L’homme de la maison grise/04/15

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L’imprimerie du Saint-Laurent (p. 169-172).


Chapitre XV

LES HORREURS DE L’OBSCURITÉ


Qui n’a jamais exploré le centre de la terre ; qui ne s’est jamais aventuré à des centaines de pieds sous la croûte terrestre, ne peut se figurer toute l’horreur de la véritable obscurité. Quand on serait dans une pièce bien close, dont les fenêtres auraient été recouvertes d’épais matelas pour exclure toute lumière, cela n’en donnerait pas encore une idée exacte. Dans cette chambre close, dont on a exclu la lumière avec soin, a déjà pénétré le soleil, et toujours il subsiste un semblant de lueur, qui permet à l’œil, une fois accoutumé, de distinguer un peu quelque chose.

Mais dans une houillère ! À des centaines de pieds sous terre ! En ce lieu si lugubre où jamais le soleil n’a pénétré, c’est toute autre chose. Horrible… C’est là le vrai mot… oui, c’est horrible !

L’auteur de ce récit a exploré déjà une mine de charbon de la Nouvelle-Écosse. Rendus à 2,000 pieds sous terre, et alors que l’inspecteur de la mine, qui l’accompagnait, inspectait certains travaux de charpenterie, elle voulut acquérir une petite expérience personnelle. Tournant donc le dos à ses compagnons et déposant par terre, derrière un mur, sa lanterne, elle s’avança de quelques pas dans un des couloirs de la houillère… Mal lui en prit… et aujourd’hui encore, elle ne peut se rappeler cette aventure sans frémir. L’obscurité affreuse dont elle fut enveloppée la fit crier d’horreur… On vint vite à son secours, la croyant dans quelque danger.

Yvon Ducastel venait de traverser mille dangers, on le sait, cheminant, ainsi qu’il l’avait fait, soit assis, soit à genou et à reculons, longeant des précipices, embarrassé de sa lanterne, qu’il était obligé de tenir d’une main tandis que, de l’autre, il se cramponnait soit aux rails de la voie ferrée, soit à quelque fragment de charbon… Mais ces dangers lui paraissaient n’être rien, rien, lorsqu’il les comparait à ceux du moment.

Il était là, debout sur une étroite et courte corniche… Derrière lui était un gouffre auquel il ne pouvait songer sans être pris de vertige… N’osant changer de position, même un instant ; n’osant ni avancer, ni reculer… L’obscurité dans toute son horreur, l’enveloppait comme un suaire… Il frissonnait de la tête aux pieds et une sueur froide, glacée, lui inondait le visage et les mains…

— Rien ne saurait être pire que la position où je me trouve ! se disait-il. Ô ciel ! Que va-t-il advenir de moi !

Au milieu de ses angoisses, il se rappela soudain ce que Lionel Jacques lui avait dit, un jour :

— Tu sais, mon garçon, lui avait-il dit, en ce monde, il y a toujours moyen de se consoler en se disant : « Ça pourrait être pire encore » !

En ce moment pourtant, qu’imaginer de pire que la situation de notre jeune ami ?… Mais… oui… Yvon se dit tout à coup, que ça aurait pu être infiniment pire… Si sa lanterne s’était éteinte alors qu’il avait en charge d’Annette, qu’aurait-il fait ?… Dans l’affreuse obscurité, il n’aurait pas vu la corniche, et tous deux auraient été écrasés sous le premier char qui serait passé, ou bien, ils auraient roulé dans le gouffre.

Tout de même, c’était bien terrible pour lui de ne pouvoir bouger, sans risquer d’être précipité dans quelqu’abîme. Il était condamné à une complète immobilité… et même, lorsqu’il sentit quelque chose passer sur ses pieds, puis se griffer à ses pantalons ; quelque chose qu’il savait être un, ou plusieurs rats, il n’osa broncher.

Les houillères sont infestées de rats ; c’est reconnu. Notre héros, comme tant d’autres, avait en horreur ces sales bêtes. Bientôt, il le pressentait, ils arriveraient par bandes… comment s’en défendrait-il ?

Heureusement, il tenait encore à la main sa lanterne éteinte ; cette lanterne était son arme défensive, et lorsque l’un de ces rongeurs, trop hardi, osa grimper jusqu’à sa taille, il l’assomma net, d’un coup de lanterne.

Et tout le temps, derrière lui, Yvon entendait de sinistres bruissements ; le gouffre était peuplé d’oiseaux de nuit. Plus d’une chauve-souris vint se poser sur la tête du malheureux. Heureusement, il avait gardé sa casquette, ce qui le protégea du hideux contact de ces dégoûtantes bêtes. D’autres vinrent se poser sur ses épaules, lui frôlant le visage de leurs hideuses ailes ; l’une d’elles se faufila entre les doigts du jeune homme et celui-ci crut vraiment qu’il allait se rejeter en arrière (c’est-à-dire dans le gouffre) pour s’en débarrasser.

Ensuite, ce furent des battements d’ailes, lourds, pesants ; des hiboux prenaient leurs ébats. Si l’un d’eux s’acharnait à lui, Yvon savait bien qu’il ne pourrait pas s’en défendre. Le « hou… hou… » de ces oiseaux interrompait parfois le silence lugubre de la mine… Et quand l’un de ces hiboux se mit à voltiger au-dessus de sa tête, et toujours de plus en plus près, notre ami eut peur… oui, peur… C’est qu’il était rendu à bout de son endurance.

Le malencontreux hibou, changeant de tactique, s’installa sur l’épaule gauche d’Yvon et lança son lamentable cri. Le jeune homme saisit sa lanterne de sa main droite et en appliqua au hibou un tel coup que l’oiseau disparut aussitôt, en redoublant ses cris.

Mais toujours, les rats l’importunaient ; ils cherchaient à grimper jusqu’à son visage maintenant. Cela devint à un tel point intolérable, à la fin, que le pauvre garçon contempla, pour un moment, l’idée d’aller rejoindre le hibou de tout à l’heure, dans le gouffre.

L’œil de Dieu pénètre partout… même dans les houillères…

Dieu prit pitié d’Yvon… Au moment où celui-ci sentait qu’il allait peut-être perdre la raison et se livrer à quelqu’acte de désespoir, il perçut un bruit, encore lointain ; celui d’un char, remontant à la surface du sol.

Bientôt, la lueur tremblotante, mais consolante et rassurante des lanternes apparut aux yeux d’Yvon ; le char venait vite ; il lui faudrait en profiter !

Ah ! S’il avait pu faire des signaux !… Ces mineurs allaient être si surpris et effrayés, lorsqu’il sauterait dans le char !… S’il pouvait allumer une allumette, pour leur faire comprendre qu’il était là, attendant, et qu’il allait arriver quelque chose d’extraordinaire ! Mais c’était impossible… Une allumette allumée pourrait produire une explosion.

Et maintenant que le char approchait. Yvon se demandait s’il aurait la force de sauter dessus, lorsqu’il passerait près de lui. Ses jambes se dérobaient sous lui : il se sentait faible comme un enfant… à moins qu’il ne parvînt à réagir un peu, il était perdu !

Voici le char ! Le bruit qu’il fait arrache un cri à notre jeune ami ; jamais il n’aura la force et le courage de se sauver, jamais !

Mais il avait assez souffert… Presque miraculeusement, les forces lui revinrent… à temps… juste à temps, pour sauter dans le char, au moment où il passait près de lui, avec son vacarme assourdissant.

Juste à temps, nous l’avons dit, car le pauvre garçon s’évanouit en arrivent sur le char… et ne reprit connaissance que lorsqu’il fut rendu à la surface du sol.

 

Quand il revint à la connaissance de ce qui l’entourait, Yvon vit Étienne Francœur penché sur lui.

On lui aida à se rendre à son bureau, où Annette, étendue sur un canapé, recevait les soins dévoués de Mme Francœur ; la jeune fille était encore évanouie.

Yvon était plus pâle que la mort. Étienne Francœur ayant trouvé une bouteille de cognac dans une armoire du bureau, en versa un verre qu’il présenta au jeune homme ; celui-ci le but d’un trait et cela lui fit du bien.

Certainement qu’il se ressentirait longtemps de son extraordinaire aventure : bien sûr qu’il n’oublierait pas de sitôt toutes les horreurs qu’il venait de subir… Il s’éveillerait souvent la nuit, en proie à quelqu’affreux cauchemar, le visage inondé d’une transpiration glacée… Les rats… les chauve-souris… les hiboux… le gouffre…

Pour le moment cependant, il voulut s’occuper exclusivement d’Annette.

— Où la transporterons-nous la pauvre chère petite, M. Ducastel ? demanda Mme Francœur.

— Mais… Chez-nous ! répondit, son mari.

— Je ne demande pas mieux, Dieu le sait ! fit Mme Francœur.

— Non ! Non ! Pas chez-nous, dit Yvon. Vous avez trop d’occupations déjà… Les soins que requiert une malade… Vraiment, vraiment, ce serait trop !… Transportons Annette chez M. Jacques !

— Fort bien, M. l’Inspecteur ! dit Étienne Francœur. Ma voiture est à la porte. Allons !

Lionel Jacques, occupé à lire, dans son étude, fut très surpris d’entendre sonner à sa porte, à dix heures et demie, ce soir-là. Mais sa surprise devint douloureuse en apercevant Yvon, le visage et les mains noirs de charbon, portant dans ses bras Annette évanouie… Annette, blanche comme de la cire, dont la longue chevelure blonde balayait presque le plancher.

Et quand, plus tard, Yvon put tout raconter à son ami, celui-ci s’écria :

— Ciel ! Ciel !… Qui donc a pu attenter à la vie de cette enfant ?

— Nous ne le saurons que lorsqu’elle pourra parler, M. Jacques, répondit tristement Yvon.

— Ah ! Quand le pourra-t-elle ?… s’exclama Lionel Jacques. La pauvre, pauvre petite !

Annette semblait dans une espèce de coma, dont rien ne pouvait la tirer. Le docteur Rupert, appelé en toute hâte, avait hoché significativement la tête.

— Est-elle en danger, Docteur ? avait demandé Lionel Jacques.

— Je ne le crois pas réellement… répondit le médecin. Mais ce coma peut durer plusieurs jours, je crois.

— Ô mon Dieu ! fit Yvon.

— Je reviendrai demain… D’ici là, si vous avez besoin de moi, vous n’avez qu’à m’envoyer chercher.

— Et… à propos de ce que nous vous avons demandé, tout à l’heure… fit Yvon.

— C’est promis répondit le médecin en souriant. Je ne desserrerai pas les dents sur ce que vous m’avez raconté.

— Merci, Docteur, merci ! dit Lionel Jacques. Pour le moment, nous préférons garder le silence.

— C’est entendu ! À demain !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Une fois seulement. Annette avait ouvert les yeux, après le départ du médecin, et quelques paroles, presqu’inintelligibles avaient passé ses lèvres.

M. Yvon… avait-elle murmuré. Mlle d’Azur… Il ne faut pas…

Mais Yvon Ducastel, le fiancé de Luella d’Azur, ne pouvait pas passer toute la nuit au Gite Riant. Il allait se marier dans huit jours avec la fille du millionnaire. Il retourna donc à W…, bien malgré son désir, avec Étienne Francœur, vers une heure du matin.

Mme Francœur avait résolu de passer la nuit auprès d’Annette, Le lendemain, Madeleine Blanchet, aidée de Catherine, prendrait soin de la malade.

Deux jours plus tard, Yvon rencontra le Docteur Rupert ; il lui demanda des nouvelles d’Annette.

— Elle est toujours dans le coma, M. Ducastel, lui fut-il répondu.

— Ô ciel ! s’exclama le jeune homme.

— Pourtant, j’affirme qu’elle n’est pas en danger, reprit le médecin. D’un moment à l’autre, elle peut reprendre connaissance.

Et de ces peu rassurantes nouvelles, Yvon Ducastel, le futur époux de Luella d’Azur, dut se contenter.

Fin de la Quatrième Partie