L’intendant Bigot/06

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George E. Desbarats, éditeur (p. 31-35).

CHAPITRE VI.

HEUR ET MALHEUR.


On concevra facilement quelles furent la surprise et la confusion de Raoul, lorsqu’il aperçut à l’intérieur du carrosse Mme Péan à la place de son ennemi Bigot, qu’il s’attendait d’y trouver.

— Ô madame ! dit-il en se découvrant avec un respect que les circonstances rendaient passablement gauche, je vous demande mille pardons !

La jeune femme, d’abord à moitié pâmée, s’était un peu remise en reconnaissant, grâce au clair de lune, qu’au lieu d’avoir affaire à des bandits ou aux Anglais, comme elle l’avait craint, elle n’avait plus en sa présence qu’un officier de bonne famille qu’elle avait quelquefois rencontré dans le monde.

On se souvient que Raoul, qui croyait s’adresser à Bigot, lui avait décliné son nom en ouvrant la portière.

— En vérité, monsieur, ce n’est pas sans motifs, répondit la dame. Et depuis quand un gentilhomme détrousse-t-il les passants ?

— Vous me voyez tout confus, madame, des suites déplorables auxquelles une méprise de ma part a donné lieu.

— Une méprise ! Le mot est pour le moins singulier ! Et que vouliez-vous donc à M. l’intendant ? Car j’ai compris que c’est à lui que vous vous adressiez. Vous avez une drôle de manière d’apostropher les gens au coin d’un bois et le pistolet au poing !

Rapide comme l’éclair, une idée lumineuse traversa le cerveau du jeune homme.

Pourquoi ne pas profiter de la situation et s’allier Mme Péan ? ce qui était facile à faire en éveillant la jalousie de la coquette au sujet de l’enlèvement de Mlle de Rochebrune par Bigot.

— J’avoue, madame, répondit Raoul, que l’acte d’arrêter ainsi quelqu’un à main armée semble tout d’abord être celui d’un assassin ou d’un voleur. Mais vous êtes femme, et vous savez qu’un amoureux en est aussi capable.

— Amoureux ! Mais, ce n’est pas apparemment de M. Bigot que vous l’êtes. Au ton que vous mettiez à l’aborder, on ne l’aurait certes pas cru !

— Certainement, madame, répliqua Raoul en souriant. Et toute brûlante qu’elle eût pu être, la déclaration que je comptais lui faire n’aurait été rien moins que galante.

— Mais enfin, quel rapport y a-t-il entre votre amour et M. l’intendant ?

— Celui-ci, madame : c’est que j’ai de graves raisons de soupçonner M. Bigot d’avoir fait enlever et conduire ma fiancée à Beaumanoir.

— Que dites-vous ?

— La vérité, madame, j’en ai bien peur. Mlle de Rochebrune, que je devais épouser bientôt, a disparu tout à coup, avant-hier soir, entre le faubourg Saint-Roch et l’Hôpital-Général, au moment où M. Bigot passait par là, avec ses amis, pour venir à Beaumanoir. Et j’ai presque des preuves que c’est lui qui a enlevé ma fiancée.

— Mademoiselle de Rochebrune, avez-vous dit ?

— Oui, madame.

— Ciel ! serait-ce la fille de ce pauvre officier qui s’en alla mourir, il y a quatre ans, sur le seuil de l’intendance, et dont la triste fin fit tant de bruit ?

— C’est elle-même.

— Ah ! mon Dieu ! s’écria la jeune femme, qui cacha son front dans ses mains, au souvenir des terribles incidents de la nuit du vingt-quatre décembre mil sept cent cinquante-cinq.

Raoul respecta, par son silence, cette émotion qu’il comprit. Car il avait souvent entendu parler des sombres prédictions, et des menaces proférées dans la grande salle du palais par M. de Rochebrune.

— Eh bien ! moi aussi, monsieur, reprit-elle au bout de quelques secondes, j’ai appris que M. l’intendant retenait une jeune fille prisonnière au château. Voilà pourquoi je venais…

Ici, elle ne put s’empêcher de rougir.

Sans remarquer ce reste de pudeur qui colorait les joues de la femme légère, Raoul s’écria :

— Plus de doute, alors ; c’est bien elle ! Ô madame ! je vous en supplie, conduisez-moi près de ma fiancée, et je vous en vouerai une reconnaissance qui ne finira qu’avec ma vie !

Mme Péan réfléchit un instant.

Remettre au jeune homme cette rivale, dont elle avait eu l’idée de se débarrasser d’une manière quelconque en venant à Beaumanoir, n’était-ce pas l’accomplissement de ses désirs ? Puis le joli tour à jouer à M. Bigot, ce volage vert-galant !

— Montez avec moi, dit-elle en tendant la main à Raoul. Et si vous n’avez pas trop assommé mes gens, nous allons nous rendre immédiatement au château.

— Soyez mille fois bénie de cette bonne action, s’écria Raoul en baisant la belle main qu’on lui offrait.

Et se tournant vers Lavigueur :

— Jean, lâche les chevaux et laisse ce brave homme de cocher remonter sur son siège.

Le conducteur était resté accroupi sur le bord de la route et n’osait bouger de crainte de recevoir une balle du pistolet que Lavigueur avait tenu braqué sur lui tout le temps qu’avait duré la conversation entre Raoul et Mme Péan.

Aussi, notre homme s’empressa-t-il de se relever dès qu’il vit se détourner de sa personne l’arme menaçante.

Il n’était pas sérieusement blessé ; seulement, le coup donné au creux de l’estomac par le pommeau de l’épée de Raoul, lui avait coupé violemment la respiration, et à part une assez forte contusion, son état n’offrait rien de dangereux.

Aussi put-il reprendre sa place et son office de cocher.

— Tiens, dit Beaulac en lui glissant quelques louis dans la main, prends ceci pour te faire soigner.

— Ce jeune homme me paraît avoir un bon cœur, grommela le cocher, mais il est tout de même un peu vif !

Avant de monter dans la voiture, Raoul dit à Lavigueur :

— Tu vas rentrer dans le bois pour garder nos chevaux et y attendre mon retour.

Comme il n’y avait plus de laquais, Jean vint abaisser le marchepied du carrosse, qui repartit dès que la portière eut été fermée sur Raoul de Beaulac.

Après un quart-d’heure de marche, la voiture était en vue, du château.

Un homme se promenait de long en large dans les allées du parterre.

Au premier bruit du roulement de la voiture, il avait prêté l’oreille, et voyant arriver le carrosse, il était accouru au devant.

C’était Sournois.

D’un tour de main il ouvrit la portière, et recula de surprise à la vue d’un inconnu. Car Raoul lui cachait Mme Péan.

Beaulac descendit sans faire attention au valet, et offrit sa main à la dame, qui sauta légèrement à terre.

— Oh ! oh ! je comprends ! pensa Sournois ; madame a déjà trouvé un remplaçant à M. Bigot.

— Sournois, dit celle-là, après avoir fait quelques pas de manière à n’être pas entendue du cocher, où se trouve la jeune fille dont vous m’avez parlé ?

— Dans la petite chambre de la tour de l’ouest, madame.

— Vous allez nous y conduire tout de suite.

— Vous, madame, sans doute ; mais, ce monsieur qui est avec vous, non.

— Pourquoi non ?

— Parce qu’il connaîtrait ensuite le passage secret que vous savez.

— Monsieur est un gentilhomme de mes amis.

— Madame voudra bien m’excuser, mais je ne peux pas faire ça ; car je m’exposerais trop.

— Il le faut, Sournois. Et pour vous rassurer, M. de Beaulac va vous jurer qu’il gardera là-dessus un silence éternel.

— Je le jure, fit Raoul.

Sournois baissa la tête et marcha devant eux.

Tous les trois entrèrent au château, dans lequel régnait un silence de mort.

Le valet les conduisit à la chambre où l’intendant était censé coucher quand il venait à Beaumanoir, mais dans laquelle il ne passait presque jamais la nuit.

Il referma sur eux la porte et ouvrit celle de l’armoire, après avoir allumé une lanterne sourde.

Le panneau secret roula silencieusement sur ses gonds huilés.

— Je vais vous éclairer, dit Sournois en élevant sa lanterne, laquelle laissa voir le couloir qui s’enfonçait dans la sombre profondeur de la cave.

Raoul eut un moment d’hésitation.

La Péan, qui connaissait les lieux, s’engagea résolument dans l’escalier.

Raoul descendit derrière elle, tandis que Sournois refermait sur eux les portes et suivait à pas de loup.

Foulant la terre nue, leurs pieds ne rendaient pas de bruit, et leur ombre s’allongeant tour à tour aux murailles et sur le sol, se dessinait, dans la traînée mobile de la lumière projetée par la lanterne, comme des fantômes dont la tête se perdait plus loin dans l’obscurité.

— Joli endroit pour un coupe-gorge ! pensa Raoul, que cette pensée fit frissonner pour le moins autant que la pénétrante humidité de la cave.

Toujours suivis de Sournois, Angélique Péan et Beaulac pénétrèrent dans la tour et montèrent au premier étage.

Au moment où le valet ouvrait la porte du petit boudoir, dont Mme Péan n’avait pu tirer les verrous, le cœur de Raoul se mit à battre violemment.

— Si ce n’était pas elle !

Néanmoins, il comprima son émotion, et pénétra, après Mme Péan, dans la chambre éclairée par une bougie.

Berthe avait beaucoup perdu de son courage pendant les deux jours de solitude et de captivité qui venaient de s’écouler.

Effrayée, énervée par les scènes de l’avant-veille, elle se trouvait dans un état de prostration extrême, quand elle entendit un bruit de pas sur l’escalier de la tour.

Comme Sournois ne lui apportait jamais ses repas à un heure aussi avancée, elle se persuada que c’était Bigot.

Ses jambes se dérobèrent sous le poids du corps, et elle s’affaissa à genoux devant la croisée qu’elle avait ouverte pour respirer la fraîcheur du soir à travers les grilles.

C’est à peine si ses lèvres pâlies eurent la force de demander à Dieu qu’il voulût bien la faire mourir à l’instant.

La porte s’ouvre…

Un frisson de terreur passe par tous ses membres.

Soudain un grand cri de joie retentit dans la chambre.

— Mon Dieu ! c’est Raoul ! s’écrie-t-elle en se retournant.

— Berthe ! ma bien-aimée ! fait Beaulac en lui tendant les bras.

La jeune fille s’y laisse tomber et jette au ciel un regard qui vaut des années d’actions de grâces.

La tête de son amante, se trouve rejetée en arrière, et Raoul inclinant la sienne vers celle de sa fiancée, leurs lèvres frémissantes se rencontrent dans un long baiser où leurs âmes semblent s’étreindre.

— Mon Dieu ! qu’ils sont heureux ! murmure dans un soupir une voix de femme.

C’est la Péan que cette effusion d’une affection chaste et pure ramène aux beaux jours de sa jeunesse. Les souvenirs de son premier amour viennent de passer devant elle comme un beau rêve suivi, hélas ! des remords toujours présents de sa vie coupable.

La seule idée que cent ans d’une existence telle que la sienne ne valait pas une minute du bonheur que les deux jeunes gens goûtaient sous ses yeux, lui avait arraché ce soupir qui interrompit les tendres épanchements de Raoul et de Berthe.

Sournois ahuri ne comprenait rien à cette scène, et les paupières aux cils engluantés de ses yeux chassieux s’ent’rouvraient démesurément.

Ici-bas, la joie n’est qu’une pauvre sensitive dont le moindre vent de malheur suffit pour refermer la délicate corolle.

Aussi Raoul fut-il brusquement tiré de l’extase où l’avait ravi sa rencontre avec sa fiancée par un doute cruel qui, lame froide et tranchante, traversa soudain son esprit.

Le souffle impur de l’intendant avait-il terni l’innocence du cœur qu’il sentait battre contre le sien ?

— Berthe ! dit-il à l’oreille de Mlle de Rochebrune, dont l’angélique figure reflétait le bonheur qui embrasait tout son être, Berthe ! Dieu m’a-t-il au moins envoyé vers vous à temps ?

La jeune personne ressentit le contrecoup de la funeste pensée qui venait d’attrister son amant ; et comme lui, elle redescendit soudain des hauteurs célestes où l’avait un moment bercée un bonheur trop grand pour être durable.

— Le Seigneur en soit loué, Raoul, répondit-elle, mon regard peut supporter le vôtre sans rougir, et Mlle de Rochebrune est aussi digne que par le passé de votre estime et de votre affection.

Beaulac la pressa une dernière fois dans une douce étreinte. Puis se tournant vers Mme Péan, qui s’était approchée de la fenêtre et appuyait son front brûlant sur la grille de fer :

— Madame, lui dit-il, il faut partir et sans retard.

— C’est vrai, répondit-elle.

Quand elle se retourna vers eux, Raoul et Berthe s’aperçurent qu’elle avait pleuré.

— Pardon, fit Sournois en intervenant, je n’ai pas d’objection à votre départ ; mais auparavant, je crois qu’il est bon de nous arranger de manière à ce que mes petits intérêts n’en souffrent pas trop.

— En effet, dit Mme Péan, il faut songer à vous excuser auprès de M. l’intendant de m’avoir laissé pénétrer dans la tour au moment où M. Bigot ne désirait rien moins que ma… que notre présence.

« Écoutez. J’avais un peu prévu la chose avant de laisser Québec, en avertissant mes serviteurs que je fuyais la ville par crainte du voisinage des Anglais qui viennent d’occuper l’île d’Orléans. Si M. Bigot va chez moi ce soir, il ne verra donc qu’une cause assez naturelle à mon prompt départ.

« Maintenant que, sur mes instances à me conduire à la tour, il vous ait fallu vous exécuter, rien de blâmable en cela, puisque ses ordres formels sont que vous m’obéissiez comme à lui-même quand… par hasard, je viens au château. »

— Pardié ! madame, il n’aura rien à répondre à cela, j’en conviens. Mais s’il venait à vous apercevoir avec monsieur que voici ? Car enfin, je m’imagine qu’il va vous suivre de près pour tâcher de prévenir… votre rencontre avec mademoiselle. Comment lui expliquer la réunion de monsieur et de mademoiselle ?

— Rien qu’en lui racontant que M. de Beaulac, guidé par certains indices, est venu rôder autour du château et qu’il a arrêté ma voiture, croyant que c’était celle de M. Bigot. M. de Beaulac, confus de sa méprise, a voulu s’excuser en me dévoilant le but de ses démarches. Ce qui m’a rendue des plus empres… des plus curieuses de pénétrer dans la tour. Quant à ce qui est de la présence de M. de Beaulac ici, pas n’est besoin d’en faire mention. Je dirai qu’il est resté dehors à m’attendre ; et je réponds de la discrétion de mon cocher.

— De mieux en mieux, madame. Mais que lui direz-vous s’il vous interroge sur la cause de votre retour immédiat à la ville ?

— Cela ne regarde que moi seule, monsieur Sournois. D’ailleurs, je ne crois pas que M. l’intendant insiste beaucoup là-dessus, quand il aura réfléchi à ce qui s’est dû passer ici ce soir. Quand vous viendrez à la ville, Sournois, je vous payerai vos services. Maintenant, partons sans délai.

— Tiens, dit Raoul en jetant sa bourse à Sournois.

Car il découvrait un tel fourbe sous le masque de ce valet infidèle, qu’il répugnait à sa franche nature de toucher la main du serviteur déloyal.

Mais Sournois reçut cet or avec autant de satisfaction que si on le lui eût présenté sur un plateau d’argent et avec grande courtoisie.

— Je peux compter sur votre silence ? dit-il à Raoul qui se dirigeait déjà vers la porte avec Berthe et Mme Péan.

— Vous en avez ma parole.

Quelques minutes plus tard, Sournois voyait disparaître le carrosse au premier détour de l’avenue.

— Peste ! dit-il en faisant sonner l’or de Raoul dans la poche de sa culotte, mes petites affaires vont bien ! Sans compter que ma première vengeance a réussi à merveille. Maintenant, monsieur Bigot, gare à la seconde ! Mais il va me falloir attendre l’occasion et bien choisir mon temps ; car celle-ci me rapportera pour le moins autant de profit qu’elle vous causera de mal. Sache donc être patient, mon ami Sournois, et ne va pas tout perdre par trop de précipitation. Laissons faire messieurs les Anglais qui, sans s’en douter, contribueront à hâter et à assurer l’exécution de mon projet. En attendant, puisqu’il ne me reste plus rien à faire ici, je retournerai demain matin à la ville, pour y reprendre, comme si de rien n’était entre mon maître et moi, mes humbles fonctions de valet de chambre.

Et Sournois rentra au château en sifflant entre ses dents, le serpent qu’il était.

Cependant Raoul était descendu de voiture à l’endroit où il l’avait d’abord arrêtée.

Au signal qui lui fut fait, Lavigueur sortit du bois avec les chevaux. Les deux cavaliers sautèrent en selle. Raoul vint se ranger à droite, du côté de la portière ; Lavigueur suivit modestement la voiture qui reprit, ainsi escortée, le chemin de la ville.

Ils allaient au grand trot des chevaux, entre la double rangée d’arbres qui élevaient de chaque côté de la sombre avenue leurs troncs indécis et que les voyageurs voyaient s’enfuir derrière comme une longue procession de spectres.

La solitude du bois qu’éclairaient seulement en de rares endroits quelques échappées de lumière provenant de pâles rayons de lune qui perçaient certaines éclaircies de feuillage, les hurlements lointains de loups affamés, l’impression qu’avaient laissée sur elles les événements de la soirée, toutes ces causes réunies eurent pour effet de faire garder aux deux femmes un silence absolu, tout le temps que dura leur course sur cette route solitaire et ombreuse.

Mais quand la voiture eut laissé la forêt derrière elle et que le carrosse fût entré dans le chemin du roi, Mme Péan fut la première à rompre ce silence un peu gênant.

Tandis qu’elle interrogeait Berthe sur ses aventures à Beaumanoir, Raoul galopait à côté du carrosse et s’enivrait des paroles de sa fiancée dont la voix fraîche parvenait à son oreille par les stores à demi baissées.

De sorte que les voyageurs arrivèrent, sans avoir trouvé le temps trop long, au détour du chemin qui conduisait au passage de l’Hôpital-Général.

— Tirez à gauche ! cria Raoul au cocher, je sais quel est le mot de passe et nous traverserons sur le pont de bateaux pour couper au plus court.

Le conducteur obéit et la voiture s’engagea dans une route ouverte à travers les champs pour la facilité des communications entre Charlesbourg, Beauport et la ville.

Quand ils arrivèrent à quelques cents pas du pont de bateaux, dont la tête était défendue par un ouvrage couronné, le qui-vive des sentinelles fit arrêter la voiture.

Raoul s’avança et répondit : Carillon !

C’était le mot d’ordre.

On ouvrit, en avant d’eux, une herse de fer, et des chaînes crièrent sous le poids du pont-levis que l’on abaissa sur un large fossé plein d’eau et creusé au pied de l’ouvrage couronné.

Le carrosse roula sourdement sur le pont, qu’il eut bientôt laissé derrière lui.

Pour gagner la haute-ville par le palais, le cocher prit à gauche en coupant droit à l’intendance à travers le terrain désert alors, qu’occupe aujourd’hui ce vaste amas de maisons et d’usines qui s’étendent en arrière de la rue Saint-Joseph jusqu’à la rivière Saint-Charles.

— Mais, dit Raoul à Lavigueur, les portes de la ville doivent être fermées depuis le coucher du soleil, et nous allons être bien embarrassés si le mot de passe n’est pas le même qu’au camp de Beauport.

— Bah ! répondit Jean, Mlle Berthe viendra coucher à la maison. Quant à l’autre, ajouta-t-il à voix basse, elle trouvera bien le couvert pour cette nuit au palais de l’intendant.

Raoul allait donner son assentiment à cette idée, et le carrosse arrivait vis-à-vis de l’intendance, entre le parc et la grève, lorsque la voiture s’arrêta tout à coup.

Beaulac et Lavigueur se portèrent en avant pour connaître la cause de cet arrêt subit.

Ils aperçurent deux hommes qui retenaient les chevaux du carrosse par la bride.

— Holà ! rangez-vous ! cria Raoul en tirant son épée.

Shoot their horses, and bring these men to the boats ! commanda dans l’ombre une voix étouffée.

— Des Anglais ! rugit Raoul, qui enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval, pour renverser les deux hommes qui arrêtaient la voiture.

Mois le noble animal ne fit qu’un bond et s’abattit foudroyé sur le sol.

Un homme s’était levé de terre et avait, à bout portant, déchargé un pistolet dans le poitrail de la monture de Beaulac.

Un second coup de feu retentit et le cheval de Lavigueur tomba de même.

Les femmes poussèrent des cris de terreur.

Au même instant, un cavalier, qui venait de l’intendance, arrivait au grand galop.