Léon, mon garçon de bureau vous savez, a assisté à son départ ; je lui avais donné congé pour cela.

— Et c’est certain qu’ils sont partis ?

— Mais, oui ! s’écria le jeune homme, étonné.

Luella et son père échangèrent un regard rapide et tous deux eurent un soupir de soulagement. Jacobin… Ils avaient eu tort de tant le craindre… quoique, il est vrai que le danger, pour quelques heures du moins avait été terrible. Mais déjà leurs inquiétudes s’évanouissaient.

Ce soir-là, Luella ne se mit pas à table.

— Luella ?… demanda Yvon.

— Elle prétend qu’elle n’a pas faim ; qu’elle ne pourrait pas avaler une seule bouchée, répondit Richard d’Azur qui, assurément, paraissait fort inquiet. Elle nous attend dans le salon : je lui ai dit que nous irions l’y rejoindre, tout à l’heure.

— Pauvre Luella ! s’exclama Yvon. C’est souvent à son tour d’être malade, la pauvre enfant.

— Je ne vous cacherai pas que je suis inquiet et que je me propose de faire venir le médecin, demain matin, si elle n’est pas mieux.

Luella ne veilla pas tard ; à neuf heures elle s’excusa en disant qu’elle allait se retirer pour la nuit.

— J’ai tellement mal à la tête ! ajouta-t-elle. Chaque fois que je tousse, on dirait que ma tête va éclater.

— Veux-tu, ma chérie, je vais aller chercher le médecin tout de suite ? suggéra Richard d’azur.

— Je vais aller le chercher, moi ! proposa Yvon.

— Non, je ne veux pas, père… Yvon ! Demain, si ça ne va pas mieux, nous verrons.

Lorsqu’elle eut quitté le salon, Richard d’Azur se laissa tomber sur un fauteuil en soupirant.

— Ô M. Ducastel ! s’écria-t-il. Si vous saviez ce que c’est que de n’avoir qu’une seule enfant… comme on tremble, sans cesse, de la perdre !

Au grand étonnement d’Yvon, des larmes coulèrent, pressées, sur les joues du père de Luella.

— Mon Dieu, M. d’Azur, je ne me désolerais pas ainsi, à votre place ! répondit le jeune homme, vraiment sympathique. L’automne, voyez-vous continua-t-il, c’est la saison des rhumes et de bien d’autres inconvénients.

— Espérons que je m’inquiète à tort espérons-le ! Vous serez bon, tendre et indulgent pour ma fille, n’est-ce pas, M. Ducastel ?

— En pouvez-vous douter même un instant, M. d’Azur ?

— Non, je n’en doute pas.

Le lendemain midi, Yvon, en se rendant à son ouvrage, croisa le Docteur Rupert, qui l’arrêta pour lui dire :

— J’arrive de chez M. Francœur, M. Ducastel.

— Vraiment ? s’écria le jeune homme. Qui donc est malade là ?… Ah !… Mlle d’Azur ?

— Oui, Mlle d’Azur… Je crains pour elle une assez forte attaque de l’influenza.

Richard d’Azur fut invisible, ce midi-là ; il était auprès de sa fille.

À cinq heures, ce même jour, Yvon allait quitter son bureau, lorsqu’arriva le médecin. Il avait l’air tout chose.

— Pardon, M. Ducastel, fit-il ; mais j’aurais à vous entretenir quelques instants.

— Certainement. Docteur, répondit notre ami. Entrez et prenez un siège.

— Je suis pressé, dit le médecin. Mais voici : j’arrive de chez M. Francœur.

— Mon Dieu ! Mlle d’Azur serait-elle rempirée ?

— Je ne sais pas…

— Vous… quoi ?… Vous ne savez pas ?

Mlle d’Azur n’est ni mieux ni pire, parait-il.

— « Parait-il », dites-vous ?… Est-ce que vous ne l’avez pas vue ?

— Non, je ne l’ai pas vue… La négresse n’a jamais voulu me laisser entrer ; debout sur le seuil de la porte de chambre de Mlle d’Azur, elle semble avoir été placée là pour empêcher qui que ce soit de passer.

— C’est… C’est étrange… murmura Yvon.

— J’ai vu M. d’Azur, en sortant et je ne lui ai pas ménagé ma façon de penser je vous en passe mon billet !

— Et qu’a-t-il dit ?

— Dit ?… Des insanités ; voilà ! Sa fille est une enfant gâtée qui ne doit pas être contrariée, et du moment que les visites du médecin ne lui plaisent pas, il est inutile d’insister, et patati et patata.

— Qui a déjà entendu parler de pareilles choses ! s’écria Yvon.

— Et comment veut-on que je soigne Mlle d’Azur, si je ne peux pas la voir, prendre sa température et suivre les progrès de la maladie, je vous le demande ? J’ai conseillé à M. d’Azur de faire venir un autre médecin pour sa fille, vu que je refusais de prescrire pour elle, ne voulant pas prendre la responsabilité d’une telle malade.

— Je le crois bien !

— Ne pourriez-vous pas lui faire entendre raison à M. d’Azur, M. Ducastel ?

— Je peux toujours essayer, Docteur, répondit Yvon. Cependant, je vous en avertis d’avance, M. d’Azur n’est pas facile à convaincre… Salomé, la négresse, encore moins. Quant à Mlle d’Azur, ne pouvant ni la voir ni lui parler, je ne puis rien de ce côté.

— Mais pourquoi ce… ce mystère, cette sottise, je devrais dire plutôt ?

— Il ne doit pas y avoir grand mystère… seulement le caprice d’une enfant gâtée, fit Yvon en souriant. Mais je m’en occuperai, je vous le promets et j’arrêterai à votre bureau, demain matin, vous rendre compte de ma mission.

— Au revoir alors, M. Ducastel ! dit le Docteur Rupert, en se levant pour partir. Je suis pressé, car je me rends, de ce pas, chez Ludger Poitras, dont la petite Anita décline de jour en jour.

— Oui, je sais ; on me l’a dit. Pauvre petite ! dit le jeune homme.

— À demain donc !

— À demain !

Yvon soupa seul avec les époux Francœur. Ils parlèrent de Luella, tous trois. Selon Mme Francœur, la jeune fille souffrait atrocement, de la tête surtout. Salomé ne fournissait pas à emplir des sacs de glace pour appliquer sur la tête de Mlle d’Azur.

— Je crois qu’elle fait de la température et beaucoup, ajouta Mme Francœur.

— J’ai vu le Docteur Rupert, tout à l’heure…

— Oui ?… Il n’a pas été admis auprès de sa malade et il était fort mécontent de cela.

— Je sais ; il me l’a dit.

— Je n’ai pas été surprise en apprenant qu’il n’avait pas été reçu, vous savez, M. l’Inspecteur.

— Comment cela, Mme Francœur ?

— J’ai voulu entrer voir Mlle d’Azur cet après-midi, pensant que peut-être je pourrais lui rendre quelque service ; mais Salomé a étendu ses deux bras au-devant de la porte de chambre de sa jeune maitresse, en marmottant quelque chose en anglais, que je n’ai pas compris.

— Comme le dit le Docteur Rupert, c’est… mystérieux, fit Yvon en souriant.

— Mystérieux, en effet… murmura Mme Francœur. Personne n’est admis dans la chambre de la malade… pas même le médecin.

— C’est ridicule, à la fin ! s’écria le jeune homme.

— Ça l’est, pour le sûr que ça l’est ! M. d’Azur, ou la négresse, montent continuellement la garde devant la porte de chambre… Qu’est-ce que ça peut bien signifier ?

— Oh ! Rien de bien étrange, je crois, Mme Francœur ; seulement, Luella est une enfant gâtée, dont les caprices sont… innombrables… et inexplicables ; voilà !

Mais, au fond, Yvon était impatienté et il blâmait les d’Azur, père et fille, de faire du mystère à propos de rien ainsi.

Puis, le lendemain, Mme Francœur lui annonça qu’elle avait cédé sa chambre à coucher à la malade sur la demande que lui en avait faite M. d’Azur.

— Voyez-vous, M. Ducastel, je n’ai pu refuser, ajouta-t-elle. La journée entière, le soleil pénètre dans ma chambre, et la chaleur du soleil est précisément ce qu’il faut à Mlle d’Azur ; nous avons donc tout simplement changé de chambre, elle et moi.

— Et durant le déménagement, de sa chambre à la vôtre, d’un côté du corridor à l’autre, êtes-vous parvenue à voir Mlle d’Azur, à lui parler, au moins ? demanda Yvon en souriant.

— Ne craignez donc pas ! Cette bonne Salomé soutenait sa jeune maitresse par la taille et Mlle d’Azur avait la tête et les épaules enveloppée d’un châle blanc très épais.

— Ça se complique ! fit notre ami en riant. Dans tous les cas, Mme Francœur reprit-il, c’est bien gentil de votre part d’avoir accédé au désir de M. d’Azur, et en ma qualité de fiancé de Mlle d’Azur, je vous remercie de votre bonté.

— Je n’ai pas songé à refuser, pas même un instant, M. Ducastel ! répondit Mme Francœur. J’espère que la malade se trouvera bien de ce changement.

— Je l’espère, moi aussi ! répliqua le jeune homme, sur un ton presqu’indifférent et non sans hausser légèrement les épaules devant ce nouveau caprice de Luella.

On ne connait pas l’avenir… Qu’Yvon était loin de se douter du résultat qu’allait avoir, pour celle qu’il aimait en secret, ce changement de chambre de Luella d’Azur !