L’instruction primaire dans l’Université de Napoléon

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L’instruction primaire dans l’Université de Napoléon
Revue pédagogique, second semestre 189221 (p. 179-181).

L’Instruction primaire dans l’Université de Napoléon[1].

Ceci est l’instruction secondaire, son œuvre la plus personnelle[2], la plus achevée, la plus complète ; au-dessous et au-dessus, les deux autres étages de l’éducation, construits d’une façon plus sommaire, s’ajustent à l’étage moyen, et les trois ensemble font un monument régulier, dont l’architecte a savamment équilibré les proportions, combiné l’aménagement, calculé le service, dessiné la façade et le décor.

« Napoléon, dit un adversaire contemporain[3], ne connaissant le pouvoir que sous la forme du pouvoir le plus absolu, le despotisme militaire, essaya de partager la France en deux catégories, l’une composée de la masse du peuple, destinée à remplir les vastes cadres de son armée et disposée, par l’abrutissement où il voulait la main tenir, à une obéissance passive, à un fanatique dévouement ; l’autre, plus élevée en raison de sa richesse, devant conduire la première selon les vues du chef qui les dominait également, et, pour cela, être formée elle-même dans des écoles où, en même temps qu’on la dressait à une soumission servile et, pour ainsi dire, mécanique, elle acquérait les connaissances relatives à l’art de la guerre et à une administration toute matérielle ; les liens de la vanité et de l’intérêt devaient ensuite l’attacher à sa personne et l’identifier, en quelque sorte, à son système de gouvernement. » — Atténuez d’un degré cette peinture trop sombre, et elle est vraie. Pour l’instruction primaire, aucune subvention de l’État, nul crédit inscrit au budget, aucune aide en argent, sauf 25,000 francs alloués en 1812 aux novices des Frères Ignorantins, et dont ils ne touchent que 4,500 ; la seule marque de faveur accordée aux petites écoles est l’exemption de la redevance universitaire. Avec leurs habitudes de logique fiscale, ses conseillers proposaient de l’exiger ici comme partout ailleurs ; en politique avisé, il juge que la perception en serait odieuse, il tient à ne rien perdre de sa popularité parmi les villageois et les petites gens ; c’est 200,000 francs par an qu’il s’abstient de leur prendre ; mais, à l’endroit de l’instruction primaire, ses libéralités s’arrêtent là. Que les parents et les communes s’en chargent, en fassent les frais, cherchent et engagent l’instituteur, pourvoient eux-mêmes à un besoin qui est local, presque domestique ; le gouvernement, qui les convie à cette œuvre, ne leur en fournit que le cadre, c’est-à-dire un règlement, des prescriptions et des restrictions.

D’abord, autorisation du préfet, tuteur de la commune, qui, ayant invité la commune à fonder une école, lui a, par une circulaire, expédié toutes les instructions à cet effet, et qui maintenant intervient dans le contrat passé entre le conseil municipal et l’instituteur, pour en approuver ou en rectifier les clauses, nom du titulaire, durée de son engagement, heures et saisons de ses classes, matières de son enseignement, total et articles de son salaire en argent ou en nature, subvention scolaire payée par la commune, rétribution scolaire payée par les élèves, petits suppléments qui aident l’instituteur à vivre et qu’il louche pour remplir des offices accessoires, en qualité de greffier de la mairie, de préposé à l’horloge, de sacristain, sonneur de cloches, et chantre à l’église. — En même temps et par surcroît, autorisation du recteur : car la petite école, aussi bien que les moyennes ou les grandes, est incluse dans l’Université ; le nouveau maître devient membre du corps enseignant, il s’y lie et attache par serment, il en contracte les obligations et sujétions, il tombe sous la juridiction spéciale des autorités universitaires, il est inspecté, dirigé et régenté par elles, dans sa classe et hors de sa classe. Dernière surveillance, encore plus pénétrante et plus active, qui, de près, incessamment et sur place, plane, par ordre et spontanément, sur toutes les petites écoles, je veux dire la surveillance ecclésiastique. Une circulaire du grand-maître, M. de Fontanes, prie les évêques de se faire envoyer « par MM. les curés de leur diocèse des notes détaillées sur les maîtres d’école de leurs paroisses » ; « lorsque ces notes seront réunies, dit-il, vous voudrez bien me les faire adresser avec vos propres observations ; d’après ces indications, je confirmerai l’instituteur qui aura mérité votre suffrage, et il recevra le diplôme qui doit l’autoriser à continuer ses fonctions ; celui qui ne m’offrira pas les mêmes sûretés ne recevra point de diplôme, et j’aurai soin de le remplacer aussitôt par l’homme que vous aurez jugé le plus capable ».

Si Napoléon soumet ainsi ses petites écoles à la surveillance ecclésiastique, ce n’est pas seulement pour se concilier le clergé en lui donnant à conduire la majorité des âmes, toutes les âmes incultes, c’est aussi parce que, dans son propre intérêt, il ne veut pas que le peuple en masse pense par lui-même et raisonne trop. « Les inspecteurs d’académie, dit le décret de 1811, veilleront à ce que les maîtres des écoles primaires ne portent point leur enseignement au delà de la lecture, l’écriture et l’arithmétique. » Au delà de cette limite, si l’instituteur enseigne à quelques enfants les premiers éléments du latin ou de la géométrie, de la géographie ou de l’histoire, son école devient secondaire, elle est qualifiée de pension, ses élèves sont soumis à la rétribution universitaire, à la discipline militaire, à l’uniforme, à toutes les exigences que l’on a décrites : bien mieux, elle ne peut subsister, elle est fermée d’office. Lire, écrire et faire les quatre règles, un paysan qui doit rester paysan n’a pas besoin d’en savoir davantage, et il n’a pas besoin d’en savoir tant pour être un bon soldat ; d’ailleurs, cela lui suffit et au delà pour devenir sous-officier et même officier : témoin ce capitaine Coignet dont nous avons les mémoires, qui, afin d’être nommé sous-lieutenant, dut apprendre à écrire, et ne put jamais écrire qu’en grosses lettres à la manière des commençants.

Pour un enseignement si réduit, les meilleurs maîtres seraient les Frères des écoles chrétiennes, et, contre l’avis de ses conseillers, Napoléon les soutient : « Si on les oblige, dit-il, à s’interdire par leur vœu toute autre connaissance que la lecture, l’écriture et les éléments du calcul, c’est pour les rendre plus propres à leur destination ». « En les comprenant dans l’Université, on les rattachera à l’ordre civil et l’on préviendra le danger de leur indépendance. » Désormais « ils n’ont plus pour chef un étranger ou un inconnu ». Le supérieur général de Rome a renoncé à toute inspection sur eux ; « il est convenu qu’ils auront en France un supérieur général qui résidera à Lyon ». Celui-ci, avec tous ses religieux, tombe sous la main du gouvernement et l’autorité du grand-maître. Une telle corporation, quand on en tient la tête, est un instrument, le plus sûr, le plus exact, sur lequel on peut toujours compter, et qui jamais n’opère à côté ou au delà de sa limite tracée. Rien de plus commode pour Napoléon, qui, dans l’ordre civil, veut être un pape, qui fonde son État, comme le pape son Église, sur la vieille tradition romaine, qui, pour gouverner d’en haut, s’allie à l’autorité ecclésiastique, qui, comme l’autorité catholique, a besoin d’exécutants disciplinés, de manœuvres enrégimentés, et ne peut les trouver que dans des corps organisés et spéciaux. A chaque recteur d’académie, les inspecteurs généraux de l’Université donnent pour consigne les instructions suivantes : « Partout où il se trouve des Frères des écoles chrétiennes ils seront », pour l’enseigne ment primaire, « préférés à d’autres ».

Aussi bien, aux trois matières enseignées, il faut en joindre une quatrième, que le législateur ne mentionne pas dans sa loi, mais que Napoléon admet, que les recteurs et préfets recommandent ou autorisent, et qui presque toujours est inscrite dans le traité conclu entre la commune et l’instituteur. Celui-ci, laïque ou frère ignorantin, promet d’enseigner, outre « la lecture, l’écriture et le calcul décimal », « le catéchisme adopté pour l’Empire ». En conséquence, approches de la première communion et pendant deux ans au moins, il veille à ce que ses élèves apprennent par cœur le texte consacré, et en classe ils lui répètent ce texte tout haut, article par article ; de cette façon, son école devient une succursale de l’Église, et, par suite, comme l’Église, un instrument de règne. Car, dans le catéchisme adopté pour l’Empire, il est une phrase méditée, riche de sens et précise, où Napoléon a concentré la quintessence de sa doctrine politique et sociale, et formulé la croyance impérative qu’il assigne pour but à l’éducation. Cette phrase, les sept ou huit cent mille enfants des petites écoles la récitent à l’instituteur, avant de la réciter au curé : « Nous devons en particulier à Napoléon Ier, notre empereur, l’amour, le respect, l’obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la conservation et la défense de l’Empire et de son trône… Car il est celui que Dieu a suscité, dans des circonstances difficiles, pour rétablir le culte public et la religion sainte de nos pères, et pour en être le protecteur. »


  1. Extrait, avec l’autorisation de l’auteur et de l’éditeur, d’un article de M. H. Taine dans la Revue des Deux Mondes du 1er juin 1892 (La reconstruction de la France en 1800 : l’École).
  2. L’auteur vient d’achever tableau de l’organisation des lycées et collèges sous Napoléon.
  3. Lamennais, Du progrès de la Révolution, p. 163.